Le Bar aux femmes nues/Texte entier

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 1-64).

I


J’étais entré dans ce petit théâtre, par désœuvrement, par curiosité, peut-être aussi par concupiscence, comme disaient les bons pères, au temps de mon enfance, quand je faisais des vers aux actrices pendant les heures d’études, derrière le dictionnaire latin : gradus ad Parnassum.

L’affiche du spectacle annonçait une opérette grecque, romaine ou égyptienne, avec un titre affriolant. C’était la spécialité de la maison, ces opérettes, qui faisaient recette grâce à un procédé fort simple : on y exhibait des femmes nues. Elles avaient évidemment un cache-sexe.

Il constituait, à lui seul, tout le costume. Ah ! la direction ne se ruinait pas en toilettes ! Et les frais de plateau, selon le terme de métier, s’en trouvaient considérablement réduits.

Quelle différence existait-il entre l’opérette grecque et l’opérette égyptienne ? Ça, je ne l’ai jamais très bien compris. Ces demoiselles étaient également nues dans l’une et l’autre pièce. Peut-être la coiffure changeait-elle un peu ; et aussi le nom des personnages. C’était un bien amusant petit théâtre. Il a disparu aujourd’hui, éventré par la pioche des démolisseurs.

Il y avait un petit bar adjoint au théâtre. Les actrices et les figurantes venaient retrouver, devant le comptoir d’acajou, les messieurs à qui elles faisaient de l’œil, dix minutes avant, sur le plateau. Elles étaient parfois encore en costume de scène, sous leur manteau ; c’est-à-dire qu’elles ne portaient que leur cache-sexe. En vérité le petit bar aux femmes nues était charmant.

J’y suis retourné bien souvent. J’y ai connu Marie-Louise, Yvette, Liseron, d’autres encore. J’y ai recueilli un grand nombre d’histoires et rencontré une des plus charmantes petites camarades de lit de mon existence.

Le récit de toutes ces aventures du bar et de Marie-Louise peut faire un véritable roman. Je n’ai point manqué à l’écrire pour mon divertissement particulier ; et peut-être celui des personnes qui me feront l’honneur de me lire, sur la foi du titre, avec l’espoir, ne nous faisons pas meilleurs que nous ne sommes, d’y trouver des polissonneries.


II


Donc, après la matinée, ces demoiselles, se retrouvent au petit bar. On cause entre amis de la maison.

Il n’est question ni de la politique intérieure, ni de l’extérieure ; ni de littérature, ni des pièces nouvelles. Si les chefs du gouvernement venaient au petit bar. — ils y viennent peut-être — ils comprendraient que l’indifférence du peuple fait la force du Régime ; et si les écrivains et les auteurs dramatiques se rendaient compte de l’ignorance de ces demoiselles et de leurs amis, ils prendraient une grande leçon de modestie en méditant la parole de Saint-Jean : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ; tout n’est que vanité.

Les conversations traitent surtout de l’amour ; et aussi de l’argent. L’idée d’argent est liée étroitement à l’idée d’amour dans la minuscule cervelle de ces demoiselles. Car la vie chère a tué le « béguin ». Que les temps sont changés !

— Il faut avoir beaucoup de « pèze », aujourd’hui, pour entretenir un homme et même pour s’offrir un béguin déclare Marie-Louise qui connaît le prix des choses.

Évidemment, « l’homme entretenu » est devenu un luxe coûteux ; quand au « béguin » gratuit, il représente un manque à gagner ; donc un déficit dans le budget.

Et Marie-Louise conclut :

— Tout le monde n’a pas les moyens d’Odette Rénier.

La grande artiste intéresse vivement mes jeunes camarades du bar. Elles la jugent très jolie. Avec des restrictions, naturellement puisqu’elles sont femmes,

— Elle a bien trente-cinq ans, déclare Yvette.

— À ce qu’il paraît qu’elle a des colliers de perles magnifiques, dit Loulou.

— C’est pas moi qu’aurais jamais cette veine-là ! dit encore Marie-Louise, J’ai pourtant de belles jambes aussi.

Je n’ose expliquer à Marie-Louise que les belles jambes ne suffisent pas toujours et qu’il faut encore un grand talent, un travail forcené, énormément de veine et un certain nombre d’années pour devenir une grande vedette. Je n’ose pas ; d’autant plus que je soupçonne Marie-Louise de connaître une intéressante histoire sur Odette Rénier. Et j’essaie d’attraper l’histoire au passage, puisque je viens là pour ça.

— Elle s’offre des béguins, Odette Rénier ? Vous savez ça, vous Marie-Louise ?

Et Marie-Louise répond avec fierté :

— Tiens ! J’ai été une fois chez sa manucure ! C’est elle-même qui m’a raconté l’aventure du petit clerc.

— Voyons l’aventure du petit clerc ?

— C’était un clerc de notaire, un débutant, très gentil garçon, paraît-il, et très sérieux. Seulement, voilà : un beau jour, il va au théâtre. Il voit jouer Odette Rénier. Elle faisait un rôle d’amoureuse. Au ii, elle portait une robe de charmeuse rose, sans corset, décolletée jusqu’aux reins. Elle avait l’air nue, là-dedans. Mon clerc, qui s’appelait Julien, prend feu pour Odette Rénier.

— Faut dire aussi qu’elle avait un joli rôle, interrompt Loulou, Je l’ai vue, moi. Elle était épatante.

— Tu comprends, dit Marie-Louise à Loulou, le petit Julien écrit à Odette Rénier. Elle ne répond pas. Elle en reçoit tous les jours des lettres d’amour.

— Moi aussi, dit Loulou. Les messieurs me donnent rendez-vous à la sortie.

— Seulement le petit clerc expliquait à Odette Rénier qu’il l’adorait, qu’il l’adorait pour toujours. Et il lui envoyait des fleurs.

— Moi, on ne m’envoie pas de fleurs et on me demande seulement à passer une heure à l’hôtel avec moi.

— Bref, il essaie de tous les moyens pour avoir Odette. À la fin, il lui propose cinq mille francs ! Cinq mille francs pour une nuit d’amour.

— Il était riche, ton clerc.

— Tu vas voir ! Attends !

Et Yvette déclara avec simplicité.

— C’est pas à moi qu’on offrirait cinq mille balles.

— T’es trop gourde !

Yvette réplique. Je suis obligé d’intervenir pour ramener la paix et connaître la fin de l’histoire. La voici, telle du moins que la raconte Marie-Louise. Peut-être est-ce une histoire apocryphe.

Odette Rénier accepta les cinq mille francs. Elle invita le jeune clerc chez elle. Il y dîna, il y coucha.

Il était très gentil, ce petit Julien, très tendre, très amoureux, avec un air un peu mélancolique. Sans doute parce que cette belle nuit devait demeurer unique pour lui.

Le lendemain matin, il voulut prendre un bain. Il alla dans la salle de bain. Ses vêtements étaient demeurés sur un fauteuil. Il les y avait lancés, pêle-même, la veille. Le portefeuille, dégonflé, gisait par terre. Les cinq billets se trouvaient sur la cheminée.

Odette Rénier ramassa le portefeuille d’où s’échappait une lettre avec l’adresse des parents du petit clerc et cette suscription : « À remettre après ma mort ».

Du coup, la belle Odette devina quelque drame et ouvrit l’enveloppe qui n’était point collée. Le petit clerc expliquait qu’il avait dérobé cinq mille francs à son patron pour coucher avec Mlle Odette Rénier. Et qu’il allait se jeter à la Seine après avoir passé une nuit d’amour.

Elle ne broncha pas. Elle remit le portefeuille et la lettre dans la poche du veston. Et quand le jeune Julien rentra dans la chambre elle lui tendit les cinq billets, l’embrassa et lui dit :

— Reprends-les, bêta. Tu ne comprends donc pas que je t’aime… Et reviens après-demain. Je serai seule. Nous passerons la nuit ensemble.


III


Marie-Louise déclare à ses petites camarades du bar et du plateau qu’elle est « raide comme un passe-lacet », et elle cherche à leur emprunter de l’argent pour le dîner,

Je me trompe peut-être. Mais cette pittoresque expression doit probablement signifier qu’on n’a plus le sou. « Raide comme un passe-lacet » offre sans doute à l’amateur de langage populaire le même sens que « fauché comme les blés » ou « être sans un ». Marie-Louise a dû fréquenter les ateliers de couture avant de monter sur le plateau du petit théâtre. Depuis quelque temps, j’apprends ainsi toutes sortes de locutions par la conversation de ces demoiselles qui usent entre elles d’un dialecte particulier dont tous les termes ne sont pas à reproduire, vu leur crudité !

Marie-Louise eut, hier, le grand tort de consacrer ses dernières ressources à payer une entrée dans une salle de danse élégante, baptisée d’un mot anglais que je ne veux pas écrire, parce que je mets une mauvaise foi systématique à faire semblant d’ignorer la langue de nos envahisseurs ; et parce que nous avons une langue à nous, assez riche, et assez belle pour exprimer notre pensée.

Marie Louise explique à ses camarades comme elle s’est ruinée hier en frais généraux dans une entreprise désastreuse.

Elle allait, elle allait, par les rues, quærens quem devoret, ce qui signifie à peu près cherchant fortune et désireuse de rencontrer un généreux ami de passage.

Et voilà qu’elle remarque devant elle un Argentin ! Comment pouvait-elle savoir que le monsieur était Argentin ? C’est très simple. Cela tient à la classification de la race blanche imaginée par Marie-Louise : il y a les Américains ; ils doivent être blonds de poil, rose de teint et habiter New-York ; les Anglais, plus commodément appelés Engliches ; les Argentins, dont l’espèce comprend tous les hommes bruns de peau et noirs de cheveux ; il y a aussi les Parigots ou jeunes Parisiens ; les Pétzouilles ou Provinciaux ; et enfin les « vieux crabes » dont font partie tous les vieux messieurs de tous les pays du monde.

C’est facile à apprendre. Et l’on s’y reconnaît très vite.

Donc l’Argentin précédait Marie-Louise. Quand il s’arrêtait pour regarder les étalages, elle apercevait son profil qui était celui d’un homme jeune. Il paraissait bien habillé. Il portait des souliers à empeigne d’étoffe claire, des gants gris et un complet à raies.

Marie-Louise pensa qu’il devait être riche. Elle a la tendance fâcheuse, fâcheuse pour elle, la pauvre fille, de croire que tous les « Argentins » et tous les « Américains » sont riches.

Il entra dans la salle de danse. Elle entra dans la salle de danse. Il s’assit devant une petite table. Elle s’assit devant la table voisine. Il commanda un café.

Elle demanda du Porto et des gâteaux à la crême.

Elle croisa les jambes pour montrer ses mollets. Elle laissa tomber son mouchoir pour se baisser et exhiber sa poitrine libre dans le corsage décolleté. L’Argentin ne broncha pas. Et pourtant Marie-Louise est belle fille. Fallait-il qu’il en eût vu, des belles filles, cet Argentin !

Elle finit même jusqu’à payer son vin et ses gâteaux. Maintenant, il lui restait 22 sous !

« Des fois » comme elle dit, les messieurs n’aiment pas ces façons de les attendre pour solder le montant d’une consommation.

L’Argentin commença enfin à regarder Marie-Louise avec attention. Elle lui sourit timidement. Il n’eut pas l’air de remarquer ce sourire. La pauvre créature se demandait comme elle allait dîner le soir.

L’Argentin se leva et lui proposa de danser un tango. Il avait « l’assent », « l’assent » du Midi, l’Argentin. Il était d’Agen !

Mais les méridionaux sont souvent négociants en vins. Et Marie-Louise ne se découragea pas. Elle dansa le shimmy, elle dansa le fox-trot, elle dansa la valse hésitation.

Elle dansa tout ce que voulut danser l’Argentin, qui n’était plus Argentin mais qui était tout de même méridional.

Ils quittèrent tous deux la salle. Et l’homme offrit à Marie-Louise de dîner avec lui. Elle accepta sans façon. Elle demanda, pour se renseigner sur la situation de son nouveau compagnon :

— Où m’emmenez-vous ?

Il donna le nom d’un « bouillon » populaire. Elle protesta. Il ne connaissait donc pas Paris. Du coup, il passa, dans l’esprit de Marie-Louise, de la classe des Argentins dans la classe des Petzouilles.

— Vous, un homme riche ! Un négociant en vins ! Vous allez dîner là !

— Mais qu’est-ce qui vous fait croire que je suis négociant en vins ? Je suis coiffeur ! garçon coiffeur !

Marie-Louise pensa qu’elle dînerait tout de même ce soir-là, Et comme le coiffeur avait du bagout, il sut la retenir jusqu’au lendemain matin.

— Tout cela pour un dîner au bouillon, ma petite ! conclut-elle en riant elle-même de sa mésaventure.


IV


Mes visites au petit bar ont d’abord intrigué beaucoup ces dames. Elles se demandaient probablement pour laquelle d’entre elles venait le monsieur, Comme il ne se décidait pas à faire son choix, elles ont commencé à prendre un air vexé. Et puis, quand elles ont su que le monsieur venait là pour chercher des sujets d’histoires nous sommes devenus tout à fait bons camarades, elles et moi. Et elles m’en ont raconté ! Elles m’en ont raconté ! La plupart n’offrent d’ailleurs aucune espèce d’intérêt. Les thèmes proposés donnent une amusante idée des conceptions littéraires de mes jeunes amies du petit bar :

— Vous direz dans votre journal que l’ouvreuse nous chipe tous nos clients. Vous comprenez, monsieur, ça n’est pas juste. On se met toutes nues pour travailler ; on gagne 10 francs par jour à attraper froid ! Et puis l’ouvreuse profite de ce qu’elle est dans la salle pour donner des rendez-vous aux messieurs ; nous voyons du plateau son manège, Des fois, j’ai envie de sauter par-dessus le trou du souffleur.

Évidemment, comme sujet d’histoire, c’est un peu mince. Mais il n’en faut pas rire. J’ai lu des volumes de 300 pages qui avaient remporté un prix littéraire et qui ne comportaient pas une intrigue plus compliquée que celle de l’ouvreuse, des petites dames et des messieurs. Seulement, ces volumes là n’étaient pas drôles du tout.

— Moi, j’en connais une bonne, d’histoire, me déclare la belle Marie-Louise, qui est la Schéhérazade du bar. C’est l’histoire de Liseron qui avait un ami très riche. Mais il ne venait jamais ici. On ne le voyait jamais.

— Peut-être bien qu’il n’existait pas, déclare Lucette qui porte les cheveux courts et qui a l’air fûtée.

— Penses-tu ! Le manteau existait, lui, tu te rappelles le manteau de Liseron ? Et sa jolie montre de poignet, et tout, quoi.

Marie-Louise Schéhérazade continue, pour le monsieur :

— Nous avions toutes, il faut bien en convenir, l’envie de la situation de Liseron. Et Yvette, une petite, très gentille, pas bien riche, qui ne vient plus ici, lui répétait toujours :

— Ah ! Lili, ce que je voudrais avoir un ami comme le tien.

Mais voilà, monsieur, il fallait le trouver ! Vous ne vous imaginez pas combien c’est difficile de trouver un homme aujourd’hui.

Des fois j’ai envie de sauter par dessus le trou du souffleur (page 8).
Des fois j’ai envie de sauter par dessus le trou du souffleur (page 8).
Des fois j’ai envie de sauter par dessus le trou du souffleur (page 8).

En effet, je ne l’imagine pas. Ça n’est pas, comme disent les ouvriers, ma partie. Pour encourager la conteuse, et témoigner d’une espèce de compétence, je crois devoir expliquer :

— Oui, à cause de la guerre. Il y a maintenant plus de femmes que d’hommes.

— C’est pas tant çà, encore. Mais ceux qui restent ne s’attachent pas. Ils sont bons pour un dîner, une nuit, et c’est tout.

Je comprends que les affaires d’intérêt de cœur de ces dames vont très mal. C’est général, d’ailleurs.

— Pourtant, continue Marie-Louise, voilà mon Yvette qui arrive une fois ici avec un manteau de fourrure, comme celui de Liseron, une montre-bracelet, comme celle de Liseron, une jolie montre en « titre Fix » enfin, tout comme Liseron, quoi. Et qui lui annonce qu’elle a trouvé un ami.

— Tu sais, qu’elle lui fait, j’ai trouvé aussi un ami sérieux ; il m’a mise dans mes meubles ! Il est docteur, mon ami.

— Il est docteur ? fait Liseron. C’est drôle, le mien aussi, il est docteur. Amène nous-le au théâtre, il verra la pièce qui est amusante.

— Il ne veut pas venir.

— Comme le mien, toujours.

— Ça ne fait rien, je te le ferai connaître. Peut-être bien, monsieur, qu’Yvette n’était pas fâchée d’épater un peu, à son tour, Liseron qui nous parlait toujours de son ami. Bref, elles combinent une entrevue toutes les deux, Yvette dit :

— Amène aussi ton ami.

— Je tâcherai s’il est de retour. Il m’a annoncé son départ. Voilà trois semaines que je suis sans nouvelles.

L’ami de Liseron n’étant pas encore rentré de voyage, elle va toute seule au rendez-vous donné par Yvette qui attendait avec son ami. Et savez-vous qui c’était, le docteur d’Yvette ?

— C’était aussi le docteur de Liseron !

Et Marie-Louise me regarde avec surprise :

— Vous avez deviné ! Vous connaissiez donc l’histoire ?


V


Au petit bar, on peut rencontrer d’abord M. Hector, le directeur-propriétaire, puis les clients, les figurantes de la pièce en cours, et le professeur de danses, Depuis quelque temps, on peut aussi rencontrer l’auteur. L’auteur de la nouvelle pièce.

Car l’autre va bientôt quitter l’affiche. L’autre ne plaît pas à la clientèle. L’action se déroule aux bains de mer. On voit ces demoiselles en maillot sur la plage. Les messieurs habitués se sont plaints. Ils ont fait observer avec juste raison, qu’ils pouvaient contempler tous les ans, pour rien, pendant leur villégiature, des femmes en maillot collant. Alors ? Ils voulaient des femmes nues ; avec un cache-sexe, bien entendu, à cause de la rigueur des lois.

Voilà pourquoi on répète une nouvelle pièce égyptienne, je crois. Cette fois, ces demoiselles sont nues. J’ai assisté à la répétition des couturières ; les couturières qui ont reprisé les cache-sexe, si strictement mesurés qu’ils m’ont rappelé, en plus aimable, mon cours de géométrie, du temps que j’étais chez les bons pères, et les théorèmes sur l’égalité de deux triangles rectangles. Ah ! si l’on m’avait donné, comme preuve de cette égalité, l’exemple des jolies filles du petit bar et de leur cache-sexe, j’aurais compris aussitôt, Et je serais peut-être officier de marine aujourd’hui, ou ingénieur. C’est moi qui présiderais à l’exploitation des gages de la Ruhr, au lieu d’écrire des contes

À la répétition des couturières, on a eu la délicate attention de me placer au premier rang. Je suis à côté de la femme de l’auteur. Sa femme légitime. Elle est jolie. Elle paraît très bien faite. Et il est très jaloux. Ces demoiselles elles-mêmes me l’ont appris.

Elles débutent sur le plateau du petit théâtre ces demoiselles. Toute l’ancienne troupe est partie. Il y a eu des histoires terribles, à cause de la charmante ouvreuse. Elle enlevait les clients, dans la salle, les uns après les autres. Ils lui donnaient rendez-vous à la sortie. Ces demoiselles ne faisaient plus, comme on dit, leurs frais. Elles ont quitté le théâtre. Et la direction a dû placarder, en hâte, une affiche sur la porte !

On demande de jeunes et jolies filles.

Quel désastre ! La troupe formée à la hâte, n’est plus homogène, si j’ose m’exprimer ainsi. Telle qui a des cuisses passables porte un petit ventre de propriétaire. Telle autre qui exhibe de beaux bras est perchée sur de maigres pattes de héron. Tous les seins tombent. À croire qu’il y a de mauvaises années pour les seins comme pour les pommes en Normandie. À mon avis, la pièce ne fera pas dix représentations. Il faudrait une grande vedette, une belle artiste. Je veux dire une femme qui aurait un beau corps.

Je devine que l’auteur est de mon avis. Il pressent le désastre. Et tout de même, il coule, de temps en temps, vers moi, un mauvais œil — jettatore ! — pour voir si je ne fais pas la cour à sa femme.

Je n’y songe pas. Elle est douce, timide, gentille. Il l’aime et je trouve très vilain de chercher à voler le bonheur des autres.

La répétition des couturières s’achève dans le désordre. Ces demoiselles défilent d’une façon lamentable. Elles n’ont pas l’habitude.

Je vais assister à la première, avec la curiosité malsaine de l’Anglais qui voulait voir dévorer le dompteur. Je veux voir le public dévorer l’auteur.

Dès le premier acte, les messieurs habitués qui sont des connaisseurs, commencent à blaguer férocement la figuration. Rien ne leur échappe. Ni le petit ventre de propriétaire, ni les pattes de héron, ni les bras qui ressemblent à des spaghetti.

Je m’aventure dans les coulisses. J’y rencontre l’auteur et sa petite femme. Il paraît navré, l’auteur. Je lui dis, désignant la salle du geste :

— Ça ne va pas ? Mauvais public.

— Ah ! Ne m’en parlez pas ! La pièce est fichue !

Il hausse les épaules et marmotte des injures crues à l’adresse des figurantes. Il conclut :

— La reine est mal bâtie, comme les autres. Elle va se faire emboîter à l’apothéose du Deux.

— C’est vrai qu’elle est comme la poupée à Jeanneton.

L’auteur réfléchit :

— Il faudrait une belle fille. Une femme bien faite pour assurer le succès. Car, sans me vanter, le texte n’est pas trop mauvais.

Et, tout à coup, l’auteur se tourne vers sa femme :

— Déshabille-toi. Il te reste juste le temps. Tu n’as rien à dire dans l’apothéose. Allons, vite. Il n’y a que toi qui puisse sauver la pièce !

Elle va se déshabiller docilement.

Elle est ravissante, toute nue, cette petite. Le cache-sexe lui sied à merveille. Le public applaudit. La partie est gagnée. Et la pièce fera cent représentations.


VI


Depuis quelque temps, on ne voit plus Yvette au petit bar.

Elle y venait régulièrement, avec son ami, à l’heure de l’apéritif, Elle s’installait sur un tabouret devant le comptoir d’acajou. Les souples mouvements de reins — les tordions, eût dit Brantôme — qu’elle exécutait pour s’asseoir plus confortablement, faisaient valoir ses formes rondes, pleines et fermes sous la robe collante et légère comme un maillot de soie.

C’est un bien intéressant spectacle qu’une belle fille sur un tabouret de bar. Mais il ne faut pas conseiller l’épreuve aux maigres, aux trop minces, aux demoiselles qui ont « la silhouette à la mode » tout juste bonne pour constituer un porte-manteau.

Maintenant, l’ami d’Yvette vient s’asseoir solitaire et brouter des pailles avec un air morne, aspect de ruminant malade. L’ami d’Yvette aurait-il du chagrin ? Quelque trahison peut-être ?

Cet homme-là doit souhaiter secrètement de trouver un confident. Les amoureux malheureux ont presque toujours besoin d’un confident ; les amoureux heureux aussi, d’ailleurs.

Je fais donc la connaissance de l’ami d’Yvette. C’est facile. Depuis le temps que nous nous rencontrons devant l’abreuvoir d’acajou.

Eh bien ! elle n’est pas sentimentale, elle est même farce, l’histoire de l’ami d’Yvette.

Il était, avant le départ de la belle fille, un gros garçon content de soi, avec une tête carrée d’homme d’affaires, une courte moustache en brosse à dents, un chapeau mou trop petit, selon le goût de la plupart des Français. Maintenant, il a la prunelle éteinte et les yeux pochés.

Il me parle d’Yvette. Elle est dans le Midi, sur la Riviéra. Il vient de lui offrir un mois de Côte d’Azur.

J’interroge :

— Et vous n’êtes pas parti avec elle ?

— Les affaires… Vous savez. Oh ! je ne voulais pas la laisser aller seule là-bas. Mais vraiment…

Il hausse ses robustes épaules avec rage. Il fait bien de les hausser, car elles sont sensiblement avachies, depuis quelque temps, ses robustes épaules. Il continue :

— Tous les jours, monsieur, c’étaient des insinuations, puis des scènes, des larmes, une comédie, quoi !

« — Je suis malade ! je tousse ! Il me faudrait le Midi ! Rien qu’un mois. Naturellement, tu ne veux pas. Tu préfères me garder ici, par jalousie, et puis pour toi… pour ta distraction, parbleu ! Ce que les hommes sont égoïstes ! »

« Enfin, bref, monsieur, explique l’ami d’Yvette, elle commençait à m’assommer avec ses jérémiades. Je songeais, sérieusement, à la quitter. Le devina-t-elle ? Les femmes sont si fines, monsieur… »

Marie-Louise qui vient d’arriver, me fait un petit signe de connivence et murmure derrière l’ami d’Yvette « Plus que tu ne le crois, va, mon gros ». Marie-Louise prononce « plusse » comme les gens du Midi et les Montmartrois. Et « mon gros » reprend :

— Un beau soir, elle, qui, jusqu’alors s’était montrée plutôt… comment dire, plutôt passive, se montra d’une… activité ! Ah ! Monsieur, quand j’y pense, quand je pense à cette nuit-là… !

— Vous en avez encore le frisson, je comprends çà.

— Non, j’en ai encore mal aux reins. Et après cette nuit-là, d’autres suivirent et des matins, et des après-midi. Elle a usé de tous les meubles les uns après les autres…

— Qu’est-ce que vous me dites-là !

— Oui, monsieur, le lit, le divan, les chaises, la peau d’ours, jusqu’à la table de la salle à manger, oui monsieur… au dessert. Je n’en pouvais plus… Je ne voulais pas l’avouer… On a son orgueil d’homme, n’est-ce pas. Mais, tout de même, à la fin, je craignais pour ma santé et j’ai déclaré à Yvette :

— Tu veux aller dans le Midi, ma chérie ? Eh bien ! va… Je ne suis pas aussi égoïste que tu le crois… Va… je t’offre le voyage et le séjour. Ah ! les femmes, monsieur ! on ne les connaît jamais bien. Qui l’eût cru ? Qui l’eût cru ?

L’ami d’Yvette se lève, paie et s’en va.

Marie-Louise se tord. Elle répète en montrant du doigt le gros garçon :

— L’eusses-tu cru ? L’eusses-tu cru ?-

Et elle m’expliqua :

— Pas bête, hein, monsieur, le truc d’Yvette pour se faire offrir le Midi sans perdre son ami ? Cet homme-là, il est fou d’elle, maintenant…


VII


Un « monsieur-habitué » s’est permis, tantôt, de critiquer la toilette de Marie-Louise. La jolie fille a riposté vertement en langage populaire :

— C’est pas vos oignons ! Je connais l’élégance mieux que vous, peut-être. J’en ai donné, des leçons d’élégance à une femme du monde.

— Non ?

— Si ! C’était la femme de mon amant !

— Vous avez eu un amant, Marie-Louise ?

Elle pouffe de rire :

— Un amant ! Mon pauvre ami, j’en ai eu dix, j’en ai eu vingt, j’en ai eu trente…

— Je voulais dire : vous avez eu un amant protecteur, un entreteneur, quoi ?

Le monsieur habitué s’exprime avec une clarté fâcheuse. À l’allure, il n’est certainement pas diplomate. Je le croirais plutôt courtier en vins.

— Oui, j’ai été entretenue, une fois dans ma vie, par un seul homme.

— Bigre ! Quel était ce capitaliste ?

— Charriez pas ! Il était quart d’agent de change. Et un quart comme celui-là, ça fait plusieurs entiers comme vous.

Marie-Louise, qui ne se soucie plus de moi et tient à prouver ses compétences d’élégante, continue :

— Il s’appelait Chaussey. Il venait me voir régulièrement trois fois par semaine. J’avais une bonne. Je ne me souciais pas du lendemain. J’étais heureuse

Voilà qu’un jour on m’annonça la visite d’une dame. Je connais peu de dames. Nous autres, ce sont plutôt les messieurs qui viennent nous voir. Enfin, je demande :

— Qui est cette dame ? Qu’est-ce qu’elle veut ?

Et ma bonne me rapporte une mignonne carte sur quoi il y avait écrit : Madame Gaston Chaussey. On m’aurait mis un serpent vivant dans le creux de la main que je n’aurais pas été plus émue, parole ! Mais on a son courage dans tous les métiers, même dans… celui-là. Elle avait peut-être un revolver ou un vaporisateur de vitriol, la dame. Je dis :

— Faites entrer.

Et je vois arriver une petite femme blonde, très gentille, faut avouer qu’elle était très gentille, mais habillée comme… je ne sais pas dire comme quoi. On ne s’habille
Elle est ravissante, toute nue, cette petite
(page 13).
plus pareillement, même en province : une robe mal coupée, un chapeau de quatre sous, des chaussures sans chic.

Et jolie avec ça ! Et bien faite, sous sa robe sévère.

Mme Gaston Chaussey a commencé par me reprocher de lui avoir pris son mari.

— Oh ! pardon ! J’ignorais, moi qu’il avait une légitime, ce monsieur ! Il m’a parlé. Je lui ai répondu.

— Naturellement.

— Naturellement. Je suis polie.

— Surtout avec les hommes. C’est votre métier.

Là-dessus, je me fâche. Elle me traite de sale créature. Elle cherchait des injures. Elle n’en trouvait pas, la pauvre gosse. Ça ne connaît rien à rien. Et tout à coup elle s’écrie :

— Mais qu’est-ce que vous avez, vous autres, pour attirer les hommes ? J’aimais tant Gaston !

Et elle se met à fondre en larmes.

— Justement, que j’y dis, vous l’aimiez peut-être trop. Fallait pas le lui laisser voir.

Là-dessus elle tique et elle dit :

— Comment ? Comment ?

Je lui explique la sale nature des hommes. Tant moins qu’on a l’air de les aimer, tant plus qu’ils tiennent à vous.

Elle n’avait pas l’air d’y croire. Elle se met à me reprocher mon rouge, mes bas de soie, mon genre. Et je ne peux me tenir de lui dire :

— Bah ! ils aiment ça, allez. Vous auriez mis des bas de soie et une autre robe, votre mari serait probablement resté fidèle.

— Qu’est-ce qu’elle a, ma robe ?

Il ne faut pas parler de toilette à une femme. Cinq minutes après, j’en étais à lui montrer mes robes, mes pantalons, mes chemises. Je lui ai relevé la jupe d’autorité, pour voir ses dessous ; un linge d’ouvrière ! monsieur !

— Et c’est avec ça que vous comptez ramener votre mari ?

J’ai fini par lui donner l’adresse de mes fournisseurs. Elle avait séché ses larmes. Elle poussait encore de gros soupirs, comme les gosses qui ont eu du chagrin. Elle a pris les adresses. Nous nous sommes quittées bonnes amies. Et, sur le seuil, elle m’a dit :

— Vous avez un bon parfum. Qu’est-ce que c’est ?

Je lui ai donné ma recette. Et les recettes de parfums, ça ne se donne pas facilement entre femmes. Je lui avais pris son homme. Je lui devais bien une compensation ».

J’admire, tout haut, la générosité de Marie-Louise. Elle conclut :

— La vertu n’est pas toujours récompensée. Mme Chaussey m’a repris son mari. Et je n’ai jamais trouvé d’autre entreteneur. Je suis libre.

Elle se tourne, pour dire cela, d’un air engageant vers le « monsieur habitué » qui solde les consommations et s’en va précipitamment.


VIII


— Oh ! là ! là ! ce que vous êtes bêtes, vous, les hommes !

Étendue sur sa chaise longue, cannée, d’où coule jusqu’à terre, jaillie d’entre les coussins comme d’un rocher d’étoffes, un flot de brocatelle brochée d’argent, Marie-Louise me lance cette déclaration d’un air convaincu, d’un air agressif, d’un air de s’y connaître.

Je ne bronche point. Je reste le dos à la cheminée, les mains dans les poches, relevant les basques de ma jaquette pour me chauffer, C’est bon, c’est réconfortant, ça dispose à l’indulgence.

Nous causons.

J’aime beaucoup causer avec Marie-Louise. Elle a conservé, au milieu de son luxe, le pittoresque, la naïveté, la sincérité des filles du peuple ; et elle possède cette philosophie, cette connaissance des hommes, cette expérience apprise par les demi-mondaines — à leur corps… défendant ?… hum ! — sur les trottoirs et les draps de lit.

Car Marie-Louise est entretenue, maintenant, richement entretenue. Un monsieur qui n’était point un « habitué » s’est égaré un soir au petit théâtre. Il a vu Marie-Louise en princesse grecque, ou roumaine, enfin avec un cache-sexe. C’est un costume qui sied admirablement à la belle fille.

Il l’a retrouvée au bar. Et voilà comme la fortune arrive : en dormant ; autant que possible, quand on exerce la profession de Marie-Louise, en dormant avec un monsieur.

Elle prétend que je lui ai porté chance. Et pour me récompenser elle m’a fait… le seul cadeau qu’elle pouvait me faire : la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a.

Or, ce qu’a Marie-Louise est fort bien !

De mon côté, je lui enseigne des choses utiles. Par exemple, à employer de préférence le feu de bois, qui est plus gai ; à mettre de la crème fouettée dans le chocolat et à confectionner l’oystercocktail. C’est moi qui lui ai conseillé de se faire offrir des meubles anciens, du Louis XVI autant que possible, des étoffes d’autrefois, et du vieux Japon. Ainsi je suis arrivé à avoir un petit intérieur tout à fait à mon goût.

Pour ne pas me conduire en vulgaire gigolo, j’offre à Marie-Louise, de temps en temps, un bijou dont elle a envie. Et j’ai l’illusion de posséder une femme qui ne me coûte rien. Est-ce vraiment une illusion ?

Ce soir de novembre, sous la dentelle de l’abat-jour, au coin du feu, en attendant le thé, Marie-Louise me parle toilette. Il s’agit d’un manteau de drap souple à revers d’ottoman. Je suis très documenté sur toutes ces choses-là ; et ce n’est point moi qui prendrais un entre-deux pour un empiècement, ni du voile pour de la mousseline de soie.

La phrase de Marie-Louise m’étonne donc un peu. Mais, nous autres hommes, nous avons tant d’occasions d’être bêtes, que je m’informe auprès de ma petite amie :

— À propos de quoi cette apostrophe ?

— À propos de toilette. Je pense que, vous, si une femme n’a pas une jolie robe, un chapeau coûteux, des dessous élégants, vous la regardez à peine. On aurait beau être la plus belle fille du monde, si on n’est pas habillée, vous ne faites guère attention à nous.

J’assure à Marie-Louise que je fais toujours attention à elle, habillée ou toute nue, et même plus particulièrement dans ce dernier cas.

Elle hausse les épaules qu’elle a rondes, blanches, potelées, faites pour les perles des vieux et les baisers des jeunes.

Je dépose un baiser sur les épaules de Marie-Louise, je retourne me chauffer et j’insiste :

— Tu crois vraiment que nous autres ?…

Il faut toujours insister avec Marie-Louise. Elle se fâche et elle vous sort une bonne grosse sottise, bien bête, bien naïve, qui repose de la prétention de tant de gens ; ou elle vous raconte, comme exemple, une histoire en ajoutant : « Tu vas encore la mettre dans le Journal. J’espère au moins que tu m’offriras un chapeau avec cet argent-là ? »

La moitié de mes histoires se promène ainsi sur la tête de Marie-Louise ; et l’autre moitié sur son dos et même plus bas : les dessous de la littérature.

— Si je crois que vous êtes bêtes ? reprend Marie-Louise. Tiens, moi, n’est-ce pas, je n’ai point toujours vécu comme maintenant. À dix-sept ans, j’étais femme de chambre, avant d’être femme nue. J’ai vingt-trois ans ; je suis restée bien, d’accord…

J’approuve du chef et du sourire.

— … Mais ça ne fait rien : si tu m’avais connue à dix-sept ans, mon petit ! Ce que j’étais gentille avec ma robe noire proprement tirée sur les hanches et mon tablier festonné ! Rien que pour te donner une idée, faudra que je m’habille comme ça un jour.

— Non, merci. Je n’ai pas de passions ; et j’ai… des idées, sans ça.

Marie-Louise continue :

— Donc, j’étais gentille et aimante ; aimante comme on est à cet âge-là. Vois-tu, aujourd’hui, ça n’est plus la même chose.

— N’insiste pas. Tu vas me donner des regrets.

— Je t’aime bien tout de même. Mais un que j’adorais alors, c’était mon premier.

— C’est une charade ? Et mon tout ?

— C’est toi, plaisante Marie-Louise. Mon premier ami (Marie-Louise prononce mon premier hami, avec un h aspiré), c’était un fils de famille, joli garçon, mais joli, et élégant, oh ! élégant…

Elle ne possède point le talent des descriptions. Elle répète seulement les mots importants d’un ton sincère, convaincu, passionné, avec une sorte de petit effort pour se faire mieux comprendre, tout à fait amusant. Elle m’explique :

— Je l’adorais, ce garçon. J’aurais fait n’importe quoi pour lui, enfin la passion… je ne peux pas te dire, moi ; si tu sais ce que c’est ?…

— Hélas !

— Nous sortions ensemble, le dimanche. J’étais fière, à son bras, et heureuse, si heureuse… (le petit effort). Il n’y a qu’une femme qui pourrait comprendre ça : quand on s’en va, du même pas… tout près, tout près l’un de l’autre, et tout doucement, comme si on avait peur de briser son cœur et que le bonheur tombe à terre…

« Un jour, voilà qu’il est venu, mon ami, en visite chez mes patrons. Les personnes de la haute se connaissent entre elles. Donc il y avait au fumoir une bande de jeunes gens. Je venais à la porte, de temps en temps, faisant semblant de ne pas connaître mon amant, par discrétion, tu comprends ? Et j’entendis les autres lui dire qu’il sortait avec une petite mise comme une bonne. C’était moi, la petite. Et ils le blaguaient.

« Alors, il m’a reniée, le lâche. Il leur a juré qu’il couchait avec Liane de ceci et Carmen de cela… Ces cocottes-là, pour sûr, n’auraient point voulu de lui qui avait juste dix louis par mois de sa famille. Il n’aimait pas à la cuisine, déclarait-il. Il ne sortait que des demoiselles chic…

« — Mais on t’a vu, ripostaient les autres.

« — Bah ! quelque femme de chambre à qui j’indiquais une rue.

« Moi, j’avais le cœur crevé et des larmes plein les yeux, derrière la porte. Était-ce ma faute si je ne possédais point de toilettes, si je n’avais à offrir que mon affection et ma beauté ?… Après avoir entendu ça, je n’ai plus voulu le revoir, plus jamais. Nous autres femmes, quand on nous blesse d’une certaine façon, c’est fini, tu sais. À la suite de cette aventure-là, j’ai commencé à faire la noce et à m’exhiber sur la scène.

Marie-Louise est émue, la chère petite. Je vais m’asseoir près d’elle pour la consoler. Elle achève :

— Il m’a retrouvée, lui, un jour au théâtre. Il aurait bien voulu me reprendre. Tu penses comme je l’ai reçu, ce garçon qui m’avait méprisée quand j’étais simple et quand je l’aimais.

« Tout ça, soupire-t-elle, parce que je ne possédais point de toilette. Oui, vous êtes bêtes, vous autres hommes. Vous auriez des maîtresses jolies, aimantes, délicieuses et sincères, surtout sincères, si vous saviez vous y prendre. Mais voilà… vous attendez pour nous adorer que nous ayons mal tourné, que nous soyons devenues rosses… Qu’est-ce que j’ai de plus aujourd’hui que je n’avais pas ? Les dentelles ? Mon pauvre petit, toutes les dentelles de maintenant ne me rendront point mon cœur de jadis… »

Célestine, la femme de chambre, entrait pour le chocolat de cinq heures, — avec de la crème fouettée. Elle était charmante cette soubrette : les joues fraîches, la taille ronde, les reins cambrés, les cheveux noirs et lourds luisants de lumière. Je lui souriais, elle me souriait. Et Marie-Louise qui nous voyait dans la glace, cria :

— Dis donc, c’est pas une raison pour faire de l’œil à Célestine.


IX


Marie-Louise vient d’accomplir une bonne action.

Je vais la raconter dans tous ses détails. Ce sont les détails surtout qui sont amusants, avec Marie-Louise.

— Vrai, tu vas la raconter ? La raconter dans le Journal, ma bonne action ? s’écrie joyeusement Marie-Louise.

Elle dit « ma » bonne action, pour bien indiquer une propriété, une bonne action appartenant spécialement à Mlle Marie-Louise, comme son king-charles, ses peignoirs et son collier de perles, une propriété exclusive et particulière enfin.

C’est qu’en effet la bonne action de Marie-Louise n’est point de celles que tout le monde accomplit couramment ; et je doute que l’Académie française récompense jamais cette bonne action-là. Mais il y a tant d’injustices commises aux distributions de prix ! Demandez aux candidats évincés.

Donc, l’autre jour, j’arrive chez ma petite amie, à dix heures, par un matin sale, brumeux, jaunâtre, plein d’employés et de marchands de marrons.

Quelle gentille visite, quelle agréable sensation ! On vient de prendre le tub glacé : on a rapidement marché, à l’air froid du dehors, et l’on trouve chez elle, dans l’appartement tiède, rempli de fleurs fripées de la veille, une jolie fille, couchée à peu près nue, en un lit chaud, un lit qui sent bon la peau de femme et qui vous donne, avec ses draps chiffonnés et ses oreillers de travers, des idées de paresse et des idées d’amour.

— Oh ! comme tu as froid !

— Oh ! comme tu as chaud !

— Non, retire ta main, tu me glaces, tu me découvres, tu es insupportable vraiment. Pas ce matin. Assieds-toi là.

Je m’assieds sur le couvre-lit de satin. Marie-Louise prend une figure sérieuse. Quand Marie-Louise prend cette figure-là, c’est généralement pour me charger d’une importante commission.

— Écoute, mon chéri, tu serais bien gentil de passer tantôt chez la modiste.

— Ça y est. J’en étais sûr.

Marie-Louise continue, d’un air de femme préoccupée par une chose très grave, très utile, très urgente :

— Voilà : j’ai vu hier des chapeaux qui me plaisent, et, tu sais, ils ne sont pas trop chers : dans les quatre-vingt-dix à cent francs.

C’est moi, maintenant, qui ai pris une figure sérieuse. Je la vois dans la glace. Marie-Louise, enchantée de mon attention, m’explique :

— Il fait froid. Je n’ai pas envie de sortir avant cinq heures. Ce sera la nuit, je ne pourrai plus essayer. Alors, tu vas passer, toi, chez la modiste, me faire envoyer des chapeaux avant la fin du jour, surtout.

— Mais tu crois que je saurai ?…

— Oui, oui, tu t’y connais, toi, aux choses de femmes, et puis je sais que tu as du goût, mon chéri… Tu me prendras trois chapeaux à choisir : un grand, en mélusine ou

On découvre lentement les nudités rondes (page 29).
On découvre lentement les nudités rondes (page 29).
On découvre lentement les nudités rondes (page 29).

en velours, plutôt en mélusine, avec de grosses chrysanthèmes.

— De gros.

— Quoi ?

— De gros chrysanthèmes : chrysanthème est du masculin, ma chérie.

— Laisse ; ça n’a pas d’importance, tes machines de littérature. Écoute plutôt ce que je te dis, ajoute Marie-Louise sévèrement.

Je saisis l’inanité de mes réflexions saugrenues. Et ma chère petite amie, plus douce, suivant le fil de son idée :

— Tu choisiras aussi un genre de charlotte et un genre béguin, en velours noir, et sans barrette ; n’oublie pas, sans barrette ; des chapeaux qui enfoncent bien ; il n’y a que ceux-là qui me coiffent. Tu diras que c’est pour une personne qui a la figure chiffonnée. La modiste saura. D’ailleurs si Mlle Claire est là, fais-toi servir par elle. Tu la connais ? Une grande brune. Tu as bien compris ?

J’ai compris et je vais expliquer cela à Mlle Claire. Autour de moi, les chapeaux garnis semblent, sur leur longue tige, dans les vitrines, sur les tables, d’immenses fleurs étranges, en une serre. Les demoiselles les cueillent d’une main précautionneuse pour les présenter aux clientes. Elles sourient, narquoises, les demoiselles de la maison de modes, à la vue du monsieur qui choisit des chapeaux. Elles pensent : « C’est un bon jeune homme que l’on envoie faire les courses. »

Je suis vexé d’être pris pour un bon jeune homme et je déteste, une minute, Marie-Louise et ses ridicules commissions.

Je demande Mlle Claire. On ne va peut-être plus se moquer de moi, car j’ai vraiment l’air de m’y connaître,

— Et pas de barrette, n’est-ce pas, mademoiselle.

Mlle Claire essaie les chapeaux, se présente de face, de profil, de trois-quarts. Elle est charmante. Je ne regarde plus du tout la tête. On a ses préférences. Elle est vraiment bien faite, cette petite.

Je la complimente sur sa façon de porter les chapeaux, qu’elle embellit de son charme.

Il faut toujours complimenter les jolies filles. Celle-ci est flattée. Puis elle soupire, avec un gentil air dolent. Pauvre enfant, quelles perpétuelles tentations, parmi tant d’élégances ! Tout à l’heure, vous remettrez quelque modeste toque et regagnerez, par le métro, en seconde, le lointain quartier populeux où vous habitez, avec votre maman. Car vous êtes sérieuse, petite demoiselle, je le sais, et vous avez du mérite, étant si jolie.

Je m’en vais, songeur. Je la plains parce qu’elle est charmante. Si elle était laide, je ne penserais pas à la plaindre, je me connais.

Rentré à l’hôtel, j’écris à Marie-Louise pour lui mander que ma soirée est prise et que j’ai fait la commission chez la modiste. Encore préoccupé du triste sort des petites ouvrières, de tout ce laborieux, coquet, joli peuple féminin, j’ajoute à ma lettre une recommandation pour Marie-Louise, en faveur de Mlle Claire, et des phrases émues sur le sort des travailleuses parisiennes. Elles me plaisent, ces phrases émues. Je les recopie, en note. Ça servira pour un roman. Et je termine par des tendresses à Marie-Louise. Elles me plaisent aussi les tendresses. Je les recopie également, toujours pour un roman — ou pour une autre. On a si peu le temps d’écrire, à Paris.

Puis j’oublie Mlle Claire, ma recommandation, les chapeaux, la facture même.

Mais Marie-Louise se souvient. Elle m’écrit. Elle a vu Mlle Claire, elle lui a parlé, elle connaît toute l’histoire de la petite vendeuse et de sa vieille mère. « Comme tu es bon, ajoute Marie-Louise, de t’intéresser à la vie des pauvres gens ! Tu as eu raison de me parler de Mlle Claire ; loin d’être jalouse, j’ai fait quelque chose pour elle. Grâce à moi, les voilà sorties, elle et sa vieille mère, d’une position bien précaire. »

Enfin, il y en a quatre pages, criblées de fautes d’orthographe, sur papier de luxe très parfumé. Ça fait l’effet d’un gros bouquet de fleurs des champs dans un boudoir élégant.

Moi qui connais le style et la manière de Marie-Louise, je comprends qu’elle doit être réellement émue. Mais qu’est-ce qu’elle a bien pu faire ? Elle est capable, la brave fille, d’avoir vendu son collier de perles pour venir en aide à sa jeune protégée.

Je cours chez Marie-Louise.

— Eh bien, ta protégée ?

— Ah ! mon chéri, que je suis contente !

— Est-elle réellement honnête ?

— Si elle est honnête, la pauvre mignonne ! Elle m’a juré, figure-toi, — faut venir à Paris pour voir ça, — qu’elle était encore rosière !

— Alors, qu’est-ce que tu as fait ?

— Ben, j’lui ai dit que c’était idiot, et je lui ai tout de suite présenté au bar du théâtre un ami de mon ami, un type qui cherchait justement une grande brune, pas cocotte. Et elle a maintenant douze cents francs par mois.

Marie-Louise me dit cela avec cet air heureux, calme, radieux, qui vous met toute la beauté du cœur au visage. Chère petite !


X


Mlle Claire, l’ancienne modiste lancée par Marie-Louise dans le demi-monde, nous a invités à un five-o’clock, pour nous montrer sa nouvelle installation. Mlle Claire prononce naïvement five-o’clock à la française, mais avec un air prétentieux tout à fait ridicule. Elle a un ami beaucoup plus riche que « le nôtre » ! et un collier de perles beaucoup plus belles que les nôtres.

— Hein ! tu l’as vu, son collier, siffle ma petite amie, rageuse, tu l’as vu ? En fait-elle un foin, avec ce collier !

Marie-Louise juge évidemment que c’est de l’ingratitude d’exhiber devant elle un pareil bijou. Elle est humiliée. Elle dirait presque : « Occupez-vous donc des gens pour être récompensé de cette façon-là. »

Moi qui n’ai pas les mêmes raisons de me montrer sévère à l’égard de Mlle Claire, je la trouve charmante. Étant grande et mince, elle porte la toilette avec élégance et distinction. Les boucles ailes-de-corbeau de ses cheveux lustrés mettent en valeur ses joues mates et rondes, Et ses prunelles, dont la lumière noire demeure immobile dans le blanc laiteux des grands yeux, font songer au regard de la Junon-aux-Yeux-de-Génisse des vers de l’Iliade.

Marie-Louise est, à mon goût, beaucoup mieux bâtie que Mlle Claire. Pourtant, cette dernière ne me déplaît pas. Pourquoi ? Simplement parce qu’elle ne fut point ma maîtresse ; parce que j’ignore ce qu’elle cache sous sa robe.

C’est peut-être ce qui nous attire davantage vers une femme nouvelle, ce mystère de la chair voilée, attendue, imaginée, Quoi de plus coquet, de plus attrayant, de plus agréable qu’un premier déshabillage ? On découvre lentement les nudités rondes. Et l’on éprouve une joie délicieuse à faire choir la jupe, à dénouer les cordons, à ôter cette dernière et fragile enveloppe des dessous, légers comme du papier de soie, emballant le plus joli cadeau qui soit au monde.

Je songeais à tout cela tandis que Mlle Claire servait le thé ; et je suivais de l’œil le mouvement de ses hanches. Elle était aimable vis-à-vis de moi, afin d’ennuyer un peu Marie-Louise ; et moi vis-à-vis d’elle afin d’exciter la jalousie de ma petite amie. Ainsi débutent bien des liaisons. Car on aime rarement pour soi : on aime pour les autres, pour taquiner une maîtresse, pour se venger d’elle, pour exciter l’envie des camarades ; on aime par dépit, par rancune, par vanité ; et l’on se déçoit mutuellement avec d’illusoires promesses, avec de leurrantes caresses,

Mlle Claire va venir chez moi, ce soir, après-dîner.

J’attends un vrai plaisir de cette visite faite à l’insu de Marie-Louise. Dès le matin, à mon réveil, je pense : c’est pour aujourd’hui. Et je cherche à me représenter la grande fille dévêtue au milieu de la pièce. J’ai préparé avec un soin satisfait un petit goûter d’amoureuse — la dînette pour la dame en chemise — disposé une botte de violettes de Parme dans un coquemar de cuivre ancien ; des tiges de lilas en un cornet de verre ; et des bûches au fond de la cheminée. Que de fois ai-je déjà fait, avant la venue de Marie-Louise, de semblables préparatifs !

Aujourd’hui, j’y apporte plus de soin, plus d’entrain. Et j’attends avec plus d’impatience l’heure du rendez-vous. Quelle émotion délicieuse ! Un coup de sonnette : un bruit de jupe derrière la porte : voici Mlle Claire.

Nous nous embrassons, sans coup férir, si j’ose employer cette métaphore. Je sens tout de suite que « c’est entendu » qu’elle ne fera aucune résistance. Pauvre petite Marie-Louise !

Mlle Claire s’assied avec des grâces de mannequin. Elle semble toujours présenter devant les glaces des chapeaux aux clientes. Seulement, elle est devenue poseuse, et difficile. Je n’ai pas su choisir les chatteries qu’elle préfère. J’ai l’habitude des goûts de Marie-Louise, moi.

Comme tous les rendez-vous se ressemblent ! On répète toujours à peu près les mêmes phrases jusqu’au moment du déshabillage et du coucher ; et là aussi, d’ailleurs, on répète les mêmes phrases.

Mlle Claire a les cheveux courts, les bras un peu minces ! à mon gré. J’éprouve une légère déception. Marie-Louise possède une si longue chevelure et de si beaux bras ! Et puis, comment expliquer cela ? C’est bien difficile, mesdames. — Enfin, voilà : c’est comme pour la dînette de tout à l’heure. Je ne sais pas quelles chatteries elle préfère, cette femme.

J’ai l’habitude des goûts de Marie-Louise. Nous nous entendons à merveille, nous deux. Je ne sais si je me fais bien comprendre ? Avec Marie-Louise, j’ai l’impression d’être chez moi, dans mes meubles ; avec Claire, il me semble faire une visite, une courte visite chez une personne étrangère. Nous sommes déçus l’un et l’autre. Mon Dieu ! que ces explications sont difficiles à donner !

Claire ne dort pas non plus, à la façon de Marie-Louise. Je trouve partout un bras étendu, une jambe allongée, qui bougent, à croire que mon amie de cette nuit a une demi-douzaine de bras et de jambes. On croirait se trouver auprès d’une idole hindoue, On les rencontre de tous les côtés. Si encore elle bavardait ! J’ai aussi l’habitude du bavardage bébête et charmant de mon ordinaire petite camarade de lit. Claire ne dit rien. Elle dort et elle remue. Je voudrais bien qu’il fût neuf heures du matin.

Quelle drôle d’idée j’ai eue de tromper Marie-Louise !

Claire est partie enfin. Nous nous sommes donné rendez-vous « un de ces jours ». Mais nous sentons l’un et l’autre que nous en resterons là.

Et, vers midi, je vais déjeuner chez Marie-Louise. Je lui apporte un gros bouquet de violettes, à titre d’amende honorable.

Chère petite ! Comme j’aime sa bouche mouillée, charnue, fondante, qui vit et palpite entre mes lèvres ! comme j’aime ses questions, bien simples pourtant et bien banales, de gentille compagne qui s’intéresse à mon existence : « Tu as bien dormi ? Qu’as-tu fait, ce matin ? Où irons-nous tantôt ? »

Oui, quelle drôle d’idée j’ai eue de tromper Marie-Louise ! Elle continue à parler :

— Devine le menu du déjeuner ? Il y a des choses exprès pour toi. Je vais te dire, parce que je sais que ça te plait de connaître à l’avance… Du beefsteak « espérance » avec des pommes frites et de la mayonnaise ; pour commencer, des œufs pochés à l’estragon ; et puis, du vieux Graves ; et, au dessert, des petits fours et du vin de Ponte-Algrada, envoyé par le commandant (c’est l’ami de Marie-Louise), qui fait une croisière là-bas, tu as lu, dans les journaux ? Le roi est à bord. Ah ! que je te dise aussi : j’ai des nouvelles de chez nous. Mon plus jeune frère est placé chez le premier charcutier de la ville. Papa est revenu de Terre-Neuve. La pêche a été magnifique, cette année…

Tout cela m’amuse, m’intéresse ; le roi à bord du yacht de notre commandant ; le petit frère placé chez le charcutier. Et je comprends, au sortir des bras de Mlle Claire que je tiens à Marie-Louise par la force de l’habitude : habitude des caresses, des soins, des tournures de phrases, des gestes même.

Ô petite Marie-Louise, si vous saviez ce qui s’est passé cette nuit, quelle scène terrible vous me feriez ! Vous casseriez le beau service à filet d’or offert par le commandant. Et vous auriez tort. Car vous et vos pareilles, amies de passage devenues peu à peu des compagnes, vous êtes pour nous plus que le caprice, plus que le désir, plus que le charme : vous êtes l’habitude.

Vous pouvez nous pardonner des infidélités légères : vous avez pour vous le retour, le retour de l’enfant prodigue. Et si vous voulez, petite Marie-Louise, nous tuerons le bœuf gras ce soir… quand la lampe sera éteinte.


XI


Nous sommes fâchés depuis quelques jours, Marie-Louise et moi. Tous ceux qui vivent dans l’intimité d’une femme connaissent ces sortes de brouilles. Elles naissent de petits événements. Elles nous attachent davantage. On ne se fâche que quand on se connaît beaucoup. Les femmes que l’on fréquente peu sont toujours aimables. Et je fréquente Marie-Louise assidûment.

Nous nous sommes fâchés à propos du nouveau chien de Marie-Louise, Kiki.

— C’est un monsieur qui me l’a donné, me dit-elle,

Il y a parmi les fréquentations de Marie-Louise, les messieurs, les connaissances et les amis. Il faut savoir. Les messieurs sont les personnes rencontrées par hasard, qui espèrent obtenir les faveurs de Marie-Louise ; les connaissances, celles qui n’espèrent plus rien, mais conservent des relations courtoises ; les amis sont le commandant et moi. C’est un peu compliqué. Je crains toujours que Marie-Louise ne mélange les trois catégories.

Kiki est un grand colley écossais, blond et soyeux, l’air doux, naïf, flemmard, les pattes soignées. Il a une physionomie d’homme. Il ressemble à certains de ces employés anémiques, aux ongles roses et polis, qui ont une belle écriture, une main élégante et bâillent derrière un grillage.

Le matin, Marie-Louise m’a demandé :

— Pendant que je vais faire ma toilette, tu serais bien gentil de promener Kiki sur l’avenue.

— Il ne m’échappera pas ?

— Non, sois tranquille ; il suit très bien quand on le sort. Tu verras.

— Je serais plus tranquille en l’attachant.

Marie-Louise bondit.

— Attacher Kiki ! Penses-tu que je vais te laisser

Le matin, Marie-Louise m’a demandé… (page 33).
Le matin, Marie-Louise m’a demandé… (page 33).
Le matin, Marie-Louise m’a demandé… (page 33).

attacher Kiki ! Le pauvre loulou à sa mémère, il n’a que ce quart d’heure de liberté. Allons, va avec le monsieur.

Kiki me contemple d’un air tranquille, son air d’employé derrière le grillage quand il y a beaucoup de public. Nous sortons tous deux au pas. Mais, dehors, il s’élance sur l’avenue et disparaît à un tournant, la sale bête.

— Kiki ! Kiki !

Marie-Louise apparaît à la fenêtre.

— Tu l’as laissé échapper ! Vrai, tu n’es guère malin, pour un type intelligent. C’est pas la peine d’écrire dans les journaux pour ne pas être seulement fichu de garder un chien.

— Mais, ma chère, ça n’a aucun rapport.

— Cours après Kiki. Tu causeras ensuite. Jamais il ne s’est échappé avec moi. Ces choses-là n’arrivent qu’à toi.

C’est vrai, elles n’arrivent qu’à moi. La fenêtre se referme. Le chien est là-bas, immobile. Il m’attend. Je fais quelques pas. Il repart à fond de train.

— Kiki ! Kiki !

Je sens que je vais bouleverser ce paisible quartier. Des dames sourient, comme on fait devant quelqu’un qui poursuit un chapeau emporté par le vent. Un petit pâtissier court derrière le colley blond ; un paveur essaie de lui couper la retraite, le saisit enfin, le ramène.

Il me faut donner la pièce au paveur et au petit pâtissier. J’attache Kiki, cette fois, tant pis ! Nous continuons notre promenade. Le chien, qui porte au collier un énorme chou de satin bleu, s’arrête à toutes les portes, à tous les arbres, à tous les réverbères. Et moi, en matinal veston vert réséda, gants de daim blanc et souliers d’antilope à bouts vernis, j’ai l’air ridicule devant ce toutou qui essaie à chaque pas, d’une façon grotesque, cherchant une bonne place, introuvable, paraît-il. Deux petites ouvrières me rient au nez.

— Allons, Kiki, allons, mon beau.

Cette fois, il ne bouge plus. Il a découvert je ne sais quelle charogne. Il est en arrêt là, devant. Je fais une voix douce, je dis des mots tendres, comme si je parlais à Marie-Louise. Les deux petites ouvrières nous contemplent. Le jeune pâtissier, au retour de sa course, se plante à côté d’elles. Kiki, tout à coup, se roule frénétiquement sur la charogne. N’ayant pas de fouet, je tape un peu le colley sur les reins, du plat de la main, très peu : j’aime les animaux.

— Oh ! s’écrie l’une des petites ouvrières, tu vois, Germaine, s’il tape sur la pauvre bête.

J’entraîne Kiki rapidement. Il s’arc-boute sur les quatre pattes, il s’étrangle pour ne point me suivre, il tousse, il a la langue violette. Je me résigne à m’arrêter, mais trop tard : le paveur a rejoint le pâtissier. Un télégraphiste les accompagne. Ils parlent de moi entre eux.

— Quelle brute, hein ?

— C’est malheureux d’avoir un si beau chien pour le traiter pareillement.

— Et on dit que nous autres on n’a pas de cœur. Mince, alors ! Y a qu’à voir comment les rupins traitent leurs animaux. On viendra, après, crier contre les charretiers. Ah ! misère !

Une grosse dame et trois cuisinières augmentent le rassemblement. La grosse dame porte sur ses bras un affreux roquet. Elle crie :

— C’est honteux de traîner pareillement une pauvre bête.

— Faut pas demander comment qu’y traite les femmes. Y a qu’à voir sa tête, au type. On en trouve aussi bien dans le grand monde. C’est pas parce qu’il a des gants blancs…

— Et l’ cabot, avec son nœud bleu. Y a pas d’erreur, allez, c’est le gigolo qui promène le toutou de madame.

— Faut pas être fier pour faire un métier pareil.

— On leur-zy dit rien, à ceusses-là. Ça serait un pauvre diable de cocher, on y aurait déjà fait un procès-verbal.

Je finis par emporter Kiki à pleins bras. Il infecte, maintenant qu’il s’est roulé dans la saleté. Il est lourd. Il tache ma cravate. Le public me suit.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un jeune homme qui vient d’étrangler son chien, là, devant nous.

— Et vous n’avez pas pu empêcher ça ?

— Que voulez-vous, ces gens-là sont souvent armés ; mieux vaut ne pas se mêler de leurs affaires. Un mauvais coup est vite attrapé.

— Oh ! croyez-vous ? Il a l’air bien convenable !

— Vous y fiez pas. C’est le type de la petite grue d’en face.

— Joli monde.

Marie-Louise, de sa fenêtre, m’interpelle :

— Pourquoi portes-tu Kiki dans tes bras ? Il est blessé ? Il est mort ? Il est mort, mon pauvre toutou !

Je fais signe à ma petite amie de se taire. La foule nous hue. On crie : « Kiki ! » Je disparais sous la porte cochère. Au seuil de l’appartement, Marie-Louise couvre de baisers le colley blond qui s’en va ensuite tranquillement s’asseoir devant le feu, en me regardant d’un air farce.

— Où a-t-il été ? s’écrie Marie-Louise. Il est dégoûtant ! Il sent mauvais ! Tu ne pouvais pas faire attention ? Ah ! je te le confierai, mon chien ! Tu ameutes tout le quartier. Pour qui va-t-on me prendre ? Tout ça, c’est parce que tu l’as attaché, Je t’avais dit de le laisser en liberté.

— Je t’assure que je ne mérite pas…

— Tais-toi, tu m’agaces. Tu n’es propre à rien. Tu ne sais pas faire œuvre de tes dix doigts.

— Ingrate.

— Va-t’en. Je ne veux plus te voir. J’en ai assez de toi. D’abord, tu te moques toujours de moi.

— Alors, c’est… adieu ?

— Oui. Ah ! avant de t’en aller, écoute un peu : tu vas passer rendre des coupons de pongée. Et tu me rapporteras la réponse demain, pas le matin, j’ai le commandant ; demain, vers… cinq heures.

— Je croyais que c’était fini, nous deux…

— Oh ! que tu es agaçant. Tu me taquines toujours, et tu ne comprends rien.


XII


Quelquefois, à minuit, en mettant les housses sur les fauteuils, les ouvreuses du théâtre de Marie-Louise — Malou — découvrent de drôles de choses : des jarretelles cassées, des boîtes de bonbons, des peignes de femme : on s’agite beaucoup, dans le petit théâtre de Malou.

Voici la lettre qu’on a trouvée, l’autre soir, sur le tapis d’une loge :

Madame Yvonne Vallier
à Monsieur Robert Launay.
« Mon cher ami,

« Je sais que vous n’aimez pas perdre votre temps, selon votre expression. Or, je vous en avertis : vous le perdez en ce moment : je n’irai point, malgré votre insistance cavalière, visiter votre garçonnière.

« Ça vous étonne, hein ? Vous étiez déjà, comme tous vos pareils, les petits jeunes gens modernes, si sûr de vous ! Vous m’aviez rencontrée au dancing. Je m’y trouvais par hasard. J’ai accepté votre invitation, parce que la Samba était entraînante, parce que je voulais me donner un peu d’exercice, peut-être aussi parce que vous apparaissiez jeune et gentil. Nous avons échangé quelques paroles : vous vouliez savoir qui j’étais. Il s’est trouvé que nous connaissions les mêmes personnes. Je vous ai invité chez moi. Nous nous sommes revus. Et vous m’avez fait la cour… oh ! à votre façon, à votre façon, péremptoire et maladroite, qui me choquait souvent et m’amusait quelquefois… rarement d’ailleurs.

« Vous vous disiez : voilà une femme mariée à un homme de 45 ans. Elle en a 35. C’est le bel âge pour commettre une bêtise. Elle est un peu grasse selon moi, qui préfère les modernes extra-plates. Elle a des jambes, des bras, des cheveux, des hanches et de la poitrine. Mais enfin, elle est tout de même bien. Je me ferai une raison. Je lui plais. Je suis jeune, je suis beau — ne protestez pas, vous le croyez, — je suis élégant — vous le croyez aussi, — je suis sportif, je suis irrésistible et mes pareils remportent tous les succès sur les scènes des boulevards,

« Malgré cela, je ne tombe pas dans vos bras ! La poule ne marche pas, comme vous dites en votre langage galant, respectueux et imagé ! Pourquoi ?

« Pourquoi ? Je vais vous l’écrire. Tâchez de comprendre et d’en tirer votre profit.

« Avez-vous remarqué mon mari ? Il n’est peut-être plus à la mode : il porte sa barbe et elle grisonne. Il n’a point la silhouette mince, une taille de guêpe et un derrière de femme, — quand les femmes avaient encore un derrière ! — Mais il y voit clair sans arborer des lunettes de vieillard ; et ses épaules sont larges. Il ignore les danses modernes. Mais il est gai, rieur, plein d’esprit. Il a de la conversation. Il m’amuse, à table. J’ai d’ailleurs plaisir quand je rentre avec lui, dans un restaurant et que je l’entends ordonner un menu de choix aux maîtres d’hôtel déférents.

« Je me sens, auprès de lui, — comment vous expliquer ? — protégée et considérée. Je suis aux côtés d’un monsieur qui n’a l’air ni d’un entreteneur, ni d’un gigolo… C’est mon mari, Voilà.

« Il boit sec, du vin de Bourgogne et fume des cigares qui sentent bon. Il m’amuse au lit, si vous voulez le savoir. Il est admirablement bâti, fort et musclé. Et il a, tout à la fois l’art savant des préparations et une vigueur dans… l’exécution que je vous souhaite, non pas quand vous aurez son âge, mais dès maintenant mon bon ami, dès maintenant. Je ne m’embête nullement entre ses bras. Ah ! vrai, je n’éprouve point le besoin de changer.

« À votre tour : faites votre examen, sans prétention : je vous y aiderai. Regardez dans la glace votre silhouette étriquée par le long pardessus trop collant ; la petite tache que vous avez sous les narines, à la place des moustaches et qui semble une malpropreté ; le sinistre et symbolique foulard rouge emprunté aux apaches et passé, du cou des artistes de music-hall au cou des greluchons contemporains ; votre col mou pour furonculose ; votre cigarette répandant une écœurante odeur de foin brûlé et donnant ainsi l’impression fâcheuse que vous fumez votre nourriture. Examinez votre triste figure aux énormes lunettes qui vous font ressembler à ces insectes grêles dont les yeux paraissent montés sur un pédoncule.

« Votre allure de jeune criquet s’apparente peut-être à celle des demoiselles maigres aux pattes de sauterelles qui sont représentées sur les illustrés et les catalogues. Voilà celles qu’il vous faut. Moi, je ne ferai pas votre affaire. Et, surtout, vous ne feriez pas la mienne.

« — Plaît-il ? — Vous pratiquez les sports ? Oui, je sais. J’ai des amies qui m’ont donné des renseignements. Le grand air, quand votre torpédo roule à 90, vous étourdit. La boxe vous éreinte. Vous buvez de l’eau claire, pour que votre petit cœur ne batte pas trop fort. Mais vous arrivez fatigué sur l’oreiller. Ça m’est éperdûment égal, à moi, femme, que vous leviez cinquante kilos, si vous baissez… les paupières à côté de moi pour dormir.

« Continuez votre entraînement, mon bon ami. Soyez champion de boxe, de natation, de course à pieds, roulez des hanches et laissez pousser vos boucles blondes ou brunes.

« Mais n’essayez pas de jouer avec moi au plus joli des jeux que jouent les amoureux : vous seriez battu, mon petit ami, battu dès la première manche. Vous n’êtes plus de force… pour les femmes de ma génération.

« Yvonne.

XIII


Malou, une fois dans sa vie a fait un mariage, un vrai ! C’est toute une histoire.

Son ami sérieux l’avait envoyé à Theuville-aux-Maillots, pendant la saison des bains de mer. Lui n’habitait pas bien loin de là, et, comme il était marié, il avait ainsi, sans se compromettre, sa maîtresse sous la main,… si l’on peut dire !

C’est à Theuville-aux-Maillots que Malou rencontra M. Buquet, sa famille et ses filles à marier.

M. Buquet venait à Theuville-aux-Maillots du samedi au lundi, chaque semaine pendant la saison balnéaire. Le train appelé train des maris l’emportait vers la côte ouest, parmi d’autres travailleurs parisiens, heureux de retrouver l’air pur, la mer, le baiser des enfants et le sourire des épouses. Et ils débarquaient sérieux, bedonnants, un peu chauves, avec des lèvres gaies dans leur face déteinte. Les mêmes soucis quotidiens de famille, de bureau, d’argent, leur avaient fait à tous un front de servitude.

Et rien qu’à les voir, on devinait leur existence : l’appartement au cinquième en un quartier pauvre, la femme de ménage, les nombreux enfants, le lit-cage du dernier au milieu de la salle à manger, les économies réalisées sur les chaussures pour acheter des gants, sur les gants pour acheter des chaussures, la Nettine, le filet aux provisions et le devoir conjugal du samedi — pour se reposer le dimanche — dans le lit de poirier acheté chez Dufayel.

La famille Buquet passait chaque année deux mois aux bains de mer, pour marier Jacqueline. Et cela depuis les seize ans de la jeune fille. Car les modestes bourgeois n’ont point la ressource des bals et des thés.

Dès le printemps, on courait les magasins à la recherche de coupons. Jacqueline et sa mère, aidées des jeunes sœurs, ourlaient, cousaient, garnissaient dans le petit appartement encombré de morceaux d’étoffes, de bouts de fil, d’épingles, de fleurs artificielles, de galons et de passementeries, comme un atelier de couturière. Et de ce travail, il résultait toujours des costumes extravagants, des toilettes de bal masqué, des déguisements de baigneuse d’opérette-bouffe qui eussent fait crever de rire sur une plage élégante. Mais dans les petits trous pas chers, ces originalités ne stupéfient personne ; et l’on y assiste sans sourciller à des débarquements de familles carnavalesques, qu’on dirait échappées d’une roulotte en tournée.

Toutes les plages échelonnées du Tréport à Étretat, avaient enduré les demoiselles Buquet, leurs bérets, leurs capotes Miss Hélyett ou leurs écharpes turquoises, leur sourire-réclame et leurs intermèdes de water-polo. Puis la tribu avait définitivement adopté Theuville-aux-Maillots.

Partout ces demoiselles étaient entourées de béjaunes de seize à vingt-cinq ans, bacheliers en rupture de baccalauréat et sigisbées en rupture de ronds-de-cuir : on

La sculpturale beauté de la demi-mondaine… (page 53).
La sculpturale beauté de la demi-mondaine… (page 53).
La sculpturale beauté de la demi-mondaine… (page 53).


organisait des piques-niques, où chacun payait sa quote-part, et apportait sa bouteille d’abondance, des excursions à bicyclette, en voiture, des promenades à pied, des parties de quatre coins, de cache-cache et de colin-maillart ; parfois même on se haussait jusqu’à tenter l’organisation d’un tennis. Ces demoiselles, au bout de huit jours, appelaient ces messieurs par leur petit nom : M. Paul, M. Théodore ou M. Gaston ; ces messieurs disaient : Mlle Jacqueline, Mlle Mimi, Mlle Yvonne. Maman Buquet échancrait les costumes de bain de ses filles pour montrer la naissance du cou, rognait le bas des jupes pour exhiber les chevilles, poussait à la consommation. On se promettait entre mères, de se revoir à Paris : « Les enfants se plaisaient déjà tellement ! » Et puis à Paris, Paul, Théodore ou Gaston ne venaient point. Leurs parents — qui peut-être s’étaient laissé pincer aussi, jadis, sur les plages vertueuses, et se méfiaient — les mariaient à de bons partis. Les demoiselles Buquet restaient pour compte ; et elles recommençaient, inlassablement, l’année suivante, à détacher leurs gants et à improviser des toilettes d’opéra-comique.

Ah ! qu’il est donc malaisé, depuis la guerre, de dénicher un mari ! Peu à peu ces déceptions exaspéraient la famille : Monsieur et Madame échangeaient des paroles aigres-douces, refaisaient sans indulgence, aux heures de colère, l’historique du ménage et se rappelaient l’un à l’autre leurs défauts, leurs gaffes, leurs déconvenues, avec la clairvoyance blessante des gens accouplés ensemble depuis longtemps ; et Jacqueline, Yvonne et Mimi attrapaient quelquefois des calottes.

Donc, ce samedi-là, M. Buquet trouvait les siens à la gare, moins Xavier ; mais on voyait rarement Xavier, le fils aîné qui commençait à s’amuser et courait les dancings.

Le père de famille s’informait des santés, des nouvelles des habitués, en phrases nerveuses, et hâtives de débarcadère.

— Et Xavier ?

— Xavier se compromet et nous compromet avec une espèce…

Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

— Tu n’as pas idée : une sale créature ! Un genre ! Marie-Louise, qu’elle s’appelle, Marie-Louise Rosay, les jeunes gens l’appellent Malou !

La colère aveuglait la grosse dame. Malou se tenait fort bien en somme, et l’élégance de ses toilettes était beaucoup plus correcte que les reconstitutions 1830 de ces demoiselles.

— Ce garçon-là cause un préjudice considérable à ses sœurs. C’est lui, tiens, c’est lui qui les empêche de se marier. Tu comprends, avec ses aventures !

— Au fait, j’ai organisé pour lundi un déjeuner sur l’herbe, avec Mme Toumyre, son fils, M. Langelier, un habitué d’ici.

— Quelle est sa profession, à ce M. Toumyre ?

— Il est dans l’enregistrement. Sa mère est veuve, retirée des affaires ; une petite aisance, je crois. Fils unique.

— Bien ! Bien ! approuvait M. Buquet du ton d’un capitaine félicitant son adjudant.

— Quel âge a-t-il, ce fils Toumyre ?

— Vingt-six.

— De l’avenir ?

— Oui. Un garçon très sérieux. J’ai remarqué pourtant qu’il regardait beaucoup cette Malou.

— Malou ?

— Oui, cette créature que Xavier connaît. Mais ces femmes-là cherchent de l’argent et des vieux.

— Pourtant, tu semblais dire tout à l’heure que Xavier ? Et Xavier n’a pas d’argent.

— Oui, mais Xavier…

Et Mme Buquet se redressait, malgré elle, orgueilleuse d’un fils à femmes et à succès.

M. Buquet, ragaillardi par le grand air et la liberté, descendait la côte allègrement, dînait de bon appétit ; et debout le dimanche matin, au son des cloches de la messe de sept heures, s’habillait — pantalon et veston gris, gilet blanc, souliers jaunes, chapeau de paille — et filait seul faire un tour à travers bois, tandis que sa famille se préparait pour la messe.

Il marchait d’un pas robuste d’homme bien portant.

Le soleil filtrait à travers les ramures, faisait étinceler les gouttelettes de rosée sur l’herbe, les fougères, les pâquerettes, les mille fleurettes bleues, jaunes, roses, légères comme des nuées et dressées sur leur petit pied ; et toute la forêt exhalait au matin une odeur de serre, un parfum de mousse humide et de feuilles pourries. Des bêtes s’éveillaient, insectes cornus et mordorés qui titubaient, de plante en plante, moucherons diaprés qui dansaient, comme une poussière, autour des digitales, dans un rayon de lumière.

Et M. Buquet, gorgé de parfums sains de la forêt, et grisé d’été, pressait le pas en faisant des moulinets avec sa canne.

Au détour du sentier, il apercevait une femme solitaire, qui s’en allait doucement, une ombrelle à la main et qui, du blanc de son corsage, éclairait les berceaux ; elle s’en allait, cette femme droite et souple, belle fille, balançant d’admirables hanches de porteuse orientale à la fontaine ; et elle fouillait, çà et là, distraitement, les touffes d’herbes, du bout de son ombrelle.

M. Buquet admirait la figure sérieuse dont il voyait seulement une joue fraîche et pleine, de longs cils, une fossette au coin des lèvres.

Et à la longue, enhardi par la solitude, il commençait la conversation, craignant d’être ridicule à suivre ainsi en silence :

— Je crois, madame, que nous allons faire quelque temps route ensemble. Voulez-vous me permettre de vous accompagner ?

La dame regardait, d’un coup d’œil, la tête puis les souliers de M. Buquet. Et plutôt agacée :

— Comme vous voudrez, monsieur ; encore que je n’aie pas l’honneur de vous connaître.

— M. Buquet, Émile Buquet.

— Ah ! faisait-elle, indifférente. Vous êtes depuis peu à Theuville, monsieur ?

— Depuis hier soir, madame. Je viens passer le dimanche au bord de la mer.

— Près de votre famille, sans doute ?

— Oui, madame. Ma femme, mes filles et mon fils sont ici pour la saison.

— Cela ne vous empêche point, je vois, de causer aux dames inconnues. Et vous êtes ici pour vingt-quatre heures ! Vous ne perdez pas votre temps… Ou plutôt, si, vous le perdez absolument auprès de moi, je vous préviens, cinglait la grande fille.

— Mon Dieu ! je vous jure, je n’ai pas d’intentions… bafouillait-il, décontenancé. Aux bains de mer, vous savez, on cause volontiers… On finit toujours par se connaître…

— Oui, je sais. Je connais déjà de nom Mme Buquet, et j’ai même ouï dire que vous êtes chef…

— Sous-chef, sous-chef seulement ; mais j’espère passer chef au mois de janvier. Ah ! madame, soupirait M. Buquet, ressaisi par ces préoccupations de bureau qui obsèdent les employés, ce sera dur ! Même en travaillant beaucoup, il faut des démarches, des intrigues pour avancer ! Heureusement, le directeur me protège. Mais si l’un de ces messieurs du conseil d’administration a quelqu’un à placer. Et c’est le cas : j’ai entendu dire qu’un de mes collègues était appuyé par le marquis de Roquemaure…

— Ah ! le marquis de Roquemaure, s’intéressait subitement la dame.

— Vous le connaissez, madame ? C’est un membre très influent de notre conseil d’administration.

— Oui, je connais M. de Roquemaure, souriait la jeune femme. Il est comme cela d’un tas de sociétés, pour le pompon… Mais je ne sais jamais lesquelles.

— Alors, madame, en souvenir de notre rencontre, si vous avez un jour l’occasion de parler à M. de Roquemaure…

— L’occasion peut se trouver, en effet, constatait-elle.

— Ah ! madame, je ne sais comment vous remercier, Mais j’y pense, Monsieur votre mari n’est peut-être pas ici ?

— Il n’est pas ici, en effet, disait-elle encore.

— Si vous êtes seule, madame, s’il pouvait vous être agréable… Enfin, voilà : Mme Buquet a organisé un déjeuner sur l’herbe — oh ! un déjeuner de famille, très simple, avec mes filles et quelques amis… si j’osais… je vous demanderais de vouloir bien vous joindre à notre petite bande ?…

— Et qu’allez-vous expliquer à Mme Buquet, pour justifier votre invitation ? Que vous avez abordé une dame, dans le bois ?

— Que… je ne sais pas, moi. Tenez, par exemple, que vous étiez perdue : je vous ai indiqué le chemin, nous avons causé… Voilà.

— Eh bien ! soit. J’accepte : je serai des vôtres lundi.

— Alors, madame, oserai-je vous demander votre nom ? Car enfin, pour vous présenter ?

— Mme Rosay.

M. Buquet faisait une tête.

Comme ils arrivaient à l’entrée de Theuville-aux-Maillots, il lâchait sa compagne et demeurait seul, agité par sa gaffe jusqu’à la sortie de la grand’messe.

Mme Buquet, endimanchée d’une fracassante robe violet évêque, si raide qu’elle semblait empesée, trouvait M. Buquet dans leur chambre.

Il commençait avec une bravoure de poltron qui se jette à l’eau tout d’un coup.

— Dis donc, madame Buquet, il vient de m’en arriver une pas banale !

— Raconte ?

— J’ai remis dans son chemin une dame, une dame très bien, qui s’était égarée.

— C’est tout ça ?

— Attends ! Nous avons causé ; vraiment, elle est très bien cette dame, je t’assure.

— Que veux-tu que cela me fasse.

— Tu vas voir : je l’ai invitée à ton déjeuner sur l’herbe.

— Invitée ! Tu dis invitée ! Alors il va falloir payer encore pour elle. Comme si je n’avais pas assez de moi et des trois petites ! Mme Toumyre et son fils ne paient jamais que deux parts, M. Langelier, une ; mais moi, je finance pour quatre ! Et tu me colles encore une invitation sur les bras |

— Tu sais, madame Buquet, elle a des relations très brillantes, cette dame, elle peut nous servir…

— Enfin, on n’a pas idée | Quelqu’un que tu ne connais pas ! Sais-tu seulement son nom, à ta dame ?

— Mais oui. C’est… d’ailleurs, vraiment, elle est très bien… Je n’aurais pas cru… sans cela… je… Enfin, voilà, c’est Mme Rosay.

— Hein ! la Marie-Louise ?

Elle s’arrêtait, se taisait, comme pour prendre de l’élan, et reprenait :

— Mais tu es fou, monsieur Buquet. Il est fou, mon Dieu ! Il est fou !

Alors lui, énervé :

— Ta Rosay ! Est-ce que je pouvais deviner, moi ? Tu m’avais dit que c’était une créature, qu’elle avait un genre extraordinaire… Et je trouve une femme convenable, une femme qui, après tout, ne me paraît point tellement dévergondée. J’étais à cent lieues de croire…

— On n’invite pas quand on ne connaît pas le monde. Et puis, qu’est-ce que tu vas en faire, maintenant, de ta Rosay ! c’est difficile de la flanquer à la porte après lui avoir dit de venir ?

Et Mme Buquet, les bras croisés, toisait son mari qui ripostait :

— D’abord, la connais-tu beaucoup plus que moi ? C’est une cocotte, à ton idée, mais, au fond, tu n’en sais rien ?

— Une femme qui se baigne toute nue !

— Oh ! toute nue, protestait-il.

— En maillot, si tu veux. C’est kif-kif.

— Le maillot ne prouve rien.

— Et sais-tu qui elle connaît, Mme Rosay ?

— Comment le saurais-je, bougonnait la grosse dame boudeuse.

— Elle connaît le marquis de Roquemaure, triomphait M. Buquet.

— Le marquis de… Le tien, celui de ton conseil ?

— Il n’y en a pas trente-six, j’imagine.

— C’est peut-être lui qui l’entretient. Et puis, après tout, réfléchissait Mme Buquet, ça ne nous regarde pas ; et ceux qui ne voudront point venir au déjeuner resteront chez eux. Lui as-tu dit, au moins, à Mme Rosay que M. de Roquemaure était ton administrateur ?

— Naturellement, faisait le sous-chef avec le sourire de M. de Talleyrand.

Le ménage descendait déjeuner et, à table d’hôte, Mme Buquet attachait le grelot :

— Vous savez, annonçait-elle à Mme Toumyre, nous nous sommes toutes trompées sur le compte de cette dame Rosay : elle est très honnête.

La tablée entière redressait la tête et Mme Toumyre ripostait, sarcastique :

— Ah ! vous trouvez ?

— Oui, le maillot, évidemment.

— Enfin, résumait Mme Buquet, j’ai invité Mme Rosay à notre déjeuner de lundi ; elle est seule ici. On ne lui connaît aucun amant. Elle sort avec mon fils, mais ça ne prouve rien, mon fils ; elle a des relations superbes à Paris : elle connaît le marquis de Roquemaure, administrateur de la banque de M. Buquet.

Et la veuve, penchée vers Mme Buquet, minaudait du râtelier.

— Mon Dieu, chère madame, nous avons pu nous tromper, en effet. Quant à moi, si j’ai fait erreur, je ne demande qu’à le reconnaître et je me rencontrerai volontiers lundi, avec Mme Rosay.

— Grand bien vous fasse, déclaraient Mmes Bouelle et Montérolier. Cette Marie-Louise ne nous dit rien qui vaille.

Mme Guérin (de Pont-de-l’Arche), dressait le cou à la manière d’une pintade attaquée et lançait :

— Je ne vous comprends pas, Madame Buquet.

Et toute la table se divisait en deux camps. On sentait que ces gens-là allaient désormais passer la saison à se regarder en chiens de faïence.

— Surtout, ne dites rien… (page 59).
— Surtout, ne dites rien… (page 59).
— Surtout, ne dites rien… (page 59).

Le lundi matin, Mmes Toumyre et Buquet, Mlles Jacqueline, Yvonne et Mimi, MM. Pépin, Langelier et Xavier se retrouvaient dans le parc de l’hôtel.


XIV


— J’aurai une voiture pour emporter les provisions, avait déclaré Marie-Louise qui s’amusait beaucoup à l’idée du déjeuner sur l’herbe. Comme la plupart des Parisiennes et des soupeuses, elle adorait ces sortes de parties de plaisir champêtres.

Devant la grille du parc, — cet hôtel était admirablement situé entre la plage et la grand’route, — un petit tonneau attendait, coquettement attelé d’un double poney arqué sur les jarrets :

— Je l’ai loué, hier à X… pour la saison, expliquait Malou. Nous allons, Mmes Buquet, Toumyre et moi emporter le déjeuner dans la voiture ; nous arriverons les premières et nous organiserons tout. Vous autres, les jeunes filles et les jeunes gens, vous irez à pied, en bande, à travers bois. Rendez-vous aux Ferrières.

Mimi et Xavier partaient en tête ; derrière, venaient Pépin Toumyre et Jacqueline ; puis Yvonne et M. Langelier. Ils défilaient comme une noce au village, et, tout à la joie de ce pique-nique, ils étaient gais et gentils, ne pensant plus à poser les uns pour les autres.

M. Langelier portait sur le bras le manteau que Mimi avait oublié de mettre dans la voiture, Il portait toujours quelque chose, M. Langelier.

C’était un professeur de lycée de province.

À trente ans, il était déjà chauve, avec une tête sympathique et une belle moustache, dont les pointes roulées et gommées semblaient deux queues de rat. Depuis l’âge de seize ans, il villégiaturait à Theuville où l’on connaissait sa famille. Il avait toujours fait la cour aux jeunes filles sans se décider jamais au mariage ; toujours guidé les baigneurs nouveaux à travers la forêt, toujours organisé les jeux innocents de pigeon-vole, du corbillon et de la main-chaude, les après-midi de pluie ; de cache-cache et de quatre coins les jours de beau temps et toujours porté les châles, les manteaux, les ombrelles pendant les excursions.

Des étrangers, qui le croisaient parfois avec sa bande de demoiselles, le prenaient pour un guide de l’Agence Cook.

Il était timoré, convenable, galant, d’une galanterie un peu provinciale : et comme on ne lui avait jamais connu de maîtresses, il possédait la confiance des mères.

Tout le monde se retrouvait aux Ferrières, anciennes carrières de fer gallo-romaines, envahies par la forêt. D’un sol houleux, tout en bosses, crevasses et sentiers de chèvres, échevelés de fougères, d’un éperon de verdures qui fendait la plaine, jaillissaient des pins et des sapins enchevêtrés, une levée d’arbres profilant sur la mer leurs cimes, en hérissement de lames, de piques, de lances géantes et sombres ; c’était, au soleil, une enchanteresse vision de Vallauris retrouvée ; un peu de Riviera qui consolait de Theuville-aux-Maillots.

Et les rires et les cris de la petite bande retentissaient au loin sous les sapins, comme sous une voûte d’église.

Malou avait apporté quelques bouteilles de champagne, que les dames et les demoiselles, avec de petites mines, buvaient dans les timbales.

— Nous allons être grises ! Ça va être du joli !

Mmes Toumyre, et Buquet trouvaient décidément Malou Rosay charmante. Elle s’était mise tout de suite à leur portée : elle leur avait parlé de ses années de couvent et des tours joués à la Mère supérieure ; elle avait donné des recettes pour détacher le velours, la soie, la dentelle ; et elle avait détaillé la toilette du roi d’Angleterre aperçu aux courses.

— Vous l’avez vu ? s’informait Mme Toumyre.

— Tout près de moi. Il était avec le président de la République, et mon oncle avec le président de la Société d’encouragement, leur faisait les honneurs et leur montrait les chevaux.

— Votre oncle ?

— Oui, M. de Roquemaure. C’est lui qui est mon oncle.

Mmes Toumyre et Buquet examinaient curieusement cette jeune femme de qui l’oncle avait causé au roi d’Angleterre.

C’était, cet oncle, une belle invention de Marie-Louise qui en a ri longtemps !

— Et vous, madame ? Vous lui avez parlé ?

— Non ; j’étais dans la foule, mais au premier rang.

— Et M. votre oncle est invité par le roi. Est-ce qu’il dînera à la table du roi ?

— Mais oui. Et ce ne sera pas la première fois.

Pour la crânerie et l’aplomb, Malou n’avait pas sa pareille. Quand une femme s’est exhibée toute nue sur le plateau d’un théâtre, ça n’est généralement pas la timidité, comme on dit, qui l’étouffe.

Ces dames poussaient un : Ah ! de respect et d’admiration. Chacun se taisait, impressionné.

— Eh bien, faisait Malou, on ne dit plus rien ? Allons, encore du champagne ; et après, on jouera à quelque chose, ce que vous voudrez. Monsieur Xavier, allez à la ferme voir si on a bien soigné le petit cheval : moi, je reste pour ranger les assiettes avec votre maman.

— Oh ! Madame ! protesta, confuse, Mme Buquet.

— Mais si, mais si : ça m’amuse, d’abord.

Toutes deux, tandis que la bande se dispersait, demeuraient encore à causer. Et Mme Buquet suivant son habitude, parlait de ses filles qui avaient toutes les qualités et ne se mariaient point. À quoi pensaient donc les jeunes gens, au lieu de se précipiter pour demander la main des demoiselles Buquet ? La grosse dame s’en prenait à tous les hommes en général.

— Une dot ! Ils veulent une dot ! C’est du propre ! Avec ça qu’elles sont sérieuses, les jeunes filles dotées ! Ça apporte cent mille francs et ça exige des toilettes, le diable et son train ! C’est mal élevé, ça ne sait rien faire, que manger l’argent du mari. Oui, parlons-en, des jeunes filles dotées. Ah ! Madame, vous ne vous figurez pas le mal que les enfants nous donnent ; pour la satisfaction qu’on en retire… Tenez, il y a des jours où je regrette d’être une femme honnête… Les cocottes ne connaissent pas leur bonheur !

La grosse dame s’arrêtait net, craignant d’avoir blessé Mme Rosay. À quoi Marie-Louise :

— Allez, ne les enviez pas. Elles ont bien des ennuis aussi : pas de famille, pas d’amis, car les hommes ! ils vous aiment par plaisir et vous entretiennent par vanité. Mais demandez-leur un service, un vrai, désintéressé… Du moment qu’il n’y a pas au bout… ce que vous savez… pfutt, plus personne.

Alors, Mme Rosay et Mme Buquet s’attendrissaient : la première souhaitait une demi-douzaine d′enfants ; la seconde jugeait que l’idéal bonheur était d’être entretenue par un vieux monsieur ; elles cherchaient des arguments pour se convaincre mutuellement. Elles étaient un peu grises.

Et Mme Buquet concluait :

— Je ne vous souhaite pas ma situation avec trois filles à marier.

— Ce n’est point si difficile de marier trois filles comme les vôtres. Votre Mimi est déjà jolie et sera une beauté à vingt ans. Quant à Yvonne et Jacqueline, en s’y prenant bien… Elles sont gentilles, voyons…

— Je voudrais vous y voir ! s’exclamait la mère.

— Eh ! bien, voulez-vous que j’essaye ?

— Si je veux ? Si je veux ? chère madame, mais oui, doux Jésus… ah ! si vous alliez marier mes filles !

— Je ne vous promets pas de réussir, mais je vais essayer.

Et c’est ainsi que Malou, femme nue du Petit-Théâtre, fut amenée à s’occuper du mariage de trois petites jeunes filles bourgeoises.


XV


Malou corrompait Theuville-aux-Maillots ! Ces messieurs, excités par la sculpturale beauté de la demi-mondaine au bain, reportaient leurs ardeurs dédaignées sur les jeunes filles et les jeunes femmes.

Pépin Toumyre, — lui-même, — jamais découché, jamais rentré après onze heures — était qui l’eut cru, le plus compromettant. Il contemplait, dans l’eau, avec des regards de mendiant devant une pâtisserie, le corsage très plein de Jacqueline ; ces petites Buquet avaient toutes trois la poitrine hardie ; et il s’arrangeait toujours pour choisir des cabines jumelles ; Pépin Toumyre maigrissait à vue d′œil ; et plus il s’efflanquait, plus il admirait les formes opulentes de Jacqueline.

— Je savais que les bains de mer faisaient maigrir, s′étonnait Mme Toumyre, mais à ce point-là ? C′est curieux. L′air de Theuville ne réussit pas à Pépin.

La vérité est que Pépin, comme tous les timides, aimait en silence.

Il parlait enfin, ou plutôt il écrivait, au moment de la tombola.

On avait, en effet, organisé une tombola au profit des veuves et des orphelins des marins.

Car la population indigène est pauvre, elle est immuablement pauvre : c’est sa profession.

Et les Parisiens naïfs organisent des loteries, des tombolas, des caisses de secours, des représentations à bénéfice ; chaque année des demoiselles de l′Odéon, des jeunes gens du Conservatoire, récitent l′Épave de François Coppée et disent des strophes attendrissantes sur la rude existence des pauvres marins et la douleur des veuves au pied du calvaire.

Et chaque année, les pauvres marins et les veuves éplorées qui louent leurs maisons fort cher aux Parisiens, empochent les secours, s′inscrivent en outre au bureau de bienfaisance et font de pantagruéliques ripailles et de délectables ribotes.

Les gamins du pays ne vous disent pas une fois « bonjour » sans ajouter immédiatement « Un p′tit sou ! » Et les trois-quarts des indigènes vivent de café ; un inénarrable café composé dans les proportions suivantes : quatre sous de café « avec un p′tieu de chicoaye dedans demandent-ils à l′épicier ; six sous d’eau-de-vie et trois sous de sucre ; le mélange randouille, suivant une expression locale, dans un pot ou une marmite, sous l’âtre ; et, d′heure en heure, les bonnes gens font une trempette de galette et boivent un coup.

— Ça réchauffe ! disent-ils.

Et ils achètent en outre des gâteaux et des bonbons d’épicier : « des bobons ! » prononcent-ils avec un air gourmand de nègres qui demandent des verroteries.

Ils achètent aussi, au lieu de pain et de fricot, des toilettes et des chapeaux, des robes d’un vert épinard ou d’un bleu céleste, introuvables ailleurs ; des chapeaux à pivoines fracassantes, ou panaches de mousquetaires ; qui, sur la grande place, rappelle les beaux jours de la cour de Ranavalo et les pittoresques défilés des reines nègres des romans de Jules Verne,

Et je n’ai pas dîné pour acheter des gants !

Au début de son séjour, Marie-Louise qui avait bon cœur, comme toutes les femmes vivant de leur corps, s’était intéressée aux malheurs des gens du pays. Car ils connaissent l’art d’apitoyer et de demander des secours ; et ils en remontreraient aux professionnels de l’assistance publique.

— Ma pauvre femme, disait un jour Marie-Louise à une veuve de matelot : vous avez perdu votre mari en mer ! C’est une perte irréparable.

— Oh ! ma p’tite dame, pour dire que c’est eun’ perte, c’est pas eun’ perte. Quand mon homme était vivant, y m’battait pour que j’y fasse ed’ la soupe. À c’t’heure, y m’hattra plus et l’gouvernement m’servira eun’ tite rente.

Avoir eun’ tite rente du gouvernement ! Marie-Louise avait trouvé ce même désir chez une fiancée à qui elle disait :

— Vous allez épouser un marin. Ils ne sont jamais près de vous, vos marins ; quand ils partent, on doit toujours trembler de ne plus les revoir ! Oh ! moi, à votre place, j’aurais épousé un cordier.

Il y a des corderies à Theuville. Et sauf, les commerçants, qui n’est point matelot est cordier,

— Un cordier, j’dis pas, ma pt’ite dame, avait répondu la jeune fille. Mais les cordiers, c’est pas de rapport : quand y meurent, on vous fait point de pension !

Elle avait pensé tout de suite à cela, la blonde demoiselle, et elle escomptaït déjà un peu la mort de son futur mari pour décrocher la timbale : la fiancée du timbalier !

Donc, on avait organisé une tombola. Un grand peintre avait offert un tableau, — le gros lot, — des gens de lettres avaient donné quelques exemplaires de leurs œuvres, ce qui leur faisait toujours un brin de réclame ; des artistes, apporté des études. Puis des potiches, des ouvrages de dame, des broches tifre-fixe, des bouteilles de bénédictine et des flacons d’alcool de menthe Ricqlès complétaient les lots de la tombola.

Les petites Buquet plaçaient les billets.

Elles promenaient leurs écharpes pour danse du ventre dans tous les coins de la plage et du casino, proposant leurs billets de tombola, — un franc le billet, — et offraient leur sourire-réclame comme une prime à tout acheteur.

Pépin Toumyre aidait Jacqueline : il plaçait aussi des billets. Mais son chandail blanc de coureur de vélodrome et sa mèche noire sur l’œil lui donnaient une déplorable allure : l’honnête garçon en cet accoutrement, avait l’air de vendre des cartes postales transparentes.

Pendant huit jours, les baigneurs assaillis par le quatuor, relancés et traqués comme cerfs au bois, vivaient dans la perpétuelle angoisse de voir surgir devant eux ces demoiselles ou Pépin Toumyre. Les écharpes turquoises et le chandail blanc mettaient en déroute les familles dont les membres s’enfuyaient en agitant de loin des papiers roses : « J’en ai déjà ! »

Ils en avaient tous déjà !

Malou, désireuse de se montrer généreuse, arrêta Jacqueline pour lui demander cinquante billets.

— Plus que quarante-neuf, madame Rosay. Mais ça ne fait rien, je vais vous donner un des miens : j’en ai six.

Elle se fouillait, pressée, appelée par la maman Buquet et tendait un billet rose plié, sorti d’un porte-cartes.

Malou dépliait le papier, remarquait quelques lignes écrites au recto et lisait :

« Mademoiselle, voulez-vous être demain à trois heures, toute seule aux grottes de Theuville. Vous devinez qui vous écrit. Je vous aime ».

Le rendez-vous n’était pas pour elle : on lui eût écrit directement et sans utiliser surtout l’intermédiaire de la petite Buquet. Et puis il y avait Mademoiselle. Jacqueline avait-elle lu ? s’était-elle trompée de billet ?

Était-elle ignorante ou complice ?

… les épaules hors du couvre-lit de satin (page 62).
… les épaules hors du couvre-lit de satin (page 62).
… les épaules hors du couvre-lit de satin (page 62).

Marie-Louise, amusée, curieuse, décidait d’aller aussi aux grottes : « Ça doit être de Pépin Toumyre, cette invite là, pensait-elle.

La demi-mondaine menait à Theuville-aux-Maillots une existence charmante. Xavier venait au petit lever chaque matin ; et c’étaient, avec le tonneau, des excursions aux environs ; des déjeuners d’amoureux, sous les pommiers, sous les tonnelles, dans des cours d’auberges où l’on faisait des omelettes au lard qui sentaient bon ; dans les hôtelleries au bord des routes, des hôtelleries de roman de cape et d’épée ; des auberges qui avaient un anneau de fer au mur pour attacher les chevaux et au-dessus de la porte, l’enseigne de tôle du Cheval blanc, ou du Soleil d’or, comme dans les dessins de Robida.

Les poules picoraient autour de la table ; l’hôte, rubicond, glabre, en gilet, les manches troussées sur des poignets velus, faisait la causette et vantait son vieux marc ou son vieux bordeaux ; il débouchait les bouteilles poussiéreuses, versait à petits gestes précautionneux et claquait de la langue : « Goûtez ça, Monsieur, Madame ! Vous m’en direz des nouvelles ! »

Et quand on avait goûté, il interrogeait d’un « hein ! » bon enfant, avec une joie sincère de propriétaire orgueilleux.

Ces auberges hospitalières, dont les cours sentaient l’avoine, évoquaient les repas de Chicot et de Gorenflot, les romans d’Alexandre Dumas, les diligences, les relais et les postillons, tout le bon vieux temps retrouvé au fond des campagnes, au bord des routes.

Et le tonneau revenait à la tombée du jour, longeait des vallées avec des cours d’eau et des moulins abandonnés ; remontait des routes blanches, au flanc des coteaux boisés, d’où l’on apercevait des villages et des clochers en bas ; et peu à peu, le ciel se fondait doucement, en flaques d’or, derrière les arbres devenus plus noirs ; et toutes sortes de parfums s’exhalaient des replis de la terre, des champs, des herbes, des pentes sauvages jaunes, bleues, blanches, sur les fossés.

Marie-Louise s’attendrissait, tout son cœur, toute sa chair travaillée par des besoins d’affection et de caresses, à la façon des filles de joie qui vont à Billancourt et à Nogent, avec un amant de cœur ; et elle se plaisait à offrir des déjeuners à Xavier.

Quelquefois aussi, elle louait un cheval de selle et s’en allait, les joues rafraîchies de rosée, toute seule, écoutant craquer les branches mortes sous les fers dans la forêt.

C’était à cheval qu’elle décidait de se rendre aux grottes de Theuville, anciennes carrières enfoncées au flanc d’un coteau, sous des épines.

Elle laissait, après déjeuner, sa monture à l’auberge et surveillait les environs.

Pépin Toumyre survenait qui se promenait de long en large dix minutes. Jacqueline le rejoignait. Elle sortait seule depuis longtemps ; c’était même elle, souvent, qui faisait le marché, et conduisait à Paris, ses sœurs au cours.

Pépin Toumyre embrassait longuement les mains de Jacqueline. Il avait une tête embarrassée de séminariste à un rendez-vous d’amour et il entraînait Jacqueline vers les grottes.

— Allons, pensait Marie-Louise, il est plus roublard qu’il n’en a l’air,

L’entretien dans les grottes se prolongeait. Elle se décidait à intervenir.

L’amazone relevée, la cravache sous le bras, la belle fille, écartant les ronces, entrait dans les grottes et surprenait Jacqueline et Pépin.

Cette Chloé de vingt-six ans et ce Daphnis de l’enregistrement affolés, l’une d’une continence intolérable, l’autre d’un désir inapaisé, rattrapaient le temps perdu.

À la vue de Malou, dressée devant eux, ils jetaient un cri, s’efforçaient à une attitude correcte. Marie-Louise qui en avait vu d’autres, ne quittait point Pépin du regard ; le pauvre diable, vert de confusion et d’émoi, retrouvait enfin la parole, pantelant sous le bel œil de l’amazone :

— Surtout, ne dites rien…

— À une condition, ripostait Malou, souriante ; Vous allez, dès ce soir, demander à Mme Buquet la main de sa fille : vous n’avez plus que cela à faire, mon cher monsieur Toumyre.

Cette fois, il essayait une vague résistance :

— Mais, madame, il me semble… Enfin, c’est une affaire personnelle…

— Vous voulez me demander de quoi je me mêle ?

Le hochement de tête de Pépin Toumyre pouvait passer pour un oui.

— Je me mêle, étant femme, et femme d’expérience, vous pouvez le croire, de défendre une autre femme, une jeune fille. D’ailleurs, ajoutait-elle, je suppose que je vais au-devant de vos plus chers désirs. Mais vous êtes timide, du moins en public : vous avez besoin d’encouragements ; allez parler à Mme Buquet.

Marie-Louise saluait le couple d’un geste de la cravache ; Pépin Toumyre, inquiet, ne savait pas trop si c’était par politesse ou par menace.

Et il demandait la main de Mlle Jacqueline à sa mère. Le mariage était fixé au mois de janvier par les deux mamans. On décidait de ne rien ébruiter sur la plage.

Mais le lendemain, tout le monde savait la nouvelle : la vie au grand air, n’est-ce pas. Et Mme Buquet, malgré son amitié affichée pour Marie-Louise, recevait des félicitations et retrouvait un instant sa popularité.

Et ces sympathies lui auraient pu prouver que le mariage de Jacqueline n’étant point très avantageux, n’excitait guère l’envie. Mais comme Jacqueline avait vingt-six ans et que les hommes sont rares depuis la guerre, il était inespéré.


XVI


Marie-Louise s’en va. Sa malle est bouclée, son sac de voyage fermé. Nous aurons vécu huit jours ensemble, chez moi. Elle retourne en son appartement. Notre ménage avait pourtant bien commencé. Quand elle a su que je m’installais définitivement à Paris :

— Écoute, mon chéri, j’ai une proposition à te faire.

« Je me méfie des propositions de Marie-Louise. J’ai sollicité des explications. Les voici :

— Ça t’ennuie que le commandant vienne me voir. Ne dis pas non, ça t’ennuie. Tu es jaloux. Je l’ai bien compris, l’autre soir, au dîner. Je m’y connais, tu penses, depuis le temps que j’en vois autour de moi, des types jaloux. Eh bien, écoute : il n’est pas riche, malgré sa situation d’aide de camp d’un monarque, parce que les monarques… Toi non plus, tu n’es pas riche, parce que la littérature…

— C’est comme les monarques.

— Justement. À vous deux, vous me faites pourtant une bonne petite situation. Mais je préférerais toi seul, même avec moins de luxe.

Debout contre moi, elle câline sa joue à ma joue. Les cheveux échappés me chatouillent le cou. Je caresse d’une main la jolie fille, à la manière d’une jument de sang. Nous avons l’air d’une carte postale illustrée. Marie-Louise me regarde avec tendresse pour m’annoncer :

— Puisque tu t’installes à Paris, je vais lâcher le commandant pour venir habiter avec toi, mon chéri. Tu m’auras là tout le temps, hein ! tout le temps.

Aïe ! Marie-Louise très emballée, développe son programme.

— Je surveillerai ton ménage. Ça te fera des économies. Quand tu travailleras, je resterai bien sage, dans un fauteuil ou à tes pieds, sur un coussin ; et le soir, si tu vas dîner en ville, tu retrouveras au retour ta petite femme qui t’attendra, ta petite femme pour toi tout seul.

J’accepte donc la proposition de Marie-Louise. Je la remercie. Je suis touché, bien touché. Et ma gratitude s’exprime en périodes de discours officiel : « Profondément ému… » Je m’étonne de ne pas entendre la Marseillaise à la fin de la dernière phrase.

Voilà comment nous nous sommes mis en ménage, pour n’avoir qu’un loyer. Marie-Louise admire mon installation. Je suis flatté. Malheureusement, elle admire avec des gestes.

— Oh ! comme c’est joli ! À quoi ça sert ça ? Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Elle déplace les photographies, met les tableaux de travers, bouleverse les papiers « pour être la première à lire les histoires ». Elle s’apprête même à examiner ma correspondance,

— Non, voyons, ma chérie, laisse mes lettres.

— C’est des femmes qui t’écrivent, hein ? Moi, je t’ai bien montré les miennes, de lettres, l’autre jour.

— Ce n’est pas une raison.

— Puisque c’est ça, je vais me faire écrire par des tas de types. Et tu ne verras pas non plus mes lettres.

— Comme tu voudras.

— Alors, ça t’est égal ? Tu n’es seulement pas jaloux. Tu ne m’aimes plus.

— Mais si, ma petite Malou, je t’aime.

— Tu es agaçant avec ton calme. Il n’y a même pas moyen de te faire des scènes. Tu ne te fâches jamais.

Évidemment, je ne conçois pas l’amour à la façon de Marie-Louise. C’est sans doute moi qui ai tort. Ma petite amie s’est agitée toute la journée. Je n’ai pas écrit une ligne. Mais nous nous installons. Ce soir, au retour d’un dîner, je la trouve offerte en une chemise de linon blanc, les épaules hors du couvre-lit de satin.

Elle me pose des questions sur le menu, les toilettes, les femmes. Et puis, je me couche. Je voudrais reposer tranquillement sur mon sommier neuf, en des draps fins. La chambre est sombre. L’abat-jour éclaire seulement l’oreiller et les pages d’un livre intéressant. Comme on est bien !

— Oh ! tu ne vas pas te mettre à lire, méchant. Tu ne m’aimes donc plus ?

Ma petite amie me lie ses beaux bras roses autour du cou. Ah ! le geste délicieux célébré par les poètes et les romanciers. Seulement, voilà : ils n’avaient probablement, point mangé de filet jardinière ou de salade de homards les poètes et les romanciers, quand ils ont célébré ce geste-là. Marie-Louise m’étouffe.

— Écoute, ma jolie Zette, desserre-moi. Je ne peux plus respirer.

— Ça t’ennuie de dormir entre mes bras ?

— Mais non. Ça m’enchante. Seulement, ne m’étrangle pas.

Elle s’installe, la tête sur mon épaule. C’est tout à fait joli à voir, dans la glace. Mais, au bout d’une demi-heure, elle devient, cette charmante tête aux cheveux foncés, de plus en plus lourde. Elle me cause une courbature intolérable.

— Écoute, Malou, mon petit trésor, mets-toi sur l’oreiller, s’il te plaît.

— Mon pauvre mimi, je te fais mal ? Attends.

Elle s’installe sur l’oreiller. Enfin ! Elle me prend la main. Nous éteignons. Je voudrais dormir. Je cherche à dégager ma main pour me tourner, trouver une place fraîche. Impossible, J’entends une voix plaintive dans l’obscurité :

— Tu ne veux pas que je te tienne la main, René. Ça me fait tant de plaisir.

— C’est que, voilà : je désirerais me tourner un petit peu.

— Oh ! que tu es ennuyeux. Moi qui voudrais te câliner. Si c’était une autre, tu ne retirerais pas ta main. Si c’était ta danseuse… Faudra ôter son portrait de dessus ton bureau.

— Mais oui. Dormons.

Un silence. Je me retourne. Je vais m’endormir. Il est deux heures.

— René, pourquoi que tu me tournes le dos ? Tu ne m’aimes pas, tu vois. Jure-moi que tu vas retirer le portrait de ta danseuse.

— Décidément, non. Il y a une dédicace flatteuse. Et puis, qu’est-ce que tu dirais si, un jour, une autre femme me faisait ôter ton portrait, à toi ? Ne touchons point aux souvenirs du passé.

— C’est ça, j’en étais sûre : tu l’aimes encore, ta danseuse. Je suis bien malheureuse.

Marie-Louise fond en larmes. Le cartel donne deux heures et demie. Je suis éreinté. Je l’ai, la petite femme qui m’attend dans mon dodo, la petite femme à moi tout seul ! Où est le temps où nous étions deux ? Est-ce qu’il ne va pas bientôt revenir ?

Cette existence a duré huit jours — et huit nuits. Malou, le cœur gros, a regagné son appartement. Elle avait pris la précaution de ne pas donner congé. Elle est montée en voiture. Nous nous séparons par des mots gentils.

— Tu viendras me voir ce soir ? propose-t-elle.

— Heu ! Je préférerais demain, si tu consens, dis, ma chérie ?

Ce soir, je vais dormir seul dans le lit, où nous étions serrés. Je lirai un livre, en silence. En silence ! Et je me tournerai quand je voudrai. Mes photographies ne bougeront plus. Mes tableaux demeureront droits.

Je songe à tous les couples qui dorment ensemble pendant des années, à cette promiscuité de l’amour, de la couche commune, à tout ce que cette vie nocturne a de triste, de lamentable, de décevant, de grotesque aussi, parfois.

Et, dans le lit où ma jolie maîtresse a reposé sa chair nue je m’endors doucement, avec le délicieux regret de ne retrouver qu’un parfum.