Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XXV

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A. Cadot (tome IIIp. 10-18).

XXV

L’ENTRÉE EN CAMPAGNE.


C’est dans la petite ville mexicaine de Guaymas que recommence notre récit.

Guaymas, l’un des ports les plus importants de la mer Pacifique aux temps de la domination espagnole, est bien déchu aujourd’hui de son ancienne splendeur ; ses fameuses pêcheries de perles dont les produits étaient si avidement recherchés par les grandes dames et les fastueux seigneurs de la cour de Philippe II, sont maintenant à peu près abandonnées ; et c’est à peine si, de temps à autre, quelques Kanakas désœuvrés, les plus merveilleux plongeurs qui soient au monde, s’amusent, pour exaspérer les requins, à cueillir, sur les sables sous-marins, quelques huîtres perlières. La prodigieuse activité qui, jadis, animait Guaymas, a fait place au calme et au silence ; on n’y voit plus ni hôtellerie ni auberges ; on dirait la ville endormie du conte.

Dans la salle du rez-de-chaussée d’une maison à un étage, située aux environs de la plaza, se trouvent assis devant une table, sur laquelle fument deux tasses exiguës remplies de chocolat, la jeune fille de master Sharp et le Canadien Grandjean ; tous les deux sont en costume de voyage. Les premières clartés de l’aube naissante n’éclairent encore que faiblement l’horizon ; miss Mary paraît absorbée par de graves réflexions ; l’aventurier semblait être de fort mauvaise humeur : derrière eux se tient debout une petite servante mexicaine.

Un accès formidable d’une toux suspecte, éprouvée par le Canadien, arracha enfin miss Mary à ses pensées. Elle leva les yeux sur le géant.

— Je crois qu’il est temps de partir, master Grandjean ! Qu’en pensez-vous ? lui dit-elle d’un air distrait,

— Je pense, miss Mary, que, depuis trois heures que nos chevaux sont sellés et bridés, voilà la vingtième fois au moins que vous m’adressez la même question. Je ne recule jamais devant une fatigue nécessaire, mais je déteste subir un dérangement inutile. Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé dormir sur ce beau petate[1] presque neuf que m’avait obligeamment prêté l’hôtesse, et où je reposais si mollement ? On ne rencontre pas tous les jours de semblables aubaines en voyage. Les femmes ne savent jamais au juste ce qu’elles veulent. Décidément, je me repens d’être entré à votre service.

La jeune Américaine n’avait pas écouté la réponse de son serviteur ; elle était retombée dans ses réflexions.

— Allons ! trêve à mes lâches irrésolutions, murmura-t-elle ; reculer devant une aussi facile démarche, ce serait m’avouer vaincue sans avoir combattu ; ce serait me montrer indigne de mon amour. S’adressant alors au Canadien :

— Master Grandjean, dit-elle en élevant la voix, hâtez-vous de terminer votre déjeuner… je suis prête à me mettre en route !

— Mon déjeuner, miss Mary ! répéta le géant d’un ton d’ironie des plus marqués ; mais où donc est-il, je vous prie ? Ce n’est pas, sans doute, ce grain de cacao délayé et fondu dans une goutte d’eau que vous appelez un déjeuner ? Depuis six jours que nous sommes arrivés à Guaymas, je n’ai pas encore mangé une seule fois sérieusement… Enfin, n’importe ! ceci est un détail… Partons !

Miss Mary n’insista pas, elle effleura du bout de ses lèvres sa tasse de chocolat, et se retournant vers la servante mexicaine :

— Mon enfant, lui dit-elle, tu rappelleras à ta maîtresse la promesse qu’elle m’a faite de m’expédier sans retard, au rancho de Buenavista, et si l’on ne m’y trouvait pas, à celui de la Ventana, les lettres qui m’arriveront ici de San-Francisco. Je récompenserai généreusement le courrier qui me les apportera.

— Bien, señora, je m’acquitterai fidèlement de votre commission. Serez-vous longtemps absente ?

Cette question, quoique fort insignifiante, causa une assez vive émotion à l’Américaine.

— Je l’ignore, dit-elle ; Dieu seul sait, mon enfant, ce que me réserve l’avenir !

Il y avait, dans ces paroles de miss Mary, une mélancolie pleine de découragement.

— Cependant, señora, si des voyageurs ou des étrangers veulent louer la maison, ma maîtresse devra la leur refuser ?… Vous la gardez pour vous ?…

— Oui, mon enfant !…

Miss Mary se leva et sortit de la salle à manger ; Grandjean la suivit après avoir jeté un regard de mépris sur sa propre tasse de chocolat restée intacte.

Quelques minutes plus tard, l’aventurier et la fille de master Sharp, montés sur deux excellents et vigoureux chevaux, sortaient de Guaymas. Miss Mary était revêtue d’une courte et élégante amazone ; une valise assez volumineuse, attachée derrière la selle du Canadien, renfermait le bagage de la jeune fille ; quant à Grandjean, il portait, selon son habitude, toute sa garde-robe sur son dos.

Pendant la première heure de marche un silence complet régna entre les deux voyageurs ; ce fut le Canadien qui, en arrivant à un endroit où la route bifurquait, arrêta sa monture et prit la parole.

— Faut-il continuer d’avancer droit devant nous ou bien incliner sur notre gauche, miss Mary ? demanda-t-il.

— Vous n’ignorez point, Grandjean, que je ne suis jamais venue dans ce pays-ci, que vous m’avez assuré, vous, parfaitement connaître !… Montrez-moi la route… je vous suivrai !…

— Il y a une excellente raison qui m’empêche de vous servir de guide, miss Mary… c’est que j’ignore complètement où vous voulez aller !…

— Ne m’avez-vous point dit, Grandjean, que le rancho de Buenavista n’est pas bien éloigné de celui de la Ventana ?

— D’environ deux lieues, miss Mary !… J’ai même ajouté que Buenavista ayant été saccagé lors de la dernière excursion des Apaches, son séjour ne doit pas offrir de grandes ressources aux voyageurs.

La jeune fille fut quelque temps sans répondre ; il était évident qu’une cruelle indécision tiraillait son esprit.

— Où mènent ces deux chemins ? demanda-t-elle,

— L’un conduit justement à Buenavista.

— Et l’autre ?

— Au rancho de la Ventana.


Le léger tissu resta un moment immobile dans l’espace.

Les irrésolutions de miss Mary recommencèrent ; tout à coup, et comme frappée d’une inspiration soudaine, elle détacha le voile de mousseline qui entourait son chapeau et le livra au caprice du vent. Le léger tissu resta pendant un instant immobile dans l’espace ; puis, emporté bientôt par une subite bouffée de la brise du matin, il alla doucement s’abattre à trente pas plus loin, au beau milieu du sentier qui continuait la route suivie jusqu’alors par l’Américaine et le Canadien.

— Avançons tout droit ! dit la jeune fille.

Gandjean haussa les épaules et obéit sans faire la moindre observation, mais non pas toutefois sans grommeler entre ses dents certaines remarques un peu risquées.

— Que les femmes sont donc des êtres bizarres et étranges ! murmura-t-il, tout en caressant de sa large main le poitrail nerveux de son cheval. Je m’applaudis chaque jour davantage de ne m’être jamais occupé d’elles. Elles sont toutes plus ou moins folles, c’est là un fait certain. Le vent porte devant nous ; nous allons à la Ventana… Le voile serait tombé à gauche, nous nous serions dirigés sur Buenavista. C’est à ne pas y croire. Il faudra que j’exige de miss Mary qu’elle me compte toujours un mois de mes gages à l’avance. On ne saurait, avec les femmes, prendre trop de précautions. Que le diable me torde le cou si je devine pourquoi il y a tant d’hommes qui se marient ! C’est là une chose que je n’ai jamais pu parvenir à m’expliquer.

Tandis que le Canadien se permettait ces réflexions hardies, la jeune fille poursuivit le cours de ses pensées ; sans souci de l’allure irrégulière de sa monture.

— Je ne me reconnais plus, se disait-elle ; quel changement s’est donc opéré dans mon esprit ?… Comment se fait-il que moi, qui étais douée jadis d’une volonté si ferme, d’un caractère si opiniâtre, je sois devenue si indécise, si irrésolue ? Le bon sens et la raison, autrefois mes seuls conseillers, élèvent en vain maintenant la voix ; je me bouche les oreilles pour ne point entendre !… J’agis à l’opposé de mes résolutions ; j’obéis servilement à des inspirations que je ne cherche même pas à m’expliquer. Je m’abandonne lâchement à la fatalité… Je ne m’appartiens plus. Comment concilier l’irrésistible et ardente curiosité qui m’a conduite ici avec la pusillanimité qui s’est emparée de moi dès que mon pied a eu touché la terre mexicaine ? Que Dieu me prenne en pitié et me vienne en aide, car je sens que dans la voie fatale où je suis engagée, je marche d’un pas incertain entre le dévouement et le crime…

Bientôt les pensées de la jeune fille prirent une autre direction, sans changer pourtant de sujet ; son regard, qui brillait des ardeurs de la fièvre, s’éteignit graduellement ; l’expression d’un morne désespoir assombrit l’azur de ses yeux, et sa jolie tête s’inclina sur sa poitrine.

— Infortunée que je suis, continua-t-elle, ai-je donc encore le droit d’aimer ? N’y a-t-il pas entre le comte et moi un abîme ? Le souvenir de Joaquin Dick ! Non… non… arrière ce rêve odieux !… Cette heure, d’un inexplicable égarement, ne saurait engager mon avenir ! J’ai été la victime d’une coupable fascination, pas autre chose !… Joaquin n’a jamais possédé mon amour !… Et puis, à cette époque, je n’avais point vu M. d’Ambron… je ne le connaissais pas encore ! L’étincelle sacrée qui devait me faire vivre en m’initiant aux passionnées et ineffables jouissances de l’âme ne m’avait pas frappée au cœur ! J’ignorais la joie et la douleur ! je n’étais qu’une statue animée, ainsi que le disait Joaquin. Après tout, mon passé n’appartient à personne… Nul n’a le droit de m’en demander compte.

Les jeunes filles américaines, nous ne saurions trop le répéter, afin de n’avoir point à fausser les caractères de nos personnages pour les rendre vraisemblables, possèdent une liberté absolue, sans bornes, qu’aucun contrôle, pas même celui de la société, ne saurait atteindre ou amoindrir ; aussi leur est-il permis, malgré toutes les erreurs de leurs premières années, d’accepter loyalement la main de l’homme qui leur offre son nom ; seulement, à partir du jour où elles deviennent femmes, elles se doivent à l’honneur de leur mari, et la moindre infraction à leurs nouveaux devoirs serait punie par le blâme et le mépris général.

Miss Mary, en songeant si souvent et si douloureusement aux relations indéterminées qu’elle avait eues jadis avec Joaquin Dick, montrait donc une susceptibilité et une délicatesse de sentiments que l’on aurait vainement cherchée auprès de la plupart de ses compatriotes. La sincérité de sa passion donnait une extrême sensibilité à sa conscience.

Vers midi, Grandjean proposa à la jeune fille une halte de quelques heures, pour laisser reposer les chevaux. Miss Mary accepta cette offre avec l’empressement d’une personne qui ne demande qu’à retarder le moment de son arrivée.

Assise au pied d’un arbre centenaire dont l’épais feuillage, la garantissait des brûlantes atteintes du soleil, l’Américaine promenait, depuis un instant, autour d’elle, ses yeux distraits, lorsque, sortant tout à coup de sa rêverie, elle adressa la parole au Canadien.

— Vous avez un grand faible pour l’argent, n’est-il point vrai, master Grandjean ?

— Oui, répondit laconiquement le géant.

— Il n’est rien que vous ne fassiez pour gagner beaucoup d’or ?

— C’est selon, miss.

— Complétez, je vous prie, votre phrase : quels sont les scrupules devant lesquels s’arrêterait votre conscience ?

Le Canadien étendit les bras et sembla hésiter.

— Ma question vous embarrasse, master Grandjean, continua miss Mary. Soyez sans crainte. Nous autres Américaines, nous ne ressemblons pas aux filles d’Europe ! Nous ne parlons jamais pour le plaisir de bavarder, et nous savons garder un secret !… Ce n’est ni la curiosité ni le désœuvrement qui me font vous interroger… Je désire, je dois savoir jusqu’à quel point et dans quelle mesure il m’est permis de compter sur vous !…

— Vous interprétez fort mal le motif de mon silence en l’attribuant à la méfiance, miss Mary, répondit Grandjean avec un bâillement à moitié comprimé. Si je recule devant cet entretien, c’est que j’ai sommeil, et qu’il n’entre pas dans nos conditions que je sacrifierai mes heures de repos à des conversations inutiles !… Il est connu, quoi que vous en disiez, que quand les femmes mettent leur langue en mouvement, il ne leur est pas toujours possible de s’arrêter… Ce n’est pas leur faute, c’est une maladie ! Or, si je ne mange pas, c’est bien le moins que je dorme !… Autrement mon service auprès de vous deviendrait impossible.

— Master Grandjean, reprit miss Mary avec son même sérieux, j’accepte et j’approuve parfaitement vos raisons… Vous êtes dans votre droit… Voulez-vous me vendre votre sommeil ?…

— Vous vendre mon sommeil ?…

— Certes !… Qu’a donc ma proposition de si étrange, qu’elle vous donne cet air surpris ?… Vous souhaitez faire votre sieste, et moi je désire vous questionner… J’achète votre attention, et vous me vendez votre repos… C’est là une affaire, voilà tout.

Grandjean s’inclina gauchement, puis d’une voix qu’il s’efforça de rendre insidieuse :

— Une affaire au comptant ? demanda-t-il.

— Certes ! quel est votre prix ?

— Mes paupières s’abaissent malgré moi. Il me faudra de grands efforts pour vaincre mon sommeil. Je vous assure que deux piastres…

— Les voici ! interrompit la jeune fille.

Le Canadien prit les pièces d’argent, les serra soigneusement dans la ceinture de cuir qui lui ceignait la taille, et, se donnant sur l’oreille droite un coup de poing retentissant :

— Parlez, miss, dit-il, me voici parfaitement éveillé.

— J’aurais dû avoir cette explication avec vous avant de quitter San-Francisco, reprit la jeune fille après s’être recueillie un instant ; mais de si graves pensées occupaient alors mon esprit, que je n’y ai pas songé !… Je cherchais un serviteur actif, brave et fidèle qui m’accompagnât dans mon voyage… Vous m’avez paru réunir ces différentes qualités, et je vous ai pris à mon service. Aujourd’hui de nouvelles réflexions ont modifié mes intentions premières. Il est possible que j’aie besoin bientôt de toute votre énergie et de toute votre soumission : il est donc bien naturel que je désire connaître quelle est la limite de votre dévouement, et le point précis où finit votre conscience.

— Ma conscience finit là où commence mon intérêt !… Je l’affecterai pas une fausse modestie vis-à-vis de vous, miss Mary, je suis un garçon précieux pour les aventures ; vous chercheriez sans doute inutilement un rifle aussi docile et aussi infaillible que le mien !…

La bonhomie réelle avec laquelle le Canadien prononça ces mots, si elle n’en atténuait la signification, en retirait du moins la sinistre portée.

— Ainsi, master Grandjean, si je me trouvais forcée, dans l’intérêt de ma conservation personnelle, de vous désigner du doigt un homme…

— J’estimerai l’homme, et je vous dirai : C’est tant.

— Quel que fût cet homme ?…

— Oui !

— Vous n’aimez donc personne ?

— On ne vient pas en Amérique pour faire du sentiment, mais bien sa fortune… Ceux qui s’expatrient laissent leur cœur derrière eux ! Le mien est resté dans mon pays… à Villequier… je l’y retrouverai, si j’y retourne jamais ! Pourtant, oui, j’y pense, il est un homme contre lequel je j’entreprendrai rien, m’offrit-on toutes les pépites de la Californie et de la Sonoral…

— Par crainte ?

— Non, miss Mary, par reconnaissance ! répondit le Canadien tranquillement, et sans paraître nullement froissé de la question de la jeune fille.

-Il n’est pas probable, master Grandjean, car ce serait là, en vérité, un hasard par trop merveilleux, que cet homme soit justement celui-là même à qui je songe… Vous le nommez ?

— Joaquin Dick, le Batteur d’Estrade !…

ta réponse du Canadien produisit un effet prodigieux sur la jeune Américaine ; ses joues se décolorèrent, une pâleur livide envahit son front, une flamme jaillit de ses yeux devenus d’un bleu sombre.

— Joaquin ! toujours lui… répéta-t-elle à demi-voix. C’est la fatalité !

— Vous le connaissez, miss ? Au fait, qui ne le connaît pas ?… continua Grandjean. C’est un bien galant caballero ! nul mieux que lui ne manie l’or et le fer ; prodigue d’onces et de coups de couteau, il est un gentleman accompli dans toute la force du mot ! Ah ! quel malheur qu’il soit un peu sorcier !… sans cela, je serais encore à son service… Vous voyez, miss Mary, que la personne à laquelle vous aurez peut-être à me présenter, n’a rien de commun avec le seul être humain que je respecte en Amérique ; car don Joaquin se trouve en ce moment-ci en Californie, et nous, nous sommes en Sonora !…

L’émotion éprouvée par la jeune fille était violente ; mais avec une rare présence d’esprit et une force, inouïe de caractère, elle avait, aussitôt le choc reçu, recouvré son sang-froid.

— Y a-t-il longtemps que vous étiez lié avec le señor Joaquin Dick ?

— Personne n’est lié avec Joaquin Dick, répondit le Canadien. Il y a environ trois ans aujourd’hui que nous nous sommes vus pour la première fois,

— Ainsi, sa confiance en vous n’a jamais été assez intime pour qu’il vous ait dévoilé le mystère qui entoure sa vie ? Vous ignorez et ce qu’a été son passé et ce qu’il espère de l’avenir ?

— Le señor Joaquin possède un extrême bon sens. Il se méfie de tout de monde.

— Et vous, vous n’avez rien deviné ?

— Qu’entendez-vous par là, miss Mary ?

— Vous ne vous êtes jamais demandé, et vous n’avez jamais cherché à savoir quelle est l’existence réelle de cet homme si inexplicable ?

— Au contraire…

— Ah !…et quel a été le résultat de vos réflexions ou de vos investigations ?… Joaquin est-il bon ou méchant, désintéressé ou cupide, haineux ou aimant ?… Est-il vrai, comme certaines gens le prétendent, qu’il ait souvent pris part à des actes de sauvage violence, et que l’or qu’il possède soit taché de sang ?

Grandjean, au lieu de répondre, se mit à considérer attentivement la jeune fille : il fallait qu’il se passât quelque chose de bien extraordinaire pour qu’il osât se permettre une telle hardiesse ; car c’était la première fois de sa vie qu’il regardait fixement une femme.

— Miss Mary, dit-il, je m’aperçois que je me suis trop hâté de serrer vos piastres dans ma ceinture.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me va falloir vous les rendre !… Oh ! vous avez beau affecter l’étonnement, vous me comprenez bien !… La façon dont le nom de Joaquin, que j’ai prononcé par hasard, est devenu tout de suite le sujet de notre conversation, m’apprend et me prouve que mon ancien maître est l’homme contre lequel vous songez à m’employer… J’ignore et ne tiens aucunement à connaître le motif de la haine que vous lui portez… je me bornerai à vous déclarer tout net que le Batteur d’Estrade en voulût-il à mes jours, je ne lèverais pas davantage pour cela mon rifle sur lui : je me résignerais à la mort !

Il y avait dans le ton du Canadien une espèce de brutalité passionnée qui se rapprochait de l’enthousiasme. L’Américaine, toujours maîtresse d’elle-même, conserva l’apparence glaciale qu’elle montrait depuis le début de l’entretien.

— Vous n’êtes pas heureux dans vos appréciations, master Grandjean, dit-elle froidement. Vous vous méprenez du tout au tout sur la nature de mes sentiments !

Le géant allait répliquer, mais il s’arrêta dès les premières syllabes de sa phrase, et, baissant les yeux, il devint d’une couleur de brique ; la témérité de l’interrogation qui était montée jusqu’à ses lèvres le couvrait de confusion. Miss Mary avait deviné la question indiscrète du Canadien ; et avec cette hardiesse que le calcul ou la coquetterie ont seuls le pouvoir de modérer chez les jeunes filles américaines, elle répondit à son silence comme s’il avait formulé sa pensée :

— Cette fois, master Grandjean, vous vous rapprochez de la vérité, si toutefois vous ne l’avez pas devinée entière… Maintenant, de quelle sorte est, au juste, l’attachement que je porte au señor Joaquin : amitié, amour ou reconnaissance ? c’est ce que je n’ai pas besoin de vous apprendre… L’essentiel, c’est que, bien convaincu que j’ai uniquement en vue le bonheur du señor Joaquin, vous m’aiderez à le sauver d’un danger dont il est menacé.

— Quel danger, miss Mary ? demanda le Canadien avec vivacité.

— Un danger, master Granjean, que vous comprendrez fort difficilement, car il ne s’agit ici ni du tranchant d’un couteau, ni de ta gueule d’un rifle !

— Du poison ? s’écria le Canadien avec une anxieuse indignation.

— Les jours du señor Joaquin ne sont pas en péril !

— Alors, on veut le voler ?

Grandjean fit une légère pause.

— Miss Mary, dit-il après avoir réfléchi, vous parlez pour moi d’énigme. Que peut-il donc arriver de malheureux à un homme, si ce n’est d’être volé ou assassiné ?

La naïveté de cette question entama le sérieux de l’Américaine ; et pour la première fois, depuis qu’elle était partie de San-Francisco, un sourire glissa sur ses lèvres roses.

— Master Grandjean, répondit-elle, si mes explications vous semblent en quelques points obscurs ou inintelligibles, ne vous gênez pas pour m’interrompre et me demander des éclaircissements !.. Vous m’écoutez ?

— Je vous écoute avec une double attention, miss : d’abord parce que je dois loyalement gagner mes deux piastres, ensuite parce qu’il s’agit du señor Joaquin Dick.

La jeune Américaine, après s’être recueillie de nouveau pendant quelques secondes, releva la tête, et fixant à son tour ses regards sur ceux de son interlocuteur :

— Avez-vous jamais aimé ? lui dit-elle.

— Il me semble, autant que je me le rappelle, que jadis j’ai assez aimé ma mère, et peut-être bien aussi un peu mon père, quoique je ne l’aie pas beaucoup connu.

— Vous ne me comprenez pas, master Grandjean, interrompit miss Mary ; ma question ne concerne en rien les liens de famille ; elle se rapporte exclusivement à l’amour. Avez-vous jamais été amoureux ?

— Oh ! jamais !… s’écria le géant, jamais, je vous le jure ! Je dois même ajouter que l’existence de ce sentiment si bizarre m’a toujours paru une mystérieuse monstruosité. En effet, quel profit ou quel agrément procure-t-il aux malheureux qui l’éprouvent ? Aucun, certes… au contraire !… Après tout, les gens qui attrapent le vomito ou la fièvre jaune sont plus à plaindre qu’à blâmer. Ce n’est pas leur faute si l’épidémie les atteint… c’était écrit à l’avance dans leur destinée. Mais, pardon, miss Mary, je ne vois pas bien clairement le rapport qui existe entre la question que vous m’adressez et le danger que court le seigneur Joaquin.

— Un rapport aussi simple qu’intime, master Grandjean. Le señor Joaquin Dick est passionnément épris. Or, si votre cœur n’a jamais battu pour aucune femme, vous vous rendrez difficilement compte, et des tourments qu’endure à présent le Batteur d’Estrade, et des malheurs que lui réserve l’avenir…

— Je n’ai jamais été frappé par le vomito, et cependant je connais les effets de ce terrible fléau, car j’ai vu bien des gens y succomber. Il en est de même de l’amour. Il y a quelques années, un de mes compagnons du désert, un nommé Dickens, eut la raison troublée par une Peau-Rouge, une belle femme du reste, presque aussi grande que moi… des poings énormes, gros comme ma tête… et des reins qui supportaient sans peine la charge d’une mule… Mais Dickens ne la recherchait pas à cause de ces précieuses qualités… loin de là… puisqu’il l’aidait, au contraire, dans ses travaux !… Eh bien ! miss Mary, je vis un jour Dickens, — personne ne maniait mieux un rifle que lui, — manquer un buffle à trente pas !… Son amour lui avait ôté non-seulement la justesse de l’esprit, mais aussi celle du coup d’œil… il était devenu comme idiot !… Heureusement pour lui, dans un intervalle de raison, il eut honte de sa faiblesse, et il brisa de la crosse de sa carabine le crâne de sa bienaimée !… Mais tout le monde n’a pas cette chance, et l’on prétend qu’il y a des gens qui meurent d’amour.

— Et ceux-là ne sont pas les plus à plaindre, murmura douloureusement la jeune fille ; car il est des tortures d’une telle violence que la mort devient un véritable bienfait pour ceux qui les endurent !…

— Ainsi, reprit le Canadien, que la fausse confidence de l’Américaine avait rendu tout soucieux ; ainsi le señor Joaquin Dick est amoureux ! lui, un sorcier ! À qui se fier ! Mais en quoi puis-je lui être utile dans cette triste circonstance ? Et quel est l’objet de sa passion ?

— La señorita Antonia !…

— La petite Antonia ! que c’est drôle !… une enfant qui ne m’arrive pas à l’épaule ! Pourtant, lors de mon dernier passage au rancho de la Ventana, j’avais déjà eu des soupçons… Je me rappelle même maintenant que le señor Joaquin, se figurant que les Apaches avaient incendié la ferme, et que par conséquent Antonia avait été brûlée vive, s’est un instant réjoui de cette aventure… Mais après, il était furieux et il pleurait !… Cela me fit souvenir de Dickens, qui, après avoir fracassé la tête de sa Peau-Rouge, voulait se brûler la cervelle !… Je fus obligé d’employer les meilleurs raisonnements, et de lui lier de force les mains pour l’empêcher de mettre ce sot projet à exécution !… Enfin miss Mary, je vous répète ma question : En quoi, et comment puis-je rendre service au señor Joaquin ?

— Laissez-moi d’abord, master Grandjean, vous donner quelques éclaircissements indispensables. Si Antonia répondait sincèrement à l’affection du Batteur d’Estrade, je ne chercherais pas à combattre ce mutuel attachement ; mais il n’en est pas ainsi. Antonia n’éprouve que ce sentiment d’orgueil que cause aux femmes la certitude qu’un homme est devenu leur esclave ! Sa vanité, doucement flattée, lui fera tout mettre en jeu pour conserver et augmenter l’empire qu’elle exerce sur votre bienfaiteur, et elle réussira, soyez-en persuadé, car son cœur est désintéressé dans la partie, et elle ne commettra aucune faute… Il me semble voir déjà le señor Joaquin, vieilli par la douleur avant l’âge, l’œil trouble, la démarche chancelante, le visage amaigri, l’air morne et abattu, traîner lâchement sa languissante existence !… Oh ! à cette pensée, je vous l’avoue, mon cœur s’indigne et se révolte !… Je ne puis m’habituer à l’idée que le caballero le plus accompli du Mexique, l’aventurier le plus hardi du désert, le Batteur d’Estrade, si justement célèbre, est sur le point de jouer un rôle aussi misérable et aussi honteux !… Non, tant que je serai vivante… cela n’arrivera pas !…

— Mais, miss Mary, si le señor Joaquin savait qu’il ne vous est pas indifférent, il est probable qu’il ne s’occuperait plus d’Antonia !… La comparaison serait tellement en votre faveur ! N’êtes-vous pas plus grande, plus forte, plus âgée et plus riche que la fille de la Vierge ?… Il est vrai qu’elle se sert assez adroitement d’une carabine ; mais je me chargerai, moi, de vous apprendre en quelques semaines le maniement du rifle !… Que n’avouez-vous donc franchement au señor Joaquin le penchant que vous avez pour lui !…

— Vous ignorez, mon pauvre master Grandjean, qu’un pareil aveu dans la bouche d’une femme, lui retirerait toute séduction et toute influence auprès de celui à qui elle le ferait. La certitude qu’ils sont éperdument aimés éveille à peine chez les hommes une orgueilleuse pitié, elles conduit sûrement à l’indifférence. Les grandes passions naissent de la froideur qui les a accueillies à leur début. L’amour-propre froissé est le plus grand auxiliaire de la passion !… L’homme ne peut supporter sans un vif dépit la pensée que ses mérites ne sont pas dignement appréciés, et sa colère s’exalte jusqu’à la fureur, si la femme qu’il recherche reconnaît les qualités d’un rival !… Non… non… le conseil que vous me donnez n’est pas praticable… Il n’y a que deux moyens de rendre le señor Joaquin Dick à lui-même… l’absence ou le mépris.

L’Américaine se tut, mais le Canadien ne mit pas ce silence à profit pour prendre la parole. Il semblait atterré. Quelques monosyllabes qui s’échappaient distraitement de ses lèvres trahissaient la confusion et l’incohérence de ses pensées. Les théories élémentaires, mais si nouvelles pour lui, que la jeune fille achevait de développer, lui avaient causé comme un éblouissement et avaient plongé son esprit dans le chaos. Il ressemblait au héros de la poétique et audacieuse mystification, si bénévolement acceptée par notre siècle, à Gaspard Hauser, ce malheureux, renfermé dans un souterrain depuis le jour de sa naissance, et qui, sorti des entrailles de la terre à l’âge de vingt-cinq ans, entra dans la vie, homme avec les sensations d’un enfant… De même que le soleil brûlait les paupières du prétendu Gaspard, de même la vérité aveuglait Grandjean. Quant à miss Mary, un mouvement nerveux et presque imperceptible qui remuait d’une façon à la fois courroucée et dédaigneuse les coins de ses lèvres, prouvait que le récit de la fable qu’elle venait d’inventer de l’amour de Joaquin pour Antonia, et de son amour à elle pour le Batteur d’Estrade, avait coûté des efforts à sa patience et à sa fierté.

— Eh bien ! master Grandjean, reprit-elle, envoyant que le Canadien continuait à rester muet, commencez-vous à comprendre quelle tâche vous aurez à remplir, si vous êtes aussi sincèrement dévoué au señor Joaquin que vous le prétendez ?…

— Non, miss !… Comment voulez-vous que je fasse pour que mon ancien maître arrive à mépriser Antonia ?… Comment l’empêcherais-je, si telle est son intention, de se rendre au rancho de la Ventana ?… Le señor Joaquin est fort tenace dans ses projets.

— Soit ! j’admets tout cela ; mais supposons que le señor Joaquin, en arrivant à la Ventana, n’y trouve plus Antonia ?…

— Pourquoi ne l’y trouverait-il pas ? Elle ne s’absente jamais du rancho !

Indeed, master Grandjean, vous avez, ce matin, l’intelligence singulièrement paresseuse. La señorita Antonia est sédentaire, je le veux bien ; mais si on l’enlevait ?

— Eh bien ! le señor Joaquin se mettrait sans plus tarder à la recherche du ravisseur ; il rencontrerait tout de suite sa piste, se lancerait à sa poursuite, l’atteindrait sans grand’peine, et le tuerait à coup sûr !

— Vous croyez cela, vous ?

— J’en suis certain, miss Mary. L’Indien le plus subtil, l’aventurier le plus rusé, ne sauraient, soyez-en persuadée, mettre en défaut la sagacité du Batteur d’Estrade. Il est notre maître à tous dans la connaissance du désert. Son œil est infaillible, sa jambe infatigable. Permettez-moi donc d’ajouter, avec tout le respect que l’on doit à une femme, que votre projet n’a pas l’ombre du sens commun.

— Si vous m’aviez laissé poursuivre au lieu de m’interrompre, master Grandjean, vous vous seriez évité bien des paroles et des suppositions inutiles. Je ne conteste nullement les qualités exceptionnelles du señor Joaquin comme batteur d’estrade ; je reste convaincue que s’il tenait à retrouver sa belle Antonia, ses démarches aboutiraient à un succès complet ; mais, d’un autre côté, je suis on ne peut plus certaine que si un pareil événement avait lieu, le señor Joaquin laisserait en paix le ravisseur et la fugitive.

Pourquoi donc, miss Mary ?…

— Parce que la voix de l’orgueil froissé ferait taire en lui celle de l’amour. Son cœur, avant de recouvrer le calme et la tranquillité, subirait peut-être bien d’épouvantables tortures, mais son front resterait haut et fier et ne se courberait pas.

Cette explication changea l’embarras du géant en stupeur : il ne comprenait plus absolument rien à la conversation.

— Ma foi, miss Mary, s’écria-t-il, je suis à me demander si je dors ou si je Veille, si vous parlez de bonne foi, ou si vous ne vous moquez pas de moi. J’en suis à me demander, excusez ma franchise, si le chagrin n’a pas attaqué votre raison et si vous n’êtes pas tout uniment devenue insensée.

Un sourire froid et railleur entr’ouvrit la bouche fraîche et sérieuse de l’Américaine.

— Pourquoi donc, je vous prie ; master Grandjean, dit-elle, mon langage vous étonne-t-il à ce point ?

— Mon Dieu ! miss Mary, vous m’apprenez que le señor Joaquin est fou à lier d’Antonia, et vous ajoutez que, si l’on enlevait cette jeune fille, il ne daignerait pas se donner la peine de courir après elle ! C’est absolument comme si vous me souteniez que, si on me volait un cheval de prix, je ne me dérangerais point pour le chercher !

— L’amour a des délicatesses que vous me semblez ignorer, master Grandjean.

— Mais il n’y a point de délicatesses qui puissent aller contre le bon sens… Or, le bon sens le plus commun veut que, si l’on vous prend une femme que vous aimez, et que vous parveniez plus tard à découvrir la retraite de cette femme, vous fassiez tous vos efforts pour vous en emparer de nouveau.

— Vous vous trompez, master Grandjean ! En pareille circonstance, la violence de l’outrage que l’on a reçu rend toute réconciliation impossible.

— Un outrage !… je n’y suis plus ! c’est sans doute un dommage que vous voulez dire !… Oui, je conviens, en effet, que l’homme qui vous prive pendant quelque temps des soins qu’une femme apporte à votre ménage, vous cause un certain préjudice ; il y a alors entre lui et vous une indemnité à débattre, un chiffre à discuter. Il paye, c’est fini ; il refuse, on le rifle, et tout est dit.

La naïve logique du Canadien ne pouvait être combattue ; on ne s’attaque pas au néant ; aussi l’Américaine jugea-t-elle à propos de ne pas s’obstiner dans une discussion sans issue et sans résultat.

— Master Grandjean, reprit-elle en changeant de ton, pour quelle somme vous chargeriez-vous d’enlever la señorita Antonia ?

— Pour aucune somme, miss Mary.

— Des scrupules ?

— Oh ! non, miss, mais une crainte.

— Laquelle ?

— Celle de m’attirer la colère du señor Joaquin ! Or, je vous le répète, comme s’il m’attaquait je ne me défendrais pas, je me trouverais placé dans une position peu agréable.

— Si l’événement que je prévois se réalisait jamais, master Grandjean, le señor Dick ne songerait pas un instant à vous en rendre responsable !… et puis la señorita Antonia ne resterait pas longtemps sous votre garde ! Si le Batteur d’Estrade parvenait à la rejoindre, ce ne serait plus vous qu’il aurait à combattre… il se trouverait en présence d’un bras vaillant et d’un cœur indomptable !…

— Ce que vous m’apprenez là, miss Mary, change du tout au tout la position des choses ! Dans ces conditions-là, j’enlèverais peut-être Antonia, quoiqu’à ne vous rien cacher, cette affaire ne me plaise que médiocrement ; mais il nous resterait encore à traiter auparavant une question de la plus haute importance.

— Quelle question, master Grandjean ?

— Celle de mon salaire !… Antonia s’est toujours montrée si affable et si généreuse envers moi, qu’il m’en coûterait beaucoup de la contrarier… Je demanderais donc un prix élevé…

— Soyez sans nulle inquiétude. Vous n’auriez pas à vous plaindre de ma générosité !

— Et quand vous arrêterez-vous, miss Mary, à une résolution définitive ?…

— Dès que j’aurai vu Antonia !… Si je la trouve digne de l’amour qu’elle inspire au Batteur d’Estrade, je renonce à mon projet ; si j’acquiers la conviction qu’elle se joue, au contraire, de Joaquin, alors malheur à elle, je serai sans pitié.

Après cette réponse, miss Mary garda le silence ; de son côté, le Canadien réfléchissait.

— Que mon rifle se change en mes mains en une quenouille ! se disait-il, si je me reconnais dans toutes ces complications-là… Il me semble que ma tête va éclater, tant mon cerveau est en feu !… Comme les ruses de guerre des Indiens sont peu de chose en comparaison des ruses de femmes !… Ce doit être bien difficile que de savoir aimer !… Quel fatigant apprentissage à faire ! quel rude métier à exercer !… Tâchons un peu de me débrouiller au milieu de tout ce chaos !… Non… ce serait peine perdue… je n’y parviendrais jamais !… Un homme à rifler !… Quel homme, et pourquoi ?… Je n’en sais rien… Du reste, peu m’importe ! Antonia à enlever si elle n’aime point, et à ne pas enlever si elle aime… Est-ce bien cela ? Non… je ne crois pas… ce doit être l’opposé ! Mais non du tout… Ah ! ma foi ! je m’y perds !… Le mieux est de ne plus songer à rien jusqu’à ce que vienne le moment d’agir.

Le géant, après avoir pris cette résolution, se retourna vers l’Américaine :

— N’avez-vous plus aucune question à m’adresser, miss Mary ? lui demanda-t-il.

— Non, master Grandjean.

— Vous reconnaissez que j’ai bien gagné mes deux piastres ?

— Certes !

— Bon !

Grandjean s’étendit sur l’herbe à une distance respectueuse de la jeune fille, appuya sa tête sur la selle de son cheval qui broutait à quelques pas plus loin, et ferma presque aussitôt les yeux. Une minute ne s’était pas écoulée, qu’il dormait d’un calme et vigilant sommeil, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

Le soleil commençait à décliner lorsque Grandjean se réveilla ; la chaleur, affaiblie par une brise bienfaisante, offrait une température supportable ; le moment était opportun pour se remettre en route.

Miss Mary n’avait pas changé de place ; l’air toujours aussi réfléchi et rêveur, elle se tenait assise au pied de l’arbre ; une légère nuance bleue qui s’arrondissait en forme d’arc renversé au-dessous de ses yeux, disait clairement qu’elle n’avait pas, à l’exemple de son serviteur, mis à profit l’heure de la sieste.

— Allons, miss, dit le Canadien après avoir sellé et bridé les chevaux, si vous désirez arriver avant la nuit, vous n’avez pas de temps à perdre. Il est maintenant près de trois heures, et il nous reste cinq lieues au moins à franchir pour atteindre le rancho de la Ventana.

La jeune Américaine hésita avant de remonter à cheval, il était évident que, malgré les intentions si énergiques qu’elle avait montrées dans sa conversation avec Grandjean, l’incertitude régnait encore dans son cœur ; bientôt, comme honteuse de sa faiblesse, elle s’appuya sur le poing que lui offrait le Canadien, se mit légèrement en selle et frappa d’un impatient coup de cravache sa monture, qui partit au galop.

Aucune conversation suivie et nul incident digne d’être signalé ne prirent place durant le reste du trajet, qui s’accomplit dans un silence mutuel et presque absolu. Miss Mary, soit qu’ayant appris tout ce qu’elle désirait savoir, elle craignît les questions de son serviteur, soit qu’elle désirât ne pas être troublée dans ses méditations, avait laissé s’accroître la distance qui la séparait du Canadien ; elle marchait à quelques centaines de pas en arrière de lui.

Un quart de lieue avant d’arriver au rancho de la Ventana, Grandjean se trouva, au détour d’un sentier, face à face avec un cavalier qui, penché sur son cheval, poussait devant lui, tout en se livrant à une pantomime des plus animées, quelques vaches retardataires.

— Le señor don Andrès Panocha ! s’écria le géant.

— Tiens, c’est vous, Grandjean ! venez-vous seul, cette fois ?

— Non.


L’illustre et galant don Andrès Morisco y Malinche, etc., pâlit.

— Vous accompagnez, sans doute, le señor don Enrique, reprit-il.

— Nullement ! je ne suis plus à son service !

— Recevez-en mes compliments les plus sincères ! Un homme qui fait continuellement son bravache et qui ne sait seulement pas supporter un petit coup de couteau sans garder le lit pendant six semaines !… Et quel est votre nouveau maître ?…

— J’escorte une femme.

Cette fois, don Andrès rougit ; non pas de timidité, mais d’espérance et de joie.

— Jeune ? demanda-t-il.

— Une vingtaine d’années, à ce que je crois avoir entendu dire.

— Jolie ?

Caramba ! je l’ignore ! Du reste, la voici qui vient. Attendez un peu.

— Y songez-vous ! s’écria le Mexicain en tournant bride, me laisser voir dans mon costume de travail, c’est-à-dire d’exercice, je n’oserais jamais plus me présenter devant votre maîtresse… À bientôt, Grandjean, à bientôt.

Andrès laissant là, sans plus s’en occuper, le troupeau de vaches qu’il conduisait, lança son cheval à fond de train dans la direction du rancho.

— Que diable a-t-il donc, ce pauvre Panocha ? se demanda le Canadien, serait-il devenu fou ? Bah ! je devine, il est probablement amoureux !

Grandjean n’acheva pas sa phrase, mais la façon dont il leva les épaules et l’air de souverain mépris que refléta son visage valaient un long discours.

— Ce rancho, que l’on aperçoit d’ici, n’est-ce pas la Ventana ? lui demanda miss Mary, qui le rejoignit en ce moment.

— Oui, miss.

La jeune fille arrêta son cheval, et droite, blanche et immobile comme une statue, elle resta pendant longtemps à contempler la riante et hospitalière habitation d’Antonia.

Les rayons irisés du soleil couchant qui se jouaient à travers les hauts arbres séculaires dont le rancho était entouré, lui donnaient un merveilleux et fantastique aspect ; on aurait dit la traduction vivante et animée d’une page du Dante. Chaque feuille brillait ainsi qu’une pierre précieuse, chaque fleur étincelait ainsi qu’un gros diamant. La lumière, tamisée et décomposée par les arêtes et l’ombre des branches, présentait les couleurs les plus éclatantes, les nuances les plus délicieusement graduées ; c’était comme un mirage aérien, un féerique palais.

Ce qui ajoutait encore un charme à cet indescriptible paysage, c’était, si on peut le dire, son calme embaumé. Purifié par l’excessive chaleur de la journée, l’air avait acquis une mélodieuse sonorité, qui changeait en une riche harmonie les cris des animaux et des insectes saluant d’un dernier cri de joie les dernières lueurs du jour ! Les pénétrantes odeurs qui se dégageaient des arbustes gras et épineux, odeurs corrigées par les senteurs acides qu’exhalaient les plantes parasites et grimpantes, complétaient l’ensemble de ce tableau ; le parfum des fleurs est pour ainsi dire l’âme d’un paysage.

Soit qu’influencée par le spectacle de ces magnificences de la nature, qui formaient un si singulier contraste avec ses haineuses et mesquines passions, la jeune Américaine soupçonnât l’odieux du rôle qu’elle allait jouer, soit au contraire que la vue de cette espèce d’oasis, en lui faisant pressentir une créature d’élite dans Antonia, éveillât ses craintes à l’heure solennelle du combat, et changeât sa colère en prudence, la jeune Américaine, disons-nous, resta longtemps, bien longtemps à contempler la petite ferme isolée.

Enfin, la passion triompha dû sentiment, et la femme jalouse l’emporta. Une lueur sinistre fit jaillir de sa prunelle bleue un noir regard d’Andalouse.

— En avant 1 murmura-t-elle, ainsi que le soldat fait pour s’exciter à la bataille ; et de sa flexible cravache elle cingla l’épaule de son cheval. Dix minutes après, miss Mary s’arrêtait devant la porte du rancho ; au même instant Antonia, assise sur un banc de gazon, dans l’endroit le plus solitaire de son jardin, quittait brusquement son siège agreste ; et, appuyant vivement sa petite main blanche sur son cœur pour en comprimer les battements précipités :

— Ô mon Dieu, ayez pitié de moi, murmura-t-elle, il me semble que je suis menacée d’un grand malheur !…

Antonia n’avait cependant pas entendu de sa retraite le galop du cheval de l’Américaine.

Quel homme de génie expliquera jamais la mystérieuse et incontestable puissance du rayonnement magnétique : la propagation à travers l’espace des colères, des angoisses, qui forment les pressentiments ?

Quelques secondes plus tard, les deux rivales se trouvaient en présence l’une de l’autre.

  1. Petate, mot indien usité dans tout le Mexique, signifie une natte de paille ou de jonc.