Le Bas percé

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Le Bas percé
Magasin d’Éducation et de RécréationTome VI (p. 12-16).
LE BAS PERCÉ
NOUVELLE ANGLAISE

Ethel était une bonne petite fille, chacun tombait d’accord là-dessus. Malheureusement plusieurs défauts gâtaient ses meilleures qualités. Elle étudiait assez bien, mais elle n’avait pas d’ordre, se montrait étourdie. Les coins des pages de sa grammaire étaient aussi frisés que les boucles de ses cheveux. Ses bottines manquaient souvent de boutons ; le bout de ses doigts sortait par les trous de ses gants. Quant aux travaux d’aiguille, nourrice lui disait que « tous ses doigts étaient des pouces », pour exprimer sa maladresse, et le résultat de ses premiers essais de raccommodage aurait dû la faire rougir jus qu’au blanc des yeux.

Cependant, vers la Noël, ses excellents parents oubliaient volontiers ses menus défauts, remettant à plus tard les réprimandes et les punitions. Ethel était donc libre de faire une véritable litière de houx et de gui dans la salle, de s’y piquer les doigts autant qu’il lui plaisait, de semer de la paille partout excepté là où il eût fallu en mettre, de croquer des raisins secs destinés au pudding, car livres de classe, aiguilles à raccommoder, punitions, tout avait été renvoyé à l’époque où le nouvel an ramènerait les jours de travail.

Le bonhomme Noël avait mitraillé les fenêtres de la nursery à coups de grêlons et de flocons de neige. Les rouges-gorges faisaient tomber de petites avalanches du haut des sapins rien qu’en s’y posant. On eût dit que le vent, pour se réchauffer, s’était réfugié dans le tuyau de la cheminée, et y jouait gaiement avec les autres courants d’air. Le jour baissait, et les enfants causaient entre eux des cadeaux qu’ils espéraient.

« Vous verrez ce que Noël m’apportera, dit Ethel à ses frères et sœurs, dont elle était l’aînée, il y a si longtemps que je suis sage !

— Oui, grogna la nourrice, drôle de sagesse qui consiste à tripoter la neige avec vos mains couvertes d’engelures et couleur de betterave. »

Ethel se mit à rire.

« Certainement, le bonhomme Noël ne m’oubliera pas ! reprit-elle, retournant au chapitre des présents

— Le bonhomme Noël n’existe pas ! affirma son frère Alfred, qui prétendait à l’esprit fort.

— Oh ! que si, répondit sa sœur. Sans cela, comment les joujoux et les bonbons auraient-ils été mis dans nos bas, l’année dernière, quand tout le monde dormait ? Vous pourriez en suspendre des bas, en dehors de vos portes, autant qu’il vous plairait, à toute autre époque de l’année, sans rien trouver dedans… Je suis certaine qu’il vient, du moins pour les enfants.

— Cependant personne ne l’a jamais vu, reprit Fred, excepté sur les images, et les images ne sont pas toujours des représentations de la vérité, pas même les photographies. Je me suis fait tirer au bord de la mer l’été dernier, le photographe m’a fait trois nez et six mains.

— En réalité, nous ne le voyons pas, continua Ethel… les lumières sont éteintes. Il arrive dans l’obscurité, comme les voleurs ; mais au lieu d’emporter l’argenterie, il laisse des cadeaux sur son passage. »

Ces paroles éveillèrent le plus vif intérêt parmi les jeunes frères et sœurs de la fillette, et comme ils se groupaient autour d’elle pour lui demander d’autres détails, elle ne les leur marchanda point :

« Il a un beau carrosse ; du moins, c’en serait un, s’il avait des roues… Un carrosse sans roues s’appelle un traîneau, et ça glisse sur la neige mieux que sur le pavé le plus uni. Ce sont des rennes qui y sont attelés. Il les conduit dans le monde entier. Ces nobles bêtes s’arrêtent d’elles-mêmes à chaque maison, comme le fait le cheval de notre laitier. Il transporte plus de jouets qu’il n’y en a dans toutes les boutiques de Londres et de Paris. Ces jolies choses poussent aux branches des sapins de son pays, qui est couvert de forêts d’ « arbres de Noël », sur lesquels il se livre à sa cueillette pendant trois cent soixante-quatre jours, afin d’être prêt pour la nuit qui précède le trois cent soixante-cinquième.

— Un charmant vieux gentleman, Ethel, s’écria le sceptique Alfred ; je pensais qu’il visitait seulement les enfants sages.

— Sans doute, répliqua la fillette, mais tous les enfants sont sages, à Noël. »

Comme c’était la veille du grand jour, on avait reçu de nombreuses visites. On joua à toutes sortes de jeux, surtout à celui de colin-maillard. Ce fut une joie de voir le vieil oncle John s’échauffer en courant, de peur d’être pris par le plus petit des enfants, ou, les yeux bandés, se heurter aux dossiers des chaises et des sofas, et embrasser le domestique qui apportait du charbon de terre pour la cheminée. Ensuite, on dansa, et l’oncle John, de plus en plus échauffé, sauta gaiement avec bébé, brouillant les figures, tandis que maman au piano jouait de plus en plus vite, et que le vieux recteur en cheveux blancs souriait à tout cela, en dégustant sa tasse de thé.

Enfin, l’heure du coucher des enfants sonna. Nourrice réunit son petit troupeau. On se passa de main en main la dernière née, tout ensommeillée, pour l’embrasser. Un joyeux désordre régna quelques instants sur le palier, puis, dans l’escalier, le rire s’éteignit par degrés, et les grandes personnes restées au rez-de-chaussée se mirent à table pour souper.

En haut, selon la coutume anglaise, on sus pendit les bas des enfants, jusqu’aux mignons souliers de laine de bébé, et tout ce petit monde ne tarda pas à s’endormir.

« Eh bien, miss Ethel, je n’attends plus que vous, » cria la nourrice, s’arrêtant devant la chambre de la fillette.

Son impatience était fort naturelle, car à force de jouer et de babiller, Ethel avait oublié de suspendre son bas à sa porte.

Ethel court à la nursery, prend à tâtons un bas dans son panier à ouvrage placé sur la commode, l’accroche à la porte de sa chambre, se plonge le nez dans les plis de son oreiller, en murmurant : « Nous verrons demain matin, » et s’endort à son tour comme un petit loir à côté de sa sœur cadette.

Un peu plus tard, vers minuit, des lueurs de bougies brillèrent le long des corridors, des souhaits de bonne nuit échangés sur le palier annoncèrent que les parents, eux aussi, regagnaient leurs chambres, et quand papa se dirigea vers la sienne, un singulier bruit, comme celui de quelque chose que l’on écrase, craqua sous ses bottes. Il pensa que le domestique avait laissé tomber sur le parquet de menus morceaux de coke, et rentra sans prêter plus d’attention. Alors, tout fut tranquille.

La grande lune ronde regardait à travers les vitres et barrait le mur opposé et le parquet d’ombres bizarres en y dessinant les balustres du balcon. Quelques nuages paresseux la voilèrent un moment, on eût dit qu’ils avaient éteint la lampe du ciel. Le jardin ressemblait à un gâteau saupoudré de sucre, et les sapins chargés de neige avaient l’air de fantômes en robes blanches. Ce fut du moins ce que pensa Ethel quand elle se réveilla en sursaut et qu’elle souleva son rideau pour admirer cette nuit tranquille.

« Je me demande s’IL est en chemin maintenant ? » pensa-t-elle.

La nuit s’acheva ainsi, et le froid fit du mieux qu’il put pour assurer de bonnes glissades aux passants du lendemain.

Au matin, les cloches joyeuses firent retentir la vallée. Les tout petits furent bientôt éveillés. Le jour venu, la maison entière fut en rumeur, on n’entendait qu’éclats de rire et cris de joie. Noël, en faisant sa ronde nocturne, s’était montré très généreux. Tous les bas débordaient de sucreries. Tommy battait le tambour, George jouait de la trompette ; Alfred, qui avait une boîte d’outils, cognait du marteau. Comment Ethel ne s’éveillait-elle pas à ce bruit ?

« Où est Ethel ? crièrent les enfants en chœur, voyons ce que Noël lui a apporté ? »

Et, avec des rataplan, des taratantara, ils coururent à sa chambre, juste au moment où la fillette se disposait à vérifier le contenu de son bas.

Elle resta stupéfaite : la chausse accrochée à sa porte y pendait piteusement vide, mais le corridor était semé de bonbons écrasés la nuit précédente, sous les pieds de papa, quand il l’avait traversé pour aller se coucher.

Pour ajouter à la confusion de la paresseuse, bébé se mit à pleurer parce qu’il s’était fait mal en marchant sur des amandes au sucre qui jonchaient le tapis.

Pauvre Ethel ! son bas avait besoin de réparations, il était percé au talon d’un grand trou, par où toutes ces bonnes choses étaient tombées.

Cependant, non loin de là, il y avait un délicieux panier à ouvrage, accompagné d’un nécessaire garni de tout ce qu’il fallait pour coudre, broder, raccommoder.

C’était le cadeau du bonhomme Noël.

La leçon ne fut pas perdue.

Ethel renonça pour toujours à la paresse, prit goût aux travaux à l’aiguille, et en peu de temps elle y devint très adroite.

Manteaux, robes de poupée, lingerie, rien ne l’arrêtait ; ses doigts étaient devenus des doigts de fée.

Achille Melandri.