Le Beau Danube jaune/Chapitre 10

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Société Jules Verne (p. 95-106).

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DE VIENNE À PRESBOURG ET BUDA-PEST

La distance qui sépare Vienne de Presbourg se chiffre par vingt-cinq lieues environ, et, cette distance, Ilia Krusch en avait franchi les trois-quarts dans la soirée du 21 mai. Après avoir passé la nuit à l’abri d’une pointe, près de l’embouchure d’un petit cours d’eau, à demi-portée de fusil de quelques maisons isolées, il avait jeté sa ligne, pris une vingtaine de poissons de bonne qualité qu’il comptait vendre le soir même dès son arrivée à Presbourg.

Ilia Krusch était seul dans la barge et son compagnon de voyage ne descendait plus avec lui le cours du grand fleuve.

D’où venait ce changement à la situation ? La séparation avait-elle été volontaire ou accidentelle ? Les deux amis — on peut les qualifier de la sorte, et de la part d’Ilia Krusch, c’était une sérieuse amitié — les deux amis ne devaient-ils pas se retrouver plus tard, reprendre ensemble cette navigation ?… L’absence de M. Jaeger n’était-elle que momentanée ?…

Sommairement, voici ce qui s’était passé.

On s’en souvient, Ilia Krusch et M. Jaeger avaient relâché dans la soirée du 18 mai près d’un appontement au fond d’une étroite crique du bras du Nussdorf.

On sait aussi que la barge n’était pas à Vienne même, le fleuve passant un peu dans le nord de la ville. Or, comme il était déjà tard — un peu plus de neuf heures — M. Jaeger remit au lendemain sa visite à la capitale du Royaume d’Autriche.

En ce qui concerne Ilia Krusch, le brave homme n’en était pas à connaître Vienne. Il avait parcouru plusieurs fois déjà la cité dont l’étendue n’est pas très considérable, et ses trente-quatre faubourgs qui portent sa population totale à (…) habitants. S’il n’avait jamais vu que de l’extérieur le château impérial, les palais des chancelleries, l’Hôtel de Ville, les arsenaux, la monnaie, la douane, le théâtre, les palais Esterhazy, Lichtenstein, et autres, il n’était pas sans avoir respectueusement fléchi le genou dans les Églises de Saint-Étienne, de Saint-Pierre, de Saint-Cyarlis, sans s’être promené au Prater, à Augarten, à Volksgarten, sans avoir salué sur la place du Vieux Marché l’ex-voto de l’Empereur Léopold, sans avoir admiré les vues superbes qui s’offrent au regard des terrasses du jardin du Belvédère.

On comprendra donc qu’Ilia Krusch ne songeât point à quitter sa barge où il se trouvait à l’abri des indiscrétions que les journaux de Vienne pourraient commettre à son sujet. Et, en effet, il eût risqué d’être en proie à tous les ennuis qu’aurait accumulé au-dessus de sa tête la Renommée aux cents bouches, car il ne devait repartir que le surlendemain.

C’est bien ce qui avait été convenu entre son compagnon et lui. En effet, différentes affaires retiendraient toute la journée M. Jaeger dans la capitale. Il s’en irait dès le matin et serait revenu le soir, s’engageant à tenir secrète, et sur la demande expresse de celui-ci, l’arrivée d’Ilia Krusch.

La nuit achevée, M. Jaeger partit donc dès huit heures, et, sans faute, il reviendrait pour le souper.

« Je peux compter sur vous, monsieur Jaeger ?…

— Absolument, monsieur Krusch. »

M. Jaeger débarqua, et, d’un pas agile, s’engagea le long du Donau-Canal, entre les deux quartiers du AusterGrund et de Leopoldstadt, à travers un dédale de rues bien connues de lui qui devaient le conduire au centre de la cité.

Si la journée fut fertile en incidents pour M. Jaeger, elle fut des plus monotones pour Ilia Krusch. Et pourtant les feuilles locales avaient annoncé qu’il passerait à Vienne vers cette époque. Il put même le constater en lisant un journal dans un petit café non loin de l’appontement. Et les habitués ne se doutaient guère que le lauréat de la Ligne Danubienne dégustait son bock dans un coin de la salle.

Puis, Ilia Krusch revint à la barge, dont il fit la toilette avec soin. Les fonds et les bancs furent lavés à grande eau, la literie du tôt resta exposée aux rayons du soleil, après avoir été secouée et battue ; et, en se livrant à ce travail, il pensait bien plus à l’ami Jaeger qu’à lui-même. Enfin, au dîner de midi, il s’installa sur le banc de l’arrière, et mangea avec la modération qui convient aux estomacs bien entretenus et le calme qui provient d’une conscience tranquille.

« Et où est-il, maintenant, pensait Ilia Krusch ?… Il n’est pas étonnant qu’un ancien voyageur de commerce ait nombre de connaissances dans cette grande ville ?… Les a-t-il rencontrées ?… Il aura déjeuné chez l’un, dîné chez l’autre, et j’ai grand peur d’être encore seul au souper de ce soir !… C’est décidément un excellent compagnon, ce M. Jaeger, et je ne me repens pas d’avoir accepté sa proposition !… Ce n’est pas que je me serais ennuyé pendant ce parcours !… Mais enfin, la société de M. Jaeger est fort agréable… Il paraît avoir quelque goût pour les choses de la pêche, et, quand nous serons arrivés là-bas, j’aurai recruté un membre de plus pour la Ligne Danubienne ! »

Ainsi songeait Ilia Krusch, à qui M. Jaeger inspirait tant de sympathie.

« Ah ! par exemple, se dit-il, pourvu qu’il n’ait pas la langue trop longue et ne parle pas de notre arrivée ici !… Je le sais, il y va de son intérêt et la vente en profite !… Mais, nous n’avons plus rien de notre pêche depuis hier !… Tout est parti !… Il est donc inutile… »

Oui, c’était toujours la crainte d’Ilia Krusch. Mais enfin, M. Jaeger avait formellement promis de se taire, et il serait sans exemple qu’un ancien voyageur de commerce ait manqué à sa promesse.

Dans l’après-midi, tout en fumant sa longue pipe, Ilia Krusch alla renouveler quelques-unes des provisions qui tiraient à leur fin, du pain frais, des œufs, de la bière. En remontant la rive, les passants qu’il rencontra furent assez rares. L’animation existait plutôt sur le bras du fleuve, sillonné par nombre d’embarcations. Mais on ne fit jamais attention à l’humble barge, amarrée au fond de la crique.

La journée s’écoula, le soir vint ; Ilia Krusch n’attendait pas sans une certaine impatience le retour de son compagnon. Le temps lui parut long. Il comptait les minutes. La nuit venait et M. Jaeger ne faisait pas comme la nuit.

Sept heures sonnaient aux églises de Vienne et le vent du Nord apportait les tintements de leurs cloches.

M. Jaeger ne paraissait pas.

Huit heures, et M. Jaeger ne se montrait ni en amont ni en aval de la berge.

« Que lui est-il arrivé ?… se demandait Ilia Krusch. Quelque affaire qui l’aura retenu… quelque accident peut-être !… N’arrivera-t-il que dans la nuit ?… Sera-t-il retardé jusqu’à demain matin ?… et nous qui devions partir à la pointe du jour… Eh bien, j’attendrai… Oui !… j’attendrai… sans me coucher, et d’ailleurs, je ne pourrais dormir ! »

Pour un personnage aussi flegmatique que doit être le véritable pêcheur à la ligne, peut-être s’étonnera-t-on qu’Ilia Krusch montrât tant de nervosité. À cela il n’est pas possible de donner d’autre explication si ce n’est qu’il en était ainsi. Du reste, décidé à attendre, il attendrait, et ne commettrait point la faute d’aller à la recherche de M. Jaeger. Où le trouver dans cette vaste ville ?…

Ilia Krusch s’assit donc à l’arrière de la barge, et pour occuper le temps, il prit sa ligne, il l’amorça de façon convenable. La nuit n’est pourtant pas très favorable à la pêche ; le poisson paraît trouver plus facilement sa nourriture entre le coucher et le lever du soleil. C’est la raison pour laquelle, il mord plus difficilement à la première heure du jour, parce que la faim ne l’aiguillonne plus. Mais Ilia Krusch voulait « tuer le temps » et il n’aurait pu le faire d’une main plus sûre.

Or, il avait déjà ferré un barbillon et deux épinoches, et il venait de sonner la demie de huit heures, lorsqu’il s’entendit interpeller du haut de la berge.

« Monsieur Krusch… monsieur Krusch ?… »

Il se redressa et entrevit un individu qui s’avançait sur l’appontement.

« Allons ! pensa-t-il, voilà que l’on sait mon nom ! »

Et, très décontenancé, il hésitait à répondre, lorsque l’individu cria de nouveau en forçant sa voix :

« Monsieur Krusch ?… monsieur Krusch ?… Est-ce que vous n’êtes pas là, monsieur Krusch ?… »

Ilia Krusch se leva alors et répondit :

« Que me voulez-vous, monsieur ?…

— Vous remettre une lettre…

— Une lettre à moi ?… Et de quelle part ?…

— De la part de M. Jaeger. »

Enfin, Ilia Krusch allait avoir des nouvelles de son compagnon. Mais comment celui-ci avait-il eu l’imprudence de lui écrire sous son nom — et, par conséquent, de le faire connaître — alors qu’il devait le tenir caché. Il fallait donc que ce fut bien pressant, et qui sait ? bien grave, ce que lui mandait M. Jaeger.

Dans un instant, il serait fixé à cet égard.

« Passez-moi cette lettre », dit-il en tendant le bras vers l’individu.

— Mais… vous êtes bien M. Ilia Krusch ?… répéta celui-ci.

— Eh ! oui… je le suis ! répliqua Ilia Krusch, dont la voix trahissait un vif mécontentement.

Dès qu’il eut la lettre entre les mains, il demanda d’un ton plus radouci :

« Qu’ai-je à payer pour votre course ?…

— Oh ! rien… j’ai reçu un florin de la personne qui m’a envoyé ici.

— Et que vous ne connaissez pas ?…

— Que je ne connais pas ! »

Cependant, Ilia Krusch s’était assis près du tôt, il avait pris un petit fanal, il l’avait allumé, et il lut la lettre qui était conçue en ces termes :

Vienne, huit heures soir

« Mon cher Monsieur Krusch,

« Une circonstance imprévue m’oblige à quitter Vienne dans quelques instants… Je n’ai pas le temps d’aller vous prévenir… Je ne sais même plus ni où ni quand il me sera possible de vous rejoindre… Je le ferai cependant, tôt ou tard… peut-être du côté de Pest, peut-être du côté de Belgrade.

« Jusque là, continuez sans moi notre voyage, je souhaite qu’il réussisse à votre gré.

« J’ai remis cette lettre à un commissaire, et il a bien fallu faire connaître et votre adresse et votre nom. Espérons que cela ne vous causera pas trop de désagréments, et que vous saurez vous tirer d’affaire.

« Et, maintenant, bon voyage, et aussi bonne pêche, car vous savez à quel point j’y suis intéressé, et je n’aurai pas lieu de regretter le prix dont je vous l’ai payée d’avance.

« Avec tous les regrets de votre compagnon,

Jaeger »

Telle était cette lettre, qui ne fut pas sans trop surprendre Ilia Krusch. Quelle affaire pouvait obliger M. Jaeger à quitter Vienne si précipitamment. Cela serait matière à réflexion, mais comme il s’aperçut que l’homme se tenait encore sur l’appontement :

« C’est bien, mon ami, dit-il, vous pouvez vous en aller… il n’y a pas de réponse… »

Et l’autre de rester et de dire :

« Ainsi vous êtes bien M. Ilia Krusch ?…

— Oui… Ilia Krusch.

— Krusch le pêcheur ?…

— Le pêcheur… Bonsoir…

— Eh bien, quand on va savoir cela dans la ville, vous pouvez vous attendre à voir la barge envahie par les curieux.

— Ah ! vraiment…

— Vous serez encore là demain matin ?…

— Comment donc, mon ami !

— Alors bonsoir…

— Bonsoir ! »

Et l’homme partit, tout courant, enchanté d’aller répandre la grande nouvelle !

Le lendemain, dès trois heures, alors qu’il faisait encore nuit, Ilia Krusch avait détaché sa barge. Une demi-heure plus tard, elle rencontrait les eaux du Danube aux Moulins impériaux, deux lignes de vingt bateaux chacune dont les roues tournent au courant, et lorsque la foule des admirateurs, le matin venu, se pressait sur l’appontement et sur la rive, elle se trouvait déjà à une bonne lieue de la capitale.

On voit maintenant par suite de quelles circonstances très imprévues, Ilia Krusch descendait seul alors le cours du fleuve. Après avoir dépassé Essling et Lobau, île ronde et inhabitée, deux noms célèbres dans les fastes historiques du premier empire, il continuait sa tranquille navigation vers Presbourg.

Le parcours entre Vienne et Presbourg parut bien long à Ilia Krusch. Il connaissait si bien le grand fleuve que ses points de vue n’avaient plus d’intérêt pour lui. Navigation monotone, entre des rives assez basses, sur la droite principalement, jusqu’à la bourgade de Fischament, et qui se relèvent aux environs de la bourgade de Regalsbrun. Et, plus loin, la montagne de Hainbourg n’obtint de lui qu’une attention distraite. Il pêchait le matin, il dérivait tout le jour, il repêchait le soir, il allait vendre son poisson dans les hameaux, de préférence aux bourgades et aux villes, il y passait la nuit, et repartait dès l’aube.

C’est ainsi qu’Ilia Krusch atteignit la frontière qui sépare l’archiduché du royaume magyar, frontière que la Leytha délimite à gauche, et la March[1] à droite, deux grands tributaires du Danube. Quelques gabarres sortaient de la March, le premier cours d’eau de la rive gauche qui soit navigable, ceux de droite, l’Inn, l’Enns, la Traise servant déjà au service de la batellerie.

Après avoir franchi le défilé qui porte le nom de Porte de Hongrie, après avoir contourné les pointes multiples que les Petites Karpates enfoncent dans le fleuve comme les dents d’une scie, et dont l’une est couronnée par la tour légendaire de Theben, après avoir longé l’île qui semble barrer le Danube en cet endroit, Ilia Krusch franchit le pont de bateau, et vint passer la nuit devant la dernière maison de Presbourg.

Et toujours il songeait à M. Jaeger. Non ! d’après la lettre de l’absent, ce n’est pas dans cette capitale officielle du royaume magyar qu’ils seraient de nouveau réunis. Et serait-ce même dans la partie hongroise du fleuve, à Comorn, à Buda-Pest que tous deux se rejoindraient ? Peut-être si M. Jaeger eût été là, aurait-il voulu s’arrêter quelques heures dans cette cité de quarante-cinq mille habitants, et qui ne s’anime vraiment qu’à l’époque où se tient la Diète Hongroise, une ville recherchée des gens paisibles, des petits rentiers, où l’existence est peu coûteuse, car cette partie de la Hongrie est fertile en vins et en céréales. Il est vrai, Presbourg n’offre point de curiosités architecturales aux touristes, mais sa situation, avec l’énorme château quadrangulaire aux angles relevés en tourelles, ne laisse pas d’être pittoresque.

Enfin, M. Jaeger n’était pas là, et il ne vint pas là, et le lendemain 23 mai, ce fut seul que son compagnon reprit le courant du Danube.

Une trentaine de lieues de Presbourg à Raab, une quinzaine de Raab à Comorn, autant de Comorn à Gran, une vingtaine de Gran à Buda-Pest, en tout près de quatre-vingts, tel est le parcours que la barge aurait à effectuer avant d’atteindre la capitale du royaume de Hongrie. Une grande semaine, tel était le temps qu’emploierait Ilia Krusch pour se rendre de Presbourg à Pest. La navigation est intéressante sur cette partie du fleuve, mais combien elle l’eût paru davantage, si M. Jaeger eût occupé sa place habituelle.

Cependant, la barge filait le long de la rive gauche, dans la direction du Sud-Est. Une plate mais riche campagne s’étendait des deux côtés. Le lit, en maint endroit, est semé d’îles, dont quelques-unes ont une étendue considérable, entre autres celle que les Hongrois appellent le Jardin d’or.

Aucun incident ne marqua le passage d’Ilia Krusch, ce dont il ne songeait point à se plaindre. La vente ne se ressentait pas trop de son incognito. Ses poissons trouvaient facilement acheteurs. Il semblait qu’il eût le talent de les choisir sous les eaux courantes, — pas les acheteurs, les poissons. Mais avec quelle sagacité, avec quel talent, il savait choisir ses hameçons pour leur grosseur, ses amorces pour leur qualité ! Ce n’est pas à son propos qu’on aurait pu répéter le fameux dicton, — faux comme la plupart des dictons : la ligne est un instrument qui a quelquefois une bête à son extrémité, et toujours une bête à l’autre !

À Raab, le Danube reçoit un affluent qui porte le même nom que la forteresse. Ce chef-lieu du Comitat est peuplé de quatorze à quinze mille habitants, et ce jour-là, si ce nombre fut accru d’une unité grâce à la présence momentanée d’Ilia Krusch, il ne le fut pas de deux puisque M. Jaeger ne vint pas reprendre sa place sous le tôt hospitalier de la barge.

À la forteresse de Raab, succéda la forteresse de Comorn, non moins célèbre. Ilia Krusch dut aller jusqu’au marché pour vendre le produit de sa pêche. C’est là qu’il entendit parler d’une rencontre qui avait eu lieu dans les Petites Karpates entre la bande de Latzko et une escouade dirigée par Karl Dragoch en personne. Dans cette rencontre, les agents avaient eu le dessous. Depuis on n’avait plus revu Karl Dragoch et on ne savait pas ce qu’il avait pu devenir. Aucune affirmation précise à ce sujet.

« Eh ! fit Ilia Krusch, voilà une nouvelle qui aurait fait de la peine à M. Jaeger ! Lorsque nous en avons parlé, il m’a semblé prendre un vif intérêt au chef de police. »

Mais enfin, ce n’était là qu’une observation d’Ilia Krusch que son compagnon aurait peut-être confirmé, si, à cette heure, il n’eût pas été…

« Où ? ne cessait de se demander Ilia Krusch, oui ! où ?… »

Et il en arriva à penser que décidément cette absence présentait un côté mystérieux.

Il a été mentionné que la campagne hongroise est des plus riches, et sa richesse est principalement due à ses vignobles. C’est sur ces collines, dont l’exposition vaut celle des similaires de la Bourgogne, que prospèrent les ceps du fameux Tokay et autres crus de première marque. En même temps, elle produit les céréales et le tabac dans une proportion énorme. Assurément, si Latzko venait se ravitailler dans cette contrée en vue de la contrebande, il pouvait remplir ses bateaux à pleine charge.

Du reste, ce n’est pas l’eau qui leur eût manqué pour descendre le Danube. À partir de ce point, le fleuve, alimenté par ses affluents de droite et de gauche, offre assez de profondeur pour que des navires de guerre de moyen tonnage ne risquent pas de racler ses fonds, à la condition de bien choisir les passes.

Les montagnes reparurent à la ville de Gran, siège d’un évêché primatial qui compte parmi les plus importants du royaume. Il est possible, ce jour-là, — c’était un vendredi — que l’évêque ait vu figurer sur sa table un brochet de quinze livres et un couple de carpes superbes que la ligne d’Ilia Krusch avait adroitement extraits des eaux danubiennes.

Inutile d’ajouter que la batellerie était maintenant très active, et, puisque M. Jaeger aimait tant à observer les bateaux en cours de navigation, il eût pu largement satisfaire cette très personnelle curiosité. Il y avait parfois même encombrement, car le cours du fleuve se resserrait entre les premières ramifications des Alpes Noriques et des Karpates.

Aussi se produisait-il parfois des échouages ou des abordages, peu dommageables en somme. Le malheur se réduisait à une perte de temps. L’attention des pratiques et des pilotes ne devait pas être un seul instant en défaut. Mais lorsque la collision se produisait, que de cris, que d’invectives, que de querelles, et, on le pense bien, Ilia Krusch se gardait bien d’intervenir.

Barques sur le Danube. — Dessin de Lancelot.

Toutefois, il ne fut pas sans remarquer un chaland d’une capacité de deux cents tonnes, qui lui parut mieux dirigé que les autres. Le vent étant favorable, le patron avait hissé une grande voile au mât guindé au-dessus de la plate-forme. Ces sortes de chalands sont recouverts d’une sorte de superstructure, d’un pont supérieur qui s’étend jusqu’à l’arrière en recouvrant le rouf habité par le personnel, et dont un mâtereau à l’avant développe le pavillon national.

Le plus ordinairement, deux longues godilles à large pelle, fixées à l’arrière de ce pont, permettent de gouverner en combinant leur double action, surtout lorsqu’il s’abandonne à la dérive. Mais telle n’était pas la disposition du bateau dont il s’agit, lequel mettait à profit la brise toutes les fois que la direction du fleuve le permettait. Un gouvernail à large safran, ayant en largeur ce qu’il perdait en hauteur vu le faible tirant d’eau, permettait au pilote de le maintenir en bonne direction.

Celui-ci était donc gouverné d’une main prudente et sûre. Il se glissait adroitement entre les autres bateaux qu’il distançait sans peine. Si par moment il les embarrassait ou coupait leur marche, ses mariniers tenaient peu compte des récriminations soulevées sur leur passage.

« Il y a un bon pilote à bord, se dit Ilia Krusch, et cela me rappelle mon ancien métier !… Nous étions quelques-uns comme cela, à Racz, où le pilotage est en honneur, et, s’il le fallait, l’œil est aussi bon, le bras solide, et je ne bouderais pas à la besogne ! »

Que l’on pardonne ce petit éclair de vanité à ce brave homme. D’ailleurs il n’oubliait pas ses camarades et compatriotes de Racz, et la vérité est que chez ces anciens pilotes « on a cela dans le sang » jusqu’à la fin de ses jours.

À mesure que le Danube gagnait vers l’aval, l’aspect des rives devenait plus sévère. Il régnait aussi une animation qui allait croissant, ainsi que cela se produit aux approches des grandes cités. Les îles ombreuses et verdoyantes se multipliaient, ne laissant parfois entre elles que d’étroits canaux. Mais si les chalands choisissaient des bras navigables, ces canaux suffisaient à la navigation de plaisance. Des embarcations légères, à vapeur ou à voiles, chargées de promeneurs ou de touristes, se glissaient entre les îles.

Le temps était beau, la brise favorable. Les rayons solaires perçaient entre les petits nuages qui s’envolaient vers le sud, direction que suit le Danube depuis la bourgade de Waïtzen au-dessous de Gran.

« Et que n’est-il là, M. Jaeger ! pensait Ilia Krusch, ce spectacle le ravirait… Et après tout, qui sait si je ne vais pas le retrouver bientôt ?… À Buda ou à Pest, c’est tout comme, et cela me fait deux chances au lieu d’une ! »

En effet, d’un côté, à droite, est Buda, l’ancienne ville turque, et à gauche, Pest, la capitale hongroise. Elles se font face comme le font aussi, une centaine de lieues plus bas, Semlin et Belgrade, ces deux ennemis historiques.

C’est à Pest qu’Ilia Kursch avait l’intention de passer la nuit, peut-être même la journée du lendemain et la nuit suivante, toujours dans l’espoir d’avoir des nouvelles de l’absent. Aussi la barge, au milieu de cette flottille d’embarcations joyeuses, longeait-elle tranquillement la berge de gauche.

S’il eût été moins absorbé par le spectacle enchanteur que présentaient ces deux villes, leurs maisons à arcades, à terrasses, disposées en bordure des quais, les clochers des églises que le soleil à cinq heures du
Le pont de Pesth-Bude. — Dessin de Lancelot.
Vue de la citadelle de Bude prise du pont de Pesth Bude. — Dessin de Lancelot.
soir dorait de ses derniers feux ; oui, si toutes ces merveilles n’eussent pas sollicité son regard, peut-être aurait-il fait cette observation qu’eût faite assurément M. Jaeger : c’est que depuis un certain temps déjà, une embarcation, montée par trois hommes, deux aux avirons, un à la barre, semblait se tenir en arrière de la barge.

Comme Ilia Krusch connaissait un petit coin du fleuve, à l’extrémité de la ville, où il serait bien tranquille pendant ses douze ou trente-six heures de relâche, il continua sa route, et l’embarcation l’accompagna, à la distance d’une vingtaine de pieds.

Enfin, la barge atteignit la place qu’elle devait occuper, un enfoncement où elle n’aurait à craindre ni collision ni indiscrétion.

Mais, au grand ennui d’Ilia Krusch, une cinquantaine de personnes, hommes et femmes, étaient réunis en cet endroit du quai.

« Bon ! se dit Ilia Krusch, je suis signalé ! »

Et peut-être allait-il reprendre sa route, lorsque l’embarcation vint accoster.

Quant aux curieux, ils semblaient animés d’intentions plutôt malveillantes que bienveillantes, et un sourd murmure courait à travers cette foule.

L’homme, qui était à l’arrière de l’embarcation, sauta dans la barge avec l’un de ses compagnons. Puis, s’adressant au nouvel arrivé :

« Vous êtes bien Ilia Krusch ?… demanda-t-il.

— Oui… murmura le brave homme.

— Alors, suivez-moi ! »


  1. March, nom allemand de la Morave, qui donne son nom à la Moravie (NDLR).