Le Barreau libre pendant la révolution - Les Défenseurs officieux

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LE
BARREAU LIBRE
PENDANT LA RÉVOLUTION

LES DÉFENSEURS OFFICIEUX[1].

Voici que les avocats, dont la profession est de défendre les autres, vont avoir à leur tour besoin de défenseurs. Ils sont sur la sellette depuis quelques semaines, et il ne se passe pas de jour qu’un ou plusieurs journalistes ne dénoncent à l’indignation publique des abus dont personne, il faut bien le dire, ne se souciait il y a six mois, mais qui, paraît-il, sont devenus subitement intolérables. On s’est avisé tout à coup que l’ordre des avocats, avec son organisation traditionnelle, n’était ni plus ni moins qu’un monstrueux monopole, un dernier vestige d’un passé à jamais disparu. Monopole, lambeau d’ancien régime, c’est plus qu’il n’en faut pour déchaîner les colères des partisans du bloc ; c’est presque assez pour convaincre les badauds et les ignorans. En tout cas, cela dispense d’argumens sérieux, de griefs précis. O puissance des mots dans notre France moderne, fille de la révolution !

À travers cette indignation de commande, il est aisé d’apercevoir les motifs de la guerre faite aux avocats. On ne leur pardonne pas d’avoir tenté de déchirer le voile discrètement jeté sur les scandales de Panama ; on ne leur pardonne pas d’avoir fait entendre à ceux qui détenaient alors le pouvoir un langage indépendant qui a soulagé la conscience publique. À coup sûr, si les membres du barreau qui ont pris la parole dans ces circonstances mémorables avaient montré moins de courage et moins de franchise, on ne songerait pas plus aujourd’hui qu’on n’y songeait hier à supprimer l’ordre, sa discipline et ses règles professionnelles. Napoléon voulait pouvoir « couper la langue à tout avocat qui s’en servait contre le gouvernement, » et il ne se gênait pas pour le dire. Nos maîtres d’aujourd’hui se garderaient de le dire : mais s’ils pouvaient le faire !..

Il ne s’agit pas seulement d’une campagne de presse ; la chambre des députés, pendant la législature qui vient de prendre fin, a été saisie de deux propositions de loi relatives à l’organisation du barreau : l’une, présentée il y a quelques années par M. Maurice Faure ; l’autre déposée tout récemment par M. Trouillot. Ce dernier accorde le droit de plaider à tout licencié en droit, supprimant d’un trait de plume l’ordre des avocats, le tableau, la discipline, le conseil, c’est-à-dire toutes les garanties de moralité qui avaient jusqu’ici paru aussi nécessaires, sinon plus, que les garanties de capacité. M. Maurice Faure, plus radical encore et plus logique, estime qu’il convient de laisser au plaideur la liberté la plus absolue dans le choix de son défenseur : licencié ou non, qu’importe, s’il lui donne sa confiance ? Et, aux termes de sa proposition de loi, le premier venu est admis à se présenter à la barre comme mandataire des parties. C’est la traduction en style législatif de cette boutade de Jules Vallès : « Faites place aux avocats sans toque ni diplôme, envoyés par Pierre ou Paul, qui se présenteront attifés comme ils le voudront, en redingote ou en cotte, chaussés de cuir ou de bois, en souliers ou en sabots, — laissez passer l’éloquence des simples ! » Ces propositions viennent d’être ensevelies avec la chambre qui les a vues éclore. Mais elles révèlent l’état d’esprit d’un certain nombre d’hommes politiques, et, au premier incident qui mettra de nouveau le barreau en conflit avec le gouvernement, on les verra renaître de leurs cendres.

Puisque la question de l’organisation de la défense est actuellement posée devant l’opinion, n’y aurait-il pas intérêt et profit à interroger le passé et à faire appel au témoignage de l’histoire ? On paraît trop oublier, en effet, lorsqu’on parle de supprimer l’ordre des avocats, que l’expérience a été faite il y a cent ans, que l’assemblée constituante a ouvert à tous l’accès de la barre, et que les tribunaux de l’époque révolutionnaire ont vu les avocats sans toque ni diplôme réclamés par Vallès. Quels furent les résultats de cette innovation ? Les plaideurs furent-ils mieux défendus, les juges mieux secondés ? Ou bien, au contraire, ces hommes de loi improvisés, dont aucune discipline ne contenait les écarts, ont-ils peut-être apporté dans le sanctuaire de la justice des mœurs scandaleuses et transformé une noble profession en un honteux trafic ? Voilà, ce nous semble, un point qui vaut la peine d’être étudié par tous ceux qui se préoccupent, sans haine et sans parti-pris, de l’organisation du barreau.

Aussi bien, même en s’élevant au-dessus des polémiques actuelles, il nous paraît intéressant de fixer un point d’histoire trop négligé jusqu’à ce jour par ceux qui se sont occupés de l’époque révolutionnaire. Les historiens du barreau eux-mêmes sont fort laconiques sur cette période de vingt années : ils en disent assez pour piquer notre curiosité, trop peu pour la satisfaire. Lorsqu’on nous raconte qu’une assemblée dirigée par des avocats a condamné à mort l’ordre auquel elle devait ses chefs les plus écoutés, nous voudrions pénétrer les causes de cette résolution qui nous surprend et nous déconcerte ; nous voudrions savoir par quelles idées les membres de la Constituante se sont laissé guider, à quels sentimens ils ont obéi en supprimant une institution qui avait la bonne fortune de n’être point impopulaire. On répète couramment que les exactions commises par les nouveaux défenseurs révoltèrent la conscience publique, qu’ils introduisirent un effroyable désordre dans l’administration de la justice, si bien que Napoléon, en dépit de son aversion instinctive pour les avocats, fut amené presque malgré lui à rétablir l’antique discipline. Ce récit nous paraît vraisemblable ; encore ne serait-il pas inutile de l’appuyer sur quelques preuves, de produire quelques témoignages qui donneraient au verdict sévère rendu sur les défenseurs officieux une autorité indiscutable.

En un mot, l’histoire du barreau libre, de son institution, de son fonctionnement, de son déclin, n’a point été faite jusqu’ici ; et cependant, sans parler des enseignemens qu’elle pourrait fournir aux amateurs de réformes, elle aurait quelque attrait pour tous ceux qui ont le goût des études historiques. Sans avoir l’ambition de combler cette lacune, nous voudrions essayer de préciser les traits principaux de cette histoire.


I.

Dans un pamphlet où il célèbre l’affranchissement de la justice, Camille Desmoulins reporte à la nuit du 4 août la suppression de l’ordre des avocats : « c’est cette nuit enfin que la justice a chassé de son temple tous les vendeurs pour écouter gratuitement le pauvre, l’innocent et l’opprimé ; cette nuit qu’elle a détruit et le tableau, et la députation de l’ordre des avocats, cet ordre accapareur de toutes les causes, exerçant le monopole de la parole, prétendant exploiter exclusivement toutes les querelles du royaume. Maintenant, tout homme qui aura la conscience de ses forces et la confiance des cliens pourra plaider. »

Il ne fut cependant point question des avocats dans cette nuit célèbre où fut consommée la ruine de l’ancien régime. C’est un décret du 2 septembre 1790 qui prononça leur arrêt de mort. Oh ! bien incidemment et à propos… de costume. Ce décret a, en effet, pour objet de régler le costume des juges : il les affuble d’un habit noir et d’un chapeau rond relevé par le devant et surmonté d’un panache de plumes noires, accoutrement qui, paraît-il, faillit rendre ridicules les nouveaux magistrats. Et, après s’être occupé des commissaires du roi et des greffiers, après avoir doté les huissiers d’une chaîne dorée et d’une canne à pomme d’ivoire, le décret se termine ainsi : « Les hommes de loi, ci-devant appelés avocats, ne devant former ni ordre ni corporation, n’auront aucun costume particulier dans leurs fonctions. » D’un trait de plume, par cette seule phrase brève et dédaigneuse, la Constituante supprimait une institution plusieurs fois séculaire, aussi antique et aussi vénérable que les parlemens, et à laquelle son glorieux passé méritait un trépas moins obscur.

Ce n’était pas tout de démolir, il fallait reconstruire ; et il était urgent d’organiser la défense devant les nouvelles juridictions. Les parlemens, les présidiaux, bailliages et autres corps judiciaires venaient en effet de disparaître pour jamais ; les nouveaux juges, élus à deux degrés par les assemblées primaires, étaient à la veille d’entrer en fonctions. Quels seraient leurs auxiliaires ? Qui allait remplacer les avocats ? Sur les ruines de l’ordre allait-on rétablir un corps d’hommes de loi, ayant subi certains examens et offrant au moins quelques garanties de capacité professionnelle ?

Point du tout. La Constituante, ouvrant à tout venant les portes du prétoire, décrète, le 16 décembre 1790, que la profession de défenseur sera à l’avenir une profession libre. Toute partie aura le droit de se défendre elle-même verbalement et par écrit ; si elle ne veut point en user, elle peut confier sa défense à qui bon lui semblera. Quel que soit son caractère, quels que soient ses antécédens, le citoyen qu’elle aura investi de sa confiance sera admis à la barre.

Avec ces décrets une ère nouvelle s’ouvrait pour le barreau. Au lieu d’être réservé à un corps spécial, soumis à des règles professionnelles, ayant son pouvoir disciplinaire, ses mœurs, ses traditions, son costume, le droit de plaider pour autrui appartenait désormais à tous. Tout citoyen pouvait se présenter à la barre comme mandataire d’un plaideur, sans aucun signe distinctif, en s’affublant pour la circonstance du titre de défenseur officieux.

Telle fut l’œuvre de la Constituante. Il paraît surprenant, au premier abord, que cette assemblée n’ait point épargné les avocats. Leur ordre, en effet, n’inspirait pas les mêmes défiances que les anciens corps judiciaires. Bien loin de nourrir des préventions contre les idées nouvelles, ils avaient pour la plupart salué avec enthousiasme l’avènement de la liberté, et leurs tendances libérales les avaient désignés aux suffrages de leurs concitoyens, si bien que l’on comptait plus de deux cents avocats dans la députation du tiers-état. Non-seulement le barreau était plus largement représenté dans l’assemblée que toute autre profession ; mais ses membres les plus estimés, Tronchet, Target, Camus, du barreau de Paris, — Chapellier, de Rennes, — Thouret, de Rouen, — Bergasse, de Lyon, — Mounier et Barnave, de Grenoble, étaient devenus les chefs de la majorité à la Constituante. Il semble donc que l’ordre des avocats aurait dû traverser sans secousse cette époque redoutable oh. tout se renouvelait ; il semble qu’il aurait dû survivre aux parlemens et à toute l’organisation judiciaire de l’ancien régime.

Et cependant, en allant au fond des choses, on ne tarde pas à démêler les véritables motifs de cette grave réforme ; et pour comprendre comment la Constituante fut amenée à sacrifier l’ordre des avocats, malgré sa popularité et en dépit des services qu’il rendait à la cause de la Révolution, il suffit de nous dépouiller pour un instant de nos idées actuelles et de nous rendre compte de l’état d’esprit des hommes de 1789.

Pour des législateurs prudens, il suffit qu’une institution existe, qu’elle soit ancienne, qu’elle ait une glorieuse histoire, pour qu’elle soit conservée, tout au moins jusqu’à ce que ses vices aient été reconnus. Il en allait tout autrement pour les constituans de 1789 : tout ce qui était ancien, tout ce qui avait abrité les générations précédentes, était a priori destiné à périr. Il fallait que tout lût neuf dans l’habitation que ces audacieux architectes rêvaient d’édifier pour l’usage et le plus grand bonheur de la nation française. S’agissait-il de l’organisation judiciaire, les parlemens une fois supprimés, comment aurait-on conservé les anciennes compagnies d’avocats, de procureurs, d’huissiers ? À des tribunaux de création nouvelle ne fallait-il pas des auxiliaires nouveaux ? « Vous n’avez pas voulu simplement réparer, mais reconstituer en entier l’ordre judiciaire : or, en faisant cette reconstitution intégrale, vous ne pouvez laisser subsister aucune partie de l’ancien édifice. » Ainsi s’exprime le député Dinocheau, et sa parole a d’autant plus d’autorité qu’il tient ce langage au nom des comités de constitution et de judicature dont il est rapporteur. Dès lors, n’était-il pas indispensable de transformer l’organisation du barreau, de changer jusqu’au nom des défenseurs ?

D’ailleurs, en admettant la moindre restriction au droit de plaider, la Constituante aurait cru porter atteinte au principe de la liberté de la défense. La liberté de la défense ! Aux yeux des hommes de 1789, c’était une des conquêtes les plus précieuses de la Révolution ; c’était un de ces axiomes sacro-saints qui faisaient partie de la charte nouvelle de l’humanité. Le droit pour chaque citoyen de défendre lui-même sa cause en justice était considéré comme un droit naturel, inviolable, au-dessus de toutes les lois écrites. Ce principe posé, les logiciens de la Constituante ne pouvaient manquer d’en déduire les conséquences. Le citoyen qui ne pourrait pas ou ne voudrait pas user lui-même de cette faculté de se défendre chargerait de ce soin celui qui lui paraîtrait le plus capable de soutenir ses intérêts. En bonne logique, le droit de se défendre n’est complet qu’à la condition de pouvoir être délégué, et délégué à n’importe qui. Forcer le plaideur à choisir son mandataire dans une certaine classe d’individus, c’eût été une diminution de son droit, une mainmise sur son libre arbitre.

Et ici intervenait une autre idée qui ne pouvait germer que dans le cerveau des hommes de cette fin de siècle bercée par les théories de Rousseau : puisque la fraternité véritable allait enfin régner, puisque tous les hommes, dans la société régénérée, devaient être humains et vertueux, comme ce rôle de défenseur et de protecteur des faibles allait être envié ! Quel plus noble emploi celui que la nature a doué d’une parole facile pourrait-il faire de ses facultés ? « Sous une constitution bienfaisante et dont les maximes fraternelles rapprochent tous les hommes, les relations de confiance et d’intérêt doivent resserrer encore ces liens ; il n’est pas un seul d’entre eux qui n’ait le droit de défendre un autre citoyen : hominis interest alterum hominem beneficio affici[2]. » Priver, sous un prétexte quelconque, un de ces hommes sensibles du droit de défendre ses semblables eût été, vous le sentez bien, une barbarie !..

Cette théorie que nous venons de résumer, nul ne l’a exposée avec plus de logique, avec plus de rigueur que Robespierre :

« À qui appartient, dit-il, le droit de défendre les intérêts des citoyens ? Aux citoyens eux-mêmes ou à ceux en qui ils ont mis leur confiance. Ce droit est fondé sur les premiers principes de la raison et de la justice ; il n’est autre chose que le droit essentiel et imprescriptible de la défense naturelle. S’il ne m’est pas permis de défendre mon honneur, ma vie, ma liberté, ma fortune par moi-même, quand je le veux et quand je le puis, et dans le cas où je n’en ai pas les moyens, par l’organe de celui que je regarde comme le plus éclairé, le plus vertueux, le plus humain, le plus attaché à mes intérêts ; si vous me forcez à les livrer à une certaine classe d’individus que d’autres auront désignés, alors vous violez à la fois et cette loi sacrée de la nature et de la justice et toutes les notions de l’ordre social qui en dernière analyse ne peut reposer que sur elles… »

Chose étrange ! Robespierre a contribué plus que tout autre à la destruction de l’ordre des avocats ; et cependant, par une singulière erreur, on le considère communément comme un de ses plus fermes champions. Comment cette légende s’est-elle formée ? Je l’ignore ; en tout cas, elle est aujourd’hui fort accréditée. Elle a trouvé place dans des ouvrages d’ailleurs dignes de foi, et récemment, nombre de journalistes, qui ne se sont pas donné la peine d’ouvrir le Moniteur du 15 décembre 1790, ont reproduit de confiance cette assertion erronée. Il n’est donc pas inutile de rétablir la vérité sur ce point. Sans doute, le discours de Robespierre renferme une belle oraison funèbre de l’ancien barreau. Mais ces éloges tout platoniques ne l’empêchent pas de réclamer la liberté absolue de la défense. Il ne souffre même pas qu’on y mette la moindre restriction ; et comme le projet du comité attribuait au tribunal un droit de censure sur les défenseurs officieux qui s’écarteraient de leurs devoirs, Robespierre fait entendre une protestation indignée : « Mais quoi ? S’écrie-t-il ; donner à des juges le droit de dépouiller ignominieusement les citoyens, sans aucune forme de procès, du plus touchant, du plus sacré de leurs droits, celui de défendre leur semblable ! quels principes ! »

Ce verbiage nous fait aujourd’hui sourire, désabusés que nous sommes sur le désintéressement et la sensibilité de notre prochain ! Pour les hommes de 1789, l’argumentation de Robespierre était irrésistible, parce qu’ils y retrouvaient l’expression de leurs idées et de leurs sentimens. Et comment s’étonner que les membres du barreau qui siégeaient sur les bancs de la Constituante aient gardé le silence ? Leur abstention s’explique à merveille. Supposons que Target, Thouret, Chapellier, Barnave ou quelque autre avocat fût monté à la tribune pour répondre à Robespierre et combattre le principe de la défense libre : qu’aurait-il pu dire à une assemblée grisée par ce beau rêve de fraternité universelle ? Les considérations pratiques n’avaient aucune prise sur la Constituante. Lorsqu’une fois elle s’était élevée d’un coup d’aile dans le domaine des abstractions et des utopies, elle planait au-dessus de toutes les faiblesses humaines sur lesquelles elle s’aveuglait volontairement ; elle légiférait pour une société chimérique composée d’êtres parfaits ; et le malencontreux orateur qui voulait la faire redescendre sur terre s’exposait inutilement à se faire traiter d’aristocrate par ses collègues et par les tribunes.

D’ailleurs les avocats appartenaient pour la plupart au côté gauche de l’assemblée ; ils partageaient les aspirations et les enthousiasmes, les illusions et les erreurs de la majorité, et le courant qui emportait tout à la dérive les entraînait comme les autres.

Une voix s’éleva néanmoins pour défendre l’ordre des avocats et pour adresser à la Constituante un sage et prophétique avertissement. Un député qui appartenait à une illustre lignée de parlementaires, et qui avait été lieutenant civil du Châtelet de Paris, Antoine-Omer Talon, exprima, dans un mémoire présenté au comité de constitution, les appréhensions que lui faisait concevoir la nouvelle organisation de la défense : «Gardez-vous, disait-il, d’admettre dans les tribunaux cette foule de praticiens obscurs qui infecte la société, ces insectes du barreau qui cherchent leur subsistance dans les procès qu’ils sollicitent, après les. avoir eux-mêmes suscités. N’entourez les ministres de la loi que d’hommes instruits et purs, qui puissent en diriger l’application avec les mêmes principes qui doivent animer ceux qui l’appliqueront. Et si vous admettiez des milliers d’hommes inconnus à défendre les citoyens, comment la surveillance des juges pourrait-elle s’étendre sur leurs fonctions ? Comment ces défenseurs eux-mêmes pourraient-ils avoir entre eux ces rapports de confiance qui souvent conduisent à la conciliation, et qui sont absolument nécessaires pour l’instruction des procès ?.. » Nous n’avons pas voulu abréger cette citation, parce que nous y trouvons résumées, sous la plume d’un magistrat clairvoyant et instruit par l’expérience, les graves considérations qui, aujourd’hui comme en 1789, rendent nécessaire le maintien de la discipline des avocats.

Mais ces craintes ne furent pas partagées par les membres du comité ; et le candide Dinocheau, qui avait réponse à tout, assurait ses collègues que de tels abus n’étaient point à redouter. Pourquoi, en effet, ne pas s’en rapporter aux principaux intéressés, aux plaideurs eux-mêmes ? Comment les supposer assez peu avisés pour choisir un défenseur malhabile ou malhonnête ? « Ne craignez pas que des intrigans ou de vils solliciteurs s’introduisent dans les tribunaux sous le titre de défenseurs officieux. Laissez aux parties la liberté du choix : l’intérêt se trompe rarement. »

Qui avait raison ? Dinocheau avec son optimisme robuste et ses séduisantes promesses, ou le lieutenant civil avec ses sombres prédictions ? Où était la vérité ? Nous allons l’apprendre en voyant à l’œuvre les nouveaux défenseurs.


II.

Il n’était point question de syndicat, il y a cent ans. Le mot était inconnu, et la chose n’était pas en honneur. Entre les individus et la nation, on ne concevait aucun groupe intermédiaire. Cependant les anciens avocats restaient unis, malgré la dissolution de leur ordre, et continuaient à former une sorte d’association, que nous qualifierions aujourd’hui de syndicat. Groupés autour de leurs anciens, ils tenaient à honneur de conserver intactes les vieilles traditions. Ils s’étaient promis mutuellement d’observer aussi fidèlement que par le passé leurs règles professionnelles, bien qu’elles fussent dénuées de toute valeur légale. On leur avait enlevé leurs privilèges : mais ils ne se croyaient pas déliés de leurs obligations ; et, à défaut du costume qui servait naguère à les reconnaître, les sentimens d’honneur et de délicatesse dont on n’avait pas pu les dépouiller devaient les distinguer, comme les soldats d’un corps d’élite, au milieu de la foule des nouveaux défenseurs.

Férey était le chef incontesté de cette grande famille, le bâtonnier de fait dont tous acceptaient volontairement la paternelle autorité, et sa maison devint le lieu de ralliement de tous ceux qui conservaient le culte de leur profession. Là se réunissaient presque chaque jour Lesparat, Delacroix-Frainville, Delamalle, Bonnet, Gairal, Billecocq.

L’histoire de ces survivans de l’ancien barreau, de ces avocats du marais, comme on les appelait à la fin de la Révolution, mériterait d’être racontée en détail : peut-être l’essaierons-nous quelque jour. Pour le moment revenons aux véritables représentans du barreau libre, occupons nous des nouveaux-venus qui profitèrent des décrets de 1790 pour se présenter à la barre en qualité de défenseurs officieux. Comment se sont-ils comportés ? Comment ont-ils compris et rempli leur mission ?

Ce qui nous frappe tout d’abord, c’est qu’à l’inverse des anciens avocats, ils n’ont jamais cherché à se rapprocher les uns des autres. Très différens d’origine, de mœurs, de sentimens, ils restaient isolés. Point de règles professionnelles communes : chacun d’eux exerçait son ministère à sa guise. Point d’esprit de corps, point de confraternité.

C’étaient, pour la plupart, des agens d’affaires que l’ordre des avocats et la corporation des procureurs avaient toujours eu soin de tenir à l’écart. Mais toutes les classes de la société, les plus basses surtout, avaient fourni leur contingent au barreau libre. Jamais, en effet, l’éloquence n’avait été aussi répandue. Les clubs, les sociétés populaires, les comités révolutionnaires qui pullulaient à Paris et dans les grandes villes, avaient mis la parole publique à la mode. Ne voyait-on pas un acteur lire une adresse pompeuse à la Constituante, au nom d’une délégation des électeurs parisiens qui venait rendre compte à l’assemblée de l’élection des nouveaux juges ? Le premier venu s’improvisait orateur, et la liberté du barreau venait à point pour offrir un aliment nouveau à cette manie de pérorer en public. Des sots prétentieux, qui avaient appris une douzaine de phrases creuses dans les ouvrages de Rousseau ou dans les brochures de Sieyès, et qui avaient essayé leur talent, debout sur une chaise, aux soirées tumultueuses du Palais- Royal, se croyaient capables de défendre leurs concitoyens en justice ; et d’anciens laquais, formés à la parole au club des Jacobins, s’avisaient de plaider.

Un contemporain raconte qu’il a vu et entendu un porteur d’eau défendre une femme publique, à laquelle son propriétaire avait donné congé, sous prétexte de scandale. Il protestait contre cette expulsion et essayait de prouver que la profession de sa cliente ne pouvait plus scandaliser personne, depuis que le fanatisme était aboli. Il paraît que le juge n’avait point une morale aussi large : indigné, il se leva de son siège, prit le rustre par les épaules et le mit à la porte du prétoire.

Descendons encore plus bas : parmi les défenseurs officieux, on voyait jusqu’à des repris de justice. Un individu qui avait été condamné à quatre ans de fer, et qui était privé par conséquent de ses droits de citoyen, osa se présenter à la barre. Le tribunal refusa de l’entendre et invita le plaideur à choisir un avocat qui eût de meilleurs antécédens. Je me garderai bien de critiquer cette décision judiciaire. Mais il est permis de se demander si les juges avaient le droit de montrer cette rigueur et de prononcer cette exclusion, puisque, en vertu de la nouvelle législation, les fondés de pouvoirs des parties n’étaient tenus de justifier ni de leur aptitude professionnelle, ni de leur moralité.

Ce ne sont là, dira-t-on, que des faits isolés, des exceptions qui étaient peut être fort rares. N’est-il pas téméraire de généraliser et d’envelopper dans une même réprobation tous les défenseurs officieux ? Eh bien, consultons un témoin qui ne sera pas suspect ; écoutons le langage attristé d’un magistrat de Paris. C’est le juge de paix de la division de la Cité, qui dénonce au conseil des Cinq-Cents les désordres et les abus dont il est chaque jour le témoin : « l’homme instruit, dit-il, l’homme probe a été confondu avec l’ignorant et le fourbe ; une foule d’individus sans talens ont osé se présenter pour embrasser la défense de leurs concitoyens. Enfin cet état de défenseur, jadis si considéré, est tombé dans l’opprobre, soit à cause de l’incapacité, soit à cause du peu de délicatesse de la majeure partie de ceux qui l’ont exercé. Il est temps que cet abus cesse ; il est temps qu’un citoyen puisse réclamer ses droits sans être exposé à devenir la victime de la cupidité et de l’inexpérience. »

Avec de pareils défenseurs, des mœurs inconnues jusqu’alors s’acclimataient au barreau. Quelques-uns d’entre eux s’étaient exclusivement adonnés aux affaires criminelles, si bien qu’ils avaient reçu le sobriquet d’avocats de prison. Il paraît que ce n’étaient point les plus scrupuleux, et Berryer père raconte qu’ils se prêtaient sans répugnance aux plus honteux marchés. L’un d’eux avait traité à forfait avec une bande de voleurs dont il était l’avocat attitré, et qui rémunérait ses services, toutes les fois qu’elle était obligée d’y recourir. Cette alliance monstrueuse ne le faisait point rougir : « c’est la bande qui me paie, » disait-il naïvement à ses collègues. Un jour, ce spécialiste s’aperçut, en pleine audience, qu’on venait de lui dérober sa montre. L’auteur de ce larcin était un nouvel affilié de la bande, un novice qui ne savait pas à qui il avait affaire. Le défenseur se plaignit à un ancien de la troupe, qui se contenta de lui demander à quelle heure et dans quelle salle ce vol avait été commis. Le lendemain, sa montre lui fut rapportée.

Au civil, l’attitude et les procédés des nouveaux-venus avaient complètement changé le caractère de la lutte judiciaire. Les relations confiantes qui existaient jadis entre les avocats, vivant côte à côte, appartenant à la même compagnie, retenus par la même discipline, avaient fait place à la défiance et au soupçon. Chacun des deux défenseurs observait son adversaire et se tenait sur la réserve. Cet adversaire était-il honnête et délicat ? était-il capable de soustraire une pièce ? Il ne le savait point ; ou quelquefois il le savait trop bien. Aussi se gardait-il de lui confier les titres de son client. « Nulle part, dit un contemporain, on n’ose communiquer les titres et les moyens des parties dans la crainte de soustraction, de falsification des pièces. » Dès lors toute discussion sérieuse et utile était impossible ! c’était le triomphe de la ruse, de la fraude, et de la calomnie.

Les juges à leur tour se méfiaient du défenseur. Cet inconnu, dont rien ne leur garantissait la moralité et qui n’avait aucun intérêt à mériter leur estime, pouvait impunément tronquer, dénaturer les contrats et les documens dont il donnait lecture. Pour éviter une surprise, les magistrats étaient obligés de contrôler toutes ses affirmations. De là des lenteurs, de là des retards dans l’administration de la justice ; et la plaidoirie, dont l’objet est d’éclairer le tribunal et de faciliter sa tâche, ne servait qu’à le dérouter. Juges, avocats, plaideurs, n’avançaient dans les sentiers de la justice qu’avec précaution, redoutant toujours quelque embûche ou quelque guet-apens. Pour qu’une affaire soit promptement instruite et bien jugée, tous les hommes expérimentés le savent, il est indispensable que les défenseurs des deux parties se connaissent et s’estiment. Il est indispensable aussi qu’ils soient connus et estimés des magistrats. Les plaideurs de l’époque révolutionnaire l’apprirent à leurs dépens.

Un trait manquerait à la physionomie des défenseurs officieux (et ce n’est pas le moins intéressant), si nous omettions de parler de leur rapacité. Malheur au plaideur naît et crédule qui se mettait entre leurs mains ! il était impitoyablement dépouillé. D’une voix unanime, les contemporains dénoncent les exactions de « ces voraces défenseurs précaires, qui vendent au poids de l’or des services soi-disant officieux. » L’un constate avec stupeur que les procès n’ont jamais coûté si cher que depuis que la justice est distribuée gratuitement, et il supplie les législateurs de fixer le salaire des défenseurs officieux. « La plupart d’entre eux, dit-il, ne connaissent plus de bornes à la rétribution qui leur est due, et leurs noms pourraient être inscrits dans la liste honteuse des hommes qui se sont enrichis des calamités révolutionnaires. » Un autre déclare que les procureurs et les avocats, dont on avait tant médit, n’étaient que des écoliers dans l’art d’écorcher leurs cliens, et il ajoute : « On aurait dû laisser à ces corbeaux la large robe qui les enveloppait : depuis qu’ils ne l’ont plus, je ne vois que leurs griffes ! » Combien on était loin des douces illusions de Dinocheau, des beaux rêves de Robespierre ! Cette profession de défenseur, qui devait séduire les âmes sensibles et désintéressées, était devenue un métier exploité par des charlatans sans pudeur.

Pendant la période la plus sombre de la révolution, deux causes aggravèrent encore ces abus et portèrent à son comble l’anarchie judiciaire. Nous voulons parler de la suppression des avoués et de l’épuration des défenseurs officieux par le conseil-général de la commune.

Les nouveaux défenseurs, dont nous venons de dépeindre les mœurs, étaient contenus dans une certaine mesure par la présence des avoués. Ces officiers ministériels, qui se recrutaient parmi les anciens hommes de loi, guidaient les plaideurs dans le choix de leur défenseur et les engageaient à confier de préférence leurs intérêts aux anciens avocats qui fréquentaient encore le palais. Mais, sous prétexte de simplifier la procédure et de diminuer les frais de justice, la Convention supprima les avoués que l’assemblée constituante avait institués dans un instant de sagesse. Conformément au vœu émis dès 1790 par Robespierre, la loi du 3 brumaire an II autorisait les parties à se faire représenter par un simple fondé de pouvoirs, et ce mandataire pouvait tout à la fois postuler et plaider. C’était la réunion des fonctions de procureur et d’avocat dans les mêmes mains, et dans quelles mains ! Les nouveaux hommes de loi, libres de toute entrave, allaient exploiter tout à leur aise leurs infortunés cliens.

À cette liberté absolue, illimitée, voici cependant que la Convention apportait une restriction. Pour représenter les parties, pour plaider, point n’était nécessaire d’être instruit, ni honnête ; mais il fallait être bon patriote. Les diplômes étaient inutiles : le certificat de civisme devenait indispensable. En vertu de la loi de brumaire an II, les mandataires des plaideurs ne peuvent se présenter à la barre que munis du fameux certificat, et, quelques jours après, la commune de Paris précise les conditions nécessaires pour l’obtenir. Ce n’est pas chose facile ! Il faut d’abord représenter les quittances des contributions patriotiques ou impôts et un extrait d’enregistrement dans la garde nationale depuis 1790. Ce n’est pas tout. Voici l’essentiel : il faut n’avoir signé aucun écrit contre la liberté, n’avoir fait partie d’aucun club réactionnaire comme les Feuillans ou la Sainte-Chapelle, n’avoir été rejeté d’aucune société populaire. Jacobins ou Cordeliers, depuis leur épuration, n’avoir signé aucune pétition réactionnaire… Pour parler net, ceux-là seuls pouvaient obtenir le certificat, qui avaient fait étalage, non-seulement de leurs sentimens républicains, mais encore et surtout de leur enthousiasme pour la politique des Jacobins.

Le conseil-général de la commune, qui délivrait les certificats de civisme, se trouvait dès lors investi d’une sorte de pouvoir disciplinaire sur les défenseurs officieux. Il prit son rôle au sérieux et déclara, en propres termes, qu’il allait procéder à l’épuration du barreau. Il faisait comparaître les défenseurs à sa barre, les interrogeait sur leur conduite, leur demandait quels gages de dévoûment ils avaient donnés aux institutions nouvelles. « Il ne suffit pas, disait un des membres du conseil, qu’ils n’aient jamais suivi le sentier de l’aristocratie, il faut qu’ils aient toujours marché d’un pas ferme dans la route du patriotisme. »

Voici, par exemple, le citoyen Hurot, défenseur officieux, qui se présente le 26 germinal an II devant le conseil-général. Il réclame la délivrance du certificat de civisme qui lui est nécessaire pour continuer l’exercice de sa profession. Mais un membre de sa section prend la parole et fait des observations très désavantageuses sur son compte. « Il lui reproche de ne s’être jamais montré dans aucun temps de la révolution, ou du moins de ne s’être montré que comme aristocrate, venant quelquefois aux assemblées, mais pour y contrarier les délibérations. » Enfin il l’accuse de n’avoir jamais défendu que des aristocrates et d’avoir abandonné la cause du peuple. Il n’en faut pas davantage pour convaincre le conseil : sans examiner si cette basse dénonciation repose sur quelque fondement, il n’hésite pas à briser la carrière du citoyen Hurot, et, non content de lui refuser le certificat, il le renvoie à l’administration de la police. Renvoyé à l’administration de la police ! Ces derniers mots durent retentir comme un glas funèbre aux oreilles de l’infortuné défenseur ; une expérience quotidienne lui avait appris à connaître leur peu rassurante signification. Être renvoyé à la police, c’était être déclaré suspect c’était à brève échéance l’emprisonnement, le tribunal révolutionnaire, peut-être la guillotine !

Malheur à ceux qui échouaient dans ce terrible examen ! Malheur aussi à ceux qui tentaient de s’y dérober et qui renonçaient à leur état pour échapper à la censure du conseil-général ! Ils étaient également classés parmi les suspects. Écoutons l’agent national Payan : dans la séance du 26 germinal an II, il dénonce au conseil- général la conduite d’un grand nombre de défenseurs officieux qui, dans la crainte de se voir refuser le certificat de civisme, préfèrent abandonner les tribunaux. Il requiert les rigueurs du conseil contre ces mauvais patriotes qui semblent douter eux-mêmes de leur civisme. « Il ne faut pas qu’ils échappent à la justice. S’ils ne se présentent pas, c’est qu’ils ont la conscience de leurs crimes et de votre fermeté ; ils doivent être présumés suspects ; il faut qu’après un certain délai ils soient arrêtés et que l’on interroge leur conduite présente. » Et le conseil-général décide qu’on dressera la liste des défenseurs officieux qui n’auront pas osé se présenter pour subir la censure, et que cette liste sera envoyée au comité de sûreté générale, à l’administration de la police, aux comités civils et révolutionnaires.

Quelle étrange façon de comprendre la liberté du barreau ! Le barreau était libre, il est vrai, pour les ignorans, les incapables et les intrigans : mais on fermait la porte à tous ceux qui n’étaient pas de fervens admirateurs du comité de salut public, et la commune établissait au profit de ses protégés un véritable monopole. On avait affranchi les avocats de la juridiction de leurs anciens ; mais ils étaient contraints de se soumettre aux fantaisies des énergumènes qui gouvernaient Paris, et le conseil-général, s’érigeant en conseil de discipline, refusait impitoyablement le droit de plaider à ceux dont les opinions politiques lui semblaient suspectes ! Et cependant Robespierre était alors tout-puissant, ce même Robespierre qui, en 1790, s’indignait à la pensée qu’un citoyen pût être dépouillé du droit de défendre ses semblables !

Le résultat le plus clair de cette épuration fut que les hommes instruits et intègres désertèrent les tribunaux, laissant le champ libre aux défenseurs de la pire espèce, aux orateurs de club, aux membres les plus bruyans et les plus fanatiques des comités révolutionnaires. Ceux-ci régnaient en maîtres au palais, et les plaideurs, n’ayant plus le choix, étaient obligés de remettre leurs intérêts entre ces mains indignes.

Au reste, la physionomie du palais elle-même avait changé et la salle des Pas-Perdus offrait un spectacle peu attrayant pour les citoyens pacifiques. Des soldats de la milice bourgeoise y faisaient l’exercice. De nombreux groupes de sans-culottes s’y livraient à des discussions orageuses. Enfin les séances du tribunal révolutionnaire attiraient une multitude de femmes à la mine louche et sinistre, qu’on appelait les tricoteuses de Robespierre. Quelques hommes courageux, qui appartenaient pour la plupart à l’ancien ordre des avocats et qui avaient réussi à obtenir leur certificat de civisme avant la Terreur, consentaient à coudoyer cette foule répugnante pour prêter leur ministère aux accusés politiques. Mais devant les tribunaux ordinaires, on ne voyait plus à la barre que des défenseurs indécens et cyniques. C’est alors qu’on put dire en toute vérité : « Dieu a oublié en Égypte la plaie la plus terrible, la plus honteuse, celle des hommes de loi. Sa colère la réservait sans doute à la France[3] ! »


III.

Les pouvoirs publics ne pouvaient pas rester insensibles aux plaintes répétées des justiciables et des magistrats. La Convention elle-même, qui, vers la fin de son règne, fit de louables efforts pour remédier au désordre dans lequel elle avait jeté la France, se préoccupa des abus que les victimes des défenseurs officieux lui signalaient de toutes parts, et, par une circulaire du 17 floréal an III, elle appela l’attention des bureaux de paix sur « cette horde avide et crapuleuse de soi-disant défenseurs. »

Le Directoire, à son tour, à la suite d’un rapport du ministre de la justice Merlin, prescrivit une enquête sur « les actes de concussion commis dans l’exercice de leur ministère par les soi-disant hommes d’affaires. » Mais les circulaires ne changeaient pas les mœurs des défenseurs officieux, et les enquêtes, qui permettaient de constater le mal, n’y apportaient point de remède. Une réforme de la législation devenait nécessaire.

Cette réforme était réclamée de la façon la plus pressante par le tribunal de cassation. Il paraît, en effet, que les hommes de loi qui se chargeaient de représenter les parties et de défendre leurs intérêts devant cette haute juridiction ne valaient pas mieux que les autres. Les membres du tribunal supportaient avec peine ces indignes auxiliaires, et le scandale causé par les agissemens du défenseur Baret mit le comble à leur indignation. Baret avait écrit à l’un de ses cliens, le sieur Mazet, domicilié à Villeneuve-sur-Lot, dans le pays des vignes et des fruits, une lettre ainsi conçue : « Comme je connais un intime ami du rapporteur, qui m’a promis de vous être utile, je désirerais que vous me missiez à même de lui manifester ma reconnaissance d’une manière directe. Il s’agirait de me faire passer quelques boîtes de fruits secs et un panier de vin de votre pays pour lui offrir de votre part. » Les magistrats du tribunal de cassation eurent connaissance de cette lettre : on devine leur stupeur. Quelques jours après, ils présentaient une adresse aux deux conseils pour leur signaler la conduite de Baret et de ses collègues, et les supplier de remettre de l’ordre dans l’administration de la justice, a Il y a longtemps, disait le tribunal de cassation, que nous voyons avec douleur des fonctions délicates partagées entre des hommes irréprochables et qui ont fait leurs preuves, et des vagabonds que le hasard de leur fortune a poussés dans une carrière qu’ils déshonorent. »

Différens projets de loi furent en effet présentés et discutés au conseil des Cinq-Cents en l’an v et en l’an VI. La commission de la classification des lois proposait de rétablir les avoués ; et quant aux défenseurs officieux, elle les plaçait sous la surveillance des tribunaux auxquels elle attribuait le droit de les réprimander, de leur retirer la parole et même de les interdire pour toujours de leurs fonctions. Ces mesures paraissaient insuffisantes à la plupart des représentans ; et cependant on n’osait pas encore aller plus loin, de peur déporter atteinte au fameux principe de la liberté de la défense. On ne réussit pas à s’entendre sur les moyens de remédier au mal et la discussion ne put pas aboutir.

Mais il est un point sur lequel tous les orateurs sont tombés d’accord. Ils ont tous reconnu qu’il était urgent de mettre un terme aux abus dont la France entière était excédée ; tous ceux qui ont pris la parole ont stigmatisé la conduite des défenseurs officieux. Quelques-uns d’entre eux, s’abandonnant à cette éloquence un peu déclamatoire qui était alors très goûtée, avaient recours à d’ingénieuses métaphores pour faire comprendre à leurs collègues la triste situation des plaideurs. « Il est temps, disait Laujac, de balayer du temple de la justice les sangsues qui en obstruent les avenues pour se disputer les dépouilles des malheureux plaideurs ! » Et Pison du Galand s’écriait : « Sans doute il faut purger les tribunaux de ces vampires ignares qui les déshonorent ! »

Avec moins d’emphase, mais avec plus de précision et de netteté, le représentant Riou résume les déplorables résultats produits par les décrets de 1790 et de 1793 : «Autrefois, dit-il, le barreau avait ses règles ; aujourd’hui la licence la plus effrénée y règne sous le nom et le prétexte de liberté. Autrefois on avait une garantie authentique de la probité, de la bonne conduite et de la capacité de ceux qui étaient chargés de l’instruction des affaires ou de la défense des parties. Aujourd’hui l’ignorance s’assied à côté du légiste habile, et l’inexpérience présomptueuse et cupide rivalise avec le talent éprouvé par l’étude et couronné par les succès. Ces abus appellent certainement un prompt remède… »

En résumé, dès la fin de la période révolutionnaire, une triple réforme paraissait indispensable à tous les esprits sensés ; la séparation de la postulation et de la défense ; le rétablissement des avoués ; la restauration de l’ordre des avocats. On était obligé de reconnaître que l’antique discipline du barreau était une garantie précieuse pour les plaideurs comme pour les magistrats. De l’aveu de tous, l’assemblée constituante avait fait fausse route. En privant les juges de leurs guides et de leurs auxiliaires naturels, elle avait désorganisé la justice. En octroyant à tous les citoyens le droit de plaider pour autrui, elle avait attiré auprès des tribunaux une foule d’hommes sans pudeur, sans instruction, sans expérience des affaires, qui ne s’entendaient qu’à faire fortune aux dépens des plaideurs dont ils avaient surpris la confiance.


IV.

Dès que le premier consul eut pris possession du pouvoir, il comprit qu’il importait avant toute chose de réorganiser la justice. Il donna une première satisfaction à l’opinion publique en abrogeant la loi du 3 brumaire an II et en établissant des avoués près du tribunal de cassation et près des tribunaux d’appel et de première instance. Bientôt après, le décret du 2 nivôse an xi rendit aux gens de loi leur costume traditionnel. Enfin la loi du 22 ventôse an XII compléta ces réformes en restaurant le barreau.

Le titre d’avocat, aboli depuis 1790, était de nouveau consacré et le droit de plaider était exclusivement réservé aux licenciés ayant prêté serment et inscrits au tableau. Mais comment et par qui devait être formé le tableau ? Comment devait s’exercer le pouvoir disciplinaire ? La loi était muette sur ces différens points, elle se bornait à annoncer que l’ordre des avocats serait reconstitué par un règlement d’administration publique.

À vrai dire. Napoléon n’était pas pressé de réaliser cette promesse. Il ne pouvait pas oublier qu’à Paris, lors du plébiscite de 1804, sur deux cents avocats, trois seulement avaient voté en faveur de l’empire. Il n’oubliait pas non plus que tous ses adversaires politiques et toutes ses victimes, Topino-Lebrun, Adélaïde de Cicé, George Cadoudal, le marquis de Rivière, le général Moreau, avaient trouvé d’éloquens défenseurs parmi les membres de l’ancien barreau. Les courageux plaidoyers de Chauveau-Lagarde, de Bellart, de Domanget, de Billecocq et de Bonnet l’avaient profondément irrité. Il considérait comme des factieux ceux qui osaient prêter leur assistance à ses ennemis, et il ne se souciait guère de rehausser le prestige de leur profession.

Cependant, la généreuse initiative de l’un des vétérans du barreau allait vaincre la résistance de l’empereur. L’avocat Férey, qui, pendant la Terreur, avait groupé autour de lui ses confrères et soutenu leur courage, mourut en 1807. Par sa bienfaisante influence, il avait entretenu le respect des traditions et le culte des souvenirs. Contribuer, dans la mesure de son pouvoir, au rétablissement de l’ordre auquel il avait voué une si fidèle affection, tel était, à la fin de sa vie, le plus cher de ses vœux. Espérant que la prière d’un mourant serait exaucée, il légua sa bibliothèque et une somme de 3,000 francs à l’ordre des avocats, « sous quelque nom que sa majesté l’empereur jugeât à propos de le rétablir. » En autorisant l’acceptation de ce legs. Napoléon prenait envers les avocats un engagement solennel, et, bientôt après, sur les instances de Cambacérès, il consentit à signer le décret du 14 décembre 1810.

Dans ce décret concédé à regret, l’empereur, dont on n’avait pas pu vaincre la méfiance, avait eu soin de réserver les droits du gouvernement. Il confiait notamment au procureur-général le soin de choisir le bâtonnier et les membres du conseil et reconnaissait au ministre de la justice le droit de réprimander, de suspendre et même de rayer du tableau un avocat. C’est assez dire qu’il ne donnait point une entière satisfaction aux survivans de l’ancien barreau ; et ce n’est qu’après la chute de l’empire, ce n’est que sous la monarchie constitutionnelle, en 1822 et en 1830, que l’ordre des avocats a recouvré les prérogatives et les franchises dont il jouit encore à l’heure actuelle.

Néanmoins, le décret du 14 décembre 1810 fut accueilli avec reconnaissance par l’opinion publique, parce qu’il rétablissait la discipline et fermait définitivement la porte aux défenseurs incapables ou malhonnêtes. Le barreau libre avait vécu vingt ans : plaideurs et magistrats trouvaient que l’expérience n’avait que trop duré et qu’il était temps d’y mettre fin !

Ceux qui avaient vécu à l’époque révolutionnaire et qui avaient vu de près les défenseurs officieux saluaient avec joie la résurrection de ce vieil ordre des avocats, qui reprenait sa place naturellement et sans secousse au milieu d’un monde nouveau. Nul ne s’étonnait de le voir reparaître avec ses vieux usages, avec ses antiques traditions, dont on comprenait désormais la sagesse et l’utilité. Instruits par une dure expérience, nos arrière-grands-pères s’étaient aperçus que les prétendus privilèges de l’ordre des avocats ne sont que des garanties assurées aux plaideurs et à la société… Espérons que leurs petits-fils n’auront pas besoin, pour le comprendre, de faire personnellement connaissance avec les défenseurs officieux !


J. DELOM DE MEZERAC.

  1. Cette étude a été composée en majeure partie avec des documens inédits qui se trouvent aux Archives nationales, particulièrement dans les cartons AD. II. 44, AD. II. 45, AD. II. 46. — Le texte des discours prononcés, soit à l’assemblée constituante, soit aux deux conseils du régime directorial, ainsi que le texte des délibérations du conseil-général de la commune de Paris, a été emprunté aux comptes-rendus donnés par le Moniteur. — On a utilisé encore les ouvrages publiés par quelques témoins des événemens, notamment les Souvenirs de Berryer, et les Campagnes d’un avocat, ou Anecdotes pour servir à l’histoire de la Révolution, de Lavaux.
  2. Dinocheau. — Séance du 12 décembre 1790.
  3. Delacroix-Frainville.