Le Barde de Temrah
e soleil a doré les collines lointaines ;
Sous le faîte mouillé des bois étincelants
Sonne le timbre clair et joyeux des fontaines.
Un chariot massif, avec deux buffles blancs,
Longe, au lever du jour, la sauvage rivière
Où le vent frais de l’Est rit dans les joncs tremblants.
Un jeune homme, vêtu d’une robe grossière,
Mène paisiblement l’attelage songeur ;
Tout autour, les oiseaux volent dans la lumière.
Ils chantent, effleurant le calme voyageur,
Et se posent parfois sur cette tête nue
Où l’aube, comme un nimbe, a jeté sa rougeur.
Et voici qu’il leur parle une langue inconnue ;
Et, l’aile frémissante, un essaim messager
Semble écouter, s’envole et monte dans la nue.
À l’ombre des bouleaux au feuillage léger,
Sous l’humble vêtement tissé de poils de chèvre,
La croix de bois au cou, tel passe l’Étranger.
Trois filles aux yeux bleus, le sourire à la lèvre,
Courent dans la bruyère et font partir au bruit
Le coq aux plumes d’or, la perdrix et le lièvre.
Du rebord des talus où leur front rose luit,
Écartant le feuillage et la tête dressée,
Chacune d’un regard curieux le poursuit.
Lui, comme enseveli dans sa vague pensée,
S’éloigne lentement par l’agreste chemin,
Le long de l’eau, des feux du matin nuancée.
Il laisse l’aiguillon échapper de sa main,
Et, les yeux clos, il ouvre aux ailes de son âme
Le monde intérieur et l’horizon divin.
Le soleil s’élargit et verse plus de flamme,
Un air plus tiède agite à peine les rameaux,
Le fleuve resplendit, tel qu’une ardente lame.
La plume d’aigle au front, drapés de longues peaux,
Des guerriers tatoués poussent par la vallée
Des bœufs rouges pressés en farouches troupeaux.
Et leur rumeur mugit de cris rauques mêlée,
Et les cerfs, bondissant aux lisières des bois,
Cherchent plus loin la paix que ces bruits ont troublée.
Les hommes et les bœufs entourent à la fois
Le chariot roulant dans sa lenteur égale,
Et les mugissements se taisent, et les voix.
Et tous s’en vont, les yeux dardés par intervalle,
Ayant cru voir flotter comme un rayonnement
Autour de l’Étranger mystérieux et pâle.
Puis les rudes bergers et le troupeau fumant
Disparaissent. Leur bruit dans la forêt s’enfonce
Et sous les dômes verts s’éteint confusément.
Sur une âpre hauteur que hérisse la ronce,
Parmi des blocs aigus et d’épais rochers plats,
Deux vieillards sont debout, dont le sourcil se fronce.
Ils regardent d’un oeil plein de sombres éclats
Venir ce voyageur humble, faible et sans crainte,
Qu’au détour du coteau traînent deux buffles las.
De chêne entrelacé de houx leur tempe est ceinte.
Ils allument soudain les sanglants tourbillons
D’un bûcher dont le vent fouette la flamme sainte.
Ils parlent, déroulant les incantations,
Conviant tous les Dieux qui hantent les orages,
Par qui le jour s’éclipse aux yeux des nations.
Comme un lourd océan sorti de ses rivages,
À leur voix la nuit morne engloutit le soleil,
Et l’éclair de la foudre entr’ouvre les nuages.
Puis l’horizon se tait, aux tombeaux sourds pareil ;
Le vent cesse, la vie entière est suspendue :
Terre et ciel sont rentrés dans l’inerte sommeil.
Tout est noir et sans forme en l’immense étendue.
Sous l’air pesant où plane un silence de mort
Le chariot s’arrête en sa route perdue.
Mais l’Étranger, du doigt, effleure sans effort
Son front baissé, son sein, selon l’ordre et le nombre :
Des quatre points qu’il touche un flot lumineux sort.
Et les quatre rayons, à travers la nuit sombre,
D’un éblouissement brusque et mystérieux
Tracent un long chemin qui resplendit dans l’ombre.
Et la lumière alors renaît au fond des cieux ;
Les oiseaux ranimés chantent l’aube immortelle,
Les cerfs brament aux pieds des chênes radieux ;
Le soleil est plus doux et la terre est plus belle,
Et les vieillards, auprès du bûcher consumé,
Sentent passer le Dieu d’une race nouvelle.
L’homme qu’ils redoutaient et qu’ils ont blasphémé,
Cet inconnu tranquille et vénérable aux anges,
Poursuit sa route, assis dans un char enflammé.
Il vient de loin, il sait des paroles étranges
Qui germent dans le cœur du sage et du guerrier ;
Il ouvre un ciel d’azur aux enfants dans leurs langes.
Il brave en souriant le glaive meurtrier ;
Il console et bénit, et le Dieu qu’il adore
Descend à son appel et l’écoute prier.
Ô verdoyante Érinn ! sur ton sable sonore
Un soir il aborda, venu des hautes mers,
Sa trace au sein des flots brillait comme une aurore.
On dit que sur son front la neige, dans les airs,
Arrondit tout à coup sa voûte lumineuse,
Et que ton sol fleurit sous le vent des hivers.
Depuis, il a soumis ta race belliqueuse ;
Des milliers ont reçu le baptême éternel,
Et les anges, Érinn, te nomment bienheureuse !
Mais tous n’ont point goûté l’eau lustrale et le sel ;
Il en est qui, remplis de songes immuables,
Suivent l’ancien soleil qui décroît dans le ciel.
La nuit monte. Parmi les pins et les érables
Gisent de noirs débris où la flamme a passé,
Du vain orgueil de l’homme images périssables.
Le lichen mord déjà le granit entassé,
Et l’herbe épaisse croît dans les fentes des dalles,
Et la ronce vivace entre au mur crevassé.
Les piliers et les fûts qui soutenaient les salles,
Épars ou confondus, ont entravé les cours,
En croulant sous le faix des poutres colossales.
C’est dans ce palais mort, noir témoin des vieux jours,
Que l’Apôtre s’arrête. Au milieu des ruines
Il s’avance, et son pas émeut les échos sourds.
Les reptiles surpris rampent sous les épines ;
L’orfraie et le hibou sortent en gémissant,
Funèbre vision, des cavités voisines.
Bientôt, dans la nuit morne, un jet rouge et puissant
Flamboie entre deux pans d’une tour solitaire ;
La fumée au-dessus roule en s’élargissant.
Un homme est assis là, sur un monceau de terre.
Le brasier l’enveloppe en sa chaude lueur ;
Sa barbe et ses cheveux couvrent sa face austère.
Muet, les bras croisés, il suit avec ardeur,
Les yeux caves et grands ouverts, un sombre rêve,
Et courbe son dos large, où saillit la maigreur.
Sur ses genoux velus étincelle un long glaive ;
Une harpe de pierre est debout à l’écart,
D’où le vent, par instants, tire une plainte brève.
L’Apôtre, auprès du feu, contemple ce vieillard :
— Je te salue, au nom du Rédempteur des âmes !
— Salut, enfant ! Demain tu serais venu tard.
Avant que ce foyer ait épuisé ses flammes,
Je serai mort : les loups dévoreront ma chair,
Et mon nom périra parmi nos clans infâmes.
— Vieillard ! ton heure est proche et ton cœur est de fer.
N’as-tu point médité le Dieu sauveur du monde ?
Braves-tu jusqu’au bout l’irrémissible Enfer ?
Resteras-tu plongé dans cette nuit profonde
D’où ta race s’élance à la sainte Clarté !
Veux-tu, seul, du Démon garder la marque immonde ?
Celui qui m’a choisi, dans mon indignité,
Pour répandre sa gloire et sa grâce infinie,
Est descendu pour toi de son éternité.
De l’immense univers la paix était bannie
Il a tendu les bras aux peuples furieux,
Et son sang a coulé pour leur ignominie.
S’il réveillait d’un mot les morts silencieux,
Ne peut-il t’appeler du fond de ton abîme,
Et faire luire aussi la lumière à tes yeux ?
Mais tu n’ignores plus son histoire sublime,
Et tu le sais, voici que le saint avenir
Germe, arrosé des pleurs de la grande Victime.
Écoute ! de la terre aux cieux entends frémir
L’hymne d’amour plus haut que la clameur des haines :
Le siècle des Esprits violents va finir.
Vois ! le palais du fort croule au niveau des plaines
Le bras qui brandissait l’épée est desséché ;
L’humble croit en Celui par qui tombent ses chaînes.
Jette un cri vers ce Dieu rayonnant et caché,
Reçois l’Eau qui nous rend plus forts que l’agonie,
Remonte au Jour sans fin de la nuit du Péché !
Et ta harpe, aujourd’hui veuve de ton génie,
À Celui dont la terre et tous les cieux sont pleins
Emportera ton âme avec son harmonie ! —
L’autre reste immobile, et, dressé sur ses reins,
Prête l’oreille au vent, comme si les ténèbres
Se remplissaient d’échos venus des jours anciens.
— Ô palais de Temrah, séjour des Finns célèbres,
Dit-il, où flamboyaient les feux hospitaliers,
Maintenant, lieu désert hanté d’oiseaux funèbres !
Salles où s’agitait la foule des guerriers,
Que de fois j’ai versé dans leurs cœurs héroïques
Les chants mâles du Barde à vos murs familiers !
Hautes tours, qui jetiez dans les nuits magnifiques
Jusqu’aux astres l’éclat des bûchers ceints de fleurs,
Et couronniez d’Érinn les collines antiques !
Et vous, assauts des forts, ô luttes des meilleurs,
Cris de guerre si doux à l’oreille des braves !
Étendards dont le sang retrempait les couleurs !
Cœurs libres, qui battiez sans peur et sans entraves !
Esprits qui remontiez noblement vers les Dieux,
Dans l’orgueil d’une mort inconnue aux esclaves !
Salut, palais en cendre où vivaient mes aïeux !
Ô chants sacrés, combats, vertus, fêtes et gloire,
Ô soleils éclipsés, recevez mes adieux !
Ton peuple, sainte Érinn, a perdu la mémoire,
Et, seul, des vieux chefs morts j’entends la sombre voix ;
Ils parlent, et mon nom roule dans la nuit noire :
Viens ! disent-ils, la hache a mutilé les bois,
L’esclave rampe et prie où chantaient les épées,
Et tous les Dieux d’Erinn sont partis à la fois !
Viens ! les âmes des Finns, à l’opprobre échappées,
Dans la salle aux piliers de nuages brûlants
Siègent, la coupe au poing, de pourpre et d’or drapées.
Le glaive qui les fit illustres bat leurs flancs ;
Elles rêvent de gloire aux fiers accents du barde,
Et la verveine en fleur presse leurs fronts sanglants.
Mais la foule des chefs parfois songe et regarde
S’il arrive, le roi des chanteurs de Temrah ;
Ils disent, en rumeur : — Voici longtemps qu’il tarde ! —
Ô chefs ! j’ai trop vécu. Quand l’aube renaîtra,
Je vous aurai rejoints dans la nue éternelle,
Et, comme en mes beaux jours, ma harpe chantera ! —
L’apôtre dit : — Vieillard ! ta raison se perd-elle ?
Il n’est qu’un ciel promis par la bonté de Dieu,
Vers qui l’humble vertu s’envole d’un coup d’aile.
L’infidèle endurci tombe en un autre lieu
Terrible, inexorable, aux douleurs sans relâche,
Où l’Archange maudit l’enchaîne dans le feu !
— Étranger, réponds-moi : Sais-tu ce qu’est un lâche ?
Moins qu’un chien affamé qui hurle sous les coups !
Quelle langue l’a dit de moi, que je l’arrache !
Où mes pères sont-ils ? — Où les païens sont tous !
Pour leur éternité, dans l’ardente torture
Dieu les a balayés du vent de son courroux ! —
Le vieux Barde, à ces mots, redressant sa stature,
Prend l’épée, en son cœur il l’enfonce à deux mains
Et tombe lentement contre la terre dure :
— Ami, dis à ton Dieu que je rejoins les miens. —
C’est ainsi que mourut, dit la sainte légende,
Le chanteur de Temrah, Murdoc’h aux longs cheveux,
Vouant au noir Esprit cette sanglante offrande.
Le palais écroulé s’illumina de feux
Livides, d’où sortit un grand cri d’épouvante.
Le Barde avait rejoint les siens, selon ses vœux.
Auprès du corps, dont l’âme, hélas ! était vivante,
L’Apôtre en gémissant courba les deux genoux ;
Mais Dieu n’exauça point son oraison fervente,
Et Murdoc’h fut mangé des aigles et des loups.