Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XX

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A. Cadot (Tome IIp. 40-44).

XX

L’AVEU.


Il était deux heures ; miss Mary, revêtue d’une élégante amazone, était assise dans le boudoir attenant à son salon ; un livre ouvert reposait sur ses genoux, mais elle ne lisait pas.

De temps en temps elle consultait d’un regard inquiet les aiguilles de la pendule, puis elle se baissait ensuite pour s’assurer si le balancier poursuivait bien ses courtes et régulières paraboles ; il lui semblait que les aiguilles n’avançaient pas.

On prétend qu’à certaines heures décisives les femmes deviennent jolies par la seule force de leur volonté ; jamais miss Mary n’avait été aussi belle que ce jour-là. Son charmant visage, animé par l’irritation à la fois pleine de charme et de tourment que produit l’attente, avait une expressive mobilité qui aurait défié le ciseau de Pradier ; la statue était devenue femme !

Bientôt une subite et ravissante rougeur colora le velouté de ses joues ; elle venait d’entendre bien au loin, et malgré les rumeurs de la rue, le pas de chevaux qui se dirigeaient vers la maison de M. Sharp.

L’amour a des sens infaillibles : il perçoit des sons que l’oreille ne saurait saisir, il voit au delà de la limite que le regard le plus perçant ne pourrait franchir !

Miss Mary ne s’était pas trompée ; quelques minutes après, M. d’Ambron, suivi de son domestique, s’arrêtait devant la porte.

— Mon Dieu ! murmura la jeune fille en appuyant ses deux mains sur son cœur pour en comprimer les mouvements désordonnés, mon Dieu ! faites que mon trouble ne tourne pas contre moi !… Jamais, à aucune époque de ma vie, je n’ai eu autant besoin de tout mon sang-froid qu’en ce moment suprême qui va décider de mon existence, et jamais je ne me suis sentie si émue, si agitée, si désarmée ! Ô vous, mon Dieu ! qui savez la pureté de mes intentions, secourez-moi dans ma faiblesse… soutenez mon courage…

Les coups de marteau qui retentirent à la porte de la rue eurent un écho dans le cœur de la jeune fille. Les Américaines aiment rarement ; mais, quand elles s’abandonnent à la passion, elles payent en une seule heure tout l’arriéré de leur longue indifférence.

Miss Mary s’était si bien préparée à recevoir le comte ; elle avait, — un habile général ne néglige aucun détail, — si bien étudié son salut et sa révérence, que quand l’émotion la prit à la gorge, elle fut d’une déplorable gaucherie.

M. d’Ambron ne remarqua pas cette réception embarrassée ; il était si loin de se douter de l’impression qu’il produisait sur la jeune fille !

Il s’inclina gracieusement devant elle, s’informa avec une parfaite indifférence et une exquise politesse de l’état de sa santé, lui adressa un compliment sur le bon goût de son amazone, et finit en lui disant qu’il était complètement à ses ordres. Ces paroles banales, relevées par une voix harmonieuse et un grand usage du monde, émurent délicieusement miss Mary, et lui rendirent un peu de confiance. Dix minutes plus tard, la jeune fille et M. d’Ambron traversaient, au pas de leurs chevaux, les rues de San-Francisco.

— Avez-vous un but à votre excursion, miss Mary ? demanda le jeune homme.

L’Américaine se troubla.

— Certainement, monsieur, répondit-elle en hésitant, sans cela je n’aurais pas osé vous déranger… abuser ainsi de vous. Mon père m’a priée de me rendre à… à… la Mission

— Si je ne me trompe, miss, ce que vous appelez la Mission est une bourgade située à quelques lieues de San-Francisco.

— Oui, monsieur.

— Alors, comme il commence à se faire tard, nous activerons, si vous le voulez bien, l’allure de nos chevaux.

— Volontiers, monsieur.

— Je réfléchis, comte, reprit peu après la jeune Américaine, que la Mission est bien éloignée. Si cela vous est indifférent, nous remettrons cette excursion à une autre fois, et nous nous contenterons, pour aujourd’hui, d’une simple promenade.

M. d’Ambron s’inclina en signe d’acquiescement, et retint la bride de son cheval. Il était facile de voir qu’ayant pris son parti de l’acte de complaisance qui lui avait été demandé et auquel il avait consenti, il lui était tout à fait indifférent de rester plus ou moins longtemps en tête-à-tête avec miss Mary.

— Vraiment, comte, dit cette dernière, après un moment de silence, vous qui êtes habitué à la grâce inimitable et sans égale des Françaises, vous devez nous trouver, nous autres pauvres sauvages Américaines, d’un goût déplorable.

— Ce reproche très-grave, que je suis loin de mériter, est parfaitement injuste, miss Mary, dans votre bouche. Si je ne vous savais pas saturée de compliments, je serais tenté d’y voir une provocation à ma galanterie, avec l’arrière-pensée de vous moquer ensuite de moi ! Venant de vous, permettez-moi d’ajouter qu’il ressemble un peu à un petit mouvement de fatuité patriotique.

— Vous vous trompez, monsieur d’Ambron… Je vous jure que j’ai parlé sérieusement… très-sérieusement. Du reste, nous ne sommes nullement jalouses des Françaises. | Si la nature leur a donné le don de plaire, elle leur a refusé, dit-on, celui d’aimer. Vos compatriotes, à ce que l’on nous raconte, n’ont qu’une seule pensée, celle de conquérir et de mériter par leur bon goût l’admiration des hommes et la haine des femmes… Ce rôle peut être éclatant à la surface, mais au fond il est bien triste et bien navrant… Dépenser toutes ses facultés et toute son énergie à lutter contre les ravages du temps, à vouloir éloigner la vieillesse, à se cramponner à une génération nouvelle qui ne veut pas vous ouvrir ses rangs, c’est faire un déplorable abus de l’intelligence que Dieu nous a donnée !… On prétend que les Françaises meurent moralement le jour où elles reçoivent leur dernier baiser !… Pauvres femmes !… Après avoir eu une existence si mesquinement et si profondément agitée, elles se privent du calme et bel automne que la Providence nous accorde pour nous préparer à l’éternel repos… leur corps retourne au néant sans que leur âme ait vécu !.. Non, comte, nous ne sommes pas jalouses des Françaises !

Les jeunes filles américaines ont un penchant des plus prononcés aux discussions déclamatoires : elles abordent même volontiers les questions les plus ardues et les plus transcendantes de la métaphysique. Le sujet de conversation choisi et développé par miss Mary n’étonna donc nullement M. d’Ambron. Il se résigna galamment à fournir la réplique à ce qu’il croyait être l’écho d’une lecture mal comprise ou mal choisie.

— Je vous assure, miss, répondit-il, que vous avez une très-fausse opinion de mes compatriotes. De la frivolité que vous leur supposez, elles n’ont que le côté gracieux, c’est-à-dire le désir bien naturel de paraître aimables… Ce que beaucoup d’écrivains et de touristes américains ont pris chez elles pour une coupable légèreté n’est que l’expression d’un tact exquis… Les Françaises, miss Mary, n’affichent jamais leurs sentiments intimes, et ne font point parade de leurs douleurs… Elles cachent leurs souffrances sous un sourire… Leur délicate et nerveuse organisation donne un air de fête, s’il est permis de parler ainsi, aux luttes les plus déchirantes qu’elles ont à soutenir… Tombent-elles foudroyées par la violence d’une passion irrésistible, ou accablées sous le poids d’un amour méconnu, leur chute est si noble et si vaillante, qu’on doute, jusqu’à ce qu’elles soient mortes, de la réalité du coup qui les a atteintes. Le portrait que l’on vous a tracé des Françaises ressemble à celui que John Bull se faisait jadis de nos gentilshommes : des pantins recevant avec joie des coups de pied dans le dos, ayant leurs poches bourrées de pralines, de flacons d’odeurs, de petits miroirs, marchant dans les rues en dansant le menuet au son d’une pochette, et se nourrissant exclusivement de pattes de grenouilles.

Miss Mary avait écouté le jeune homme avec une extrême attention et un dépit réel, car sa réponse détruisait à l’avance le thème qu’elle avait préparé.

— J’admets, dit-elle, qu’il y ait de l’exagération dans ce que l’on raconte des Françaises ; néanmoins, le mariage qui, pour les Européennes, est le synonyme d’affranchissement et de plaisir, signifie pour nous abnégation et dévouement… Vos compatriotes acceptent un époux plutôt qu’elles ne le choisissent elles ne voient dans la perte de leur nom que le gain de leur indépendance, que la fin d’une contrainte antinaturelle, et dont elles ont hâte de se débarrasser à tout prix ; pour nous autres Américaines, c’est le contraire qui a lieu. Tant que nous restons jeunes filles, nous jouissons de la liberté la plus absolue, la plus illimitée, nous échappons aux préjugés et aux jugements du monde, nous ne devons compte de nos actions qu’à notre seule conscience… Le mariage, pour nous, c’est l’esclavage ; car, à partir du jour où un homme devient responsable de nos actions, nous ne nous appartenons plus ; nous avons un maître, et la société reprend sur nous tous ses droits… vous conviendrez donc, monsieur, que l’amour d’une Américaine doit être bien plus sûr et bien plus flatteur que la honni volonté d’une Française ; nous prouvons la sincérité de notre attachement par un immense sacrifice, alors que vos compatriotes réalisent simplement une bonne affaire. Nous acceptons des chaînes, elles cueillent des fleurs.

— Miss Mary, répondit M. d’Ambron en souriant de nouveau, vous avez, avec une rare adresse et une profonde perfidie, amené la discussion sur un terrain où je me garderai bien de me laisser entraîner, car j’y rencontrerais quelque redoutable embuscade, et je serais honteusement battu. Je défends les femmes d’Europe, mais je n’attaque en rien celles du Nouveau-Monde ; les unes et les autres ont une façon différente de traduire leurs qualités et leurs vertus. Au lieu de comparer, je préfère admirer, c’est plus commode et plus sage.

— Vous m’accusiez naguère d’un mouvement de fatuité patriotique, monsieur d’Ambron ? Soit ; j’accepte ce reproche… Les Américaines possèdent au dernier degré l’esprit de nationalité. Je refuse donc l’égalité que vous nous accordez, et, s’il le faut, je plaiderai, comme un grave avocat, pour vous prouver notre supériorité morale sur les femmes d’Europe, reprit la jeune fille en affectant une gaieté qui ne rentrait ni dans ses habitudes, ni dans son tempérament.

— Je joue de malheur, miss Mary. Vous avez justement choisi pour but de vos attaques le seul point sur lequel il ne me soit pas permis de céder… Je vous avertis qu’avant de me rendre j’épuiserai tous les degrés connus de la juridiction, y compris celui de la cour de cassation elle-même…

— Soit ; j’accepte la lutte.

— Vous avez la parole, miss. J’écoute.

— Comte, reprit la jeune fille après une courte hésitation, pour ne point vous pousser à bout, je me montrerai peu exigeante. Une simple concession de votre part me suffira.

— Quelle concession, miss ?

— Accordez-moi que les femmes du Nouveau-Monde l’emportent, du moins en ténacité, sur les Européennes ; que les premières ont autant de suite et de fixité dans leurs idées que les secondes montrent de versatilité et d’inconstance, et je me déclarerai satisfaite.

— Vous vous trompez étrangement, miss Mary… Les Françaises, avec leur vive imagination, craignent peut-être la monotone rigidité de la ligne droite ; mais soyez assurée que leur marche, pour être brisée par de gracieux détours, par de hautes fantaisies de stratégie, ne tend pas moins vers un but désigné à l’avance par leur raison et par leur cœur !…

— Vous connaissez mal les femmes américaines, monsieur d’Ambron ! Elles seules sont capables d’accomplir des prodiges de volonté.

Miss Mary s’arrêta l’espace d’une seconde ; puis elle reprit d’une voix moins assurée :

— Croyez-vous, monsieur d’Ambron, qu’il soit possible à une femme de vaincre, à force de patience, de dévouement et de tendresse, l’indifférence d’un homme ?

— Certes, miss, cela arrive tous les jours.

— Eh bien, comte, assurez-moi, sur votre foi de gentilhomme, que vous avez vu une seule de vos compatriotes s’astreindre à la terrible tâche d’attendre, pendant des années entières, le sourire aux lèvres et la mort dans l’âme, un simple regard de celui qu’elle aime, et je reconnaîtrai que les Européennes nous égalent en persévérance !

— Je hais le mensonge, et l’exagération me répugne, miss Mary. Si vous n’aviez parlé que d’une année, et encore ce serait beaucoup, j’aurais pu fouiller dans mes souvenirs. Mais des années !… Il me faudrait remonter aux temps fabuleux où les Françaises n’étaient pas même encore des Gauloises. Permettez-moi de mettre en doute, si votre sincérité répond à la mienne, que vous ayez un tel exemple à me citer parmi vos compatriotes.

— J’en aurais mille, monsieur !… Et moi-même je sens que si j’avais pris Dieu à témoin de mon affection pour un homme, ni l’indifférence, ni la froideur, ni l’éloignement que me montrerait l’élu de mon âme ne seraient capables d’affaiblir l’attachement que je lui porterais…

— Cela vous semble maintenant ainsi, miss Mary, parce que vous n’avez pas encore aimé… Si vous saviez quelle horrible démence un amour méprisé vous loge au cerveau, vous ne vous exprimeriez pas ainsi…

— Et qui vous assure, comte, que ces tourments, je ne les ai pas subis ?

— Vous, miss Mary ?…

Le jeune homme allait poursuivre, mais il s’arrêta ; un vague soupçon, moins encore, un pressentiment confus, venait de jeter le trouble dans son esprit.

Miss Mary attendit un moment.

— Que penseriez-vous, monsieur, dit-elle, d’une femme qui, assurée de l’éternité de sa constance, fière de la sainteté et de l’immensité de son amour, ferait franchement, loyalement l’aveu de son affection à celui qui la lui aurait inspirée ?

— Je pense, miss Mary, que vous remplissez à merveille votre rôle d’avocat… vous vous éloignez de plus en plus de la véritable question. Tout à l’heure nous ne saurons plus, ni vous ni moi, quel est le point de départ de notre discussion… Ce sera à se croire à l’audience.

— Je vous en conjure, monsieur d’Ambron, ne plaisantez pas. Ma question est solennelle. Que penseriez-vous, je vous le répète, d’une femme qui agirait ainsi ?

— En supposant que cette femme eût toujours été chaste et vertueuse ?

— Oui, murmura la jeune fille d’une voix sourde et en baissant la tête, oui, toujours chaste !…

— J’admirerais cette femme…

— Vous l’admireriez ? interrompit vivement l’Américaine.

— Oui, miss Mary, je l’admirerais un peu, mais je la blâmerais beaucoup, et je la plaindrais encore davantage…

— Expliquez-vous plus clairement, comte.

M. d’Ambron prit un air sérieux qu’il n’avait pas eu pendant toute la durée de cette conversation.

— Miss Mary, dit-il lentement, en France, les jeunes filles sont entourées d’une auréole d’innocence et de candeur devant laquelle s’incline tout honnête homme… Nous considérons comme un devoir de leur accorder le respect, et comme une lâcheté ou une infamie de troubler par de brutales révélations la chaste tranquillité de leurs paisibles consciences ! Je n’ignore point qu’aux États-Unis il en est autrement. Pourvu qu’on observe vis-à-vis d’elles la pruderie de l’expression, on a toute liberté de langage. Je vous en conjure, miss Mary, n’exigez point que je développe toute ma pensée, je me verrais, à mon grand regret, forcé de vous désobéir…

— Monsieur, dit la jeune fille, je me rends compte de vos scrupules, mais je ne saurais les admettre. Notre éducation nous fait femmes de bonne heure, par le cœur et par la raison… Et puis, la question que je vous adresse, monsieur le comte, n’a point pour mobile une puérile curiosité… C’est un conseil d’ami que je sollicite de vous, rien autre chose…

— En ce cas, miss Mary, je vous dirai, comme si vous étiez ma sœur : Si vous aimez, il n’y a, après Dieu, que votre mère ou votre père que vous puissiez prendre pour confidents de votre espoir ou de vos souffrances…

— Ma mère est morte et mon père me répondrait que cela ne le regarde point ; ou bien, s’il m’adressait une recommandation, ce serait celle de prendre des renseignements exacts sur la fortune de celui que j’aimerais.

— Et Dieu, miss Mary ?

— Dieu, je l’ai prié avec ferveur… et lorsque mes genoux se sont relevés de terre, j’avais pris la résolution d’avouer mon amour à celui qui me l’a inspiré.

— Il me semble, miss Mary, qu’avant d’en arriver à ce que je vous demanderai la permission d’appeler cette extrémité, il est cent moyens que vous pourriez employer. En général, nous nous apercevons assez vite et fort volontiers de l’intérêt qu’une femme nous porte ; notre amour-propre aide, dans ces circonstances, notre perspicacité… Parfois même, il la trouble par la facilité qu’il met à prendre un vague indice pour une preuve certaine.

— Celui qui occupe ma pensée, ignore ses propres mérites, et sa modestie ne lui laissera jamais soupçonner l’ineffaçable impression qu’il a produite sur mon cœur.

Un sourire d’une incrédulité doucement railleuse entr’ouvrit les lèvres de M, d’Ambron.

Miss Mary arrêta son cheval, et, levant sur le jeune homme des yeux empreints d’une chaste hardiesse :

— Comte, lui dit-elle d’une voix nettement et harmonieusement accentuée, vous êtes celui que j’aime !

Il y avait tant de véritable passion dans l’audacieux aveu de la jeune Américaine, que M. d’Ambron se sentit ému.

— Je vous en conjure, comte, écoutez-moi sans m’interrompre, poursuivit miss Mary avec une froide exaltation, ma démarche doit vous faire comprendre que le sentiment qui me domine ne saurait prendre place parmi les amours vulgaires, autrement ma franchise serait sans excuse ; elle deviendrait pour moi une honte et un remords. Je vous aime, comte, non pas parce que vous êtes jeune, riche et élégant, mais parce que vous avez un esprit magnanime ! j Ce n’est pas l’homme que je vois en vous, c’est l’âme. Ce que je vous demande, comte, ce ne sont ni ces soins assidus ni de ces douces paroles qui flattent si délicieusement la vanité et la tendresse d’une femme ; je ne souhaite qu’une chose : que vous ayez foi en moi, que vous sachiez qu’il y a dans ce monde une pauvre créature toute dévouée, qui priera sans cesse pour vous, se réjouira toujours de vos succès, et qui serait trop heureuse si jamais l’occasion s’offrait à elle de se sacrifier à votre bonheur !… En un mot, je vous le répète, c’est mon âme que je vous donne et c’est votre âme que je veux !…

M. d’Ambron avait l’air accablé ; il comprenait qu’en présence d’un sentiment pareillement exprimé, de banales protestations d’amitié seraient indignes d’un galant homme.

— Miss Mary, dit-il, en voyant que la jeune fille attendait sa réponse, j’étais si peu préparé à l’honneur que vous voulez bien me faire, que je crains réellement de n’y être pas aussi sensible que je le devrais… Votre franchise mérite la mienne : si j’acceptais le dévouement que vous daignez m’offrir, je manquerais de loyauté, car si ma raison et mes yeux rendent hommage à votre générosité et à votre beauté, mon cœur reste indifférent à ce jugement…

— Je vous comprends, comte… vous aimez une autre femme… Eh bien, j’attendrai…

Il y avait dans le ton avec lequel la jeune fille prononça ces mots, une détermination si fermement arrêtée, que M. d’Ambron jugea inutile d’insister.

Le reste de la promenade se passa dans un lourd et froid silence.

Lorsque M. d’Ambron prit congé de miss Mary devant la maison de master Sharp, l’Américaine accueillit son cérémonieux salut par un charmant et tranquille sourire, et d’une voix dont toute trace d’émotion avait disparu :

— Comte, lui dit-elle froidement, je vous assure que, tôt ou tard, vous finirez par m’aimer !

M. d’Ambron s’inclina de nouveau, et, toujours silencieux et impassible, écorcha d’un impatient coup d’éperon les flancs de son cheval.

À peine rentrée chez elle, miss Mary passa dans le parloir ; master Sharp, la tête gloutonnement inclinée sur son assiette chargée de mets divers, était en train de dîner ; il parut ne pas remarquer la présence de sa fille.

— Betsy, dit la jeune Américaine en s’adressant à la domestique, vous préparerez ce soir mes effets ; je dois partir demain pour un assez long voyage…

Master Sharp songea bien un instant à interroger sa fille sur la cause de ce brusque départ, mais le mélange de soupe de tortue, de compote de pigeons et de mince-pie qui s’élevait sur la base de son assiette, en guise de pyramide, réjouissait si singulièrement sa vue, son goût et son odorat, qu’après une hésitation, dont la durée ne dépassa guère une demi-seconde, il sacrifia sa curiosité à ses gastronomiques occupations.