Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/I

La bibliothèque libre.
A. Cadot (tome IIIp. 26-29).

DEUXIÈME PARTIE


I

LE RETIRO.


Antonia causait avec Panocha devant la porte du rancho, lorsqu’elle aperçut miss Mary et Grandjean qui se dirigeaient vers l’habitation ; ils marchaient fort vite. Leur absence, et, par conséquent, leur entretien n’avait pas duré plus d’une demi-heure.

Panocha, quoiqu’il portât son costume de travail, une veste déchirée et un pantalon de cuir tout usé, resta impassible et ne parut nullement songer à s’éloigner ; il fallait qu’il eût bien complètement renoncé à l’espoir de plaire à l’Américaine, pour qu’il consentît à se laisser voir par elle dans ce qu’il appelait son négligé de campagne ; seulement il tira de la poche de sa veste et alluma tout aussitôt un énorme cigare de la Havane, qu’il gardait soigneusement pour les occasions solennelles et d’apparat. Don Andrès n’avait certes plus aucune prétention sûr le cœur de miss Mary, mais il tenait à bien constater sa haute position sociale : tout le monde n’a pas l’honneur d’être né hidalgo.

— Señorita, dit miss Mary en adressant une légère inclination de tête à Antonia, il me reste à vous remercier de votre hospitalité… je pars !…

— Vous partez ? répéta la jeune fille avec une satisfaction involontaire et mêlée de doute ; mais c’est impossible !

— Pourquoi donc ? Le but de mon voyage est maintenant rempli. Je voulais vous voir, je vous ai vue ; j’avais besoin de vous parler, je vous ai parlé. Pourquoi vous imposerais-je plus longtemps l’ennui et l’embarras de ma présence ? Vous ne vous imaginez pas, du moins je l’espère, que je m’abaisserai jusqu’aux prières pour vous faire accepter mes bienfaits. Votre refus insensé, vos accusations outrageantes ont rendu désormais toutes autres relations impossibles entre nous. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter : si un malheur arrive, ne l’attribuez pas à ma fierté blessée, mais bien à votre orgueilleuse présomption.

Le vrai sens dé ces paroles échappait en partie à Panocha, qui ignorait l’entretien qu’avaient eu les jeunes filles ensemble ; mais l’arrogance de ce langage le blessa, et, voyant que sa maîtresse gardait le silence, il crut devoir lui venir en aide.

— Señora doña Maria, s’écria-t-il, tout en gesticulant avec une extrême vivacité, je sais trop bien quels sont les devoirs d’un caballero pour songer un seul instant à menacer une femme ; toutefois, il m’est permis de vous donner un conseil. Eh bien, croyez-moi, señora, n’essayez jamais de nuire à la bien-aimée maîtresse du rancho de la Ventana… elle a des amis et des serviteurs qui, tous, depuis le premier jusqu’au dernier, se feraient tuer pour elle !… Malheur à qui essayerait de troubler sa tranquillité !

Il y avait dans la parole de Panocha, et en dépit de la grotesque pantomime dont il l’accompagnait, l’accent d’une ardente conviction et d’un sincère enthousiasme ; à travers ses paupières à moitié closes, ses yeux étincelaient comme ceux d’un serpent. L’Américaine, malgré la grotesque apparence de son interlocuteur, ne put s’empêcher de tressaillir.

— N’est-ce point vous que j’ai pris hier au soir pour un danseur de corde ? lui demanda-t-elle froidement.

— Oui, señora, moi-même, répondit Panocha, dont le visage se couvrit d’une teinte jaune-safran, signe du dernier degré de l’émotion, mais j’ai compris plus tard votre erreur ; elle provenait de ce que mon costume n’était pas complet ; il me manquait ceci.

Panocha désigna du doigt un long couteau passé à sa ceinture.


Oh ! ce n’est point là une fausse lame qui rentre dans le manche.

— Oh ! ce n’est point là une fausse lame qui rentre dans le manche et dont la pointe s’appuie sur la chair sans y laisser de traces, poursuivit le Mexicain en s’animant de plus en plus au cruel souvenir que l’Américaine acheva d’évoquer, un de ces jouets comme j’en ai vu à Guaymas entre les mains des maromeros (ou saltimbanques) ambulants. C’est un acier finement trempé, et dont la piqûre est mortelle ; un acier qui, il n’y a pas longtemps encore, jetait, sanglant et inanimé sur le sol, un redoutable adversaire, un caballero vainqueur déjà de six ours gris, et qui avait eu la malencontreuse inspiration d’insulter doña Maria.

— Quoi ! s’écria miss Mary, c’est vous qui êtes l’assassin du marquis de Hallay ! Osez-vous donc vous vanter d’un tel crime ?

— Le marquis de Hallay ! répéta Panocha, dont le visage contracté par une colère concentrée refléta soudain l’expression d’une joie radieuse et immense, ce don Enrique est un marquis !… Quelle gloire pour moi, mon Dieu !

L’arrivée de Grandjean, conduisant par la bride le cheval de miss Mary, coupa court aux déclamations du Mexicain.

— Señorita, dit l’Américaine, l’intention que vous avez manifestée de ne rien accepter pour le séjour que j’ai fait au rancho, ne peut se concilier avec ma juste fierté. Je ne veux point vous laisser le droit de me reprocher plus tard d’avoir mangé à votre table le pain et le sel de l’hospitalité, Que vous dois-je ?

Il serait impossible de rendre le magnifique mouvement par lequel Antonia accueillit cette injure américaine.

— J’attends, reprit miss Mary, qui se sentait gênée par l’éloquent silence de sa rivale.

— Señora, répondit doucement Antonia, les bruits des villes arrivent si affaiblis ici par la distance, qu’ils sont pour nous plutôt des murmures que des leçons, aussi n’essayons-nous pas de les comprendre ; nous nous guidons seulement d’après nos impressions intimes ; or, le premier sentiment qu’éveille dans le cœur de l’homme la vue du désert, c’est celui de la charité. Le spectacle de nos solitudes nous donne, avec la conscience de notre faiblesse, le respect de l’hospitalité. Si votre amour-propre s’irrite à la pensée que j’aie été assez heureuse pour vous rendre un insignifiant service, eh bien ! quand vous serez de retour dans vos opulentes cités, vous offrirez en mon nom l’obole de l’aumône à quelques malheureux, et ce sera moi qui vous devrai de la reconnaissance.

L’Américaine ne répondit pas ; mais, tirant quelques piastres de sa bourse, elle les présenta à Panocha en lui disant :

— Prenez ceci pour vous, señor !

Le Mexicain bondit d’indignation et se livra à une nouvelle pantomime des plus extravagantes, et qui, selon lui, devait marquer « une délicatesse cruellement blessée. »

— Vous me refusez, señor ? insista froidement l’Américaine.

— Si je vous refuse, dites-vous, señora ? c’est-à-dire que je suis outré !

Panocha prit alors vivement les piastres que lui offrait miss Mary, les glissa dans une de ses poches, et s’écria avec une violence croissante :

— Je distribuerai cet argent aux pions du rancho, mais je n’oublierai jamais l’offense que vous venez de me faire. Non, jamais !…

Après cette déclaration pleine de fermeté et de noblesse, l’hidalgo s’éloigna d’un pas à la fois digne et rapide ; il craignait que l’Américaine ne revint sur sa détermination.

Miss Mary était montée à cheval.

— Adieu, señorita Antonia, dit-elle. Puis, se ravisant, elle ajouta avec un singulier sourire : Au revoir !

Et frappant d’un coup de cravache la croupe de sa monture, elle la mit au galop.

Ce ne fut qu’après après avoir perdu l’Américaine de vue qu’Antonia, sortant d’une méditation profonde, remarqua que le Canadien était resté.

— Quoi ! Grandjean, lui dit-elle, tu as laissé partir ta maîtresse toute seule ?

— Miss Mary n’est plus ma maîtresse.

— Comment !

— Elle m’a remercié et payé mes gages. Nous ne nous devons plus rien l’un à l’autre.

— Mais tu ne peux la laisser exposée aux dangers de la route… Il faut courir après elle.

— Puisqu’elle ne me paye plus.

— Je te payerai, moi !

— Bah ! ne vous occupez pas d’elle… Les Américaines ont l’habitude des voyages… Elles se trouvent aussi à leur aise sur les grands chemins que dans un salon !

Antonia regarda fixement le géant.

— Pourquoi baisses-tu ainsi les yeux devant moi, Grandjean ? lui demanda-t-elle après un moment de silence.

Le Canadien ne répondit pas ; mais son visage hâlé se couvrit d’une couche de couleur brique, et il s’en alla tout en murmurant :

— On ne peut pas se fier aux femmes ; elles lisent nos pensées dans nos yeux !… Ce n’est pas du tout délicat de leur part !…

Lorsque sonna l’heure du déjeuner, deux seuls convives se trouvèrent en présence dans la salle à manger du rancho : Panocha et Grandjean, tous les deux arrivés en même temps et d’un côté différent, avaient poussé une exclamation de surprise en s’apercevant l’un l’autre.

— Tu n’as pas été aux champs, Andrès ?

— Tu n’as donc pas accompagné ta maîtresse, Grandjean ?

— Miss Mary m’a donné mon congé !

— La señorita m’a défendu de m’absenter aujourd’hui du rancho !…

— C’est drôle !…

— C’est bizarre !…

Le Mexicain et le Canadien se mirent à attaquer un large et énorme plat rempli jusqu’aux bords de haricots rouges et de tasajo, et le vidèrent en moins de dix minutes. Comme il n’y avait aucune femme à table, Panocha eut l’avantage sur Grandjean ; ce dernier avait mangé avec une rare promptitude, mais le premier avait dévoré avec fureur. Leur appétit satisfait, les deux amis se mirent à causer.

— Pourquoi l’Américaine t’a-t-elle congédié ?

— Parce que j’exigeais une augmentation de gages qui lui a paru trop forte, répondit Grandjean avec une précipitation qui n’excluait pas une nuance marquée d’embarras. Mais, dis-moi, Andrès, la señorita Antonia ne déjeune donc pas ce matin ?

— Elle vient de faire monter son chocolat dans sa chambre.

— Penses-tu qu’elle ira aujourd’hui à la chasse ?

— Non.

— À quelle heure descendra-t-elle au jardin ?

— Elle n’y descendra pas.

— Ah bah !… Et pourquoi ?…

— Parce qu’elle est enfermée dans son retiro.

— Son retiro ?… Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Tiens ! au fait, c’est vrai ! tu ne sais pas cela, toi qui n’es jamais venu à la Ventana que de passage… C’est une singulière histoire.

— Raconte-la-moi, Panocha ?

— C’est que c’est un secret.

— Tu causes si bien !

C’était peut-être le premier compliment qu’adressait à quelqu’un le Canadien depuis qu’il était au monde ; aussi le Mexicain y fut-il extraordinairement sensible.

— Après tout, reprit-il, tu n’es pas un voleur, toi, Grandjean. Tu ne dédaignes pas l’or des Peaux-Rouges, et tu batailles rudement dans les montagnes Rocheuses ; mais tu n’as jamais fait partie de ceux que l’on appelle « les écumeurs de la Prairie. » Tu n’as jamais pillé une maison où une ferme !

— En effet, ces sortes d’expéditions n’ont jamais été et ne seront jamais de mon goût, dit tranquillement le géant.

— Oh ! c’est une justice que je me plais à te rendre. Ta comprends, toi, les obligations et les devoirs qu’impose l’hospitalité à ceux qui la reçoivent.

Grandjean frappa la table d’un si violent coup de poing, que les verres furent renversés.

— Ton histoire ! s’écria-t-il d’une voix rauque.

Panocha ouvrit de grands yeux et le regarda avec un étonnement mêlé d’effroi.

— Qu’as-tu donc ?

— Il y a que tu m’impatientes avec tes lenteurs… Oui ou non, veux-tu commencer ?…

— Oui.

— Eh bien, parle !…

— Serais-tu bien étonné si je t’apprenais que la señorita Antonia possède des millions ?

— Oui, très-étonné.

— Eh bien ! sois étonné ; elle les possède !

— Tu es fou, Panocha !

— Écoute et juge. La mère de la señorita, cette brave vieille femme qui fut massacrée par les Apaches, était la confiance et la bonté en personne… On n’avait pas besoin de lui demander ses gages… on les prenait… c’était plus commode. Eh bien ! la mère d’Antonia n’a jamais laissé pénétrer nul de ses serviteurs dans sa chambre à coucher, où elle restait chaque jour des heures entières enfermée toute seule… Une porte d’une solidité à toute épreuve, et que les Apaches ne purent parvenir à briser lorsqu’ils envahirent le rancho, défendait l’entrée de cette pièce. Depuis la mort de sa mère, la señorita a suivi son exemple. Il ne se passe guère de semaine qu’elle ne consacre au moins une journée à ce que nous appelons, c’est-à-dire à ce que les serviteurs appellent son retiro. J’ai remarqué que quand la señorita sort de cette chambre mystérieuse, ses yeux sont rouges et ses traits fatigués ; il est évident qu’elle a pleuré,

— Est-ce que l’on pleure quand on a des millions ?

— Pourquoi pas, si l’on s’est justement engagé par serment à ne point les utiliser ?

— Personne ne tiendrait un pareil serment !

— Tu n’ignores pas que la señorita ne ressemble à aucune autre femme. Elle est capable des plus généreuses extravagances ; elle préférerait la mort à faire un mensonge ou manquer à sa parole.

Un assez long silence suivit la bizarre confidence de Panocha ; enfin, le Canadien reprit la parole.

— Ainsi, dit-il d’un air pensif, et dans lequel perçait comme une joie involontaire, ainsi tu es persuadé que la señorita passera toute la journée enfermée dans son retiro !

— Je le jurerais.

Grandjean appuya ses coudes sur la table, sa tête entre ses deux mains ; puis, d’une voix sourde, qui paraissait plutôt répondre à ses propres pensées que s’adresser à son interlocuteur :

— C’est certes une belle qualité que celle de ne jamais manquer à sa parole, dit-il ; pourtant je me suis déjà souvent demandé si, quand on a pris un engagement irréfléchi ou qui soit de nature à causer de grands malheurs, il ne serait pas plus honnête de ne pas le remplir.

Les discussions morales ou de philosophie n’étaient que médiocrement du goût de Panocha.

— Veux-tu que nous fassions une partie de monte ? dit-il.

— Je ne joue jamais.

— Tu as tort ! c’est là un véritable passe-temps d’hidalgo.

— Ainsi, répéta Grandjean, qui paraissait dominé par une idée fixe, ton opinion est que nous ne verrons la señora Antonia qu’à l’heure du souper ?

— Ce n’est pas mon opinion, c’est ma conviction… Veux-tu tenir contre moi un pari ?

Panocha n’avait pas achevé sa phrase qu’Antonia faisait son apparition dans la salle à manger. Le Mexicain poussa un cri d’étonnement ; le front de Grandjean se chargea de nuages.

La jeune fille semblait en proie à une émotion profonde ; une joie céleste idéalisait son visage.

Elle laissa tomber un long et indicible regard sur le Canadien, qui courba la tête, et d’une voix pénétrante et harmonieuse :

— Je te pardonne tes intentions, Grandjean, lui dit-elle, car avant de succomber à la tentation, tu as lutté.

Se retournant alors vers Panocha qui la contemplait en extase, elle ajouta :

— Andrès, fais arranger une chambre et cours avertir la Marina qu’elle ait à préparer au plus vite un bon déjeuner ; il va nous arriver un voyageur exténué de fatigue.

— Quel voyageur, señorita ?…

— Le comte d’Ambron… ou, si tu le préfères, notre ancien hôte don Luis…

Le Canadien se leva, prit son rifle, et sans demander aucune explication des singulières paroles qu’Antonia lui avait adressées en entrant, il sortit de la salle à manger. Bientôt après, le bruit d’un cheval lancé à fond de train se fit entendre devant la porte du rancho ; c’était Grandjean qui, les traits bouleversés par la terreur, éperonnait sa monture jusqu’au sang, lui, Grandjean, et fuyait au galop, sans regarder derrière soi.

Un quart d’heure plus tard, un cavalier, dont les vêtements encore imbibés de rosée laissaient supposer qu’il avait passé toute la nuit en route, mettait impétueusement pied à terre devant la ferme.

— Antonia !

— Don Luis !

Ces deux cris partis du cœur retentirent en même temps, et les deux jeunes gens se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Les quatre mois de séparation physique, mais de réelle intimité morale qu’ils venaient de passer, avaient changé leur première affection en un profond amour !