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Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XXVII

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A. Cadot (tome IIIp. 21-23).

XXVII

LE TRAPPEUR DIPLOMATE.


Le lendemain de l’arrivée de miss Mary au rancho, les premières lueurs du jour éclairaient à peine les cimes reverdies des arbres, quand Antonia se rendit au jardin.

Le teint pâle et les yeux fatigués de la jeune fille accusaient une nuit de cruelle insomnie.

— Mon Dieu, murmurait-elle tout en effeuillant distraitement une fleur qu’elle avait trouvée brisée sur sa tige, c’est en vain que je torture ma pensée par les suppositions les plus extraordinaires, les plus étranges ; je ne puis parvenir à deviner de quelle sorte est le malheur qui va m’atteindre ! Et cependant, j’en suis sûre, je touche à une catastrophe !… Voyons… qu’ai-je à craindre ?… La mort ?… Je reverrai ma pauvre mère !… Non, la mort ne me fait pas peur !… La ruine ?… Je ne possède rien au monde que le rancho de la Ventana, et les Indiens sont mes bons amis. Et puis ma confiance dans la bonté de Dieu est trop grande pour que la perte de ma chétive fortune soit pour moi une cause de vifs chagrins. Non, non, ce n’est pas cela ! Que me veut cette miss Mary ? Comment se fait-il que, seulement pour me voir, moi qu’elle ne connaissait pas, elle se soit décidée à quitter son père et à entreprendre un long voyage ? Me voir !… Et qui donc lui a appris mon existence ?… Elle est belle, cette doña Maria ; mais l’expression de son visage nuit à la délicatesse de ses traits… Il y a de la fausseté dans son regard, de la méchanceté dans son sourire… Elle me fait peur… Pourquoi, après m’avoir caché que le rancho de la Ventana était le but de ses courses, m’a-t-elle ensuite avoué qu’elle n’est venue ici que pour moi ? Grandjean aussi m’inquiète… Un changement complet s’est opéré en lui… Je ne le reconnais plus !…

En cet endroit de son monologue, Antonia s’interrompit et leva la tête ; elle venait d’entendre marcher une personne derrière elle : c’était Grandjean. Le Canadien arrivait à propos, c’est-à-dire tout justement au moment où Antonia pensait à lui. Elle retourna sur ses pas et marcha droit à sa rencontre.

Quoiqu’il eût recherché cette entrevue avec la charmante hôtesse de la Ventana, la manœuvre de la jeune fille sembla contrarier et embarrasser le géant ; il se demanda s’il ne devait pas prendre la fuite. Le souvenir de l’admirable présence d’esprit qu’il avait déployée la veille dans sa conversation avec Antonia, l’empêcha seul d’accomplir cette honteuse retraite. Ce fut la jeune fille qui prit l’initiative.

— Bonjour, Grandjean, dit-elle en tendant son adorable petite main au Canadien qui se recula vivement, est-ce simplement le hasard ou le désir de me parler qui te conduit de si bonne heure ici ?

— J’aime beaucoup l’air frais du matin, señorita.

— Ainsi, tu n’as rien à me dire, Grandjean ?

— Rien… c’est-à-dire… oui.

— Eh bien, explique-toi ; nous sommes seuls, et je t’écoute.

Le nouveau diplomate fit place un instant à l’ancien trappeur ; le Canadien regarda de tous côtés pour s’assurer qu’en effet le jardin était désert.

— Señorita, reprit-il en baissant la voix, voici le fait en deux mots : Hier, lorsque je suis arrivé au rancho, vous m’avez reçu d’une façon à laquelle vous ne m’avez pas habitué, et qui m’a été assez sensible… Ce n’est pas que je vous aime comme si vous étiez une payse ; mais enfin voici si longtemps que je vous connais, et vous avez toujours été si avenante avec moi, que, sans m’attacher précisément à vous, j’en suis venu à vous porter une certaine affection… Du reste, je dois avouer que c’est d’hier soir seulement que je m’en suis aperçu au malaise que m’a causé la froideur de votre réception.

— Je n’ignore pas que, si la vie nomade et aventureuse que tu mènes a engourdi ta sensibilité, elle n’a pas tué tous les bons sentiments de ton cœur ! Aussi est-ce toujours avec plaisir que je te vois arriver au rancho. Quant à ma réception d’hier soir, je ne devine pas en quoi elle a pu te froisser.

— En quoi, señorita ? En ce que vous ne m’avez pas tutoyé comme d’habitude.

— C’est que hier soir, Grandjean, tes intentions à mon égard étaient peut-être toutes différentes de ce qu’elles sont maintenant.

Les paroles d’Antonia contenaient à la fois un doute et une interrogation ; le Canadien jugea à propos de ne pas relever le doute et de ne pas répondre à l’interrogation.

— Mais, continua la jeune fille après un léger silence, il ne me paraît pas probable que ce soit là l’unique motif qui t’ait poussé à me chercher de si bon matin.

— Ma foi, s’est vrai !…

— Eh bien ?

— C’est que je crains, señorita, que vous ne preniez prétexte de ma curiosité pour m’accabler, à votre tour, de questions qui m’embarrasseraient !… Si vous voulez me promettre de ne plus chercher à connaître le motif qui me fait agir, je m’expliquerai.

Grandjean fit une assez longue pause ; il commençait à s’apercevoir que la diplomatie est une profession hérissée de difficultés.

— Aimez-vous le señor Joaquin Dick ? dit-il.

— Oui.

— Mais là, sincèrement, de tout votre cœur ?…

— Oui, Grandjean, de tout mon cœur.

— Il y a pourtant entre vous deux une grande différence d’âge !

— L’âge n’a rien à voir dans les sympathies et les affections.

— Je m’étais cependant laissé dire le contraire. Mais on m’aura trompé. Ainsi, señorita, vous que j’ai souvent entendue vous récrier, avec tant d’indignation contre les gens qui vivent dans la violence, vous n’êtes pas épouvantée à la pensée des nombreuses victimes tombées sous le couteau ou la carabine du célèbre Batteur d’Estrade ! Comment se fait-il que le sang qui tache ses mains ne vous éloigne pas de lui ?

— Mais tu es fou, Grandjean ! s’écria Antonia avec une émotion qu’elle aurait voulu se dissimuler à elle-même, tes propos sont dénués de toute vérité ! Joaquin n’a jamais fait de mal à personne ; il est doux, bon et humain ! Ce qui t’aura induit en erreur sur son compte, c’est cette bizarre et singulière manie qu’il a de vouloir toujours se faire passer pour un homme insensible et méchant ! Tu auras pris ces déclarations au sérieux. Tu t’es trompé, Grandjean.

La vivacité passionnée que mettait la jeune fille à défendre le Batteur d’Estrade, avait amené sur la bouche du Canadien un sourire en même temps triste et moqueur.

— Señorita, dit-il, vous prêchez un converti. Le señor Joaquin est le seul homme, en Amérique, pour lequel je sacrifierais volontiers ma vie. Il me donnerait demain l’ordre de voler, que je volerais ; d’assassiner, que j’assassinerais ! Je lui suis dévoué corps et âme ! Je ne songe donc pas à l’accuser ; je constate simplement une chose, que personne n’ignore, que le Batteur d’Estrade a joué le premier rôle dans presque toutes les catastrophes qui ont ensanglanté la Prairie et les montagnes Rocheuses ! Vous savez que je ne mens jamais ; eh bien, je vous jure…

Antonia, qui depuis un instant n’écoutait plus le Canadien, l’interrompit au début de son serment :

— As-tu jamais vu, mais vu toi-même, Grandjean, Joaquin tuer un de ses semblables ?…

— Un de ses semblables, non… car nul être humain ne saurait lui être comparé… Mais il a poignardé devant moi un Indien Séris et un aventurier mexicain !… l’Indien j’ignore pour quelle raison ; quant au Mexicain, c’était pour me sauver la vie, dans une querelle que j’avais provoquée, et dans laquelle, je l’avoue, tous les torts étaient, du moins à ce que l’on prétendait, de mon côté.

Antonia était retombée dans le silence.

— Eh bien ! señorita, reprit Grandjean, me croyez-vous maintenant ?

— Oui !…

— Alors votre affection pour Joaquin n’existe plus !

La jeune fille se couvrit les yeux de ses mains, comme si elle avait honte de ce qu’elle allait dire ; puis, d’une voix qu’une force irrésistible semblait arracher de sa poitrine :

— Je ne sais si j’aurai jamais la volonté de le fuir, murmura-t-elle, mais je suis certaine que je ne trouverai jamais la force de le haïr !

— Oh ! les femmes ! grommela le Canadien, elles sont toutes les mêmes ; et penser cependant que, malgré leur ressemblance entre elles, il est impossible d’en bien connaître une seule !… Combien j’étais loin de m’attendre à cette déclaration de la part d’Antonia ! Que je sois scalpé à ma première excursion au désert si jamais je me marie ! J’ai eu de la chance de ne pas avoir été aimé ! Dame ! ça aurait pu m’arriver !… N’importe !… cette conversation ne sera pas perdue pour moi… elle me rend toute ma liberté d’action et me laisse entrevoir un joli bénéfice dans l’avenir. Au total, la señorita Antonia aurait eu le droit, après tous les luxueux et succulents dîners que j’ai faits à son rancho, de me reprocher mes façons d’agir ; mais, maintenant que je l’ai avertie, et que j’ai tenté par tous les moyens possibles de la détacher de Joaquin, elle n’aura pas le droit de m’adresser des reproches… nous voilà quittes !…

Le Canadien s’éloignait lorsque la jeune fille, sortant de ses méditations, le rappela.

— Grandjean, lui dit-elle d’une voix dont le timbre harmonieux possédait une étrange puissance, il est possible que nous ne nous revoyions plus… Promettez-moi qu’avant de quitter le rancho, vous viendrez prendre congé de moi !… j’ai quelques pièces d’or qui ne me servent à rien… je vous les donnerai…

— De l’or, à moi, señorita !… et pourquoi ?

— Parce qu’il me semble, Grandjean, que vous m’avez cherchée ce matin avec de bonnes intentions et le désir de me rendre un service… Mais j’aperçois votre maîtresse qui se dirige de notre côté ; peut-être seriez-vous fâché qu’elle nous vît ensemble. Au revoir, mon ami !

Antonia prit une main du Canadien dans les siennes, et, le regardant avec une expression d’angélique bonté et de douce tristesse :

— Vous n’êtes pas méchant, Grandjean, lui dit-elle ; si vous aviez trouvé un cœur aimant qui se fût dévoué à votre bonheur, votre existence n’aurait pas été la même… Au revoir, mon ami ; n’oubliez point, je vous le répète, que vous aurez à prendre congé de moi avant votre départ !…

Au contact de la petite main satinée et délicate qui s’appuyait confiante et moite sur sa peau rude comme l’épiderme d’un requin, et hâlée comme un fragment de lave, le géant tressaillit ; une émotion inconnue, et qui n’avait rien de terrestre, versa en même temps de la glace et du feu dans ses veines.

Les paroles d’Antonia changèrent cette émotion indécise en un véritable et pur élan de tendresse ; quand la jeune fille se tut, deux grosses larmes couraient le long des cils épais du Canadien.

— Señorita Antonia, s’écria-t-il en s’efforçant d’affermir sa voix, méfiez-vous de ma maîtresse. C’est une… Le mot m’échappe. Ça ne fait rien, méfiez-vous d’elle. J’ai l’idée qu’elle ne vous veut rien de bien.

Puis, s’éloignant :

— Que je sois marié vingt fois avant de mourir, si je comprends goutte à ce qui vient de m’arriver ! se dit le géant. Que signifie cet éblouissement ?… C’est d’être à jeun. Bah ! vraiment ! comme si mon estomac n’était pas habitué aux plus excessives privations !… Alors, c’est que j’aurai trop mangé à souper hier soir… Non, ce n’est pas cela, puisque j’ai parfaitement dormi toute la nuit !… et puis, manger ne m’a jamais fait que du plaisir et du bien ! Le malaise que j’ai ressenti devait avoir une autre cause. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé chose pareille depuis que j’ai l’âge de raison. Ah ! si, une fois, en me baignant dans la mer, je mis le pied sur une torpille…

La voix claire et un peu impérieuse de miss Mary arracha le géant à ses pensées.

— Master Grandjean, disait l’Américaine, j’ai à vous parler.

Le Canadien s’arrêta comme à contre-cœur.

— Pour affaire de service ? demanda-t-il.

— Qu’entendez-Vous par ces mots, master Grandjean ?

— J’entends par là, miss Mary, aller seller les chevaux, couper un arbre, abattre un chevreuil, allumer un brasier ou rifler un Peau-Rouge.

— Non, Grandjean, il ne s’agit d’aucune des choses que vous venez de mentionner.

— En ce cas, miss, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Et le géant reprit sa course et rentra dans ses réflexions sans se préoccuper en aucune façon de la colère de sa maîtresse.

— Tiens ! se disait-il, mais il est possible que les femmes ressemblent aux torpilles, que leur contact vous produise une émotion soudaine et désagréable !… Qui sait si ce n’est pas Antonia qui, en me touchant la main, m’a valu cet étrange éblouissement !… Pourtant non, car j’ai déjà aidé maintes fois miss Mary à s’asseoir sur son cheval, et cela ne m’a jamais causé aucun accident.

Oh ! décidément, elle ne me plaît pas du tout, l’Américaine ; quelle différence entre elle et Antonia ! quelle brave fille, celle-là ! C’est fâcheux qu’elle ne soit pas née à Villequier ; je l’aurais volontiers aimée ! Et puis, si elle était Normande, elle serait moins fluette, plus forte, plus jolie ! Quelle drôle de chose que l’habitude !… comme on se fait à tout !… À force de voir Antonia, j’en suis arrivé à ne pas la trouver trop laide… Ma foi, je crois même qu’elle me paraît jolie ! Elle est la première personne qui se soit aperçue qu’il y avait du bon en moi, et franchement, au fond, je ne suis pas méchant !… Si miss Mary s’obstine à vouloir la contrarier, eh bien ! je…

Grandjean mit un temps d’arrêt dans son monologue, et haussant les épaules d’un air de pitié :

— Sot animal que je suis, reprit-il, est-ce que toutes ces choses-là me regardent ? L’essentiel pour moi, c’est de gagner de l’argent. Par exemple, j’ai prévenu miss Mary que je n’agirai qu’à la condition que je serai payé à l’avance, au comptant et en espèces sonnantes. Quant à Antonia, c’est une femme, n’est-ce pas ? Oui ; alors, à quoi bon m’occuper d’elle ?

Au moment où Grandjean sortait du jardin, miss Mary se présentait devant Antonia. Les deux rivales, au lieu de s’adresser tout de suite la parole, échangèrent entre elles un long regard.

On eût dit, à les voir, deux duellistes qui, arrivés sur le terrain, s’étudient mutuellement avant d’entamer l’action ; miss Mary ressemblait à un spadassin, Antonia à une victime !