Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XII

La bibliothèque libre.
A. Cadot (Tome IVp. 14-17).

XII

LE COFFRET.


Joaquin Dick, les bras croisés sur sa poitrine et un sourire moqueur sur les lèvres, se tenait appuyé et immobile contre la porte de la première pièce.

Le Mexicain, c’est une justice à lui rendre, se remit très-promptement de son étonnement et de sa frayeur.

— Ah ! c’est vous, señor Joaquin ? s’écria-t-il en affectant un gracieux empressement, soyez le bienvenu ! Vous pouvez toutefois vous vanter de m’avoir fait d’abord joliment peur !

— Pourquoi d’abord et plus maintenant, aimable et trop affairé Panocha ?

— Parce que j’ai cru que c’était un des pions de la ferme qui, m’ayant surpris dans mon travalt, allait me demander à en partager les profits !…

— Les profits de quoi, Panocha ?… de ton travail ?

— Oui, seigneurie !… Vous ne sauriez vous imaginer le mal que cette porte m’a donné à ouvrir ! Mais vous, vous êtes bien trop riche et surtout bien trop caballero, pour songer un seul instant à dépouiller un pauvre et galant hidalgo d’une petite fortune que lui envoie la Providence, et qui l’aidera à soutenir son rang dans la société !

— Que diable signifie tout ce bavardage, Panocha ? À quoi veux-tu en arriver ?… à me prouver que tu n’es pas un voleur, ou bien à obtenir que je te laisse dévaliser en paix ta maîtresse ? Je suis d’une excessive tolérance pour les passions humaines, c’est vrai ; je n’en veux à personne d’obéir aux instincts particuliers dont la nature l’a pourvu ; cependant tu ne dois pas espérer que je te permettrai de dépouiller Antonia. Allons, sors d’ici, drôle… Remercie la Providence, si tu y crois, de ce que je suis ce matin de bonne humeur, et profite de ma bienveillance pour t’éloigner au plus vite du rancho ! J’expliquerai ton départ de façon à ne pas ternir ta gloire et à rendre impossible ton retour ! Allons ! ne m’as-tu pas entendu ? Va-t’en !

— Ah ! señor Joaquin, s’écria le Mexicain d’un ton de tendre et douloureux reproche, est-il possible que vous ayez une si triste opinion de ma probité !… Me supposer, moi, don Andrès Morisco y Malinche y Nabos, assez mal-appris, assez indélicat pour m’emparer de l’argent d’une femme qui ne m’a jamais avoué qu’elle m’aimait ! fi donc ! Ah ! si mon ami, mon excellent ami, le comte d’Ambron, n’était pas mort, il vous dirait…

— Le comte d’Ambron est donc mort ? interrompit Joaquin avec une excessive vivacité.

— Je n’oserais vous assurer qu’il soit complètement mort… mais c’est tout comme !… N’êtes-vous donc pas entré dans le salon, seigneurie ? Vous l’auriez vu…

— Non… je craignais d’y rencontrer quelques traînards de la troupe de don Enrique… et je veux que l’on ignore ma présence en Sonora… Je suis monté tout de suite ici, espérant y rencontrer Antonia ! Et qui a blessé ou tué le comte ? don Enrique, sans doute ?

— Je l’ignore. C’est à peine, tant j’avais hâte de me rendre au retiro, si j’ai interrogé les pions qui ont rapporté le corps ou le cadavre de l’infortuné seigneur comte. On prétend qu’il est criblé de balles.

Malgré l’empire inouï que le Batteur d’Estrade savait exercer sur lui-même, et l’importance qu’il attachait à ne pas laisser paraître ses émotions, il ne put s’empêcher de tressaillir.

— Ce que tu viens de m’apprendre là, Panocha, reprit-il après un léger silence, ne justifie en rien ta conduite ! Où est Antonia ? Auprès de don Luis ? Est-elle triste, ou bien ne l’aimait-elle déjà plus ?

Le Mexicain, avant de répondre, s’allongea de sa main droite deux coups de poing dans la poitrine, tandis que de la gauche il affectait de vouloir s’arracher les cheveux.

— La señora comtesse adorait son mari ! s’écriait-il. Pauvre señora Antonia ! Tout bien réfléchi, c’est peut-être un bonheur qu’on l’ait enlevée avant que ce funeste événement ait eu lieu ; il y aurait eu là de quoi la rendre folle de douleur.

Joaquin, qui jusqu’alors était resté appuyé contre le chambranle de la porte, fit un brusque mouvement et s’avança vers l’hidalgo.

— Un mariage !… un enlèvement !… Explique-toi !

— Votre seigneurie, ordinairement si bien informée, ne sait donc rien de tout ce qui s’est passé ici ? dit Panocha avec une orgueilleuse satisfaction qui sécha ses larmes dans ses yeux. C’est toute une narration que j’ai à lui faire.

Le Mexicain, après avoir pris une pose pleine d’onction et de dignité, baissait modestement les yeux et réfléchissait à son exorde, lorsque le Batteur d’Estrade le saisit par le collet de sa veste, et le secouant avec violence :

— Au fait, au fait, Panocha !… Le comte avait donc épousé Antonia ! Allons, pas de phrases !… un oui ou un non.

— Oui, seigneurie !

— Où s’est célébré ce mariage ?

— Ici, señor…

— Ah !… Mais il n’y a point de prêtre à la Ventana… Ce que tu appelles un mariage n’aurait-il été…

L’hidalgo n’attendit point la fin de cette phrase pour y répondre.

— J’ai été chercher un prêtre à Guaymas.

— J’avais bien jugé ce d’Ambron. C’est un fou sublime, murmura Joaquin. Maintenant, Panocha, quel est cet enlèvement ? N’as-tu pas dit : enlèvement ? Qui empêche Antonia de se trouver aux côtés de son mari ?

— Ce rapt, seigneurie, devait remplir la partie la plus intéressante et la plus mystérieuse de la narration que je me disposais à vous faire, lorsque vous avez jugé convenable de me…

— Pas de mots inutiles ! Antonia a été enlevée ?

— Oui, señor.

— Par ruse, ou par violence ?

— Par ruse.

— Quel est l’auteur de crime ?

— Le Canadien Grandjean.

— Bien !… Grandjean mourra !… Quand s’est accompli ce funeste événement ?

— Il y a environ deux heures.

— Descends tout de suite et va me seller le meilleur cheval des écuries du rancho.

Cet ordre, qui lui était donné d’une voix impérieuse et brève, sembla contrarier vivement le Mexicain.

— Seigneurie, dit-il en hésitant, le meilleur cheval du rancho est le mien, Tordo ! mais ce brave animal est, pour le moment, harassé de fatigue. Si vous voulez suivre mon conseil, vous lui accorderez quelques heures de repos, et pendant ce temps-là vous verrez s’il n’y a pas moyen de rappeler le comte à la vie. On prétend, señor Joaquin, qu’il n’y a pas médecin au monde entier qui se connaisse si bien que vous en blessures. C’est vraiment pité de laisser ainsi ce cher seigneur sans secours.

Le Batteur d’Estrade resta un moment à réfléchir.

— Oui… ce Panocha a raison, se dit-il, ce serait une cruauté impardonnable que d’abandonner ce noble don Luis. Quelques minutes de plus ou de moins ne m’empêcheront pas de rejoindre Grandjean. Oh ! misérable !… Il n’a donc tenu aucun compte de la lettre que j’avais remise à M. d’Ambron !

Panocha attendait avec une anxieuse impatience que Joaquin Dick lui fît connaître ses intentions. S’éloigner de devant cette porte qui, maintenant ouverte, ne mettait plus aucun obstacle entre la fortune et lui, était au-dessus des forces du Mexicain ; d’un autre côté, la crainte que lui inspirait le Batteur d’Estrade était trop grande pour qu’il songeât sérieusement à résister à ses volontés.

Ce fut donc avec une joie des plus vives qu’il entendit Joaquin lui annoncer qu’il allait se rendre auprès de M. d’Ambron, mais cette joie cessa bientôt lorsque le Batteur d’Estrade lui ordonna de le suivre.

— Je vous en conjure, seigneurie, s’écria-t-il, épargnez-moi le triste spectacle de la mort ou de l’agonie du seigneur comte ! Je suis d’une sensibilité inouïe, et la vue de cette scène navrante me déchirerait le cœur !

— Ce qui signifie, en d’autres termes, Panocha, que tu désires rester seul pour terminer au plus vite l’opération que tu avais si heureusement commencée lorsque je suis venu t’interrompre. Drôle et vilaine chose que le cœur humain !… Comment se peut-il que, secrètement attaché à Antonia comme tu l’étais… comme je ne serais pas étonné que tu le sois encore, tu songes, pendant que tu pleures sa perte, à t’enrichir de ses dépouilles ?

— J’aurais bien volontiers sacrifié ma vie pour sauver celle de ma chère et honorée maîtresse, dit l’hidalgo ; mais, à présent qu’elle n’est plus, à quoi bon irais-je abandonner sa fortune à des gens qui ne l’aimaient certes pas autant que je l’aimais, moi ?…

— Mais Antonia n’est pas morte, misérable !

— C’est tout comme, seigneurie !… Je connais trop bien la señora comtesse, pour ne pas être assuré qu’elle ne remettra plus jamais les pieds à la Ventana, lui rendît-on aujourd’hui même sa liberté… Tenez, señor Joaquin, si vous n’étiez pas aussi magnifique et aussi caballero, je vous proposerais bien une petite affaire ; mais vous, vous me refuseriez ! Vous êtes trop fier !…

— Quelle affaire, Panocha ?

Le Mexicain démasqua en partie, en se mettant de côté, l’ouverture, de la porte devant laquelle il s’était constamment tenu depuis l’arrivée du Batteur d’Estrade, et désignant du doigt l’intérieur du retiro :

— Il y a là des millions, seigneurie, dit-il.

Joaquin Dick leva les épaules d’un air d’incrédulité et de mépris.

— Eh bien ! après ?

— Après ? me demandez-vous, seigneurie. Dame ! je trouve que posséder des millions n’a jamais été un déshonneur !

— C’est tout bonnement une complicité dans un vol que tu me proposes, n’est-ce pas, Panocha ?

— Prendre des millions ce n’est plus voler, seigneurie, c’est s’enrichir !…

Joaquin Dick sourit ; toute accusation ou toute action qui rabaissait ou attaquait l’humanité plaisait à son cœur si plein d’amertume et de haine !

— Mon pauvre Panocha, dit-il, je ne me fâcherai pas de ton offre ; elle ne me prouve qu’une chose… que tu n’as pas le courage de tenter de m’assassiner. Alors, retire-toi de devant cette porte et laisse-moi passer. Je veux prendre connaissance par moi-même de ce que renferme cette chambre. Malheur alors à celui qui, pendant mon absence, essayerait de soustraire la moindre chose appartenant à Antonia !…

Le Mexicain, il faut bien l’avouer, eut une noble velléité de courage ; il songea à tirer son poignard et à défendre l’entrée du retiro ; mais un simple regard de Joaquin Dick le fit aussitôt renoncer à ce vaillant projet ; ce regard terne et froid disait la mort !…

Ce fut sans nul pressentiment et sans aucune curiosité que le Batteur d’Estrade franchit le seuil de la porte ; mais à peine eut-il aperçu les objets qui ornaient le retiro d’Antonia, qu’il devint d’une pâleur livide ; ses jambes tremblaient comme s’il eût été ivre, une expression d’égarement, presque de folie, faisait briller ses yeux d’un éclat étrange, et un frémissement convulsif agitait tout son corps.

Son émotion était si violente, que, pour ne point tomber, il appuya instinctivement ses mains contre la muraille. Une sueur glacée mouillait son front. Bientôt il ferma les yeux et parut perdre le sentiment de la réalité.

Panocha, interdit, n’osait interroger le terrible Batteur d’Estrade ; toutefois, la cupidité finit par l’emporter enfin, chez le Mexicain, sur la crainte.

— Que voyez-vous donc, seigneurie, dit-il, que cela vous produit tant d’effet ? des monceaux d’or, sans doute ?

La voix de l’hidalgo retira Joaquin Dick de son espèce de léthargie momentanée ; il se retourna brusquement vers lui, et d’un geste empreint d’une farouche et impétueuse énergie, lui indiqua la porte de sortie.

Il y avait dans ce muet commandement quelque chose de si menaçant, de si absolu, que Panocha ne songea pas une seule seconde, non point à résister au Batteur d’Estrade, mais même à le questionner ; il s’éloigna précipitamment, tout en murmurant entre ses dents :

— Ah ! Jésus ! je ne m’étais pas trompé ! il y a des millions !

Une fois qu’il fut seul, Joaquin passa lentement et à plusieurs reprises sa main sur son front humide ; ce geste dénotait les pénibles irrésolutions de la démence ; il faisait peur.

— Non, non, je me trompe, je suis le jouet d’une étrange hallucination, murmura-t-il enfin. Cette Vierge de Murillo… ce prie-Dieu, ces vases de Chine… que je crois voir, ils n’existent pas… Non, ils n’existent pas !… Pourtant, je les vois !… Non, je rêve !…

Joaquin Dick fit un pas en avant, et s’arrêtant tout aussitôt, il plaça sa main droite devant ses yeux, tout en se serrant les tempes avec force.

— Est-ce que je deviendrais fou ? reprit-il avec un véritable effroi. Ô mon Dieu ! vous qui m’avez donné jusqu’à présent la force de supporter les plus poignantes douleurs, ne m’infligez pas cette horrible dégradation morale !… laissez-moi la raison, ô mon Dieu !… les insensés ne se souviennent plus… je ne veux pas de la tranquillité à ce prix… je ne veux pas oublier Carmen ! Carmen !… Et pourquoi ne m’apparaît-elle pas, au milieu de ces objets qu’elle tenait de ma tendresse ! Cette Vierge de Murillo… je la lui donnai le jour où nous échangeâmes notre anneau de fiançailles ! et ce prie-Dieu, ces vases de Chine… eux aussi marquent une date et un souvenir dans mon existence ! Eh bien ! tu te refuses à mon évocation, Carmen !… Tu n’oses paraître devant celui que tu as si indignement trahi. Écoute, nous sommes seuls, on ne se raillera pas ; de moi… je puis te l’avouer… oh ! mais bien bas… il y a longtemps que je t’ai pardonné… je n’ai jamais cessé de t’aimer… je t’aimerai toujours… Viens… je t’aime !…

Joaquin Dick retira sa main de devant ses yeux, et regardant autour de lui avec égarement.

— Elle n’est pas venue, elle ne viendra pas ! poursuivit-il.

Un long silence suivit ces dernières paroles. Joaquin, avec la rare puissance de volonté qu’il possédait à un degré si éminent, se débattait contre l’espèce de délire qui, un instant, l’avait terrassé.

— Bah ! reprit-il en affectant une insouciance qui était bien loin de lui, à quoi bon attribuer une cause surnaturelle à un événement qui n’est qu’un simple effet du hasard ?… Ces meubles auront été achetés en Espagne par quelque voyageur mexicain qui les aura transportés plus tard dans son pays !… N’importe, ce hasard est bien merveilleux ! Du reste, je comprends et je m’explique l’impression extraordinaire qu’a dû me causer la vue de ces objets qui jadis ornaient la chambre de Carmen ! Retrouver cette Vierge et ce prie-Dieu chez Antonia !… Comment se fait-il qu’elle ne m’ait jamais parlé de cela jusqu’à ce jour ?

Le Batteur d’Estrade fit une nouvelle pause, et, après une dernière et involontaire hésitation, il s’avança vers le Prie-Dieu et s’y agenouilla. L’intention de Joaquin n’était pas d’élever son cœur au ciel, mais seulement de toucher le meuble qui avait jadis si souvent soutenu le corps et reçu les larmes de Carmen !… un coffret d’ébène incrusté d’ivoire, coffret, nous l’avons déjà dit, qui indiquait l’époque de François Ier ou de la renaissance, attira alors son attention.

Pendant plus d’une minute, Joaquin le considéra avec des yeux qui exprimaient à la fois un désir et une crainte ; Puis tout à coup, et comme s’il cédait à une irrésistible et soudaine tentation, il s’en empara avec un geste d’avare sautant sur un trésor.


Il tira son poignard de sa ceinture et fit sauter le couvercle du coffret.

La serrure de ce coffret était fermée. Cet obstacle, au lieu d’arrêter Joaquin, ne fit qu’irriter son impatience. Il tira son poignard de sa ceinture et fit sauter violemment le couvercle du coffret.