Le Bassin de la Méditerranée - Limites et Climat

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Le Bassin de la Méditerranée - Limites et Climat
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 851-876).
LE
BASSIN DE LA MÉDITERRANÉE

LIMITES ET CLIMAT.


Les études géographiques ont acquis de nos jours une grande popularité. La vapeur et l’électricité supprimant le temps et l’espace, rapprochant les hommes et les choses, on conçoit notre désir de mieux connaître et apprécier tant de lieux et de peuples, avec lesquels nous nous trouvons brusquement en rapports réguliers, qui, naguère encore, nous étaient à peine connus de noms, perdus dans le vague brouillard d’un lointain inaccessible. Le perfectionnement récent des voies de communication me paraîtrait une cause suffisante pour expliquer ce goût qui s’est si généralement répandu chez nous des connaissances géographiques, sans qu’il fût bien nécessaire de l’attribuer à un sentiment de patriotisme national que je respecte sans trop le comprendre. Cherchant à nos derniers revers militaires une explication qui n’eût rien de blessant pour notre amour-propre, on s’est plu à la trouver dans notre ignorance des langues étrangères et de la géographie. Le fait est passé à l’état de légende indiscutable. J’ai pourtant peine à concevoir en quoi la supériorité vraie ou prétendue de nos rivaux dans une telle spécialité de connaissances aurait pu assurer le succès de leurs armes, et je plaindrais fort la génération prochaine si, pour se défendre contre l’agression de ses voisins, elle n’avait à leur opposer que des diplômes de bachelier ès-sciences géographiques ou langue allemande.

Quoi qu’il en soit, l’étude de la géographie a pris une large place Dans notre enseignement. Par la variété de ses descriptions, par la multiplicité des paysages et des récits qu’elle peut faire défiler sous nos yeux, elle se prête plus que toute autre science à cette adaptation populaire, à cette vulgarisation facile, qui sont un des besoins de notre époque. Plus heureux que nous ne l’étions à leur âge, où les connaissances géographiques ne se présentaient à nos yeux que sous la forme d’arides traités et de fastidieuses nomenclatures, nos jeunes gens ont à leur disposition les produits d’une littérature spéciale toute nouvelle, tour à tour sérieuse ou enjouée, embrassant tous les genres, depuis la grave dissertation académique jusqu’aux riantes ou sinistres fictions du roman ou du drame, appelant à son aide la gravure, la photographie, les tableaux plastiques au besoin, pour nous présenter, comme dans un panorama vivant, le spectacle de notre nature terrestre sous tous ses aspects gracieux ou terribles. Mais, du moment où, grandissant son rôle, la géographie aspire à prendre rang au nombre des sciences naturelles, si elle en veut les honneurs, elle doit en avoir les charges. Il ne doit plus lui suffire d’être descriptive et attrayante. Elle doit devenir méthodique et savoir s’astreindre aux exigences de la classification et de la nomenclature. Elle y perdra peut-être en charme narratif, mais elle y gagnera en précision philosophique. En tout cas, le principe de la classification s’impose d’autant plus que les faits à classer deviennent plus nombreux.

Cette classification sera nécessairement fondée sur les principes de la méthode naturelle. De même que, en botanique, les espèces végétales se groupent en familles, non par la prédominance de tel ou tel caractère arbitrairement choisi, mais par la concordance de l’ensemble des caractères, de même nous aurons à rechercher s’il ne serait pas possible de grouper les diverses régions du globe en familles géographiques d’après l’analogie de leurs rapports communs.

Les caractères généraux qui devront nous guider dans ce classement des unités géographiques seront nécessairement d’ordre physique, immuables comme la terre à laquelle ils s’appliquent. Ils n’en resteront pas moins en rapport avec les caractères de la vie, qui, en chaque pays, différencient les races animales et, plus encore, les races humaines. Ces dernières, en effet, sont plus particulièrement subordonnées aux conditions physiques du milieu dans lequel elles se développent, qui leur impriment à la longue leur cachet individuel. Les caractères physiques se rapportent d’ailleurs à deux catégories de faits principaux, le relief du sol et le climat, que nous allons examiner successivement en vue de préciser leur mode particulier d’action et leur influence réciproque.


I.

Le relief du sol, caractérisé par la saillie des chaînes de montagnes et des plateaux, est habituellement ramené à la considération des bassins hydrologiques formés par le groupement des versans, ayant une artère commune d’écoulement des eaux pluviales. Il y a cependant une distinction à faire entre ce relief hydrologique, dont les lignes de thalweg sont parfois déterminées par un simple accident géologique, et le relief orographique dessiné par la saillie continue des plus hautes cimes, qui donne une idée beaucoup plus précise de la structure générale d’une région.

Un exemple fera plus nettement ressortir cette différence, et nous le choisirons sous nos yeux dans la carte d’Europe. Cette partie du monde présente en son milieu une saillie dorsale fortement accusée, la chaîne des Alpes, qui, se rattachant à l’ouest aux montagnes du centre de la France, se prolongeant à l’est par les montagnes illyriennes, constitue un faîte de partage indiqué pour séparer les versans inclinés au nord vers l’Océan, de ceux qui penchent au midi vers la Méditerranée. Et cependant le caractère orographique est en désaccord avec le fait hydrologique, car on sait que notre plus grand bassin fluvial, celui du Danube, situé au nord des Alpes, dont il draine les versans septentrionaux, débouche au sud par la Mer-Noire dans la cuvette de la Méditerranée. Cette discordance est, en réalité, plus apparente que réelle et ne résulte que de ce que j’appelais tout à l’heure un accident géologique. Si l’on considère avec quelque attention la carte du bassin du Danube, on reconnaît aisément que la vallée du fleuve, bien qu’ayant son issue de fait dans la Mer-Noire, n’en est pas moins orientée plutôt vers le nord-ouest, où elle s’ouvre par des plateaux de faible hauteur vers le lac de Constance et la vallée du Rhin, que vers le sud-est, où elle est barrée par la haute chaîne des Carpathes. L’ensemble géologique de la vallée centrale du Danube a longtemps constitué, en effet, deux grands lacs intérieurs qui se sont vidés par les brèches de Presbourg et des Portes de fer d’Orsova. Si le dernier barrage avait tenu bon, les eaux auraient nécessairement pris leur cours dans le sens naturel de la pente générale du terrain dirigée vers le nord-ouest par la vallée du Rhin. Hydrologiquement, tous les versans du Danube appartiennent au bassin méditerranéen ; orographiquement, ceux qui sont en amont des Portes de fer devraient être rattachés au groupe des bassins de la mer du Nord.

Si, dans ce cas particulier, la considération des limites naturelles nous oblige à restreindre l’étendue de fait d’un bassin hydrologique apparent, il est d’autres circonstances où nous devons en étendre beaucoup l’acception vulgaire.

Pas plus que les autres sciences, la géographie ne possède de définitions bien nettes. Pour être exacte et surtout compréhensible, une définition ne doit rappeler que des idées connues, exprimées par des mots ayant eux-mêmes une acception bien précise. Il est dès lors difficile, on pourrait même dire impossible, de la formuler au début d’un traité technique, et, par malheur, on néglige d’ordinaire de l’établir à la fin. Cette observation générale m’est revenue à l’esprit quand j’ai pensé à me demander ce qu’on devait entendre par le mot de bassin en géographie, bassin d’une rivière, d’un fleuve, d’une mer. Sans doute, de prime abord, on est tenté de répondre que c’est l’ensemble des versans dont les eaux pluviales s’écoulent dans cette rivière, ce fleuve ou cette mer, le bassin étant intérieur ou fermé, si la nappe d’eau qui reçoit l’enabouchure finale n’a pas de communication avec l’Océan. Mais si, par suite d’une circonstance accidentelle, l’écoulement des eaux pluviales venait à s’arrêter sur une portion quelconque du bassin, son étendue serait-elle diminuée d’autant ? devrait-on cesser d’y comprendre les versans dont les sources auraient tari ou qui restitueraient en totalité à l’évaporation atmosphérique l’eau pluviale qu’ils auraient reçue ? Pour prendre un exemple précis, les divers affluens et les grands fleuves sans eau qui sillonnent le désert du Sahara, ont-ils cessé d’appartenir à un même bassin fluvial, par cela seul qu’ils n’apportent plus leurs eaux à son artère centrale ? Si l’on va plus loin, si l’on considère ces lagunes marécageuses situées au sud de l’Afrique et de la Tunisie, dans lesquelles on a voulu retrouver les traces d’un ancien bras de mer te prolongeant autrefois dans les terres le golfe de Gabès actuel, devra-t-on considérer ces lagunes, en l’état disjointes, comme distinctes tant des bassins fluviaux qui s’y déversaient peut-être autrefois, que de la Méditerranée, dont elles auraient été accidentellement séparées depuis peu ? Évidemment les cuvettes des chotts algériens ne font qu’un avec les grands fleuves sahariens, et elles n’auraient pas cessé d’appartenir au bassin de la Méditerranée si, comme on l’a supposé plutôt que démontré, elles ne s’en trouvaient séparées que par une étroite langue de sables et d’alluvions de formation récente, analogues à ces barres de galets qui, sur les côtes de l’Algérie, parfois même sur les nôtres, ferment pendant un temps plus ou moins long les embouchures, les gratis, de bon nombre de petits cours d’eau ou d’étangs littoraux, sans que personne ait jamais songé à considérer ces lagunes intermittentes comme des bassins distincts et fermés. Mais si, au lieu d’être une étroite bande de sable, le seuil de séparation se trouve constitué par un soulèvement géologique de terrain stable, plus ou moins élevé, plus ou moins large, à quelles limites de hauteur et d’épaisseur devons-nous admettre que la lagune intérieure aura décidément cessé de faire partie du domaine de la Méditerranée pour mériter le nom de bassin fermé ?

Prenons un autre exemple comme type de bassin fermé, en apparence moins contestable ; choisissons la mer Caspienne. Son niveau, on le sait, s’est abaissé à 25 mètres au-dessous du niveau de la Mer-Noire, dont elle n’est séparée que par un isthme assez large, il est vrai, mais qui, au nord, vis-à-vis de la mer d’Azof, se creuse par la profonde dépression de Manitch, sorte de canal naturel prêt à unir les deux mers.

L’abaissement relatif de la mer Caspienne provient de la grande inégalité qui existe entre la quantité d’eau pluviale tombée sur son bassin et la tranche d’eau évaporée à sa surface. Si le rapport entre ces deux nombres était sensiblement égal à la moyenne de trois quarts, — rapport de la surface des mers, qui produisent l’évaporation, à la surface totale du globe qui reçoit les pluies, — le niveau de la Caspienne, s’élevant progressivement, débordant par la dépression de Manitch, se joindrait à la Mer-Noire par un nouveau Bosphore qui ne tarderait pas à s’approfondir jusqu’à ce que les eaux se trouvassent en équilibre de niveau entre la mer intérieure et l’ensemble des océans. Un effet inverse, ayant en fait même résultat, se produirait si, par un travail qui n’aurait humainement rien d’impossible, on fermait le Bosphore par une digue assez puissante pour empêcher le trop plein des eaux de la Mer-Noire d’affluer dans la Méditerranée. Remontant à un niveau de plus en plus élevé, il pourrait se faire que, ces eaux dépassant le seuil de Manitch, se déversassent dans la cuvette de la Caspienne. Peut-on admettre que des changemens qui résulteraient d’une simple modification météorologique dans le premier cas, d’un travail de main d’homme dans le second, mais qui n’altéreraient en rien le relief continental de cette partie du globe, pussent en modifier la nature géographique ? One même définition indépendante de cette déviation accidentelle des eaux de surface ne doit-elle pas grouper ces diverses parties d’un même tout ?

Ce que je viens de dire de la mer Caspienne, bien plus encore je pourrais le répéter de la mer d’Aral, qui, par le fait de circonstances particulières, se trouve naturellement soumise à des déplacemens périodiques qui, tour à tour, en font une cuvette fermée ou la mettent en communication avec la Caspienne.

Je crois donc, — et la suite de cette étude le démontrera mieux encore, — qu’il conviendrait de supprimer de notre nomenclature géographique la catégorie trop peu distincte des bassins fermés. De même que, dans le droit féodal, toute terre devait avoir son seigneur, de même, dans le droit géographique, tout versant doit avoir son bassin océanique, dont il dépend. Je comprendrai désormais sous le titre de bassin hydrologique l’ensemble de tous les versans qui déversent leurs eaux dans son artère principale prolongée jusqu’à l’océan ou qui les y déverseraient si les eaux pluviales, accidentellement trop peu abondantes, le devenaient assez pour remplir et faire déverser par-dessus leurs seuils de séparation toutes les cuvettes ou dépressions intermédiaires. Cette définition n’a rien d’arbitraire. Elle est nette et précise ; mais, par-dessus tout, elle est naturelle ; car elle conserve aux diverses régions du globe leurs limites caractéristiques.

Toutefois cette règle n’est pas toujours sans quelques exceptions. Ainsi que nous l’avons vu à propos du Danube, le bassin hydrologique doit parfois se distinguer de ce que nous pourrions appeler le bassin géographique, qui, dans son acception la plus générale, ne saurait s’arrêter à des bornes fictives qu’un accident atmosphérique ou le caprice de l’homme pourrait déplacer. Il doit être circonscrit par des limites invariables, orographiquement déterminé par les plus hautes saillies du globe, groupant en un même tout des régions distinctes, mais qui dans leur ensemble constituent un milieu assez homogène pour que certaines races d’hommes aient pu s’y développer dans des conditions uniformes de vie sociale.


II.

Le climat, plus encore que le relief du sol, contribue à différencier ces conditions générales du développement de la vie animale à la surface du globe.

Depuis les origines de la géographie, depuis les temps d’Ératosthène et de Ptolémée, on a conservé l’habitude de diviser chaque hémisphère terrestre en trois zones de climats, zones torrides, tempérées et glaciales, séparées par les tropiques et les cercles polaires. Bien que les lignes isothermiques soient loin de correspondre aux parallèles terrestres, cette division pourrait être, à la rigueur, admissible, si les climats ne devaient se distinguer que par la température moyenne subordonnée à la quantité de chaleur annuellement reçue du soleil. Mais il est deux autres élémens qui, bien plus que la température moyenne, différencient les climats : la répartition des eaux pluviales et surtout l’évaporation à la surface du sol. Ces deux élémens qui, par leur ensemble, constituent l’état hygrométrique de la superficie terrestre et de l’atmosphère ambiante ne sauraient être confondus. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, la Hollande peut être considérée comme un type de climat humide, l’Algérie de climat sec, bien qu’il tombe peut-être deux fois plus d’eau pluviale dans la seconde contrée que dans la première.

Diverses circonstances, les unes locales, les autres générales, influent sur la répartition des pluies et l’intensité relative de l’évaporation. Ce double phénomène est intimement lié à la direction dominante des vents, régie elle-même par de grandes lois physiques dépendant de la rotation de notre planète sur son axe et de son évolution autour du soleil.

Pour simplifier l’exposé de ces grandes lois, ou, pour mieux dire, en indiquer nettement le principe, faisons pour un moment abstraction de l’inégalité des saisons, en même temps que de la répartition des mers et des continens. Admettons que le globe soit uniformément recouvert d’un seul et même océan, que, de plus, le soleil reste toujours dans le plan de l’équateur. Les masses gazeuses, constamment surchauffées par l’excès de chaleur reçue au voisinage de l’équateur, se dilateront et, devenues plus légères, s’élèveront verticalement, comprimées et remplacées à mesure par l’air des couches latérales. Il s’établira ainsi dans chaque hémisphère un mouvement circulatoire qui, considéré sur un même méridien, ira du pôle à l’équateur dans sa branche inférieure, de l’équateur au pôle dans sa branche supérieure. On sait d’ailleurs que ces deux directions méridiennes sont modifiées par le mouvement de rotation diurne, qui incline vers l’ouest le courant ou alizé inférieur, vers l’est le courant ou alizé supérieur.

Négligeant ce détail d’obliquité, continuons à considérer le mouvement circulatoire comme se produisant dans le plan du méridien, suivant une courbe présentant deux branches verticales[1], l’une ascendante près l’équateur, l’autre descendante vers le cercle polaire et deux longues branches horizontales, parcourues par des courans de sens inverses, que j’appellerai courant polaire et courant équatorial, suivant qu’ils se dirigent vers l’équateur dans la branche inférieure, vers le pôle dans la branche supérieure. Isolant par la pensée l’air en mouvement de la masse d’air ambiant qu’il traverse, admettons, en outre, que ces deux masses gazeuses se maintiennent constamment à l’état de complète saturation hygrométrique, ce qui ne saurait manquer de se produire au contact d’un océan que nous avons supposé général. On sait que ce degré de saturation n’est pas proportionné à la température, mais croît beaucoup plus rapidement qu’elle. Toutes les fois que deux masses d’air saturées à diverses températures se mélangent ou, ce qui revient au même, mais est plus conforme à notre hypothèse, équilibrent leur température, il y a condensation de vapeur et précipitation d’eau pluviale.

Comme première conclusion, nous voyons d’abord qu’il y aura double précipitation de pluie suivant les deux branches verticales : l’une, plus considérable, provenant du refroidissement direct de la branche ascendante à l’équateur ; l’autre du refroidissement de l’air ambiant par la branche descendante au cercle polaire.

Ces principes sont connus depuis longtemps et servent de point de départ à tous les traités de météorologie ; mais ce qui ne me paraît pas avoir été aussi bien reconnu ou tout au moins assez nettement signalé, c’est ce qui théoriquement doit se produire sur les deux branches horizontales du courant de circulation. Raisonnant comme s’il s’agissait d’un appareil distillatoire qui aurait sa chaudière à l’équateur, son condenseur près des pôles, la plupart des auteurs qui ont traité ce sujet, négligent complètement les points intermédiaires.

En allant du pôle à l’équateur, la branche inférieure que j’ai appelée courant polaire, traversant au ras de la mer des parallèles de plus en plus chauds, produira une évaporation nécessaire pour maintenir son état de complète saturation ; elle entraînera avec elle un surcroît de vapeur d’eau qu’elle ira apporter à la colonne verticale d’ascension. La branche supérieure ou courant équatorial traversant, au contraire, à hauteur égale, un milieu de plus en plus froid, se déchargera progressivement dans sa marche d’une partie de sa vapeur d’eau. Absorption de vapeur par le courant polaire, précipitation d’eau par le courant équatorial ; vent desséchant à la surface terrestre, vent humide dans les hautes régions de l’atmosphère, telle serait donc la loi générale de l’état hygrométrique dans les conditions normales de l’existence du grand courant alizéen. À mi-distance, entre les deux colonnes verticales, soit vers le 33e parallèle, il devrait exister une zone plus particulièrement remarquable pour ce double phénomène d’évaporation dans les couches inférieures, de précipitation de pluie dans les couches, supérieures de l’atmosphère.

En fait, ces deux effets contraires se compenseraient probablement, si les choses se trouvaient dans les conditions impliquées par l’hypothèse où nous nous sommes placés. Cette compensation paraît même se produire sous les méridiens du Pacifique, qui, d’un pôle à l’autre, sont occupés par l’Océan. Les vents alizés y sont peu caractérisés et je n’ai pas ouï dire que sur les petites îles qui en jalonnent la surface, on ait signalé des cas particuliers de grandes pluies ou de longues sécheresses.

Le principe de la circulation atmosphérique n’en subsiste pas moins en tous lieux, et il est aisé de voir que la présence de surfaces terrestres sur le parcours du courant polaire doit en exagérer les effets. Dès qu’il cesse de se trouver en contact avec une nappe liquide apte à lui fournir incessamment le surcroît de vapeur d’eau que réclame le réchauffement graduel, résultant de sa marche vers l’équateur, ce courant inférieur ne peut se maintenir en état de saturation. Sa température s’élève en même temps que sa siccité s’accroît, ces deux effets ne cessant de réagir l’un sur l’autre à la traversée d’une étendue continentale. La radiation solaire qui, sur la mer, est en grande partie absorbée par l’eau, dont la température reste à peu près invariable, surchauffe au contraire la superficie du sol terrestre et, avec lui, l’air en contact, qui devient d’autant plus sec qu’il est plus chaud, d’autant plus chaud qu’il est plus sec.

Quand la surface terrestre, ainsi traversée par le courant polaire dans l’e sens du méridien, est assez vaste pour que des influences latérales ne puissent pas réagir, il peut en résulter, surtout au. voisinage de la zone tropicale, comme dans le Sahara, une sorte de foyer central de sol surchauffé, qui ne dessèche plus seulement le vent polaire dominant, mais les courans atmosphériques accidentels de toute direction. Cette zone de siccité relative qui, théoriquement, doit se superposer sur la zone tempérée des géographes, au voisinage du 33e parallèle, se retrouve à un état plus ou moins caractérisé sur tous nos continens, au centre sud de l’Afrique et de l’Amérique méridionale, aussi bien qu’au centre de l’Australie dans l’hémisphère austral. Elle reparaît dans l’hémisphère boréal, entre le Mexique et les États-Unis d’Amérique. Mais c’est surtout dans les terres massives de notre ancien continent qu’elle a pris son plus grand développement. Elle s’y prolonge en une Large zone de déserts continus, qui, des rives de l’Atlantique à celles du Pacifique, embrassent le Sahara, la Syrie, l’Arabie et toute l’Asie centrale jusqu’au désert de Gobi.

Ainsi de ce premier aperçu sur les conditions de climat il résulte que nous aurions à distinguer dans chacun des hémisphères terrestres trois zones de climat, une zone de grande sécheresse ou d’évaporation, entre deux zones humides ou de condensation, l’une polaire, l’autre équatoriale. Si nous passions à un examen plus approfondi de la question en tenant compte de ses conditions réelles, de l’influence des saisons qui doit déplacer l’aire des grands courans atmosphérique et de l’inégale répartition des continens qui doit en modifier l’action, nous rencontrerions sans doute bien des exceptions de détail, des anomalies apparentes dans l’application des grandes lois physiques dont je viens d’indiquer le principe. Pour la zone humide équatoriale, par exemple, nous aurions à tenir compte de la distribution des pluies, suivant qu’elle serait uniforme ou répartie en deux saisons annuelles.

Je ne crois pas nécessaire d’entrer à ce sujet dans de plus amples détails. Je n’ai ni le temps, ni les documens nécessaires pour essayer de formuler une classification complète de toutes les contrées du globe. Il me suffira d’avoir indiqué les bases de ce travail d’ensemble. Comme application pratique des principes que je viens de poser, j’essaierai seulement, — et c’est là le but essentiel de cette étude, de montrer comment ils s’adaptent au bassin de la Méditerranée, qui, de toutes les régions terrestres, est celle qui nous est le mieux connue et qui nous intéresse le plus, tant par le présent que par les souvenirs historiques du passé.


III.

Nous avons été conduits par des motifs différens à retrancher, d’une part, du bassin hydrologique de la Méditerranée celui du Haut-Danube, en amont des défilés d’Orsova ; à y ajouter, de l’autre, tant en Asie qu’en Afrique, les bassins fermés qui, déverseraient leurs eaux s’ils étaient suffisamment alimentés par les pluies, ou, ce qui est plus exact, n’étaient pas asséchés par une évaporation anormale. Ainsi défini, le bassin orographique de la Méditerranée est limité au nord à partir du détroit de Gibraltar par les hautes cimes des montagnes dorsales de l’Europe dont les Alpes forment le nœud central. Au-delà des Carpathes, en Russie et en Sibérie, le faîte à la fois hydrologique et orographique s’abaisse en collines de peu de hauteur sur lesquelles tranchent seuls : au centre, l’Oural, qui coupe transversalement le faîte plutôt qu’il ne le prolonge ; à l’est, vers l’origine extrême des versans aralo-caspiens, l’Altaï, qui, au même titre que le célèbre plateau de Pamir, peut être considéré comme un « toit du monde. » Un filet d’eau qui ne s’évaporerait pas en route et remplirait par suite, à la longue, toutes les dépressions intermédiaires, pourrait être à volonté dirigé suivant sa pente naturelle, à partir de l’Altaï, vers l’Atlantique par Gibraltar, vers l’Océan Glacial par l’Ienisséi, vers le Pacifique par l’Amour. C’est au pied de l’Altaï, près la petite ville de Barkoul, en Dzoungarie, que se trouve le véritable sommet de la dépression aralo-caspienne, à une altitude qui ne paraît pas dépasser 1,200 à 1,500 mètres, hauteur de seuil bien faible pour une région où se trouvent des montagnes de plus de 7,000 mètres.

Au-delà du seuil de Barkoul, la grande dépression asiatique se continue avec une pente inverse par la vallée de l’Amour et les versans du grand désert de Gobi, inclinés vers une ancienne mer de l’Asie centrale, dont la cuvette aujourd’hui sillonnée par le Tarim était presque aussi étendue que celle de notre Méditerranée.

Dans des conditions inverses de celles du Danube, qui, en Europe, reporte le faîte hydrologique au-delà de la chaîne dorsale des Alpes, cette dépression du Tarim qui n’appartient pas aux versans de la Méditerranée, laisse le faîte de ces derniers en-deçà de la grande chaîne culminante du continent asiatique, qui, partant des cimes de l’Himalaya, se prolonge par les puissantes montagnes du Kouenlun, ceinturant l’empire chinois d’un inexpugnable rempart.

En fait, les deux versans opposés de la Méditerranée et du Tarim, que réunit plutôt qu’il ne les sépare le seuil de Barkoul, constituent un même ensemble orographique et géographique. Quant au seuil en lui-même, si inconnu, si peu fréquenté qu’il soit aujourd’hui, n’unissant encore que des régions désertes, il n’en est pas moins la grand’ porte de l’extrême Orient, le point de passage obligé des relations continentales qui s’ouvriront un jour entre l’Europe et l’Asie orientale, quand nous aurons bien voulu reconnaître que notre grand engin de civilisation moderne, le chemin de fer, est plus apte encore à franchir le désert que les montagnes.

Si nous reprenons le faîte hydrologique de la Méditerranée au seuil de Barkoul, nous le voyons suivre les hautes cimes des monts Célestes au nord-ouest du Tarim, pour rejoindre la grande arête dorsale asiatique, à l’Hindou-Kouch, au sud du plateau de Pamir, et se continuer avec elle vers le nord-ouest, en se rattachant au Caucase et au Taurus pour venir se perdre dans les sables de l’isthme de Suez. En ce point, le bassin de la Méditerranée présente une coupure, une issue sur l’océan, tout au moins aussi naturelle que celle du détroit de Gibraltar, car si l’homme a pu sans trop d’efforts couper l’isthme, il ne serait peut-être pas au-dessus de ses moyens d’action de barrer le détroit, si cette opération devait avoir pour lui des résultats aussi avantageux qu’elle en aurait en réalité de désastreux, comme nous le verrons bientôt.

Quoi qu’il en soit, l’Afrique, au point de vue géographique, peut être considérée à volonté soit comme une île, soit comme une presqu’île à deux, isthmes opposés. Le versant africain fournir dès l’abord au bassin de la Méditerranée son plus important affluent par l’étendue de sa vallée, sinon-par le volume doses eaux, affaibli par une traversée de 400 lieues de désert, le Nil, dont les sources, enfin presque connues se trouvent dans l’hémisphère austral.

Après avoir, au-delà de la vallée du Nil, traversé des régions peu explorées de l’Afrique centrale, le faîte méditerranéen se rattache vers le nord au massif montagneux qui occupe le centre du Sahara pour se souder ensuite aux plateaux barbaresques qui nous ramènent au détroit de Gibraltar, notre premier point de départ.

Le bassin de la Méditerranée tel que je viens d’en définir les contours hydrologiques à grands traits, en m’abstenant autant que possible de détails de pure géographie dont l’intelligence exigerait le secours d’une carte, embrasse dans ses limites 95 degrés de longitude, soit environ 7,500 kilomètres dans sa plus grande longueur, entre le détroit de Gibraltar et le seuil de Barkoul ; 65 degrés de latitude, soit 7,200 kilomètres dans sa plus grande largeur, entre les sources du Volga et celles du Nil. En dehors de ces deux grands axes de figure qui lui donnent une forme étoilée, ce bassin est loin d’avoir une largeur uniforme. Si certains de ses affluens ont une grande longueur, sur bien des points, au contraire, ses versans, brusquement relevés, n’ont qu’une faible étendue qui ne dépasse pas 50 kilomètres, sur nos côtes du Languedoc, en France, et sur celles de la Syrie, en Asie.

Sa superficie totale est autant qu’on peut approximativement s’en rendre compte, de 25 millions de kilomètres cariés, dont 21 de surface terrestre et 4 de surface aquatique, tant pour la cuvette principale de la Méditerranée et de ses annexes directes que pour les bassins fermés de la dépression aralo-caspienne.

Rapporté à la superficie du globe, qui est de 500 millions de kilomètres carrés, dont plus des trois quarts sont recouverts par les eaux, le bassin de la Méditerranée représente un vingtième, en surface totale, plus de un sixième en surface terrestre, un cent vingt-cinquième à peine en surface maritime. Ces chiffres ne s’appliquent qu’au bassin hydrologique déterminé par l’écoulement réel ou théorique des versans qui penchent vers le détroit de Gibraltar. Nous avons déjà vu que, au point de vue des limites naturelles résultant surtout du relief orographique, on devrait en distraire le bassin du Haut-Danube et y ajouter, en revanche, les grands versans du Cobi et du Tarim vers l’Océan-Pacifique.

Des considérations analogues nous porteraient probablement, si la constitution de l’Afrique centrale nous était mieux connue, à retrancher le bassin du Haut-Nil comme celui du Haut-Danube.

Ainsi modifié dans ses limites, ce double bassin ou, pour mieux dire, cette zone orographique que nous pourrions appeler centrale ou méditerranéenne par une extension logique de l’appellation actuelle, constituerait une division du globe nettement définie par les frontières naturelles du relief du sol, traversant l’ancien monde d’un sillon relativement profond qui, du détroit de Gibraltar, s’étendrait à la mer du Japon en une dépression unique, dominée de droite et de gauche par deux chaînes culminantes auxquelles se rattacheraient les hautes cimes de nos montagnes les plus célèbres.

Mais si, en même temps que les considérations de relief, nous faisons intervenir celles du climat, qui n’ont pas moins d’importance, nous ne tardons pas à reconnaître la nécessité de nouvelles adjonctions territoriales pour compléter cette première esquisse de délimitation naturelle. La zone orographique s’étend, en effet, tout entière sur la zone centrale des terres sèches, mais ne la comprend pas en totalité. Pour les identifier l’une et l’autre, il suffirait de rattacher à la première le sud du Sahara et probablement une partie du Soudan, en Afrique ; la presqu’île arabique, la vallée de l’Euphrate et les rivages de la mer d’Oman jusqu’à l’Indus, en Asie ; en un mot, toutes les régions où existent des lacs intérieurs ou bassins sans issue. Cette extension est d’autant plus naturelle que ces dernières régions ne sont, en général, séparées du bassin méditerranéen que par des faîtes orographiques de peu d’importance. Le Caucase seul fait exception. Détaché avec ses annexes de la chaîne dorsale asiatique, il constitue en fait une sorte d’île montagneuse formant une puissante saillie au centre de la zone des grandes sécheresses, sans pouvoir notablement modifier les conditions générales du climat, qui se retrouvent à peu près les mêmes sur les deux versans opposés. Les limites de la zone climatologique ne cessent pas d’ailleurs d’être naturelles en substituant sur une partie de leur parcours la frontière maritime à la frontière orographique.

En résumé, nous arrivons à reconnaître que les terres de l’ancien monde, toutes comprises, sauf une petite partie de l’Afrique, dans l’hémisphère boréal, se divisent en trois zones distinctes : une zone centrale d’excessive sécheresse, où l’évaporation dépasse beaucoup la chute d’eau pluviale, et deux zones humides : l’une polaire, l’autre boréale, dans lesquelles ces deux facteurs du climat compensent à peu près leur action.

L’aspect géologique des zones extrêmes est surtout caractérisé par le régime de leurs cours d’eau, dont le débit, croissant avec l’étendue du bassin parcouru, a été suffisant pour compléter à peu près le travail du nivellement des thalwegs, comblant les dépressions, creusant les seuils, déterminant en tout cas pour chaque bassin fluvial une artère centrale d’écoulement aboutissant à l’Océan.

Dans la zone centrale, au contraire, le travail géologique est à peine ébauché. La plupart des fleuves alimentés à leurs sources par les neiges et les glaciers des chaînes culminantes voient leur débit décroître à mesure que leur cours se prolonge et parfois se perdent dans des bassins fermés qu’ils ne peuvent mettre en communication avec l’Océan.

Les limites de séparation de ces trois zones, déterminées surtout par les considérations prédominantes du climat, n’en concordent pas moins le plus souvent avec celles qui résultent du relief.

La limite septentrionale se prolongeant sans discontinuité depuis le Portugal jusqu’à l’Océan-Pacifique, très accentuée dès l’abord dans l’Europe occidentale et centrale, s’affaisse en collines en général peu élevées en Russie et en Sibérie. Sur tout le parcours, les communications de versant à versant sont habituellement faciles, soit par le peu d’élévation, soit par les coupures, qui, comme le seuil de Naurouze, la trouée de Belfort, les portes du Danube, s’ouvrent à travers les hautes crêtes. Les barrières naturelles n’ont alors offert, de ce côté, aucun obstacle sérieux aux relations pacifiques ou hostiles, qui, de tout temps, ont existé entre les populations des deux zones contiguës, dont l’histoire embrasse celle de toutes les civilisations avec lesquelles la nôtre n’a jamais cessé de se trouver en rapport depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Il en a été autrement de la frontière méridionale, où la ligne orographique, discontinue et remplacée en son milieu par les rives de l’Océan-Indien, est constituée, à l’est, en Asie, par les plus hautes montagnes du globe ; à l’ouest, en Afrique, par les déserts tout aussi infranchissables du Sahara.

En arrière de ces remparts, ont pu se développer, dans un état de civilisation avancée en Asie, de barbarie en Afrique, des populations distinctes longtemps privées de toute relation avec les autres régions du globe. Une profonde coupure partageant la zone centrale en son milieu, la Mer-Rouge, ouvrait cependant une communication facile entre les deux zones extrêmes. Mais cette voie naturelle, toujours peu fréquentée, longtemps délaissée pour la route maritime beaucoup plus longue du cap de Bonne-Espérance, n’a pris de sérieuse importance que de nos jours, depuis que l’industrie moderne a su débarrasser des vases qui en obstruaient le seuil cette porte du sud et de l’extrême Orient.


IV.

Parmi ces trois grandes régions du vieux monde, la zone centrale est de beaucoup la plus étendue. Avec son extension sur le bassin du Tarim, qui n’ajoute pas grand’chose à sa population, elle occupe au moins un quart de la surface terrestre du globe. À peine aussi peuplée que la zone du nord, beaucoup moins que celle du sud, où se trouvent ces grandes fourmilières humaines de la Chine et de l’Inde, elle n’en a pas moins eu et elle conservera longtemps encore, il faut l’espérer, son rôle prépondérant dans l’histoire de l’humanité. Son bassin le plus important, celui de la Méditerranée, a été le berceau et est encore le foyer de nos civilisations les plus vivaces ; et cette considération seule suffit pour justifier la spécialité de cette étude sur les conditions physiques qui ont pu influencer tant de peuples de races diverses, réunis cependant par des rapport communs résultant de l’uniformité générale du milieu dans lequel ils ont vécu.

En disant que cette région centrale était surtout caractérisée par la sécheresse anormale de son climat, je n’ai point cédé au vague désir de grouper par un signe commun, arbitrairement choisi, des régions d’ailleurs dissemblables. Rien n’est, en fait, plus réel que cette distinction.

Sans doute, il ne saurait y avoir rien d’absolument tranché dans les caractères naturels qui différencient les familles et les espèces, pas plus dans le monde de la matière inerte que dans celui des êtres organisés. De même que, dans les classifications zoologiques, les propriétés distinctives se confondent parfois à la limite de deux familles voisines, de même, sur la zone frontière des grandes divisions géographiques que je propose, on pourra parfois trouver certaines similitudes de contact ; c’est ainsi, par exemple, que la vallée de la Saône a plus de rapports de climat avec les vallées de la Seine et du Rhin, entre lesquelles elle est enchâssée, que ces dernières n’en ont avec la Sibérie, qu’elle n’en a elle-même avec l’Egypte.

On ne doit pas oublier d’ailleurs que les conditions de climat ne sont pas permanentes, en un même lieu. Le grand courant qui en détermine les principaux caractères se déplace avec le soleil dans son mouvement annuel. La zone de sécheresse qui règne continuellement, sur le Sahara central, se reporte sur la cuvette de la Méditerranée avec l’équinoxe du printemps, sur le Soudan africain avec l’équinoxe d’automne. Pendant les saisons opposées, ces régions extrêmes restent plus ou moins longtemps sous l’influence humide des courans verticaux polaire ou tropical, et doivent à cette circonstance des conditions de climat plus variées, plus appropriées au développement intermittent de la vie végétale. Mais le caractère général du climat n’en reste pas moins rattaché à un type moyen caractérisé par la prédominance annuelle de l’action desséchante du vent polaire, du vent du nord dans notre hémisphère.

Ces nuances de détail sont pourtant beaucoup moins étendues qu’on ne pourrait le croire, et si l’on comparait les observations météorologiques de contrées fort éloignées, très dissemblables en apparence, on serait surpris de la grande similitude qui les rapproche au fond. Retranchez au climat de Marseille ou de Montpellier cinq ou six jours de pluies annuelles et vous retrouvez non-seulement dans l’état météorologique de l’atmosphère, mais dans l’aspect du sol, les conditions physiques du Sahara,

Ces contrées privilégiées de la zone centrale où quelques averses accidentelles tempèrent la sécheresse générale de l’atmosphère et entretiennent la végétation du sol, sont elles-mêmes peu étendues. Distribuées sur les versans étroits du rivage septentrional de la mer intérieure, plus particulièrement dans ces péninsules déliées, l’Italie, la Grèce, l’Asie-Mineure, prolongeant au loin dans les flots leurs rivages, ramifiées comme autant de tentacules qui aspirent une petite partie de l’abondante évaporation de la nappe d’eau centrale, ces régions relativement arrosées plutôt qu’humides, ne représentent peut-être pas un dixième de la grande zone géographique. Sur tout le reste, la sécheresse règne sans partage, et, sauf dans quelques rares oasis accidentellement arrosées, son influence amène la complète stérilité du sol, la steppe ou le désert.

Il ne faudrait pourtant pas croire que ces déserts, le Sahara lui-même, soient complètement privés de pluie. J’ai sous les yeux le relevé des observations météorologiques recueillies par la mission Choisy dans le Sahara algérien, indiquant que, pendant trois mois du 15 janvier au 15 avril, la moyenne des journées pluvieuses a été de 1 sur 3 ; mais ces petites averses de printemps qui, sauf une seule, n’ont pas dépassé 0m,010, sont restées inférieures à l’évaporation qui, variant en général de 0m,006 à 0m,008, s’est élevée une fois à 0m,025 en un jour. L’eau pluviale est reprise par l’évaporation avant d’avoir imbibé le sol ; parfois même elle ne l’atteint pas. Ces cirrus qu’on voit tour à tour, non-seulement dans le Sahara, mais sur nos côtes méridionales d’Europe, se former et se fondre dans les haute régions de l’atmosphère, ne sont autre chose que la condensation naturelle et normale des vapeurs de l’alizé supérieur se précipitât en gouttes de pluie insuffisantes pour saturer les couches d’air inférieures, qui les absorbent et les vaporisent au passage.

Dans des conditions atmosphériques différentes, les mêmes précipitations des vapeurs supérieures, dans un air inférieur saturé d’humidité, déterminent sur nos côtes de l’Océan ces grains journaliers, ces ondées soudaines qui se produisent presque sans nuages, par la simple condensation des vapeurs inférieures entraînées par les premières gouttes de pluie.

Quelques chiffres feront mieux comprendre encore l’importance et la généralité de ce caractère distinctif de siccité atmosphérique, d’évaporation relative, qui, plus encore que l’abondance ou la répartition des pluies, différencie les climats.

En principe, la quantité d’eau pluviale étant moyennement égale à l’évaporation annuelle, la surface des mers étant trois fois supérieure à celle des continens, la même proportion de 3 à 1 devrait exister entre la surface évaporante d’une cuvette recevant intégralement les eaux d’un certain nombre de versans et l’étendue superficielle de ces versans. Pour l’ensemble du bassin hydrologique de la Méditerranée, compris presque en entier dans les limites de la zone centrale de sécheresse, nous avons vu que le rapport de la surface maritime à la surface terrestre n’est que de 4 à 25, soit une proportion dix-sept fois moindre que la proportion normale ; et ce chiffre déjà su réduit est cependant bien loin de présenter la réalité du rapport.

L’évaporation superficielle mesurée sur le littoral de la Méditerranée s’élève à près de 2 mètres sur nos côtes, à plus de 3 mètres sur les côtes d’Afrique, et dans les îles intermédiaires, comme la Corse et les Baléares, ne paraît pas être au-dessous de la moyenne de 2m,50, qu’on pourrait attribuer à l’ensemble de la surface d’évaporation. La tranche d’eau pluviale également annuelle ne dépasse pas 0m,80. La différence représente pour l’ensemble une lame d’eau de 1m,70, ce qui pour la totalité de la cuvette répond à une évaporation moyenne de 170,000 mètres à la seconde.

Pour combler ce déficit, la Méditerranée reçoit à peine 30,000 mètres cubes de ses divers affluens, dont moitié au moins provenant du Danube et du Nil qui lui apportent les eaux de bassins situés en dehors de sa zone climatologique. La différence, soit environ 140,000 mètres à la seconde, doit nécessairement provenir de l’Océan par le détroit de Gibraltar.

Si cette coupure géologique, qui n’a pas plus de 15 kilomètres de largeur, venait à se fermer, la Méditerranée, ne recevant plus que ses affluens directs, devrait peu à peu restreindre sa surface évaporante dans le rapport de 3 à 17, soit à 1/6 de son étendue actuelle. Dans ces limites nouvelles, notre mer intérieure, abaissant son niveau, de plus de 1,000 mètres peut-être, se réduirait à deux cuvettes distinctes, dont l’une grande à peine comme la Caspienne, concentrerait les eaux de la Mer-Noire transformée en lac d’eau douce, unies à celles du Nil et du Pô ; l’autre, comparable à la mer d’Aral, évaporerait le Rhône, et le peu qu’elle pourrait peut-être recevoir des derniers égouttages de l’Ebre. Quant aux espaces intermédiaires ils se trouveraient transformés en steppes analogues à ceux de la dépression aralo-caspienne. Cette première conclusion ne résulte pas seulement de chiffres précis, elle repose sur une hypothèse beaucoup trop favorable. Nous avons raisonné comme si le climat des versans méditerranéens directs ne devrait pas être modifié par cette transformation géologique, si minime cependant en elle-même qu’il serait presque au pouvoir de l’homme de la réaliser ; si, ne trouvant plus dans la guerre un élément suffisant à sa soif de destruction, il lui prenait fantaisie d’anéantir d’un seul coup la race humaine dans cette région de l’Europe méridionale où elle a pris son premier et son plus bel essor.

En fait, les choses se passeraient autrement. La majeure partie de l’eau évaporée par la Méditerranée saturant au passage le vent polaire prédominant, traverse avec lui le Sahara, pour aller se fondre dans le grand courant vertical des tropiques qui en détermine la précipitation. Une certaine partie de cette eau cependant, ramenée par les vents accidentels du sud et sud-est, alimente sur place les pluies du versant européen, et continue à rafraîchir la zone du versant opposé. Mais si, la Méditerranée réduisant progressivement sa surface, cet appoint insuffisant d’humidité venait à manquer, les vents du sud devenus aussi secs sur nos côtes que ceux du nord le seraient sur celles d’Afrique, ce ne sont plus les conditions de la dépression Caspienne plus éloignée des tropiques, flanquée, au sud, du massif du Caucase, et dans le lointain des hautes cimes des monts de l’Asie centrale, ce sont les conditions du Sahara, tout au moins, qui se produiraient dans la cuvette et sur les rives septentrionales de la Méditerranée. Les Alpes, devenues au nord ce que le Caucase est au sud, une île montagneuse dans le désert, le Rhône, le Pô mis à sec dès leurs sources, n’approvisionneraient plus que d’arides sebkhas. Quant au Sahara lui-même, il arriverait à un état de siccité qui ferait certainement disparaître jusqu’à la dernière de ses oasis, dont le chapelet discontinu serait probablement refoulé dans la vallée du Niger lui-même asséché.

Par une hypothèse contraire, à la réalisation de laquelle l’homme cette fois ne pourrait avoir aucune part, admettons que, par un déplacement de l’axe terrestre, l’orientation générale du bassin méditerranéen vienne à être modifiée ; que l’axe de cette dépression centrale, au lieu de suivre obliquement la direction moyenne du 40e parallèle, soit couché sur le cercle de l’équateur dans les conditions où se trouve aujourd’hui l’axe du bassin des Amazones, des conditions du climat seront immédiatement renversées. Au lieu d’envoyer toute son eau d’évaporation au courant ascensionnel des tropiques, l’axe méditerranéen coïncidant avec ce courant recevra à l’état de pluie l’eau ravie à toutes les régions voisines. Les fleuves aujourd’hui à demi taris et la dépression aralo-caspienne, coulant à pleins bords, grossis à chaque pas de nouveaux tributaires, remplissant leurs cuvettes intérieures, creusant de profonds sillons dans les seuils qui les séparent, s’uniront dans une artère commune qui, franchissant le dernier isthme de Manicht, viendra rouler ses eaux dans la Mer-Noire et de là dans la Méditerranée, où elles se réuniront au produit de tous les grands fleuves africains.

En comptant sur un écoulement moyen de 0m,40 par mètre carré, très probablement dépassé par le débit de l’Amazone, notre grand fleuve méditerranéen, au lieu d’emprunter comme aujourd’hui 140,000 mètres à l’Océan, lui en restituerait plus de 300,000 par le détroit de Gibraltar, autant que lui en apportent dans l’état actuel les fleuves réunis du monde entier. Ce n’est pas seulement en eaux courantes, mais en troubles charriés, en limons, que s’accroîtrait le débit des fleuves méditerranéens. De larges deltas s’épanouiraient à leurs embouchures, comblant rapidement les dépressions intermédiaires, les bassins intérieurs de la Mer-Noire et de ses annexes, envahissant peu à peu la grande cuvette centrale, jusqu’au jour où ils l’auraient entièrement comblée d’une nouvelle formation de terres basses et marécageuses, au milieu desquelles un fleuve central, trois ou quatre fois plus grand que l’Amazone, encaisserait profondément son lit sinueux, estuaire commun vers lequel convergeraient d’innombrables tributaires.

Combien de milliers d’années ou de siècles faudrait-il au travail des fleuves pour opérer ce gigantesque comblement ? La question importe peu : le temps ne compte pas en géologie. L’œuvre finale s’accomplirait dans des conditions analogues à celles qui se sont produites ailleurs, et il nous est même permis de signaler une circonstance qui se réaliserait probablement et dont la vraisemblance peut nous donner la clé d’un phénomène géologique bien connu. Incessamment refoulé vers l’amont par le dépôt sans cesse croissant des limons que le fleuve asiatique accumulerait à son embouchure, le Nil serait très probablement dévié dans la Mer-Rouge. Mais entre ces deux grands fleuves ayant dès lors des embouchures principales distinctes, continuerait à subsister un canal de trop plein, une voie d’eau analogue à celles qui, dans le Nouveau-Monde unit par le Cassiquare le courant de l’Amazone à celui de l’Orénoque.


V.

Ignorant des intentions de la Providence à l’égard du monde physique, l’homme est en général assez porté à les rapporter à ses propres intérêts. À ce point de vue, on a pourtant peine à s’expliquer que la sagesse divine, qui a déployé tant de merveilleuse intelligence dans la coordination des organes du plus chétif insecte, ait montré tant d’indifférence apparente dans la combinaison des élémens qui concourent au développement général de la vie organique à la surface de ce globe terrestre, où bien des choses semblent en fait livrées au hasard.

Je sais qu’il est d’usage de soutenir l’opinion contraire, de faire ressortir notamment harmonieux accord des grandes lois physiques qui président à la diffusion de la chaleur et de l’humidité atmosphériques, etc. Certainement on pourrait imaginer plus mal que ce qui est. Nous avons vu, par exemple, qu’il suffirait d’un bien simple accident géologique, de la fermeture du détroit du Gibraltar, pour frapper de stérilité complète ce vaste bassin de la Méditerranée dont plus des trois quarts sont déjà à l’état de désert.

L’homme n’en considère pas moins le globe terrestre en entier comme son domaine. De tous les êtres organisés il est, en effet, le seul qui, paraît-il, puisse s’adapter à tous les climats et à tous les milieux, vivre tour à tour sous la hutte de glace du Lapon ou la tente de toile du Saharien. Mais il ne suffit pas de respirer à la surface du globe, il faut s’y nourrir. La terre qui nous porte doit aussi subvenir à notre alimentation ; et, à cet égard, on ne saurait disconvenir que tout n’est pas pour le mieux et qu’il y a beaucoup d’espace et de forces perdues.

Les terres émergées n’occupent pas plus du quart de la surface totale du globe ; et c’est à peine si celles qui sont réellement habitables représentent une égale proportion. Pour ne citer qu’un exemple, ne voyons-nous pas ce magnifique bassin polaire, vers lequel convergent les plus grandes, vallées de l’ancien et du Nouveau-Monde, rempli d’îles et de presqu’îles aux formes variées, découpé dans tous les sens par d’innombrables bras de mer, qui sembleraient appeler à eux le commerce et l’industrie, — à tout jamais enseveli sous les glaces, servir de refuge aux ours blancs et aux veaux marins, qui, mieux que nous, pourraient revendiquer comme leur appartenant en propre ce domaine terrestre. Et parmi les contrées les plus favorisées du climat, où l’homme a toujours résidé de préférence, sous ces cieux démens de la Grèce, de l’Italie, de la France et de l’Espagne, combien n’est-il pas de terres qui, a l’état de plateaux arides, de montagnes rocheuses, de landes sablonneuses ou caillouteuses, de marécages et de lagunes, se refusent à toute production végétale ?

Mais, par cela même que son domaine terrestre est plus réduit, plus incomplet, l’homme doit se préoccuper de l’améliorer et d’en accroître la surface utile ; son intelligence lui permet d’entrevoir le but à poursuivre. Les agens naturels dont il dispose, s’il apprend à les maîtriser, pourraient parfois lui donner les moyens de l’atteindre. Il ne parviendra jamais sans doute à modifier la structure fondamentale du globe ; à faire surgir de nouveaux continens ; à immerger les hautes chaînes de montagnes ; mais, dans un ordre de faits plus modeste, il pourra améliorer le sol qui le fait vivre et modifier peut-être le climat de certaines régions.

Dans une étude précédente, j’ai exposé mes idées particulières sur la première partie de ce vaste programme. J’ai fait voir comment, par un judicieux emploi des alluvions artificielles, par un meilleur aménagement des eaux courantes, on pourrait régénérer le sol végétal, en tripler peut-être chez nous la puissance productive. Mes idées à ce sujet pourront paraître encore chimériques à bien des gens. Un avenir prochain, je l’espère, démontrera qu’elles n’ont rien que de pratique et de réalisable. Je n’y reviendrai donc pas aujourd’hui. Je me bornerai à examiner dans quelles limites on pourrait aborder le problème beaucoup plus ardu de la transformation des climats. En indiquant les effets désastreux qu’entraînerait nécessairement la suppression d’une partie notable des surfaces d’évaporation dans notre zone centrale, j’ai fait ressortir les résultats avantageux d’une entreprise inverse qui, en augmentant la surface maritime sur le parcours des vents polaires, pourrait remédier à l’excès de siccité des grands courans atmosphériques. Si, par exemple, on pouvait insérer, au centre du Sahara, un nouveau golfe du Mexique s’avançant profondément dans les terres entre les 15e et 30e parallèles, il n’est pas douteux que son influence se ferait ressentir sur toutes les régions avoisinantes. Les parties du désert non immergées reproduiraient au nord le climat du Texas et de la Louisiane ; à l’est, tout au moins celui du Nouveau-Mexique et du Colorado. Un moment on a pu croire qu’une pareille entreprise serait réalisable. Des renseignemens fournis par des géographes anglais avaient fait supposer qu’il se trouverait au centre mystérieux du Sahara africain une vaste dépression, cuvette d’une ancienne mer desséchée, dans laquelle on pourrait ramener les finis de l’océan. Des explorations plus sérieuses ne paraissent pas avoir confirmé ces Indications, qui n’avaient peut-être d’autre base que cette conception purement théorique de certains géologues, qui avaient cru devoir expliquer par une prétendue mer saharienne l’ancienne extension des glaciers sur le continent européen.

Les dépressions de cette nature, présentant à l’intérieur des continens de vastes cuvettes ayant leur plafond au-dessous du niveau de l’océan, ne sont pas nombreuses à la surface du globe. Il n’en est que deux d’une certaine importance qui nous soient connues : le bassin de la Caspienne à 25 mètres au-dessous du niveau de la Mer-Noire et celui de la Mer-Morte, dont la cote négative est de plus de 400 mètres.

Je n’ai pas à examiner jusqu’à quel point il pourrait être utile et surtout pratique de restituer à l’océan ces deux dépressions. Elles sont fort éloignées de nous, et leur immersion en tant qu’elle fût humainement réalisable, n’aurait qu’une influence à peu près nulle sur le climat de notre pays. Mais on a pensé qu’il pourrait en être autrement d’une entreprise plus modeste, d’une réalisation plus facile, dont l’opinion publique s’est assez vivement préoccupée pour que le gouvernement ait cru devoir la prendre en considération et la soumettre à l’examen d’une commission spéciale. Je veux parler de la mer intérieure du Sahara algérien, devant asseoir sa surface d’évaporation sur une plus ou moins grande étendue de ce chapelet d’arides lagunes que j’ai déjà signalées comme formant, au sud des provinces de Constantine et de Tunis, le bassin dans lequel viennent déboucher les lits desséchés des grands fleuves du Sahara central.

Une première exploration, faite il y a une trentaine d’années par M. l’ingénieur des mines Dubocq, ayant établi que la plus occidentale de ces petites cuvettes, le chott Mel-Rir, se trouvait bien réellement à un niveau inférieur d’une vingtaine de mètres à celui de la Méditerranée, on en a conclu un peu prématurément qu’il devait en être de même des chotts tunisiens situés plus à l’est ; et que dans leur ensemble ces cuvettes intérieures pourraient bien constituer un ancien golfe de la Méditerranée, qui aurait existé dans les temps historiques. On crut pouvoir l’identifier avec un certain lac Triton, cité par divers géographes de l’antiquité comme existant de leur temps, qui n’aurait été séparé que récemment de la Méditerranée par une barre ou seuil d’alluvions et de galets, à travers lequel une trouée facile pourrait permettre de rétablir l’ancien écoulement des eaux marines. Je ne sais ce qu’était au fond l’ancien lac Triton et jusqu’à quel point on peut considérer comme démontrée et même comme vraisemblable son identité avec les chotts algériens. Hérodote, qui en a parlé le premier, donne du lac Triton, qu’il n’avait jamais vu personnellement, une vague description, qui à la rigueur pourrait s’appliquer au voisinage du golfe de Gabès ; mais des auteurs plus récens, Strabon, Lucien, la table de Peutinger, le placent expressément près de la ville de Bérénice sur le littoral de la grande Syrte, à plus de 800 kilomètres de distance à l’est de Gabès.

Une exploration directe pouvait seule nous fournir des renseignemens précis à cet égard. Cette vérification a eu lieu, et, si elle nous a valu des documens géodésiques importans, on doit malheureusement reconnaître que, loin de confirmer les premières prévisions, elle les a contredites de tous points. Le seuil de Gabès s’est trouvé formé non d’une bande de sables ou d’alluvions récentes, mais d’assises géologiques beaucoup plus anciennes, d’une grande largeur, d’une hauteur de plus de 40 mètres, à la surface desquelles on a même trouvé des débris d’habitations préhistoriques. Et, ce qui était beaucoup moins prévu, on a constaté que les deux chotts tunisiens du Djérid et du Féjij, au lieu d’être inférieurs au niveau de la mer, lui étaient supérieurs de 15 à 20 mètres.

Dans ces conditions, l’ouverture de la mer saharienne voyait ses difficultés s’accroître, à mesure que se réduirait son importance. La cuvette à remplir ne présentait pas plus de 8,000 kilomètres carrés ; et, pour l’atteindre, il faudrait ouvrir un canal de jonction qui n’aurait pas moins de 260 kilomètres de longueur, à travers des bas-fonds ayant une altitude minimum de 15 mètres, présentant des seuils saillans de plus de 40 mètres. Tel est le profil de sol suivant lequel on aurait à creuser, non pas une simple rigole de dessèchement, mais un fleuve d’eau salée qui, pour suffire à une évaporation journalière de 180 millions de mètres cubes d’eau environ, soit 1,000 mètres cubes à la seconde[2], devrait avoir au minimum 200 mètres de largeur sur 10 mètres de profondeur.

Je n’insisterai pas sur les difficultés pratiques d’un tel travail qui nécessiterait un terrassement de près de 1 milliard de mètres cubes de déblais, dix fois plus que n’en a réclamé le canal de Suez. Je ne m’arrêterai pas sur l’influence certaine de l’évaporation qui, s’exerçant chaque jour sur un approvisionnement sans cesse renouvelé d’eau de mer, transformerait dans un laps de temps assez court la cuvette du Mel-Rir en un gigantesque bloc de sel. Vainement on objecterait ce qui se passe dans un canal ouvert des deux bouts, comme celui de Suez ou le détroit de Gibraltar, dans lesquels un courant constant ou alternatif, renouvelant les eaux inférieures, les débarrasse d’un excès de salure. Il s’agit ici d’un véritable fleuve d’eau salée, coulant toujours dans le même sens, avec une pente qui ne saurait être nulle, dans lequel les eaux concentrées ne pourraient pas plus remonter du Mel-Rir à Gabès, que les eaux salées de la Méditerranée ne remontent le Rhône, de son embouchure à Beaucaire ou à Valence.

La commission supérieure chargée de l’examen du projet, reculant devant ces difficultés que le rapport ministériel ne lui avait pas dissimulées, a conclu au rejet de l’entreprise. Je partage complètement son avis au point de vue pratique, mais je ne saurais l’adopter sans réserve quant à l’influence théorique que la réussite de l’opération pourrait avoir sur le climat. On a émis à cet égard les opinions les plus contradictoires. Les considérations générales dans lesquelles je viens d’entrer sur le régime météorologique de la grande zone de terres saches au milieu desquelles se trouve le Mel-Rir, nous permettent d’apprécier l’influence de la mer intérieure.

Au point de vue de l’ensemble de la région, cette influence serait mesurée, par l’augmentation de surface évaporante ou plus exactement d’eau évaporée, par le rapport de 1,000 mètres cubes résultant de la cuvette du Mel-Rir, à 180,000 mètres cubes résultant de la cuvette de la Méditerranée. Il serait toutefois plus exact d’admettre que cette influence se ferait ressentir dans le sens méridien des vents dominans, substituant une longueur de 100 kilomètres de surface d’évaporation à une égale étendue de surface desséchante, sur le parcours total de 3,000 kilomètres de terrains de cette nature qui existent entre le golfe de Guinée et la Méditerranée ; cette action, en la doublant pour tenir compte du changement de signe, augmenterait de 1/15, tout au plus, l’état hygrométrique moyen de l’atmosphère. Telle est la proportion suivant laquelle les vents du nord deviendraient moins desséchans vers le sud dans le Sahara, les vents du raidi moins brûlans sur les plateaux de l’Algérie.

Quant à l’action immédiate sur les rivages de la mer intérieure, elle serait tout aussi insignifiante. La vapeur produite journellement, mêlée à la masse de l’air atmosphérique, emportée par les vents régnans, le plus souvent irait rejoindre le courant équatorial ascendant ; plus rarement viendrait se mêler aux vapeurs de la Méditerranée. En aucun cas, elle ne se résoudrait sur place en pluies abondantes ; tout au plus pourrait-elle déterminer sur les rives du lac une atmosphère plus humide et plus brumeuse parfois, qui rendrait le pays plus insalubre, mais ne le rendrait pas agronomiquement plus productif. À cet égard, il suffit de voir ce qui se passe dans toute l’étendue de la zone climatologique à laquelle appartient le chott Mel-Rir. La Mer-Rouge présente au milieu de cette zone une surface d’évaporation quatre-vingts fois plus considérable, sans produire ni pluie, ni même humidité sur ses rives ; et, plus loin, la mer d’Aral, le lac Balkash, boivent chaque jour des fleuves d’eau douce plus considérables que ne le serait le fleuve salé de Gabès ; sans que le climat de leurs rivages immédiats diffère en rien de l’immensité des steppes dans lesquelles sont enclavées leurs cuvettes.

C’est à regret, je le déclare, que j’arrive, comme bien d’autres avant moi, à cette conclusion complètement négative sur les résultats de l’entreprise projetée. Plus qu’un autre le principe m’en avait séduit ; j’aurais été heureux d’en signaler les avantages probables comme devant donner une sanction pratique aux idées théoriques que je viens d’exposer sur le climat de la zone méditerranéenne. En principe, l’interposition d’une nouvelle masse d’eau évaporante sur le parcours des vents régnans doit produire une amélioration ; mais par le fait même que cette amélioration doit se généraliser sur une immense surface, elle ne saurait localiser ses effets. L’action produite serait énorme s’il s’agissait d’une mer intérieure de dimensions comparables à celles de la Méditerranée ; elle serait insignifiante avec le Mel-Rir.

Parmi les avantages que pourrait avoir l’ouverture de la petite mer saharienne, il en est un autre que je regrette, je dois l’avouer, d’avoir vu signaler sans une expresse réserve dans le rapport officiel, celui de nous créer une frontière artificielle et d’opposer une barrière à la barbarie, au sud de nos possessions algériennes. Les civilisations en décadence seules ont jamais pu songer à des barrières de ce genre. L’exemple de la Chine et du Bas-Empire nous montre assez combien ces moyens de défense, murs ou fossés, sont inefficaces. Ce n’est point en leur opposant des obstacles matériels, mais en les subjuguant par la force, en les dominant par son influence morale, qu’une nation qui, comme la nôtre, se pique d’être à la tête de la civilisation, sait se faire respecter par des peuples barbares.

Dans ce grand mouvement d’expansion qui se prépare et qui finira par uniformiser la civilisation à la surface du globe, la France aura sans doute à jouer un grand rôle, auquel elle renoncerait en fait si elle voulait le restreindre dans de trop étroites limites.

Les nations voisines nous donnent à cet égard de grands exemples à suivre : l’Angleterre et la Russie ne négligent rien pour asseoir leur suprématie politique et civilisatrice sur la zone méridionale de l’ancien monde vers l’Orient. La première y est déjà parvenue par la voie maritime, dont le déblaiement de Suez vient de faire disparaître le dernier obstacle matériel. La Russie y tend par une voie moins prompte, mais plus sûre : l’occupation préalable des déserts de l’Asie centrale sur lesquels elle étend chaque jour son empire.

Un champ tout aussi vaste nous est ouvert dans l’Afrique centrale, dont l’occupation de l’Algérie et de la Tunisie nous assurent l’accès exclusif. Là est pour nous l’œuvre capitale qui devrait nous intéresser aujourd’hui, non moins importante, relativement plus facile, que celle à laquelle la Russie consacre de si généreux efforts. Si, comme elle, nous avons le désert à franchir au début, nous ne rencontrerons pas l’inexpugnable rempart des âpres montagnes qui défendent au nord l’approche de la Chine et de l’Inde. Une fois le Sahara traversé, nous nous trouverons de plain-pied dans le bassin du Niger et nous verrons s’ouvrir devant nous toutes les régions tropicales de l’Afrique, qui ne le cèdent ni en étendue, ni en élémens de richesses naturelles à leurs similaires du Sud asiatique et qui ne tarderaient pas à rivaliser avec elles de prospérité, dès que nous aurions su substituer les bienfaits d’une administration intelligente et paternelle à la dégradante anarchie sociale qui les désole aujourd’hui.

« Le monde n’est pas grand, » disait déjà Christophe Colomb. Les distances et les obstacles matériels cessent d’exister pour nous, quand nous avons trouvé les moyens pratiques de les franchir ou de les surmonter ; et, sous ce rapport, notre siècle voit s’accomplir une des plus grandes révolutions économiques de l’humanité.

L’invention des chemins de fer a complètement renversé l’ordre ancien des voies de communication. Elle a donné en un jour plus de supériorité à la voie terrestre que quarante siècles de progrès n’en avaient réalisé pour la voie maritime. L’intérieur de l’Afrique, isolé jusqu’à ce jour du reste du monde par une infranchissable ceinture de déserts et de marais pestilentiels, peut devenir plus rapproché de nous en distance relative qu’il ne l’est de fait en distance absolue mesurée à vol d’oiseau sur les blancs énormes de la carte.

Ce continent qui nous fait face nous attire plus que jamais. Bon gré mal gré, nos gouvernans ne peuvent en détourner leurs regards, mais c’est moins par ses arides rivages que par ses fertiles régions intérieures qu’il doit mériter notre attention. C’est au Soudan plutôt qu’en Tunisie ou en Égypte que nous devons frapper. Il nous suffit d’un point de la circonférence, et nous l’occupons en Algérie, pour atteindre le centre. Le chemin de fer Transsaharien nous en ouvrira les portes toutes grandes. La voie est tracée sur un sol facile. Elle n’attend que les rails qui doivent la rendre praticable.

La question était à peine posée qu’un moment j’ai pu croire qu’elle allait être résolue. Par quel concours de fâcheuses circonstances, de malentendus, a-t-on cessé brusquement de s’en occuper ? Je n’ai pas à le rappeler ici. Mais l’œuvre, un moment ajournée, s’impose trop à nous pour qu’elle ne doive pas prochainement s’accomplir. Espérons que la France ne laissera pas échapper cette occasion unique qui se présente à elle de reprendre sa place à la tête de la civilisation militante dans cette croisade contre les barbares, et qu’elle comprendra que son rôle doit plutôt consister à supprimer les barrières matérielles qui séparent les peuples qu’à en créer à grands frais d’artificielles.


DUPONCHEL.

  1. Dans la remarquable étude qu’il a récemment consacrée à la météorologie (Revue du 1er  novembre), M. Radau rappelle, sans plus s’y arrêter qu’elle ne le mérite, une objection faite à la théorie du courant circulatoire. Plusieurs physiciens s’étonnent qu’on n’ait jamais pu constater directement l’existence du courant ascensionnel sous les tropiques ; M Faye, en particulier, voudrait qu’il fût de force à redresser verticalement les banderoles pendantes des navires. L’inexactitude de cette conclusion provient du point de départ, de l’assimilation qu’on a faite de ce courant ascensionnel au tirage d’une étroite cheminée aspirant brusquement à angle droit l’ensemble des couches d’air inférieures d’une vaste usine. Il serait beaucoup plus juste de prendre pour terme de comparaison le mouvement qui se produit dans un étroit couloir horizontal débouchant librement dans deux masses d’air de température différente, dans le tunnel du Mont-Cenis, par exemple, dont, si je ne me trompe, on est obligé de fermer la porte d’entrée pour atténuer la vitesse du courant d’air.
    La section du courant polaire horizontal de l’alizé inférieur, mesurée verticalement, ne saurait dépasser 3,000 mètres, puisqu’on a constaté la présence de l’alizé supérieur sur le pic de Ténériffe. faire de la cheminée d’appel de la branche verticale embrasse probablement plusieurs degrés de latitude sur un même méridien ; en n’en comptant qu’un seul, sa section, mesurée horizontalement, dépasserait, 110,000 mètres. Les vitesses du courant devant être en raison inverse des sections, un courant ascensionnel de 1 métré par seconde équilibrerait un ouragan horizontal de 30 à 40 mètres, et encore cette vitesse ascensionnelle, trop faible pour être mesurée directement, ne serait-elle franchement verticale qu’à une altitude de 1,000 à 1,500 mètres. Sa composante irait en diminuant en se rapprochant du sol. Elle serait nulle à la surface, où doit se trouver une zone de calme absolu accidentée seulement par les tourbillons et les cyclones provenant du remous.
  2. La commission est arrivée dans son rapport, à des chiffres quatre et cinq fois plus faibles, par suite de l’insuffisance de son coefficient d’évaporation. Elle a admis qu’il ne dépasserait pas en moyenne 0m,063 par jour, lm,08 par an. Or déjà l’évaporation annuelle s’élève au double, à 2 mètres, sur nos côtes de France. Nous avons vu plus haut que, pendant la durée de l’exploration Choisy, en hiver, dans une saison exceptionnellement humide et pluvieuse, l’évaporation journalière, au Sahara, avait dépassé 0m,067. On ne saurait sérieusement supposer qu’elle puisse être inférieure à une moyenne journalière de 0m,01, soit pour l’année entière un volume d’eau à emprunter à la Méditerranée de 30 et non de 6 milliards de mètres cubes.