Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXX

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A. Cadot (tome Vp. 24-28).

XXX

LA DÉLIVRANCE.


Après la désastreuse retraite des Peaux-Rouges, Joaquin Dick, M. d’Ambron et Grandjean s’étaient réunis de nouveau ; aucun d’eux n’avait été blessé. Le Batteur d’Estrade sombre, irrité et taciturne, paraissait absorbé par de graves réflexions. Le comte, encore tout frémissant des émotions du combat, jetait de temps à autre un regard anxieux et menaçant sur le camp des aventuriers ; quant au Canadien, il terminait avec une évidente satisfaction l’inspection de son rifle : il n’était pas endommagé. Ce fut Joaquin Dick qui entama la conversation.

— Cher monsieur, dit-il, s’adressant au mari d’Antonia, ne soyez point courroucé contre moi de ce que je vous ai entraîné hors du champ de bataille. Je l’ai fait, non pas seulement pour vous, mais pour votre femme. Vous obstiner plus longtemps, c’eût été vous suicider. Je ne veux pas qu’Antonia meure de votre mort. Au total, il n’y a rien de désespéré, rien de perdu. Notre échec n’est qu’un temps d’arrêt insignifiant dans l’accomplissement de mon dessein. Je vous jure que la journée ne se passera pas sans qu’Antonia ne soit délivrée… Que sont quelques heures de retard en comparaison du mois presque entier que vous venez de passer ?

— Que sont quelques heures de retard, dites-vous, Joaquin ? s’écria le jeune homme avec un douloureux emportement ; mais ces quelques heures sont peut-être le bonheur de ma vie entière ! Ne comprenez-vous pas que M. de Hallay, désespérant de nous échapper, est capable de signaler les derniers moments de son autorité par un crime abominable ? Tenez, Joaquin, les cœurs aimants ont parfois des avertissements mystérieux et infaillibles qu’ils ne doivent pas négliger. Un pressentiment me dit qu’Antonia est exposée, en ce moment-ci, au plus terrible danger qu’elle ait jamais couru !… Et ce pressentiment est si fort, si invincible, que je ne songe pas même à le repousser… Je vais y obéir !…

Joaquin Dick prit vivement M. d’Ambron par le bras.

— Vous entendez par là, n’est-ce pas, lui demanda-t-il que vous allez retourner dans le camp ennemi ?

— Oui.

— Eh bien ! vous avez raison. Accordez-moi le temps nécessaire pour donner quelques ordres, et je suis à vous.

— Comment cela, Joaquin ; votre intention serait-elle de m’accompagner ?

Ce fut par un regard de doux reproche que le Batteur d’Estrade répondit à cette question ; puis d’une voix qui exprimait de cruelles angoisses :

— Votre pressentiment doit être vrai… car moi aussi je l’éprouve.

Joaquin s’éloigna pour aller à la recherche de Lennox et parler à ses Peaux-Rouges : dix minutes plus tard, il était de retour auprès de M. d’Ambron.

— Partons, lui dit-il. Que faites-vous donc ? Vous prenez vos armes ? Laissez là vos coutelas et votre carabine. Nos seules armes doivent être notre présence d’esprit et notre sang-froid.

Pendant le court dialogue échangé entre le comte et le Batteur d’Estrade, Grandjean n’avait pas prononcé un mot : tout au contraire, il avait paru, par la sobriété de ses mouvements, souhaiter ne pas attirer sur lui l’attention des deux interlocuteurs :

— By God ! dit-il en les voyant s’éloigner, je ne suis pas du tout fâché que mon ancien et mon nouveau maître n’aient pas daigné m’associer à leur expédition ! Ils m’auraient commandé de les suivre que j’aurais obéi… Mais là, franchement, je préfère de beaucoup qu’ils m’aient laissé ici ! En ce moment-ci, je ne touche pas d’appointements… moi ! je travaille gratis !…

La distance que Joaquin Dick et M. d’Ambron avaient à franchir pour arriver jusqu’au camp des aventuriers n’était que d’une demi-portée de carabine. Quoique leur présence eût été signalée par les sentinelles, à l’instant même qu’ils étaient sortis de la forêt, aucun coup de feu ne fut tiré sur eux. La précaution qu’avaient eue Joaquin et le comte de se mettre en route sans armes, jointe à leur marche tranquille et mesurée, leur valait ce facile accès. Toutefois, si l’arrivée des deux hommes n’éveillait pas les craintes des aventuriers, elle excitait au plus haut degré leur curiosité et leur intérêt. La présence des deux Européens mêlés aux hordes des Peaux-Rouges étaient pour eux un fait d’une importance d’autant plus majeure, qu’ils présumaient avec raison que l’un de ces deux Européens devait être le célèbre Batteur d’Estrade, Joaquin Dick.

Ce fut seulement lorsqu’ils touchaient déjà aux retranchements que les aventuriers leur ordonnèrent de s’arrêter ; ils ne voulaient pas leur laisser connaître l’étendue des pertes qu’ils avaient éprouvées.

Comme la plupart des aventuriers recrutés à San-Francisco parlaient ou du moins comprenaient l’anglais, ce fut dans cet idiome que le Batteur d’Estrade s’adressa à eux. Quant à M. d’Ambron, il semblait ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui ; à mesure que son regard inquiet cherchait en vain, sans les apercevoir, Antonia ou le marquis, la pâleur déjà si extrême de son visage augmentait d’intensité. Aux premiers mots prononcés par Joaquin Dick, un grand silence s’était fait, car il avait été reconnu tout d’abord par quelques bandits et son nom avait aussitôt circulé de bouche en bouche.

— Gentlemen, dit-il, je ne viens vers vous ni en parlementaire ni en ennemi, mais simplement comme un homme de la même race que vous ! Je ne discuterai ni la moralité ni l’opportunité de votre entreprise, le sang des vôtres qui se voit encore sur mes mains vous dit assez, ou que je ne l’approuve pas, ou qu’elle froisse mes intérêts !… Tant que j’ai pu avoir à vous craindre, j’ai été votre ennemi et je vous ai combattus ; maintenant que, réduits à la dernière extrémité, il va vous falloir renoncer à vos projets, je n’ai plus de colère, et je viens vous sauver !… Ne vous récriez pas, gentlemen, avant de m’avoir entendu !… Ne me suis-je pas volontairement mis en votre pouvoir ! Voyez ! je suis seul, désarmé ! Vous n’avez pas à craindre que je m’éloigne contre votre volonté ! Ne m’interrompez donc pas ! Votre position, gentlemen, est affreuse, désespérée ! Oh ! vos dénégations seraient inutiles : j’ai trop d’expérience des choses du désert pour ne pas savoir à quoi m’en tenir exactement sur votre compte… Je vous le répète, et vous le savez aussi bien que moi, vous êtes tous perdus ! Voulez-vous que j’appuie mon assertion sur des preuves ? Soit ! rien de plus facile ! De deux cents hommes que vous étiez en quittant San-Francisco, combien êtes-vous aujourd’hui ? soixante à quatre-vingts à peine, et encore y a-t-il dans ce nombre plusieurs blessés… Des immenses approvisionnements que vous avez emportés, que vous reste-t-il ! un peu de cendre… De vos caissons de poudre ? Rien… Vous en êtes réduits à votre dernière cartouche… Et pourtant vous n’avez eu encore qu’un seul jour de lutte à soutenir !… Que deviendrez-vous si, ainsi privés de munitions et de vivres ; vous êtes en outre harcelés sans trêve et sans pitié pendant le temps que vous mettrez à franchir les deux cents lieues qui vous séparent encore de Guaymas ? Pas un de vous ne sortira vivant du désert. Et remarquez ceci, c’est qu’à mesure que vos forces s’épuiseront, et pour vous toute perte est irréparable, les miennes, au contraire, ne feront que s’accroître. Rien qu’en jetant mon nom aux échos de l’Apacheria, je peuplerais de guerriers ces solitudes. Ma pitié est votre seule et dernière voie de salut. Je suppose maintenant que votre cupidité, exaltée outre mesure, vous fasse vous obstiner dans votre entreprise insensée. Écoutez bien ce que j’ai à vous dire, ce que je vais vous apprendre : Votre chef, M. de Hallay, vous a indignement trompés ! ces trésors qu’il a fait briller à vos regards éblouis n’existent même pas. Ils consistent dans quelques poignées d’or qui ont toujours été et sont encore ma propriété. C’est pour atteindre une chimère que vous courez à votre perte. Pauvres insensés qui, sur la foi de promesses vagues et pompeuses, n’avez pas hésité à vous embarquer pour l’expédition la plus téméraire qui ait jamais été tentée ! Et savez-vous pourquoi ce M. de Hallay a abusé de votre crédulité ? pour pouvoir s’emparer par votre moyen d’une femme dont il n’avait pu vaincre le mépris ! Il faut avouer que vous avez joué là, à votre insu, un rôle bien productif et bien glorieux !… Oh ! ce n’est pas tout encore ! si la mort a fait tant de vides dans vos rangs, si les ossements de tant de cadavres européens blanchiront sans sépulture, balayés par les vents du désert, c’est que votre digne chef l’a voulu ainsi !… Ne m’interrompez pas !… Oui, c’est le de Hallay, et si ce n’est pas vrai, qu’il élève la voix pour me démentir, c’est le de Hallay qui, ne sachant comment se débarrasser de vous, car, le moment de tenir sa promesse étant arrivé, vous alliez découvrir son imposture, vous a vendus et livrés aux Indiens ! Le choix si désavantageux de votre campement actuel, l’impunité qui partout l’a suivi, lorsque, pour mieux cacher son jeu, il affectait de s’exposer à des dangers qu’il savait bien ne pas courir, auraient dû, depuis longtemps déjà, vous ouvrir les yeux à la lumière !… Mais non… vos yeux, occupés à chercher des trésors, ne pouvaient voir la trahison. Gentlemen, je n’ai plus que peu de mots à ajouter. Si, renonçant à troubler les solitudes indiennes, vous vous mettez immédiatement en route pour retourner à Guaymas, vous serez épargnés : j’entends que vous n’aurez à combattre que la faim, la soif et le froid, trois ennemis qui, peut-être bien, suffiront à eux seuls pour vous anéantir tous ; mais, du moins, vous restera-t-il la chance que quelques-uns de vous échapperont à votre grand naufrage. Autrement, c’est-à-dire si vous vous opiniâtrez dans votre résolution insensée, avant deux heures d’ici, pas un de vous n’appartiendra plus à la terre, excepté ceux toutefois que la vengeance des Peaux-Rouges gardera pour les exposer au poteau des tortures. Je n’ai plus rien à vous dire. Je vous accorde dix minutes pour réfléchir et vous décider.

Les paroles du Batteur d’Estrade, confirmées par le silence de M. de Hallay, qui se trouvait en ce moment auprès d’Antonia, devaient produire et produisirent en effet une impression terrible sur les aventuriers. Le tableau que le Batteur d’Estrade achevait de tracer de leur position n’était malheureusement pour eux, et ils se l’avouaient, que trop exact et véritable ; complètement refroidis de l’exaltation sanguine que leur avait donnée un instant l’excitation du combat, ils ne se dissimulaient pas qu’ils étaient incapables de résister à une nouvelle attaque. Cette voie inespérée de salut qui s’offrait à eux était bien, ainsi que leur avait dit Joaquin, la seule qui leur restât !…

Après quelques pourparlers entre eux, les aventuriers, réunis en un seul groupe, entourèrent le Batteur d’Estrade et d’Ambron.

— Señor Joaquin, dit l’un d’eux en portant la parole au nom de ses camarades, qui nous assure que, si nous suivons votre conseil, les Indiens ne nous massacreront pas pendant la route !

— Moi ! s’écria le Batteur.

Puis, après une légère pause :

— Du reste, gentlemen, continua-t-il, vous devez comprendre que si les Peaux-Rouges, rebelles à mes ordres et méconnaissant ma voix voulaient vous exterminer, votre retraite ne les aiderait en rien dans cette sanglante besogne ! Je ne vous ai pas parlé d’abandonner vos armes ! Vos moyens de défense restent ce qu’ils sont ; mais chaque pas qui nous éloigne de Guaymas vous rapproche d’autant de la tombe !

Les aventuriers se consultèrent du regard ; puis, par un de ces mouvements spontanés si facilement produits dans les fouies soumises à un même désir, à une même pensée :

— Nous acceptons ! dirent-ils tout d’une voix.

Le visage de Joaquin n’exprima ni le contentement ni la joie : son regard cherchait Antonia, et sa bouche n’osait formuler une question qui remplissait son cœur d’épouvante.

— Je vous félicite sur votre tardif bon sens, gentlemen, répondit-il froidement ; puis levant son bras droit en l’air, il l’agita à plusieurs reprises.

Au même instant on vit une légion de Peaux-Rouges sortir sans armes de la forêt et se diriger lentement vers le camp. Cette confiance et cette obéissance des Indiens qui, sur un simple signe de Joaquin, laissaient derrière eux leurs armes et venaient se mêler à leurs ennemis, étaient un fait sans exemple dans cette race soupçonneuse, et qui proclamait hautement l’ascendant que le Batteur d’Estrade exerçait sur eux. D’un nouveau geste il les arrêta lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas du campement ; et, élevant la voix :

— Amis, leur dit-il, ces faces pâles m’ont demandé pardon de leur folie, et je leur ai fait grâce. Laissez-les donc aller en paix.

À la spontanéité avec laquelle la foule des Indiens s’écarta pour laisser le passage libre aux aventuriers, ces derniers comprirent que les promesses de Joaquin n’étaient pas vaines, et qu’ils n’avaient plus rien à redouter de leurs sauvages et terribles adversaires.

— Vive le señor Joaquin Dick ! s’écrièrent-ils à plusieurs reprises ; mort au traître de Hallay !

C’étaient ces acclamations que le marquis avait entendues et qui lui avaient fait abandonner Antonia et bondir hors du ravin.

L’air vibrait encore de ces cris, quand une exclamation qui ressemblait au rugissement d’un lion frappa de surprise, presque de terreur, les Peaux-Rouges et les Aventuriers.

C’était M. d’Ambron qui venait d’apercevoir au loin le marquis de Hallay.

— Lâche et misérable ! dit-il ; et, quoiqu’il fût sans armes, il s’avança vers le marquis.

Le marquis, avec cet infaillible et rapide coup d’œil que donne souvent l’imminence du danger, devina tout ce qui venait de se passer ; il hésita une seconde, puis, levant sa carabine :

— Meurs ! dit-il, et il fit feu.

M. d’Ambron, en voyant l’arme de son ennemi dirigée contre sa poitrine, s’était arrêté, avait croisé ses bras et relevé sa tête par un mouvement superbe de fierté et de dédain. Le hasard sanctionna sa confiance : il ne fut pas atteint.

— Triste assassin ! dit-il, et il reprit sa course.

De nouveau le marquis hésita, puis, soit instinct de conservation, soit plutôt espoir d’une future vengeance, il se mit à fuir avec une incroyable rapidité, et d’un bond de panthère s’élança dans la rivière Jaquesila.

M. d’Ambron allait suivre son exemple, lorsqu’il s’arrêta au milieu de son élan : devant lui était Antonia.

— Luis !

— Antonia !

Les deux jeunes gens tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se tinrent longtemps enlacés dans Une ardente étreinte. Ils se regardaient sans se voir, pleuraient de douces larmes, et, incapables de prononcer une parole, tant leurs émotions étaient vives, ils interrogeaient, si l’on peut s’exprimer ainsi, leur mutuel et éloquent silence. Les Indiens et les aventuriers eux-mêmes étaient attendris.

Une demi"heure plus tard, Antonia était assise dans une cahutte en branches, que ses bons amis les Peaux-Rouges avaient construite, ou, pour être plus exact, improvisée à son intention. Auprès de la jeune femme se trouvaient M. d’Ambron, Joaquin Dick et Lennox.

Quelque immense que fût le bonheur du comte, il n’était pas sans nuages. Son regard, constamment attaché sur la jeune femme, reflétait de temps à autre comme une expression de doux reproche. Antonia, de son côté, semblait distraite, inquiète. Joaquin la contemplait en extase.

Ce fut lui qui rompit le silence presque embarrassant qui régnait dans la cahutte.

— Enfant ! s’écria-t-il d’une voix dont les accents laissaient deviner une vive tendresse ; enfants, si vous êtes ingrats envers la Providence, que vous n’avez pas encore songé à remercier, ne soyez pas du moins injuste vis-à-vis ; de vous-mêmes ! On dirait vraiment à vous voir que vous ne vous aimez plus ?

Cette supposition fit tressaillir les deux jeunes gens et les retira de leur espèce de torpeur. Deux cris partis du cœur protestèrent simultanément contre ce qui leur semblait être un blasphème.

— À la bonne heure, donc ! continua le Batteur d’Estrade, voici une indignation qui rachète votre froideur et votre silence ! Que le cœur humain est donc une chose bizarre ! il ne sait jamais ce qu’il désire… ou du moins quand le ciel a réalisé ses souhaits les plus ardents, vite il se met à créer une nouvelle chimère, comme s’il craignait d’être complètement heureux… Je dis ceci pour vous, monsieur d’Ambron, qui, pendant un mois, avez été comme fou de la perte de votre Antonia adorée, et qui, aujourd’hui que le ciel la rend à votre amour, ne trouvez pas une parole à lui adresser…

— Je ne mérite point vos reproches, Joaquin, dit le jeune homme, c’est justement l’immensité de ma tendresse qui me cause cette prétendue froideur que vous avez cru observer en moi. Les sentiments absolus, complets, sont ombrageux et exigeants. Antonia, je ne vous le cacherai pas, votre préoccupation dans un moment aussi solennel que celui de notre réunion, est la première douleur que vous ayez encore infligée à mon cœur.

Ce reproche, quelque affaibli qu’il fût par la douceur suppliante de la voix du jeune homme, produisit une impression extraordinaire sur Antonia. Ses joues se couvrirent d’une pâleur mortelle, et deux perles liquides parurent dans ses yeux.

— Luis, dit-elle, ce que tu appelles ma préoccupation, c’est du désespoir…

— Du désespoir ? Antonia.

— Oui, Luis, du désespoir ! Oh ! ne m’interromps pas, je t’en conjure ! Si tu savais… Oh ! c’est affreux !… Luis, prépare tout ton courage. Mon Dieu ! mon Dieu ! le bonheur n’est-il donc pas permis sur la terre ?

M. d’Ambron et Joaquin se regardaient avec un anxieux étonnement : ils n’osaient ni l’un ni l’autre se communiquer leur surprise, mais la même pensée venait, ainsi qu’un fer rouge, de leur brûler les entrailles. Cependant, faisant un violent effort sur lui-même, le jeune homme parvint à prendre la parole.

— Mon Antonia adorée, dit-il, explique-toi sans crainte !… Ton honneur est au-dessus d’un crime !…

— Un crime, dis-tu, Luis ? Oui, c’en est un !… J’ai douté de la protection et de la bonté de Dieu !… Oh ! tu me pardonneras, mon Luis… car si j’ai été coupable, ça été par excès d’amour… je voulais rester digne de toi…

— Eh bien ! Antonia, achève, murmura M. d’Ambron d’une voix sourde et qui décelait d’atroces souffrances morales.

La jeune femme baissa ses longs cils ; puis, prenant une main de son mari dans les siennes :

— Luis, dit-elle, tu te rappelles bien, n’est-ce pas, du jour où tu tuas ce gabilan qui décimait nos colombes ? Tu eus tort alors, Luis, mon bien-aimé, de te railler de mes craintes. Le présage s’est accompli. Je me croyais abandonnée de Dieu… Je croyais n’avoir plus aucun secours à l’espérer des hommes… il était là, lui… seul et menaçant… Je me suis empoisonnée !…

Il serait impossible de décrire l’émotion que cette révélation causa aux deux hommes : M. d’Ambron paraissait, à force de souffrance, insensible au coup qui venait de le frapper ; Joaquin Dick levait vers le ciel un regard qui dirait tout à la fois le reproche et la prière. Quant à Lennox, quoique l’aveu de la jeune femme eût altéré d’abord son impassibilité, son visage n’avait pas tardé à reprendre son masque habituel de calme et d’insensibilité.

— Tous fous ! murmura-t-il.

Alors, s’avançant d’un pas vers Antonia :

— Quel poison as-tu pris ? lui demanda-t-il. Tu avais donc emporté du poison avec toi ?

— Non, Lennox !… mais le leche de palo ne se trouve-t-il pas partout dans ce désert ?

— Ah ! c’est du leche de palo ? Quelle quantité en as-tu bue ? Combien y a-t-il de temps de cela ?

— Hélas ! j’avais si peur de ne pas mourir, Lennox, que mes lèvres se sont abreuvées à longs traits de ce suc mortel… Cela a eu lieu il y a à peu près une heure !

— Pourquoi avoir tardé si longtemps à te plaindre ?… Reviens !…

Lennox s’éloignait lorsque M. d’Ambron l’arrêta.

— Y a-t-il de l’espoir ?

Le vieux trappeur le repoussa brutalement et passa outre tout en disant :

— Le poison marche vite et ce n’est point avec des paroles que l’on combat ses progrès. Suis-moi, Joaquin.

La scène de tendresse désolée qui suivit le départ des deux hommes ne saurait se traduire. Il y a des drames intimes dont l’interprétation défie toutes les ressources de la langue humaine ; la terrible poésie des sensations ne peut être écrite et comprise que par le cœur. Un quart d’heure s’était à peine écoulé quand Joaquin et Lennox rentrèrent dans la hutte : ce dernier tenait à la main une moitié de calebasse remplie d’une épaisse bouillie.

— Prends ceci, ma fille, dit-il à Antonia.

La jeune femme, sur un regard suppliant que lui adressa M. d’Ambron, s’empressa d’obéir.

— Ce que je te donne là, enfant, continua Lennox, est simplement de l’atole[1] auquel j’ai mêlé le jus de certaines herbes ; c’est un antidote souverain contre le leche de palo. Peu de personnes le connaissent. Oh ! ne me remercie pas ; Joaquin possédait, lui aussi, ce secret. Si je ne m’étais pas trouvé, par hasard, sur ta route, il t’aurait sauvée, lui ! Ainsi tu ne me dois aucune reconnaissance !

Tandis que Lennox prononçait ces mots, le Batteur d’Estrade, le cou tendu, les yeux dilatés outre mesure, examinait le visage de la jeune femme avec une attention extrême.

— Tu ne mourras pas, Antonia ! s’écria-t-il enfin. Non, tu ne mourras pas !… Oh ! ne crois pas que je parle ainsi pour te rassurer… je sais combien tu as l’âme forte et vaillante… je ne voudrais pas te tromper… Tu vivras, enfant ! la limpidité et l’éclat de tes prunelles m’apprennent que le poison sera vaincu… C’est là un symptôme certain, presque infaillible… Reprends tout ton courage, tu auras encore de longues et belles années à consacrer à ton bien-aimé Luis…

Ces paroles, prononcées avec conviction, rendirent un peu de calme à M. d’Ambron ; il regarda Lennox pour savoir s’il confirmait le pronostic du Batteur d’Estrade. Le vieux trappeur comprit parfaitement cette muette interrogation, et il voulut bien y répondre.

— Joaquin n’a jamais menti de sa vie, dit-il, mais Joaquin est une face pâle, et comme tous ceux de sa race il est enclin à l’exagération ! Vous autres tous Européens vous prenez volontiers vos désirs et vos espérances pour des réalités !… Assurer que la fille de la Vierge échappera au poison, c’est ce que nul ne pourrait faire avec certitude ! Oui, pourtant, il est vrai que tous les signes visibles annoncent guérison !… Le plus grand danger que puisse maintenant courir ma fille, ce serait d’éprouver un fort saisissement !… Toute mauvaise émotion serait mortelle pour elle !…

Le vieux trappeur se tut, puis, après une légère pause, il reprit la parole ; cette fois sa voix, ordinairement si monotone, était énergiquement accentuée :

— Antonia, s’écria-t-il, quoi qu’il arrive, sois sans inquiétude au sujet de ta vengeance ! L’homme dont tu as tant à te plaindre était déjà mon ennemi ; je réunirai ta haine à la mienne. Le supplice de ce M. de Hallay sera épouvantable. Je veux que le souvenir de ses tortures devienne une des plus sanglantes traditions du désert. Je compte prolonger l’agonie de ce misérable jusqu’au delà des limites que la vie accorde à la douleur. Je sais le moyen de ranimer les forces d’un mourant !… Vois-le d’ici, attaché au poteau des tortures, ce de Hallay… sa tête est privée de sa chevelure, ses mains n’ont plus d’ongles, ses yeux de paupières… Le plomb fondu pénètre dans ses chairs… Le soleil frappe ses yeux sans défense… Les insectes ailés s’abattent en bourdonnant sur son crâne scalpé, et enfoncent leurs aiguillons dans ses veines mises à nu…. Entends-tu les cris du misérable ?… Il me demande grâce… Je lui réponds par de nouvelles souffrances… et, entre chaque cri que lui arrache la douleur, ton nom, celui d’Evans et le mien raisonnent à son oreille !

Lennox s’était animé ; il lui semblait assister à l’épouvantable spectacle qu’il décrivait ; il était à la fois hideux et sublime dans l’expression de son implacable férocité. Il allait continuer ; un cri déchirant que poussa Antonia, et qu’elle accompagna d’un geste suppliant, l’arrêta dans son horrible éloquence. Les sinistres images évoquées par le vieux et vindicatif trappeur l’avaient effrayée, dégoûtée et indignée au delà de toute expression ; elle paraissait prête à s’évanouir. Toutefois, faisant un violent effort sur sa faiblesse, ce fut d’une voix vibrante d’indignation qu’elle s’adressa au sauvage européen :

— Lennox, s’écria-t-elle, il n’est pas possible que tu aies parlé sérieusement ! Non, non, tu t’es laissé emporter par la colère ; mais déjà tu te repens de tes affreuses menaces… tu as renoncé à tes horribles projets ! Oh ! s’il en était autrement, je ne pourrais plus supporter ta présence… ta vue me ferait horreur !

Un sourire à peine ébauché glissa sur les lèvres du trappeur.

— Les femmes à face pâle, répondit-il, n’ont qu’une demi-raison, qu’un demi-cœur ; elles savent aimer, mais elles ne savent pas haïr. Ce que j’ai dit, je le ferai… Adieu !

Après être resté encore quelques instants auprès d’Antonia, Joaquin Dick s’en alla veiller à la sûreté des aventuriers, auxquels il avait engagé sa parole que les Peaux-Rouges ne tenteraient rien contre eux. Il les trouva accablés par le découragement et se disposant au départ.

— Gentlemen, leur dit-il, je vous souhaite un bon voyage, mais je doute fort, je ne vous le dissimulerai pas, de votre heureux retour à Guaymas… Soyez toutefois bien persuadés d’une chose, c’est que je tiendrai à ma promesse, et que les Peaux-Rouges vous laisseront passer en paix.

La prédiction du Batteur d’Estrade se réalisa. Des deux cents et quelques aventuriers qui s’étaient embarqués à San-Francisco, sept hommes seulement arrivèrent à Guaymas ; tous les autres succombèrent en route aux privations et aux maladies.

Telle fut la fin de cette célèbre expédition dont les journaux américains firent tant de bruit il y a quatre ans, et qui mit pendant près de six semaines la ville de San-Francisco en émoi. Quoique la fréquence des grandes catastrophes aux États-Unis en fasse promptement perdre la mémoire, on y parle encore aujourd’hui de l’affreux dénoûment de l’expédition Halley ; il est probable que ce lugubre souvenir prendra place dans les annales de l’histoire des flibustiers de cette jeune, hardie et turbulente république.

À la nuit tombante, Joaquin Dick se coucha par terre, sur son zarape, devant la hutte où reposait sa fille.

Quant à Grandjean, que l’on n’avait pas revu depuis la délivrance d’Antonia, il s’était retiré dans un endroit écarté de la forêt pour pouvoir composer, sans être ni dérangé ni troublé, un petit discours justificatif qu’il comptait réciter à la jeune femme, afin d’obtenir d’elle l’oubli du passé ; or, le géant n’avait encore pu trouver, malgré un travail opiniâtre, que les cinq premiers mots de son exorde : « Señora, je suis un gredin ! »

  1. Bouillie de fleur de maïs.