Le Beau Danube jaune/Chapitre 16

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Société Jules Verne (p. 158-164).

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DE GALATZ À LA MER NOIRE

M. Jaeger avait-il été victime d’un accident, ou s’était-il volontairement enfui, personne n’aurait pu le dire. Et encore aurait-il fallu expliquer comment, enfermé dans la cabine, il avait pu la quitter pendant la nuit, bien que deux ou trois hommes fussent de garde jusqu’au jour.

Le patron ne dissimula pas ses sentiments au sujet de cette disparition. Il fit venir Ilia Krusch, il l’interrogea brutalement, il n’en put rien obtenir. Ilia Krusch n’avait point entendu M. Jaeger se lever, il ne l’avait point vu sortir de sa cabine. Il était tout aussi surpris que le patron, et non moins inquiet, mais à un autre point de vue sans doute. Pour lui, M. Jaeger avait dû tomber dans le fleuve et s’être noyé, bien que le chaland ne fût qu’à une demi-encablure de la berge. Quant à une fuite volontaire, pourquoi l’eût-il fait, et surtout sans prévenir Ilia Krusch qui probablement n’eût pas mieux demandé que de le suivre.

On chercha dans tous les coins du chaland… M. Jaeger fut introuvable. Le patron revint alors à Ilia Krusch.

« Qui était ce Jaeger ? » demanda-t-il d’une voix tremblante de colère.

Ilia Krusch, assez embarrassé, ne put que répondre :

« M. Jaeger était mon compagnon de voyage depuis Ulm… C’est là qu’il a pris place dans ma barge pour descendre le Danube jusqu’à son embouchure, après m’avoir acheté toute ma pêche au prix de cinq cents florins… Je n’en sais pas davantage sur son compte…

— Et il ne vous a jamais quitté ?…

— Si, à Vienne, et après une absence de trente et un jours, il m’a rejoint à Belgrade.

— Et sa nationalité ?…

— Assurément, il est Hongrois, comme je le suis moi-même. »

Et c’est tout ce que le patron put tirer de son pilote, qui reprit poste à la barre.

Le chaland, son ancre ramenée à bord, se remit en marche, et comme le vent avait halé le nord-ouest, on établit la voile, ce qui ajouta deux ou trois nœuds à la vitesse du courant. Comme la distance qui sépare Galatz de la Mer Noire n’est que de cent-trente kilomètres environ, il ne devait pas employer plus de trois jours pour atteindre la bouche de Kilia.

Tout en remplissant ses fonctions de pilote, quelles affligeantes pensées assaillaient le pauvre Krusch ! Non ! il ne pouvait admettre que la disparition de son compagnon eût été volontaire !… Si M. Jaeger avait formé le projet de s’enfuir coûte que coûte, est-ce qu’il se serait caché de lui ?… Et d’ailleurs, pourquoi l’aurait-il fait ?… Non, hélas ! il avait été victime d’un accident… Pour une raison ou pour une autre, peut-être la chaleur atroce qui régnait dans la cabine l’indisposant, était-il parvenu à en ouvrir la porte, et, au milieu de ces ténèbres, le pied lui aura manqué, et il sera tombé dans le fleuve… Et il a fallu qu’il ait été entraîné bien rapidement pour que ses cris n’aient pas été entendus ! et il n’a pas pu atteindre la berge !…

Moins de deux jours après, sans que la situation n’eût aucunement changé, le chaland, dans l’après-midi du 20 juillet passait en vue d’Ismaïl.

Ismaïl est un port de la Bessarabie moldave sur la rive gauche du fleuve. D’une certaine importance, puisqu’il compte quarante-deux mille âmes. Port marchand, alimenté par les divers produits de la Moldavie ; comme il est sous la domination russe, c’est presqu’un port militaire, et tout au moins il sert de relâche à une partie de la flottille du Danube. C’est en aval que le fleuve se ramifie en bras multiples.

Lorsque le chaland arriva à la hauteur d’Ismaïl, Ilia Krusch eut ordre de ranger la rive droite le plus près possible. Sans doute, le patron ne tenait aucunement à recevoir la visite de la douane, ce qu’il évita en dérivant à bonne distance de la ville. Puis, conformément à ce qui se faisait chaque soir, il alla prendre son mouillage à une lieue en aval.

Pendant la nuit, Ilia Krusch n’aurait pu sortir de sa cabine pour respirer au dehors. Depuis la disparition de M. Jaeger, il se sentait gardé plus sévèrement. Comme on avait besoin de ses services, on ne le laisserait pas s’échapper… Aussi, dans ces conditions, son seul désir était-il d’être arrivé à destination et de débarquer immédiatement.

Or, un incident se produisit, qui allait mettre Ilia Krusch au courant de la situation.

Vers une heure du matin, ne dormant pas, il entendit causer près de la porte du logement de l’arrière. C’étaient deux mariniers, probablement préposés à sa garde, et voici ce qu’il surprit de leur entretien :

Or, ces hommes parlaient de la prochaine arrivée du chaland à la Mer Noire, et l’un dit :

« Le steamer sera là à nous attendre…

— Assurément, dit l’autre… il a été prévenu à temps et il ne viendra jamais à la douane l’idée de le chercher devant la bouche de Kilia…

— Bon, reprit le premier, en deux heures nous aurons déchargé nos marchandises. »

Ainsi, un steamer attendait le chaland à l’embouchure du fleuve… Et en deux heures, il aurait embarqué ses marchandises ? Il ne s’agissait donc pas de cette cargaison de bois, de madriers, de planches qui encombrait le pont et la cale et dont le transbordement eût exigé plus de deux jours.

Et alors un nom frappa l’oreille d’Ilia Krusch… un nom prononcé par l’un de ces hommes, le nom du patron de ce chaland… et ce nom, c’était celui de Latzko !…

Quelle révélation dans l’esprit d’Ilia Krusch ! Le patron de ce chaland, c’était le chef des fraudeurs !… et la contrebande devait être cachée dans un double fond… Oui ! nul doute, un double fond dont on ne pouvait soupçonner l’existence !… Et c’était pour cette raison que le chaland tirait plus d’eau que n’en tirent ordinairement les bateaux de même tonnage et de même gabarit !…

Ilia Krusch s’était rejeté sur son cadre. Mais, il n’aurait pu dormir. Il réfléchissait. C’est lui qui conduisait ce chaland à la bouche de Kilia où l’attendraient les complices de ce Latzko ! Que devait-il faire, lui, l’honnête ex-pilote du Danube, et que pouvait-il faire ?… N’était-il pas à la merci de ces hommes, qui, s’il leur refusait ses services, sauraient bien l’y contraindre, fût-ce le pistolet sur la gorge !…

Ilia Krusch ne voulut pas prendre de résolution… Il s’inspirerait des circonstances, et, lorsque le jour revint, sans laisser voir ce qui se passait en lui, sans même jeter un regard plus curieux sur cet audacieux chef de cette association de malfaiteurs, il reprit sa place au gouvernail.

Il n’y eut rien de nouveau pendant cette journée, et, la voile aidant, le parcours se chiffra par une douzaine de lieues.

Les embouchures du Danube sont multiples, et son delta est couvert d’une sorte de réseau hydrographique. Les deux principales sont séparées par la grande île de Leti, un triangle dont le sommet est à la bifurcation des deux bouches. Celle qui limite l’île au sud est la plus importante, et, de préférence, les bâtiments la suivent pour atteindre la Mer Noire.

La bouche qui limite l’île au nord, moins fréquentée, prend le nom de Kilia, qui est celui d’une petite ville forte bâtie sur sa rive gauche.

C’est ce bras que le chaland devait prendre pour arriver à destination, et, dans la matinée du lendemain, servi par un courant assez rapide, il en longeait la rive droite, de manière à passer loin de Kilia.

Ilia Krusch comprenait maintenant pourquoi le patron passait toujours à l’écart des villes riveraines. Quant à lui, il n’avait encore pris aucune résolution, il observait, avec autant d’attention qu’il était observé à bord. Deux mariniers étaient toujours près de lui pour l’aider dans la manœuvre de la barre. Le chaland ne se laissait plus seulement aller à la dérive, et, la voile haute, il profitait de la brise de l’ouest. Avant cinq heures, il aurait, ce jour-là, atteint l’embouchure du fleuve.

Latzko, incapable de maîtriser son impatience, inquiet de cette disparition de M. Jaeger, allait et venait sur le pont ; puis, debout à l’avant, il fouillait l’horizon du regard.

Enfin, un des mariniers, posté près du mât de pavillon, cria : “La Mer Noire !”

En effet, par l’évasement de la bouche de Kilia, on pouvait voir un horizon formé par la ligne de ciel et d’eau.

Ilia Krusch l’avait déjà aperçue. Dans une heure, il serait au terme de son voyage, et non pas, hélas ! dans les conditions où il avait espéré le finir !

Mais ce qu’il vit aussi, ce fut un bâtiment sous vapeur, qui croisait au large, et se trouvait alors du côté de l’île Leti.

Et ce n’était point un navire de guerre, battant pavillon turc ou russe, mais un bâtiment de commerce, dont rien ne décelait la nationalité.

« C’est ce coquin de contrebandier, qu’ils attendent et qui les attend », se dit Ilia Krusch.

Il ne se trompait pas. Des signaux furent faits par ce steamer, qui hissa une flamme à son mât de misaine. Le chaland y répondit en abaissant trois fois son pavillon.

Aussitôt le vapeur modifia sa direction et fit route de manière à se rapprocher.

« Allons, murmura Ilia Krusch, il est temps de faire son devoir ! »

Et, il mit un peu la barre à bâbord de manière à gagner obliquement vers le nord-est.

Ni Latzko ni ses compagnons n’auraient pu rien trouver de suspect à cette manœuvre, et, d’ailleurs, ils ne pouvaient que s’en rapporter au pilote qui les avait si habilement dirigés depuis dix jours.

D’ailleurs, le steamer s’avançait vers la passe de Kilia, et avant une demi-heure, ils seraient à bord avec le chaland à l’abri de l’île Leti, dans des eaux calmes, où se ferait le transbordement des marchandises.

Soudain, un formidable raclement se fit entendre. Le chaland en fut ébranlé jusque dans ses fonds. Son mât s’était brisé au ras de l’emplanture, et la voile s’abattit en grand, recouvrant de ses larges plis les mariniers qui se tenaient à l’avant.

Le chaland venait de s’engraver sur un banc sablonneux qui coupait cette partie de la bouche de Kilia, et que connaissait bien Ilia Krusch.

Quels jurons éclatèrent, et avec quelle violence Latzko se précipita vers lui !…

En réalité, cet homme, si simple, si courageux, ne s’était pas mépris sur le sort qui l’attendait : il avait fait le sacrifice de sa vie.

Latzko ne lui demanda pas d’explications, mais, d’un formidable coup, il l’étendit sur le pont.

Il fallait aller au plus pressé : tout n’était pas perdu. Le chaland n’avait fait que s’engraver sur un banc de sable. Ses fonds ne s’étaient point ouverts, il ne faisait pas d’eau, et quand le steamer l’aurait rejoint, la cargaison de contrebande pourrait être retirée intacte et chargée à son bord.

Mais quel fut le désappointement de Latzko et de ses hommes ! Au lieu d’aller à eux pour les tirer de ce mauvais pas, le steamer venait de virer de bord, et gagnait le large à toute vapeur.

Un quart d’heure après, le chaland était envahi par l’équipage d’un aviso de douane que le steamer avait aperçu au moment où il dépassait la pointe de l’île de Leti. Comprenant que la partie était perdue, n’ayant pas même la possibilité de recueillir Latzko et son personnel, il avait fui dans la direction de l’est.

Un de ceux qui était à bord de l’aviso, devançant les autres, se précipita sur le pont du chaland, et tandis que les matelots, au nombre d’une trentaine, s’emparaient de Latzko et de ses compagnons, malgré la vive résistance qu’ils opposèrent, il courait vers l’arrière où Ilia Krusch gisait sans connaissance. Et alors, il le souleva, il dégagea sa tête, et il le fit revenir à lui, et lorsque le pilote ouvrit les yeux :

« Ah ! monsieur Jaeger, s’écria-t-il.

— Non pas Jaeger, mon brave Krusch, mais Karl Dragoch, le chef de police de la Commission internationale ! »

Et c’était lui, en effet. Pour dépister les fraudeurs, et mieux surveiller le fleuve sans exciter les soupçons, il avait eu l’idée d’accompagner Ilia Krusch pendant le cours de sa navigation, et on devine pourquoi il prêtait tant d’attention à tous les bateaux qui descendaient le fleuve. Lorsqu’il allait à terre, des agents ou des lettres le tenaient au courant de ce qui se passait. C’est ainsi qu’il avait été prévenu à Vienne que la bande de Latzko s’occupait d’une expédition à l’entrée des Petites Karpates, et il avait été diriger l’escouade dans cette affaire qui ne tourna pas à son avantage. Puis M. Jaeger, ou plutôt Karl Dragoch, avait rejoint Ilia Krusch pour continuer le voyage. On sait dans quelles conditions ses soupçons se portèrent sur le chaland, soupçons confirmés par les observations d’Ilia Krusch. Et alors, dans la nuit du 17 au 18 juillet, il n’avait pas hésité à se sauver, même sans avertir son compagnon. Ayant pu quitter la cabine, dont la serrure en mauvais état avait cédé, il s’était glissé à l’arrière du chaland, et au risque de se noyer, s’était affalé dans le fleuve. Son audace avait réussi, il avait pu gagner la berge. Reçu dans une des maisons d’un petit village, il fit sécher ses vêtements, et en partit avant l’aube ; puis, le fleuve traversé, en douze heures, il atteignit Kilia. Là, s’étant fait connaître, on mit à sa disposition l’aviso de la douane, qui, par bonne chance, se trouvait dans le port. Mais si le chaland ne s’était pas engravé sur le banc à l’entrée de la passe, peut-être Karl Dragoch fût-il arrivé trop tard pour capturer sa marchandise, et sans doute Latzko et les siens recueillis par le steamer, eussent échappé à la condamnation qui les attendait.

Et alors, Karl Dragoch de raconter à Ilia Krusch tout ce qui s’était passé, en ajoutant :

« Dans tous les cas, que le chaland se soit échoué si à propos, c’est une fameuse chance…

— À laquelle nous avons aidé de notre mieux ! » répondit modestement Ilia Krusch.

Et M. Jaeger-Dragoch, l’embrassant sur les deux joues, de s’écrier :

« Ah ! le brave homme ! le brave homme ! »

Le dénouement de cette histoire se devine : condamnation au bagne de Latzko et de ses complices, confiscation des marchandises, qui furent retirées du double fond du chaland, grand succès pour Karl Dragoch, auquel la Commission internationale ne marchanda ni ses faveurs ni ses éloges, enfin prime de deux mille florins, touchée par Ilia Krusch, qui, jointe à celles du lauréat de la Ligne Danubienne, constituèrent une jolie somme, sans parler de l’éclat dont son nom fut plus que jamais entouré. D’ailleurs, il ne changea rien à son existence aussi heureuse que modeste. Il continua de vivre dans sa maison de Racz, où son ami Karl Dragoch vient lui rendre visite. Honoré de l’estime de ses concitoyens, il emploie ses loisirs à pêcher dans les eaux de la Theiss.

Et après ce récit, qui oserait plaisanter cet homme sage, prudent, philosophe qu’est en tout temps et en tout pays le pêcheur à la ligne ?