Le Beau Danube jaune/Chapitre 14

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Société Jules Verne (p. 139-148).

xiv

NICOPOLI, ROUSTCHOUK, SILISTRIE

Le lendemain matin, tandis que M. Jaeger dormait encore, Ilia Krusch fit bonne pêche. Passer de nuit dans le défilé des Portes de Fer où le Danube est profond de cinquante mètres n’eût pas été prudent. L’atterrage y est difficile, et les bateaux sont exposés à voir rompre leurs amarres sous le coup des eaux furieuses. Aussi les bateaux, d’habitude, relâchent-ils au-dessus ou au-dessous, le long des berges, en toute sécurité. Ainsi, Ilia Krusch, après une heure et demie de traversée avait-il regagné la partie évasée du fleuve et pris son poste un peu au-dessous de la petite ville moderne de Turnu-Severinu, qui, par suite de sa position, doit envisager un bel avenir commercial.

Lorsque M. Jaeger vint hors du tôt respirer l’air matinal, la barge était déjà en cours de navigation. Un peu plus des trois quarts du voyage se trouvait effectué à cette date du 27 juin, et il restait encore près de deux cents lieues pour que l’embouchure du Danube fût atteinte. En somme, dangers et fatigues avaient été épargnés à Ilia Krusch comme à son compagnon, et tout portait à penser qu’il en serait ainsi jusqu’au but.

« Rien de nouveau, avait demandé M. Jaeger, dont le regard s’était tout d’abord promené en amont et en aval.

— Rien, monsieur Jaeger, mais le temps ne me paraît pas très sûr… Peut-être aurons-nous de l’orage, et après l’orage quelques heures de rafales…

— Bon ! répondit M. Jaeger, nous en serons quittes pour nous mettre à l’abri sous les berges. Et les chalands ?…

— Vous les voyez… une douzaine en file. Mais leur nombre diminuera à mesure que nous descendrons… La plupart ne vont guère plus loin que Silistrie ou Galatz, et il est rare qu’ils soient à destination des ports à l’embouchure du fleuve. »

Après les avoir observés avec son habituelle attention, M. Jaeger revint prendre place à l’arrière de la barge.

Pendant la semaine qui suivit, le voyage ne fut marqué par aucun incident. Ciel très variable. Parfois de véritables tourmentes à la surface du fleuve, dont la largeur s’accroissait entre des rives plates qui ne le protégeaient point contre les vents de l’ouest et de l’est, sa direction étant alors vers le sud. Mais la barge, bien conduite, ne fit aucune avarie.

Elle passa devant le fameux pont de Trajan ou plutôt les deux pans de maçonnerie qui en restent. Les deux compagnons ne perdirent point leur temps à discuter si ces ruines sont authentiques ou non. Ça, c’est l’affaire des érudits, qui d’ailleurs n’en savent pas plus long à ce sujet que le commun des mortels.

Après le pont de Trajan, Korbovo est un poste frontière, auquel aboutit une route que les ingénieurs voyers de l’endroit ont hardiment établie à travers les montagnes, puis Radouïevatz, dernière station de la rive serbe, à laquelle s’arrêtent les dampfschiffs. Enfin apparurent Filordine, jolie bourgade bulgare, et Calafat sur la rive gauche, où Ilia Krusch fit une bonne vente, bien que son arrivée n’eût point été signalée.

Du reste, à mesure qu’il s’éloignait des grandes cités de l’Autriche et de la Hongrie, sa célébrité suivait une marche décroissante. Il est probable que les trompettes de la Renommée, si puissantes cependant, ne portaient pas jusque là. Il aurait fallu celles qui doivent retentir au jour du Jugement dernier ; mais Ilia Krusch n’en disposait point. Que cela pût être un sujet de regret pour lui, non assurément, et pourvu qu’il débitât à de bons prix sa marchandise, il, n’en demandait pas davantage.

Du reste, s’il n’avait pas réussi à Calafat, il n’aurait eu qu’à se transporter de l’autre côté du fleuve. Sur la rive droite se voit une autre ville turque, assez commerçante, Viddin, avec places, cafés, bazars, et il eût aisément écoulé les produits de sa pêche, à la condition de se démarcher un peu plus vivement que les orientaux dont l’indolence, pour ne pas dire la torpeur, est caractéristique. M. Jaeger, qui s’y était fait conduire, tandis qu’Ilia Krusch s’occupait de son commerce à Calafat, eut grand peine à se procurer quelques vêtements de rechange, bien qu’il ne se refusât point à les payer fort cher.

Les rives du fleuve, depuis que ses eaux baignent à (…) une côte valaque à gauche, à droite une côte bulgare, présentent un aspect très différent. Un territoire ici infertile, largement étendu, là tout sillonné de ravins, de collines qui se rattachent au système orographique du nord. Important contraste également au point de vue de l’animation. Sur le sol de la Valachie, bourgades et villages ne sont point rares et se succèdent à l’abri des arbres, parfois baignés des eaux du Danube. Ilia Krusch put même observer que de ce côté la pêche à la ligne ne laissait pas d’être en honneur. Des hommes se livraient à ce noble exercice, des femmes aussi, qu’un large parapluie rouge, de forme mauresque, abritait contre les averses aussi bien que contre les rayons du soleil. Quant à être outillés comme il l’était, un membre de la Ligne Danubienne, non assurément, et il fallait que le poisson y mît une extrême complaisance pour accepter les engins si rudimentaires de ces primitifs pêcheurs.

S’il eût parlé le turc ou s’ils eussent compris le hongrois, le brave homme leur eût volontiers donné quelques conseils, en y joignant des hameçons de choix. Mais, faute de pouvoir causer, il y dut renoncer.

Du reste, les eaux du fleuve, fort poissonneuses, sont fréquentées par des esturgeons de grande taille, de trois à cinq mètres, pesant jusqu’à mille et douze cents livres. L’esturgeon se consomme sous toutes les formes, frais ou salé, et ses œufs sont utilisés dans la confection du caviar.

En naviguant, M. Jaeger et Ilia Krusch rencontrèrent plusieurs de ces pêcheurs, et prirent un vif intérêt à les observer.

« Eh eh ! fit même remarquer M. Jaeger, si une de ces énormes bêtes se jetait sur notre barge, elle risquerait d’être démolie, et nous avec…

— Vous avez raison, répondit Ilia Krusch. Aussi est-il prudent de ne point s’aventurer au milieu du fleuve, où les esturgeons se tiennent de référence. Le long des berges, les eaux sont peu profondes, et il n’y a point de danger.

Et très prudemment, Ilia Krusch ne s’écarta plus des rives que juste ce qu’il fallait pour profiter d’un courant plus rapide.

Lorsque la barge atteignit la bourgade de Racovo, qui est bulgare, le Danube avait encore gagné en largeur. C’était comme un véritable bras de mer, avec sa houle, et des lames blanches à leur crête. C’est à peine si le regard pouvait distinguer le profil de la côte valaque.

Aussi, de même que le faisait la barge, les chalands dérivaient-ils le plus près de terre possible. Avec leurs fonds plats, leurs formes lourdes, ils ne sont point faits pour le large, et pourraient être très mal pris au milieu des bourrasques. Ils n’étaient plus que cinq ou six, d’ailleurs, à poursuivre leur navigation en aval, et cela ne laissait pas d’étonner Ilia Krusch, qui ne cachait point sa surprise à M. Jaeger, qui lui demanda :

« Lorsque vous étiez pilote, monsieur Krusch, n’avez-vous jamais fait du pilotage jusqu’aux bouches ?…

— Quelquefois, monsieur Jaeger, mais que de précautions à prendre !

— Et il ne vous est jamais arrivé malheur ?

— Jamais, non, jamais, car je connais bien mon Danube !

— Et en est-il de ces chalands, qui vont au-delà de Galatz ?

— Oui… quelques-uns ! Au-delà des bouches, il y a de petites criques, où des voiliers ou des vapeurs viennent prendre leur cargaison pour les différents ports de la Mer Noire.

— Elles sont nombreuses ces bouches du fleuve ? demanda M. Jaeger.

— On en compte deux principales que sépare l’île de (…) et la plus importante est celle de Kilia.

— Vous les connaissez toutes ?…

— Toutes, monsieur Jaeger, et il n’est guère de pilotes du Danube qui ne les connaissent aussi…

— Alors, il est probable que ces bateaux qui font la même route que nous, sont à destination de la Mer Noire ?…

— C’est possible, monsieur Jaeger, et, ma foi, je ne serais pas étonné que l’un d’eux — vous savez, celui qui est si bien gouverné — ne dérive jusqu’à l’une des embouchures.

— Vous le croyez ? insista M. Jaeger, qui semblait donner à cet entretien un sérieux tout particulier.

— Je le crois, et d’ailleurs, nous saurons à quoi nous en tenir. Il ne peut plus se servir de sa voile… Ce serait risquer de tomber en travers des lames, et, chargé comme il l’est, de chavirer… Je vous assure que son pilote ne commettra pas une pareille faute… Eh bien, le courant est pour tout le monde, et il ne l’entraînera pas plus vite que nous… Si donc il est à destination de la Mer Noire, nous y arriverons ensemble. »

Et alors, M. Jaeger de poser cette dernière question :

« Quant aux visites de la douane, ou de la police, ce chaland n’en a sans doute plus à recevoir ?…

— Non, monsieur Jaeger. La surveillance n’est guère possible sur le bas cours comme elle l’est sur le haut cours du fleuve… Il devient de plus en plus large, et que voulez-vous que fassent des agents postés sur les rives ?…

— C’est ce que je pensais, monsieur Krusch, et puis ces bateaux ont déjà subi l’embargo à Orsova, et, du moment que la douane les a laissés passer, c’est qu’ils ne faisaient point la contrebande…

— Juste, monsieur Jaeger, et ce n’est pas encore sur un de ces chalands-là que Latzko se fera prendre…

— Comme vous dites, monsieur Krusch ! »

Le 4 juillet, la soirée était assez avancée lorsque la barge vint tourner son amarre au montant d’un petit embarcadère du quai de Nicopoli, située au confluent de l’Alula sur la rive droite du Danube. Cette cité, bâtie par Auguste, relie l’Orient à l’Italie. C’est là qu’aboutit actuellement le télégraphe transadriatique. Elle est le siège d’un archevêché grec et d’un évêché catholique.

L’obscurité était assez profonde déjà pour que M. Jaeger et son compagnon n’eussent rien pu voir de Nicopoli. Un touriste l’eût regretté, et, sans doute, aurait prolongé son séjour de quelques heures. La ville vaut la peine d’être visitée. Peuplée de douze mille habitants, elle est pittoresquement assise entre deux collines, dont l’une porte un donjon, l’autre une forteresse.

Aussi, Ilia Krusch demanda-t-il à M. Jaeger s’il lui conviendrait d’y passer la journée du lendemain. Ils n’étaient pas à vingt-quatre heures près.

M. Jaeger remercia Ilia Krusch de son offre. Il connaissait Nicopoli, qui n’avait plus de secrets pour lui, et le mieux serait de partir au lever du soleil, puisque le temps était favorable.

« Comme il vous plaira, monsieur Jaeger… Nous lèverons le grappin dès l’aube… Mais, par exemple, s’il vous plaît de rester une journée à Roustchouk…

— Oui, je préfère cela, monsieur Krusch, car je n’ai gardé qu’un souvenir très confus de la ville…

— C’est entendu.

— À quelle distance est-elle de Nicopoli ?…

— À une vingtaine de lieues, et, après-demain, nous y arriverons dans la soirée. »

Dès que le jour parut, la barge prit le courant le long de la rive bulgare, et la flotte de pêche dérivait en même temps qu’elle.

Peut-être Ilia Krusch aurait-il pu craindre que l’ennui ne finit par gagner son compagnon de voyage. M. Jaeger n’avait pas, comme lui, l’attrait d’une entreprise — si bizarre qu’elle parût être — qu’il entendait conduire à bonne fin. D’autre part, il faut avoir l’âme si merveilleusement équilibrée d’un pêcheur à la ligne pour s’intéresser aux aléas, aux surprises, aux joies de ce noble métier, pendant de longs mois sur un parcours de près de sept cents lieues.

Eh bien, non ! M. Jaeger ne s’ennuyait pas un instant. Il s’intéressait de plus en plus à ce qu’il voyait, surtout en ce qui concerne la navigation fluviale. Ilia Krusch se demandait même s’il ne préparait pas quelque travail sur ce sujet, où seraient traitées toutes les questions relatives à la batellerie dont l’importance s’accroît sans cesse, et n’était-ce pas, en somme, le but de son voyage ?…

Et, comme Ilia Krusch le pressentait à cet égard :

« Il y a quelque chose comme cela, répondit-il en souriant.

— Alors, monsieur Jaeger, j’espère que vous tirerez profit de votre navigation…

— Je l’espère, monsieur Krusch, et j’aime à penser que je n’aurai pas perdu mon temps.

— Alors, il ne vous paraît pas trop long ?

— Oh, monsieur Krusch, en votre compagnie… en votre compagnie !… »

Et le brave homme se sentit profondément touché de cette réponse. Certes, cette amitié qu’il ressentait pour M. Jaeger, il saurait la pousser jusqu’au dévouement, s’il se présentait jamais l’occasion de le faire !

Pendant ces deux journées que la barge mit à gagner Roustchouk, le fleuve n’offrait aux regards que des sites peu variés. Toujours des cabanes, des huttes, sur la rive valaque et sur la rive bulgare, et aussi les postes des gardes frontières. Parfois un village, quelques maisons éparses que domine le grand levier du puits banal. Du côté bulgare, une longue falaise, où s’appuie un banc rocheux, qui se continue jusqu’à la ville qui a donné son nom à un livah de la principauté.

Ainsi que l’avait annoncé Ilia Krusch, tous deux arrivèrent devant Roustchouk dans la soirée du 7 juillet.

Le fleuve est très large en cet endroit. Sur la rive valaque, en face de Roustchouk, s’élève la ville de Giurgevo, au milieu d’une plaine aride. On y débarque parce que là prend naissance la route qui conduit à Bucarest, la capitale de la Valachie, à (…) lieues dans le nord du Danube. Toutefois, son activité commerciale n’est pas sans importance, activité qui se concentre dans le quartier où, tortueuses, étroites, sales, se croisent les rues sur lesquelles s’ouvrent des entrepôts pleins de marchandises et des cabarets pleins de pratiques.

Mais ce n’était point Giurgevo que désirait visiter M. Jaeger, c’était Roustchouk, et, ainsi que cela avait été convenu, il allait y passer la journée du lendemain.

Donc, le matin, après avoir pris congé d’Ilia Krusch qu’il laissait à ses occupations habituelles, il mit le pied sur la rive bulgare. Mais au moment de s’éloigner, il se retourna et dit à son compagnon :

« J’y pense, vous accepterez bien de venir dîner avec moi ?…

— Volontiers, monsieur Jaeger.

— Bien… à cinq heures sur la grande place…

— À cinq heures. »

Roustchouk est une ville de trente mille habitants, sur la rive droite du fleuve. Elle appartient à la province de Silistrie et par suite à la Turquie d’Europe. C’est le siège d’un évêché grec. Elle est mal bâtie, mal entretenue, et c’est à peine si les charrettes traînées par des buffles peuvent circuler à travers ses rues étroites. La plupart des maisons sont construites en terre. On y trouve de nombreux cafés, des entrepôts de marchandises, des bazars où se vendent les étoffes, les lainages, des fruits, des pipes, du tabac, des drogues de toutes sortes. Elle est dominée par une forteresse, et çà et là se dressent les minarets pointus des synagogues et des mosquées. Le seul édifice digne d’attention est le palais du gouverneur.

Il est probable que le souvenir des lieux revint vite à M. Jaeger, car il n’hésita pas sur le chemin qui conduisait au bureau de poste. Là, il trouva une lettre datée de Galatz, et dont il prit immédiatement connaissance.

« Décidément, se dit-il, il est temps d’arriver ! »

Il remit la lettre dans sa poche, se promena pendant une heure, et vint déjeuner dans l’hôtel où il devait dîner avec son invité.

Vers une heure, il reprit sa promenade à travers le quartier commerçant, où la foule des marchands, des pratiques, des chargeurs était fort animée. Plusieurs bâtiments de commerce, à voile ou à vapeur, amarrés ou le long du quai, procédaient à l’embarquement ou au débarquement des marchandises.

C’est là que M. Jaeger, vers trois heures, fut accosté par un homme — un Bulgare, sans doute, à en juger d’après son costume et sa physionomie d’un type assez prononcé.

Tous deux se connaissaient et ne parurent pas surpris de se rencontrer dans cette ville, presqu’à l’extrémité de l’Europe orientale. Ils causèrent, et même M. Jaeger donna connaissance à cet homme de divers passages de la lettre qu’il avait reçue. Celui-ci sembla approuver, et quand ils se séparèrent, ce fut sur ces mots que répéta M. Jaeger :

« Oui !… il est temps d’arriver ! »

À cinq heures, Ilia Krusch, dont l’arrivée n’était point connue, se trouvait sur la place, et M. Jaeger le conduisit à l’hôtel. Le menu du dîner comprenait le caviar, la choucroute, le poulet au paprika, le tout arrosé de vin de Hongrie. Ilia Krusch fit honneur à son hôte, et M. Jaeger, bien qu’un peu préoccupé peut-être, ne fut pas en reste avec lui.

À neuf heures, tous deux avaient regagné la barge, et le lendemain, ils descendaient avec une certaine rapidité le long de la côte bulgare.

Le pays se ressentait déjà du voisinage de la Mer Noire. Si le Danube eût coulé directement vers l’est, il en eût rencontré le littoral à une quarantaine de lieues de Roustchouk. Mais, après avoir suivi le quarante-quatrième parallèle jusqu’à la hauteur de la bourgade de Tchernavoda, le fleuve se redresse brusquement vers le nord, en limitant la Moldavie. C’est à Galatz qu’il reprend la direction de l’est jusqu’à son embouchure.

La navigation ne laisse donc pas d’être parfois pénible, dangereuse même sur cette partie du fleuve, tout au moins pour les chalands. Cependant, de tous ceux qui avaient descendus depuis Vienne en même temps que la barge, on en comptait trois encore. Devaient-ils s’arrêter en Silistrie, le point le plus important avant la frontière moldave ?… Dans tous les cas, ils suivaient la rive bulgare et d’aussi près que possible, afin d’y trouver prompt refuge en cas de mauvais temps.

L’état du ciel était peu rassurant. De grands nuages échevelés, traînant d’énormes lambeaux de brume à la surface du fleuve, chassaient de l’est, tout chargés de l’humidité de la mer voisine.

Ilia Krusch regardait le ciel d’un air assez inquiet. Non point qu’il eût des craintes pour sa frêle embarcation, il lui trouverait toujours un abri sous les berges. Mais la navigation pouvait être retardée, et qui sait s’il n’emploierait pas plus de temps à franchir ces derniers six cents kilomètres que les deux mille franchis depuis Sigmaringen !

Cependant, pendant cette journée du 9, il ne fut point contraint de relâcher, il ne le fit qu’à l’heure où le soleil disparaissait sous l’horizon de l’ouest.

La nuit s’écoula sans incidents. Le vent mollit pendant plusieurs heures alors que la pluie tombait à torrents. Il y eut lieu, à plusieurs reprises, de vider l’eau amassée dans la barge. Mais le vent reprit avec la même violence et, au lever du jour, il fut constant que les conditions atmosphériques ne subiraient aucune modification.

Ilia Krusch dut renoncer à pêcher ce matin-là, tant les eaux étaient troublées, et il n’aurait pu maintenir sa ligne en bonne position.

Au moment où il levait le grappin, les trois chalands qui avaient relâché près de la rive, étaient déjà en marche, en se dirigeant vers l’autre rive, où, sans doute, la navigation serait plus facile, le vent ayant un peu remonté vers le nord-est.

M. Jaeger, remarquant cette manœuvre, que son compagnon approuvait d’ailleurs, demanda si la barge ne pourrait pas traverser le fleuve, afin de suivre les trois bateaux.

« C’est ce qu’il y a de mieux à faire », répondit Ilia Krusch, et, une heure après, il rangeait la berge valaque.

La journée fut assez rude pour les mariniers comme pour le pêcheur. Vers cinq heures, cependant, ils arrivèrent en face de Silistrie, qui est cité bulgare. Chef-lieu d’un cyalet, qui comprend toute la Bulgarie orientale et les forteresses du Bas Danube, c’est l’une des trois grandes places-fortes de la Turquie. Sa citadelle, à l’extrémité ouest est doublée d’un mur très élevé. La ville compte deux mille âmes. Elle fait le commerce des laines, des bois, des bestiaux avec la Valachie, qui lui fournit le sel et le chanvre. Rues étroites et tortueuses, maisons basses, aucun monument. Cela explique pourquoi M. Jaeger ne demanda pas à la visiter. Il aurait d’ailleurs fallu retraverser le fleuve, puisque, comme Roustchouk, elle est située sur la rive droite. Il se contenta de faire les cents pas sur la berge, passant et repassant devant les bateaux qui y avaient posté leurs amarres.

Le lendemain, le départ se fit à l’heure habituelle. Mais ce qu’il y eut lieu de remarquer, c’est que, des trois chalands, deux se dirigèrent vers Silistrie où ils devaient décharger leur cargaison, sans doute.

Seul, le dernier, celui dont le pilote avait donné des preuves manifestes de son habileté professionnelle, continua de descendre malgré les apparences de plus en plus mauvaises du temps.

La barge se remit en route, en longeant de beaucoup plus près la rive droite.

Le seul incident qu’il y eut à noter, c’est que, dans la matinée, une embarcation, qui s’était détachée d’un petit village de pêcheurs bulgares, vint accoster le chaland. Un des hommes qu’elle portait monta à bord, et elle s’en retourna aussitôt.

Dans l’après-midi, le temps devint si peu maniable, les bourrasques si violentes, la houle si forte, qu’Ilia Krusch ne crut pas devoir aller plus loin.

« Et que va faire ce chaland ? demanda M. Jaeger.

— Très probablement ce que nous allons faire nous-mêmes, répondit M. Krusch. Je crois son pilote trop pratique pour continuer à naviguer dans ces conditions. Avec la houle qui augmente, il risquerait de recevoir un mauvais coup et de couler sur place. »

Ilia Krusch avait raison, et tandis que sa barge se réfugiait au fond d’une petite anse à l’abri d’une pointe, le chaland se rapprocha de la rive pour y trouver un refuge jusqu’au moment où une accalmie lui permettrait de repartir.

Seulement, lorsque le chaland eut envoyé son ancre dehors, Ilia Krusch en parut surpris et dit à M. Jaeger :

« Le pilote aurait mieux fait de mouiller plus près de la rive… Il en est à vingt brasses au moins, et ce n’est pas très sûr… Si son ancre venait à manquer, ou s’il était pris par le travers… Il est vrai, il n’y a pas grand fond par ici, mais enfin, il ne doit pas tirer plus de trois à quatre pieds même à pleine charge, et il aurait bien pu s’approcher de manière à tenir ses amarres à terre. À quoi pense dont le pilote ? »

Cependant le pilote ne changea point son mouillage. M. Jaeger put voir que l’homme amené la veille par l’embarcation et les mariniers, postés sur l’(avant), observaient la situation avec soin. Mais, en fin de compte, le mouillage ne fut point modifié.

La nuit tomba vite, nuit obscure, nuit pluvieuse, nuit sans lune. Jusqu’à huit heures, M. Jaeger se promena sur la berge, bien que les rafales se déchaînassent avec une extraordinaire fureur. Mais la pluie redoubla bientôt, et il dut rejoindre son compagnon.

À huit heures et demie, tous deux étaient étendus sous le tôt, bien à l’abri. Ils n’y purent dormir, tant la tempête faisait rage, et vers deux heures du matin, ce n’est pas sans vive émotion qu’ils entendirent des cris de détresse, au milieu des sifflements de la tourmente.