Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XVIII

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A. Cadot (Tome IVp. 34-37).

XVIII

UNE RENCONTRE.


Pendant la conversation de M. d’Ambron et de Joaquin Dick, Grandjean, avons-nous dit, était entré dans le bois qui côtoyait la rivière Gila. Se sachant à proximité du Batteur d’Estrade, et absorbé surtout par les pensées peu gaies que lui suggérait sa nouvelle condition, il s’était mis, contre son habitude, à se promener distraitement devant lui, sans songer à examiner et à étudier le terrain.

— By God ! murmura-t-il en serrant avec force son rifle dans sa large main, je tourne joliment le dos en ce moment-ci à Villequier ! Si le maire compte toujours sur moi pour être son adjoint, il risque fort de m’attendre longtemps ! Une agréable position que la mienne ! De hardi et libre aventurier que j’étais, me voici devenu chien timide et rampant ! Du reste, je dois rendre cette justice au señor Joaquin, que s’il ne m’a pas consulté pour disposer de ma personne, du moins il a grandement fait les choses ! Donner au comte droit de vie et de mort sur moi, cela dépasse toute croyance ! Après tout, ma vie ne lui appartient-elle pas, au señor Joaquin ? Oui, plutôt trois fois qu’une ! Eh bien, alors ! de quoi ai-je à me plaindre ? de rien.

Grandjean s’arrêta en cet endroit de son monologue, et prêta l’oreille à un léger bruit qu’il avait cru entendre au loin. Un silence complet régnait autour de lui ; il reprit donc avec sa promenade le cours de ses réflexions.

— Quelque triste que soit déjà ma position, se dit-il, elle serait bien pire encore si j’étais tombé entre les mains de tout autre homme que M. d’Ambron ! À part son amour pour Antonia, il n’est pas trop déraisonnable dans les actions ordinaires de la vie. Son courage et sa générosité sont incontestables, ses manières agréables, son caractère facile ! Et puis, il n’est nullement fier… Ah ! parbleu, j’y pense, il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’il fût natif de Normandie !… Cela diminuerait considérablement ma honte et mon ennui ! Il faudra que je l’interroge à ce sujet…

Cette hypothèse avait amené sur les grosses lèvres du Canadien un sourire presque joyeux ; mais son visage ne tarda pas à redevenir sombre et soucieux ; le géant pensait à Antonia.

— Je crois décidément que j’ai mal agi envers cette malheureuse enfant, murmura-t-il. L’homme qui se défie des femmes est prudent ; celui qui les fuit est sage ; mais celui-là qui abuse de leur faiblesse est un misérable lâche ! Ah bah ! et pourquoi donc cela ?… Qui a jamais songé à blâmer un chasseur d’avoir abattu un chevreuil ? Personne ! Et pourtant le chevreuil est un pauvre animal inoffensif… Oui, mais le chevreuil se mange… et il faut vivre… tandis que la femme !… À quoi, diable, une femme est-elle bonne ?

Le Canadien, quand son épaisse cervelle se refusait à un travail d’esprit, avait recours à un procédé fort simple pour activer ses facultés intellectuelles, il s’allongeait tout bonnement un énorme coup de poing sur le crâne : ce qu’il fit en cette circonstance.

— Tiens, tiens, reprit-il peu après, mais ma mère était une femme… les femmes servent à continuer l’espèce humaine ! C’est réellement incroyable que cette idée ne me soit pas encore venue jusqu’à ce jour ! Les femmes sont mères… leur rôle, et, malgré moi, je dois convenir que généralement elles s’en acquittent assez volontiers, est de se sacrifier à l’éducation de leurs enfants ! Caramba ! et la biche donc, que fait-elle ? N’ai-je pas vu cent fois des biches, se dévouant pour sauver leurs faons, attirer les chasseurs par une fuite lente et simulée loin de l’endroit où reposaient leurs petits ? Oui, j’ai vu cela ! La biche est donc supérieure à la femme, puisqu’à une égale tendresse maternelle elle joint le mérite de la succulence de sa chair et de l’utilité de sa dépouille. Cependant il est un point qui m’embarrasse. Quand des faons deviennent chevreuils ou biches à leur tour, non-seulement leurs mères cessent de s’occuper d’eux, mais elles les attaquent, elles les maltraitent pour la possession d’un fruit, d’une touffe d’herbe, d’une feuille ! La femme, elle, aime au contraire toujours son enfant ! Cette fois-ci la femme a donc l’avantage sur l’animal. D’où vient cela ? Parbleu ! de ce que la femme a une âme.

Cette conclusion, à laquelle il était arrivé et qu’il avait formulée sans s’en douter, presque à son insu, fit tressaillir le Canadien et lui causa une étrange surprise. Il lui sembla qu’un épais nuage, jusqu’alors étendu devant sa vue, venait de se dissiper, et que pour la première fois de sa vie il apercevait la lumière.

— Les femmes ont une âme ! répéta-t-il lentement et comme machinalement, mais alors ma conduite envers Antonia est sans excuse ! Je suis un abominable coquin, j’ai commis un crime.

Le géant secoua son énorme tête à diverses reprises, et soufflant bruyamment, ainsi qu’un homme qui vient de fournir une course longue et rapide, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit au pied d’un arbre.

Un quart d’heure s’écoula sans que Grandjean sortit de sa rêverie. Sa tête appuyée sur ses genoux, il réfléchissait profondément. Combien il était loin de se douter qu’il était exposé en ce moment à un danger sérieux !

À cent pas environ du Canadien, un homme armé d’une carabine à pierre, couché par terre à plat ventre et replié sur lui-même, ainsi qu’un tigre qui se dispose à prendre son élan, épiait d’un œil curieux ses moindres mouvements.


Il s’était arrêté et son corps avait pris aussitôt la rigidité d’un tronc d’arbre.

Quoique ce suspect personnage parût garder une immobilité complète, il avançait avec la sourde et nerveuse souplesse d’un reptile. Du reste, il n’aurait pas été possible, même à l’œil le plus exercé, de constater, sans l’aide d’un point de repère, les progrès de la marche rampante de cet inconnu. Les arbres et les buissons semblaient plutôt s’éloigner de lui que lui d’eux. Parvenu à une distance de cent pas du Canadien, il s’était arrêté et son corps avait pris aussitôt la rigidité d’un tronc d’arbre.

Après une attente de quelques minutes, l’homme à la carabine sortit de son inaction ; il se mit sur ses genoux, leva lentement sa carabine, l’épaula gravement, sans que ses traits basanés offrissent la trace d’aucune émotion, et, visant Grandjean à la tête, il fit feu.

Le très-minime volume de fumée produit par le coup n’était pas encore dissipé, que déjà l’inconnu avait disparu de la place qu’il occupait.

Le Canadien n’avait pas été blessé ; seulement son large chapeau de feutre, atteint par la balle, était tombé à ses pieds. À l’admirable sang-froid avec lequel le géant accueillit cette attaque peu loyale et si inattendue, il était incontestable qu’il était habitué, de longue date, à ces sortes d’aventures. Au lieu de se lever, ce, qui aurait exposé son corps en plein aux coups de l’ennemi, il se glissa derrière l’arbre au pied duquel il était assis, et, armant son rifle, il se tint sur la défensive.

— Bah ! ce n’est rien ; il était vieux, dit-il en regardant son chapeau. Un morceau de toile cirée, une aiguillée de fil, et il n’y paraîtra plus !… Qui diable a pu méprendre ainsi pour cible ?… Un Peau-Rouge ?… Non ; j’aurais déjà découvert sa piste ! Un des hommes de Hallay ?… Ce n’est pas probable… Tous ces coquins-là sont trop ignorants des choses du désert, pour admettre que l’un d’eux ait osé s’éloigner et s’aventurer seul loin de ses compagnons !… Et puis, en supposant que cela soit, quel intérêt aurait eu ce bandit à me tuer ? Aucun. Mon costume ne décèle pas précisément l’opulence, et les rentiers ne choisissent guère les bords du rio Gila pour but de leurs promenades. N’importe ! Quel qu’il soit, mon agresseur manque de pratique et d’adresse. On ne vise jamais quelqu’un à la tête quand on n’est pas certain de son coup. Pourtant je ne vois rien, je n’entends rien. Une retraite aussi savante indique une expérience qui se concilie difficilement avec ce coup de carabine idiot. By God ! je ne comprends plus rien à tout ceci !

Grandjean se levait avec précaution pour tâcher d’agrandir son horizon, quand une assez forte pression exercée sur son épaule lui fit retourner brusquement la tête. Il poussa un cri rauque, laissa tomber son rifle, et plaçant instinctivement sa main devant ses yeux :

— Le sorcier de Senora ! murmura-t-il d’une voix sourde. Je suis perdu !

Lennox, revêtu de son costume un peu théâtral, sa toque surmontée d’une plume noire d’aigle et sa carabine jetée en bandoulière, se tenait les bras croisés et le visage sérieux devant le Canadien.

— Pourquoi cet effroi ? lui dit-il tranquillement en mauvais anglais. Qu’as-tu à craindre ? Tu ne m’as jamais fait de mal… je ne suis pas ton ennemi…

Autant l’esprit de Grandjean était rebelle aux idées abstraites, autant il avait la perception nette, prompte et vive pour les choses d’action ; aussi son étrange interlocuteur parlait encore que déjà il avait recouvré tout son sang-froid.

— Si cet homme était un sorcier, avait-il réfléchi, il ne m’aurait pas manqué. Non-seulement ce n’est pas un revenant, mais c’est même un très-médiocre rifleman. Alors regardant Lennox en face : Si vous n’êtes pas mon ennemi, lui dit-il, pourquoi donc avez-vous tiré sur moi ?

— Je n’ai pas tiré sur toi,

— Ah ! par exemple !…

— J’ai simplement visé ton chapeau.

— Mon chapeau ? Et pourquoi ?

— Parce qu’il me cachait ton visage que je voulais voir.

— Tiens ! mais c’est très-ingénieux, cela ! s’écria le géant avec une gravité approbatrice qui excluait toute idée de moquerie. C’est un moyen fort commode et fort prudent pour reconnaître sans danger quelqu’un. Si jamais l’occasion se présente de l’employer, je n’y manquerai pas. Eh bien ! maintenant que vous savez qui je suis, avez-vous quelque chose à me demander ?

— Oui !

— Quoi ? de l’amadou, de la poudre ou des balles ?

— Je désire savoir ce qu’est devenu ton maître ?

— Le comte d’Ambron ?

— Non, Joaquin Dick !

— Vous connaissez le Batteur d’Estrade ? s’écria Grandjean d’un air surpris ; au fait, c’est vrai, je me rappelle à présent que, lors de notre première rencontre, vous m’avez chargé d’une commission pour lui.

— Est-il mort ou vivant ?

— Vivant, grâce à Dieu !

— Ah !

— Cela a l’air de vous surprendre ?

— Oui, je le croyais mort…

— Qui a pu vous faire supposer une pareille chose ?

Le Peau-Rouge européen, s’il est permis de parler ainsi, ne répondit pas à la question de Grandjean.

— Conduis-moi vers lui, dit-il.

— Volontiers… mais c’est inutile… il a dû entendre la détonation de votre carabine… il va arriver.

— Bien !

Lennox s’appuya contre un arbre, ferma ses yeux et parut dormir ; le Canadien l’examina alors avec une attention et une curiosité extraordinaires ; parmi tous les aventuriers qu’il avait connus, et le nombre en était grand, il n’en avait jamais rencontré aucun qui ressemblât à ce bizarre personnage.

Cette curiosité, motivée par l’individualité tranchée de l’inconnu, n’était pas exempte non plus d’une certaine frayeur ; depuis que Lennox, en lui déclarant qu’il avait simplement visé son chapeau, s’était réhabilité à ses yeux comme tireur, le géant était revenu à sa première idée ; il inclinait fortement à lui assigner une origine surnaturelle.

Aussi ne fut-il pas longtemps sans reprendre la parole ; il avait hâte d’éclaircir ses soupçons.

— Serait-il bien indiscret, dit-il, de vous demander comment il se fait que je vous rencontre seul ici, à plus de cent trente lieues de Guaymas ?

— Les questions me plaisent rarement, mais quand on me les adresse pendant mon sommeil, elles me sont tout à fait insupportables !

— Vous dormez dans ce moment-ci ?

— Certes !

— Debout ? et en parlant ?

— Je ne me repose jamais autrement.

Indeed.

Le Canadien, très-agité et très-ému, se mit à siffler entre ses dents une ronde normande ; il ne conservait plus de doute ; cet inconnu était bien un sorcier ; toutefois il hasarda une nouvelle interrogation.

— Vous devez avoir un nom ? dit-il.

L’homme à la carabine à pierre ouvrit les yeux ; ses lèvres exprimaient un sourire de mépris.

— Les faces pâles sont tous curieux et bavards comme des femmes. Je me nomme Lennox… Maintenant, laisse-moi en paix !

Grandjean n’était certes pas affligé d’une organisation très-impressionnable, mais ce nom lui arracha un cri de surprise.

— Quoi ! c’est vous qui êtes Lennox, le vrai Lennox ?

— Il n’y a qu’un Lennox ! répondit le sauvage Européen avec une orgueilleuse gravité. Puis il referma les yeux.

Écrasé par l’admiration et par la surprise, le Canadien gardait le silence. Quant à Lennox, quoiqu’il affectât une complète impassibilité, il jouissait délicieusement en lui-même de ce triomphe. L’amour-propre n’est point un produit de la civilisation, mais un sentiment essentiellement humain ; aussi domine-t-il tout aussi bien dans le désert que dans les grandes villes ; il diffère seulement dans sa manifestation et ses effets ; au fond, il présente partout les mêmes exigences.

Ce fut d’une voix timide et d’un ton modeste, qui présentaient un contraste presque grotesque avec sa rude apparence, que le Canadien engagea de nouveau la conversation.

— Je conçois à présent que vous m’ayez tutoyé tout de suite, seigneur Lennox, dit-il. Il y a entre vous et moi une telle distance ! Cependant, je ne compte pas parmi les plus mauvais tireurs de la Prairie, et il pourrait même se faire que mon nom fût parvenu jusqu’à vous.

— Quel est-il, ton nom ?

— Grandjean !

— En effet ! je te connais ! tu es né au Canada ?

— Justement, seigneurie.

— Oui, tu manies assez convenablement un rifle… je le sais… J’espère que je te verrai bientôt à l’œuvre.

— Ah ! seigneurie, ce sera trop d’honneur pour moi, si vous daignez vous mêler à la partie.

— Je m’y mêlerai assurément ! dit froidement Lennox.

Sans l’apparition de Joaquin Dick et de M. d’Ambron, qui arrivèrent en ce moment, il est probable que la conversation du célèbre sauvage Anglais et du rude et hardi aventurier aurait fini par ressembler à la première partie du dialogue de Vadius et de Trissotin ! La vue de Lennox parut causer une joie extrême au Batteur d’Estrade ; il s’avança vivement à sa rencontre, et lui prenant la main :

— Enfin, te voilà, ami ! dit-il. Que tu as tardé à me rejoindre ! N’as-tu point reçu les messages que je t’ai envoyés ?

— Oui… puisque me voici !…

— Mais en retard !…

— Au contraire !…

— Comment cela, au contraire ? N’y a-t-il point aujourd’hui plus de deux semaines que celui que l’on nomme de Hallay, l’homme qui, à San-Francisco, t’a frappé au visage, a quitté les plages de Guaymas ?…

— Oui ! Eh bien ?…

— Eh bien ! depuis deux semaines, tu aurais pu effacer dans son sang l’outrage qu’il t’a infligé.

Un léger tressaillement nerveux et à peine visible altéra, pendant l’espace de quelques secondes, la rigidité du visage de Lennox.

Ce tressaillement pouvait passer à la rigueur pour un sourire.

— Ne t’ai-je point dit jadis, Joaquin Dick, que cet homme mourrait deux fois par la souffrance ? Pourquoi veux-tu que, par une précipitation insensée, je gâte ma vengeance ? Ceux-là seuls ne savent pas attendre qui ne sont pas sûrs d’eux-mêmes… Moi, mes sentiments ne changent jamais. Laissons passer encore un mois, et alors…

— Un mois ! interrompit le Batteur d’Estrade avec une précipitation qui décelait tout à la fois la fureur et l’effroi… un mois ! mais le crime serait accompli !… Non… non, Lennox, ce n’est pas dans un mois ; c’est demain, c’est aujourd’hui, c’est dans une heure qu’il faut attaquer ces bandits ! Si tu me refuses ton appui, j’agirai seul !

Cette fois Lennox eut un véritable sourire ; il se pencha vers Joaquin, et baissant la voix de manière que ni le comte ni le Canadien ne pussent saisir même le son de ses paroles :

— Je ne te reconnais pas, Dick, murmura-t-il, tu es redevenu une face pâle…

— Comment cela ?

— Tu trembles pour ton or !

— Mon or ! Il est bien question de mon or ! s’écria Joaquin avec violence. Que m’importent quelques poignées de pépites ? C’est de mon sang, de ma vie, du salut de mon âme qu’il s’agit, c’est de ma raison. Encore quinze jours d’angoisses pareilles à celles que je viens de subir, et je serai fou, si je ne suis pas mort.

— Alors il s’est passé quelque chose dont je n’ai pas eu connaissance ? dit Lennox avec son flegme monotone. Je te trouve en effet bien vieilli, Joaquin.

— La blancheur de mes cheveux t’étonne, Lennox ; que serait-ce donc si tu voyais la blessure saignante de mon cœur ?… Écoute-moi, Lennox… écoute-moi avec attention. Je souffre trop, j’ai besoin de me plaindre, de crier…

— Est-ce que tu vas parler devant ces gens-là ? demanda le vieux trappeur toujours du même ton et en désignant par un même geste le comte et le Canadien. Que ne les renvoies-tu, si tu as une confidence à me faire ?

— Monsieur d’Ambron et Grandjean me sont dévoués, Lennox !

— Tu crois ? C’est bon.

— Ce pauvre Joaquin n’est plus du tout lui-même, pensa Lennox. Jadis il n’aurait pas admis la possibilité qu’un homme pût avoir deux amis sérieux. Oui ! décidément, il est redevenu face pâle !… C’est dommage !… Enfin, qu’il me raconte ce qu’il voudra, rien ne me fera changer de résolution : je n’attaquerai pas M. de Hallay avant un mois !