Le Beau Réveil/I

La bibliothèque libre.
Marcel Cattier (p. 1-22).


Le Renouveau catholique
dans les
Lettres françaises

Le dix-neuvième siècle a vu les assauts les plus violents et les menées les plus habiles contre la Foi chrétienne. Il semble au contraire que le vingtième soit appelé à marquer un triomphe et à prouver l’éternelle jeunesse de cette Église qu’on voudrait exterminer, mais contre laquelle les portes de l’Enfer ne prévaudront jamais.

Dès l’aurore de notre siècle s’affirme le besoin, la volonté de retrouver une doctrine solide, une discipline forte, et surtout, dans tous les domaines, s’accentue un mouvement de retour à la doctrine et à la discipline catholiques. En littérature surtout ce courant est remarquable. On peut reconnaître des signes de ce renouveau dans la plupart des littératures modernes, et le lecteur n’ignore pas l’œuvre mystique ou apologétique des grands écrivains étrangers qui, fidèles enfants de l’Église romaine, ou convertis pleins de zèle et d’ardeur, célèbrent à l’envi le Christ qui était hier, qui est aujourd’hui, qui sera toujours. Un Jörgensen, un Hugh-Benson, un Giosué Borsi, un Giovanni Papini, un Pierre Van der Meer de Walcheren, un Frederik Van Eeden[1]— pour ne citer que des convertis — ne sont pas seulement entendus au Danemark, en Angleterre, en Italie ou en Hollande. Mais le torrent de vérité et de foi qui traverse à présent les âmes, déracinant les systèmes d’orgueil et de doute, emportant comme des fétus les négations les plus prétentieuses, ne montre nulle part une force plus irrésistible qu’en France, — ce qui ne manque point d’étonner un peu tout d’abord.

Il suffira donc d’esquisser à grands traits le tableau général de ce mouvement dans les lettres françaises, pour donner une idée de l’influence grandissante de la Pensée catholique, qui, toujours ancienne et toujours nouvelle, étant la Vérité, convient si bien à tous les temps, dont elle est la santé et la force.

Chaque année, ce phénomène-ci nous frappe, n’est-ce pas ? La terre semblait frileuse et morne sous les grêles et les averses de mars. Puis, un clair matin, un pur matin de temps pascal, le printemps fait une irruption violente dans la nature : avril traverse le pays comme un immense éclat de rire, — et voilà, brusque, dirait-on, le réveil des fleurs, des chants, et de la joie !

L’observateur et le poète cependant, qui ont épié la naissance des bourgeons et suivi la marche des soleils, ne sont point surpris : ce qui éclate aujourd’hui se préparait depuis des semaines dans le secret de la terre.

Voilà l’image de ce qui s’est passé en littérature : le splendide rajeunissement que le catholicisme lui fait subir force à l’heure présente l’attention des plus distraits. Mais dès 1890 il se trouvait des esprits perspicaces pour le prévoir, et plus d’un se hasardait à le prédire.

Et c’est bien d’un renouvellement profond, d’une renaissance qu’il s’agit. Pour nous en convaincre, retournons un instant à « ces tristes années quatre-vingts » et nous verrons de quels abîmes on est remonté, et vers quels sommets !

En ce temps-là, comme à l’époque du dissolvant Philosophisme, toutes les puissances intellectuelles de la France semblaient liguées contre le Christ et contre son Église. Zola triomphait dans le roman ; Renan dirigeait le chœur des « penseurs », et, dans la poésie, Hugo et Leconte de Lisle mettaient leur art si puissant au service d’une basse fureur d’irréligion.

Sans doute, il y avait de prestigieux maîtres du verbe qui affirmaient encore, fièrement, la beauté et la vertu du Christianisme calomnié :

Tels Villiers de l’Isle-Adam et Barbey d’Aurevilly ; — mais leur œuvre dangereuse fleure plutôt l’odeur de soufre de l’Enfer et des Péchés capitaux que l’encens du Ciel et des Vertus.

Tels encore Ernest Hello penché sur les gouffres du mystère, et après lui, vociférant l’anathème contre les impies et les hypocrites, ce sublime pamphlétaire Léon Bloy qu’on a appelé le « chien de garde de la Cité de Dieu » ; — mais le monde faisait autour de leur génie la « conspiration du silence ».

Tel enfin le pauvre grand Verlaine qui, converti par le malheur, poussa ce beau cri de repentir et d’amour qu’est « Sagesse », mais pour retourner bientôt à son vomissement et rimer les sadiques refrains de « Jadis et Naguère ». Le spectacle, dans son ensemble, était profondément attristant : les sources que Dieu a fait jaillir pour que l’humanité s’y abreuve de pure joie, ces sources semblaient empoisonnées toutes, et l’on y buvait la mort.

Mais la Providence ne voulut point que s’abîmât dans une chute irrémissible la Fille aînée de son Église, ce peuple de France qui eut toujours ses Lohengrin et ses Parcival pour la conquête du Saint-Graal, cette race généreuse qui donna — et devait donner encore — des légions de saints, de génies et de héros chrétiens ! Et sans doute est-ce la grâce prévenante de Dieu (qui agit peut-être envers les peuples comme envers les individus) qu’il faut signaler comme la première cause du renouveau spirituel dont allaient se montrer les indices à l’heure la plus désespérée.

Mais l’histoire sociale et littéraire met en lumière d’autres causes qui devaient contribuer aussi à amener pour la pensée une ère nouvelle. Les écoles philosophique et littéraire du jour devaient infailliblement déplaire aux esprits loyaux et dégoûter les esprits délicats.

En philosophie, le positivisme et le matérialisme qui ne pouvaient offrir qu’une science froide, orgueilleuse, insuffisante, dépourvue de certitude pour les esprits et de sécurité pour les cœurs ; en littérature, le naturalisme qui, pareil à la baguette de Circé, change en pourceaux tout ce qu’il touche, et qui, voulant ignorer ou niant ouvertement la conscience et la distinction entre le bien et le mal, hâtait la décomposition de l’art et la déchéance totale du peuple ; — tous ces édifices de l’Orgueil et de la Volupté devaient crouler, sapés par une réaction inévitable, minés par leurs propres excès.

Vers 1890 nous commençons à assister à la débâcle de toutes les idolâtries : le scientisme, s’il est encore gobé par le peuple, ne satisfait plus les esprits exigeants ; du naturalisme vieilli, dont se repaît encore la foule dévergondée, les lettrés se détournent par lassitude ou par dégoût.

Au lendemain de la fameuse exposition de 1889, qui semblait l’apothéose de la Science, soi-disant déesse de l’Avenir, voici précisément qu’on reproche à cette même Science de ne point satisfaire les besoins profonds de l’âme, de laisser sans solution les plus angoissants des problèmes. Berthelot avait dit : « Le monde est aujourd’hui sans mystères », et voici qu’un besoin violent d’au-delà et de mystère se manifeste ! Dans son ouvrage capital : « Le Roman Russe » qui date de cette époque, Melchior de Vogüé constate que « les négations brutales du positivisme ne satisfont plus la jeunesse » et que, « à défaut de foi, elle a au plus haut degré le sens du mystère, et c’est là son trait distinctif ». Cette inquiétude de l’esprit égara beaucoup d’intellectuels dans l’occultisme ; cette inquiétude du cœur fut cause du mouvement néo-chrétien, — dont il faut dire un mot.

Le mouvement néo-chrétien, qui rallia toute une élite, plus généreuse qu’éclairée, autour de Vogüé, d’Édouard Rod, de Paul Desjardins, d’Henry Bérenger, fut un mouvement vaguement spiritualiste, en faveur d’une espèce de christianisme amorphe, sans dogme, sans église, et qui, à l’exemple de Tolstoï, que Melchior de Vogüé venait de révéler à la France, se forma des enseignements de l’Évangile un seul précepte sentimental : la pitié, — la pitié russe, comme on disait. Les efforts de ce mouvement devaient demeurer stériles et aboutir au plus piteux échec, faute de base orthodoxe. Cette tentative de renouveau spiritualiste qui faisait croire Jules Lemaître à un « retour d’évangile » mérite d’être signalée, non qu’elle ait préparé la renaissance actuelle, mais parce que caratéristique du malaise des âmes en ce temps-là et de leur effort pour en sortir.

Il n’est pas impossible, au surplus, « que la république athée, bassement haineuse et sourdement persécutrice, n’ait produit sur bien des cerveaux en feu l’effet d’une douche d’eau glacée. Beaucoup de jeunes gens se détournent avec horreur d’un gouvernement qui est fait pour les dégoûter ». Témoin le succès grandissant du mouvement royaliste qui rallie autour d’Henri Vaugeois, de Maurras et de leur vaillante « Action française » une portion importante des intellectuels et de la jeunesse estudiantine.

J’aime à croire aussi que les prières et les souffrances des milliers de religieux et de religieuses bannis par le sectarisme haineux de Combes aura mérité pour leur patrie coupable des grâces de pardon et de rachat. L’action de la grâce est en effet palpable dans le fait religieux tel qu’il se manifeste depuis vingt ans, au pays de Saint Louis et de Sainte Jeanne d’Arc. Certes les Saints de France intercèdent pour leur patrie terrestre. Et si l’aube de ce siècle est parcourue d’un frémissement de vie et d’allégresse, c’est que, appelé par les fervents désirs du saint Pape Pie X, apôtre de la communion fréquente, se lève sur le monde épuisé le rayonnement fécondant du soleil eucharistique !

Mais revenons aux dernières années du XIXe siècle et suivons pas à pas le progrès de la pensée catholique dans la littérature.

« Une rumeur court, écrivait Léon Ollé-Laprune, la pensée moderne retourne au Christ, et le Christ va reprendre son empire. Plusieurs travaillent à hâter le moment, et l’on se dit que, le jour où sera consommée cette restauration, l’intelligence troublée recouvrera la lumière et la paix. »

Ce que prévoyait dès 1876 l’éminent philosophe s’est réalisé depuis au delà de toutes les espérances. Jetez un regard sur le mouvement général des idées. « Là, dit Vallery-Radot, où l’on ne parlait que d’individualisme, d’exotisme, de droit au bonheur et à l’amour, voici qu’on ne parle que de solidarité, d’hérédité, de discipline, de tradition. » Voyez le succès des Paul Bourget, des Maurice Barrès, des Henry Bordeaux, qui proclament la vertu féconde des traditions, de la religion, de la famille. « Tous les principes d’ordre moral, si raillés il y a trente ans, reprennent un prestige singulier. Le Catholicisme n’apparaît plus comme le « parfum d’un vase vide », mais comme une puissance unique d’équilibre social et individuel, que nulle autre n’est capable de contrebalancer[2]. »

« C’est le spectacle de l’anarchie sociale et des misères engendrées par cette anarchie, écrivait Jean Lerolle dans la « Vie Nouvelle », qui nous fait chercher dans l’enseignement catholique les principes d’ordre, sans lesquels aucune société ne peut vivre. C’est le spectacle de l’anarchie intellectuelle, le dégoût des fausses philosophies, des formules vides, qui conduit d’un même pas vers l’Église les artistes en quête d’une discipline de l’intelligence et de la sensibilité. »

Effectivement, depuis vingt-cinq ans, les conversions se succèdent et se multiplient dans le monde des lettres. Ce furent d’abord Paul Claudel et Louis Le Cardonnel ; ensuite, Ferdinand Brunetière, Paul Bourget, François Coppée, Adolphe Retté, Joris-Karl Huysmans. En 1905, le délicieux poète naturiste Francis Jammes retrouve la foi, et avant de mourir l’ardent Charles Guérin embrasse repentant les pieds du Christ. En 1906, c’est le vigoureux romancier Louis Bertrand qui nous revient ; en 1908, Charles Péguy et Emmanuel Delbousquet ; en 1909, Charles Grolleau ; en 1910, Joseph Lotte, Jean Thorel, Olivier Hourcade, Charles de Bordeu ; en 1911, Albert Fleury ; en 1912, Charles Morice et Francis Caillard ; en 1913, Ernest Psichari, Henry Massis, Madame Juliette Adam ; en 1916, Henry Ghéon. Et la liste est bien incomplète.

Les uns, après un éloignement plus ou moins long, revenaient à la foi de leur enfance, non par le sentiment seul toutefois, comme jadis Chateaubriand, mais par la pleine adhésion de leur raison ; d’autres, qui n’avaient pas reçu une éducation chrétienne, arrivaient des lointains de l’ignorance religieuse et de l’erreur.

À part ce pauvre Péguy (qui, tout en aimant filialement l’Église dont il acceptait le dogme et vénérait la morale, n’avait point fait le pas décisif lorqu’une balle allemande le tua au poste d’honneur, en 1914, la veille de la victoire de la Marne), tous ces convertis se donnèrent à Dieu généreusement, changeant de vie, sacrifiant leurs aises, leurs succès de cénacle, et des amitiés utiles, embrassant les lois chrétiennes, même les plus contraires à la nature corrompue, telles que l’humilité et la pénitence. Il n’est donc pas possible de douter de la sincérité de leur conversion. On en vit même tendre plus haut : Le Cardonnel se fit prêtre ; Caillard se fit moine ; et cet étonnant Germain Nouveau, épris de pauvreté évangélique comme Benoît-Joseph Labre, quitta tout, se dépouilla de tout, détruisit ses vers anciens et se fit mendiant à la porte d’une église, partageant son pain avec ses compagnons de misère et composant en cachette d’admirables vers chrétiens qu’il signe Humilis et que des amis sont parvenus à éditer à son insu.

Le même mouvement chrétien se manifeste dans les autres domaines de l’art. Voici que le dessinateur Forain se convertit, le peintre Jan Verkade entre chez les Bénédictins de Beuron, Paul Buffet se fait prêtre. L’Association des catholiques des Beaux-Arts, fondée il y a peu d’années, groupait en 1914 plus de mille artistes.

D’autre part, l’enquête d’Agathon sur les « Jeunes Gens d’aujourd’hui », publiée en 1913, témoigne d’un impérieux besoin de foi et d’action dans la génération montante, si éloignée du dilettantisme sceptique de ses pères. À l’École Normale Supérieure, qui, il y a quelques années, ne comptait que trois ou quatre chrétiens pratiquants, il y avait, en 1912, quarante fervents catholiques, soit le tiers des élèves. On constate également un beau progrès dans les Universités de l’État, les lycées, l’École Polytechnique, l’armée et la marine[3].

En 1911, Joseph Lotte fonda son célèbre « Bulletin », pour unir, dans la prière et l’action, les professeurs catholiques de l’État. En trois ans, il put en grouper 423 ; et il faut pourtant une belle crânerie, en France, pour braver ainsi le gouvernement dont on est fonctionnaire[4] !

À côté de toutes ces intelligences qui, comme jadis les Rois-Mages, ont répondu à l’appel de l’Étoile divine, il en est beaucoup d’autres qui se sentent attirées par sa lueur mystérieuse.

Au XIXe siècle, Joseph Serre pouvait écrire avec quelque raison : « Il suffit d’être catholique pour être un méconnu. » Aujourd’hui il ne le pourrait plus. Le Catholicisme s’impose au respect ou à la sympathie. N’est-il pas significatif, par exemple, que la Collection Nelson, qui édite surtout des romans célèbres de valeur morale très différente, ose présenter à son public mondain et lancer à des milliers d’exemplaires « l’Introduction à la Vie dévote » de saint François de Sales ; et la Collection Gallia « l’Imitation de Jésus-Christ » ? Les mystiques d’ailleurs sont à la mode. Toute une littérature s’est développée en ces dernières années autour de la séraphique figure de saint François d’Assise : catholiques et protestants se sont passionnés pour le Poverello : il suffira de mentionner les remarquables travaux du converti Johannès Jœrgensen et du protestant Paul Sabatier. Voici qu’on commente ou qu’on traduit les œuvres mystiques de Ruysbroeck l’Admirable, de sainte Catherine de Sienne, d’Angèle de Foligno, de Tauler, de sainte Thérèse, de saint Bernard.

Tous ces faits prouvent à l’évidence que si, victimes de l’école sans Dieu, les foules vivent éloignées de la Sainte Église, l’élite au contraire y revient. Au XVIIIe siècle, le scepticisme et l’incrédulité, avant de contaminer les masses, avaient fait leurs ravages dans la classe dirigeante, où les Encyclopédistes donnaient le ton. Nous pouvons espérer que le mouvement de retour auquel nous applaudissons, parti d’en haut, pourra un jour atteindre aussi le peuple, plus ignorant peut-être que coupable. Les œuvres de la nouvelle École catholique élargissent, dès à présent, l’influence de cette foi rayonnante ; elles ont été déjà l’instrument de plusieurs conversions.

Si la Foi a fait naître en ces écrivains l’apôtre, elle n’a pas tué en eux l’artiste ; bien au contraire elle a épuré et rajeuni leur inspiration et donné à leur génie une force et un élan nouveaux.

Ainsi, grâce à ces néophytes fervents, grâce aussi, ne négligeons pas de le dire bien haut, à la légion d’écrivains qui s’étaient faits, dès le début de leur carrière littéraire, les chevaliers-servants de l’idéal chrétien — romanciers, comme René Bazin ; orateurs, comme Albert de Mun ; poètes, comme Adrien Mithouard ; historiens, comme Georges Goyau, — le catholicisme est en honneur, plus qu’il ne le fut jamais depuis deux siècles, dans le monde des lettres. Il y gagne tous les jours des sympathies nouvelles.

Maurice Barrès et André Beaunier, sans être encore des nôtres, se font nos alliés. Jules Lemaître et Émile Faguet sont morts en croyants. Le 27 novembre 1913, René Bazin, dans son rapport sur les prix de vertu, put sans être désapprouvé, en pleine séance de l’Académie française, rendre un éclatant hommage au Christ : « À travers chacune des âmes dévouées, dit-il, je vois transparaître une image, nette ou effacée, toujours reconnaissable, celle du Maître qui apporta à la terre la charité, de l’Ami des pauvres, du Consolateur des Souffrants, de Celui qui a passé sur la terre en faisant du bien, et qu’avec des millions de vivants et des milliards de morts j’ai la joie de nommer : Notre-Seigneur Jésus-Christ ! » Ces vibrantes paroles de l’éminent chrétien furent accueillies « par une véritable ovation de l’auditoire ».

Notre-Seigneur à l’Académie ! Vous sentez comme dut être émouvante cette scène ! Ah ! les sectaires L’ont banni des écoles et des prétoires : voici qu’il reparaît au milieu de la plus imposante assemblée d’intellectuels du monde ; voici que, publiquement et presque officiellement, au dam des maîtres du moment, en face de l’Univers, on acclame son nom béni ! « Qu’un tel langage, dit Julien Laurec, ait pu être tenu non seulement sans protestation, mais aux applaudissements de l’auditoire, sous cette Coupole où Bernardin de Saint-Pierre n’avait pu prononcer le nom de Dieu sans exciter le rire, c’est l’indice d’une évolution dont les milieux hostiles ont lieu de s’inquiéter ! »

Le 3 avril 1913, au Théâtre de l’Œuvre, Francis Jammes faisait représenter sa « Brebis Égarée », qui débute par ce prologue, qui prouve un magnifique courage chrétien[5] :

Voilà ce qu’il faut redire
Malgré l’insulte et le rire :

Vous ne serez pas heureux
Si vous vivez loin de Dieu.

Trop souvent on a eu peur
De nommer Notre-Seigneur.

Je le sortirai de l’ombre,
Même seul devant le nombre.

Car Il est toujours vivant,
Et Il vous parle à présent !…


Plus jeune que la jeunesse,
Il nous nourrit à la Messe.

Et voici à l’horizon
Une génération.

Elle sait où est la Force,
Et elle fend son écorce.

Et elle éclate de fleurs,
Et revient à vous, Seigneur !

Elle revient, les yeux droits
Et fixes sur votre Croix !

Car vous êtes, on le sait,
Vous êtes Celui qui est.

Elle a vaincu son orgueil :
Et déjà voici le seuil !

Claudel, Jammes, Péguy[6], qui sont les maîtres incontestés de la Poésie catholique, s’imposent de plus en plus à l’admiration des lettrés ; et s’ils n’ont pas conquis la foule, c’est que, à la vérité, leur art lui est inaccessible, à cause d’une originalité parfois déconcertante. Autour de ces chefs, le nombre grossit chaque jour, de jeunes écrivains qui veulent « que leur art soit le visage de leur foi ». Non qu’ils choisissent nécessairement des sujets religieux[7], mais leur vie étant pleinement catholique, leur art, qui en est l’expression, est catholique par le fait même. Ils ne négligent pas les réalités surnaturelles. Dans le roman ils apportent, crânement, la morale chrétienne, et nullement atténuée. Leur œuvre veut être bienfaisante. Ils savent que l’écrivain a une mission et des responsabilités. À l’art pour l’art ils opposent l’Art pour Dieu !

Avec l’éminent philosophe converti Georges Dumesnil, Robert Vallery-Radot, qui s’est fait le « théoricien » de l’École et qui, je crois bien, sera bientôt un de nos plus pénétrants critiques, fonda en 1911 les « Cahiers de l’Amitié de France » qui devint l’organe du groupe catholique.

Avec les « Cahiers » de Péguy, le « Bulletin » de Lotte, la « Revue de la Jeunesse », — et à côté des « Études » et du « Correspondant » déjà chevronnés pour longues années de service, — les « Cahiers de l’Amitié de France » exprimèrent l’activité littéraire catholique, jusqu’à ce que, cessant de paraître par suite des circonstances de la guerre, ils léguèrent à la « Revue des Jeunes » leur programme et leur esprit[8]. Je prévois une objection : « Il y a lieu de se défier, pourriez-vous me dire, de ces manifestations littéraires : le romantisme, avant de sombrer dans les pires excès, fut, à ses débuts, catholique lui aussi. »

Ne comparons pas, je vous prie, la religiosité vague de Lamartine, le catholicisme de décor des premières œuvres romantiques, avec cette littérature-ci, qui est catholique dans sa substance même. Ces poètes ne bâtissent pas sur le sable de vagues théories ; leur œuvre plonge ses racines, profondément, dans le meilleur terreau de la doctrine de l’Église. Écoutons-les exposer eux-mêmes leurs principes : « Je confirme au seuil de cette œuvre que je suis Catholique romain, soumis très humblement à toutes les décisions de mon Pape S. S. Pie X qui parle au nom du Vrai Dieu, et que je n’adhère ni de près ni de loin à aucun schisme, et que ma foi ne comporte aucun sophisme, ni le sophisme moderniste ni les autres sophismes, et que, sous aucun prétexte, je ne m’écarterai du plus intransigeant et du plus aimé des dogmes : le dogme catholique romain qui est la Vérité sortie de la bouche même de N.-S. Jésus-Christ par son Église. Je réprouve à l’avance tout accaparement que voudraient faire de ce poème des idéologues, des philosophes ou des réformateurs. » (Francis Jammes. Préface des Géorgiques chrétiennes).

— « La foi catholique est le sang de mes veines ; si elle ne battait en moi, je ne me concevrais point existant, et je ne puis envisager les hommes que sous la clarté des deux faits auxquels se ramènent tous les autres : la chute et la rédemption. Vers celle-ci une seule voie nous porte, la Voie où le Fils de Dieu a imprimé ses pieds meurtris, celle de l’immolation dans l’amour. Pour approfondir de telles vérités, les énoncer ne suffit point ; il faut les vivre. » (Émile Baumann. Préface de Trois Villes Saintes).

— « … Quand nous disons que notre Art a soif de Dieu, nous savons de quel Dieu nous parlons, non pas d’un Dieu abstrait et diffus, mais du Dieu eucharistique.…

« Nous entendons battre ce Cœur qui a tant aimé les hommes. De nouveau nous croyons à l’Homme-Dieu, au Christ incarné. Et nous tombons la face contre terre en criant : « Seigneur, je vois et je crois !… » Ce que j’écris ici, je sais que des milliers de ma génération le ratifient et le répètent dans leur cœur…

« Je suis la Voie, la Vérité, la Vie ! » Voilà toute notre esthétique. Il y a trop longtemps que nous, catholiques, nous n’avons pas tenu compte de ce grand hommage à Dieu que doit être l’Art… Il faut que cela cesse. Il faut que nous fassions rentrer le Christ dans l’Art, comme nous travaillons à le faire rentrer dans la vie civile. Nous réclamons le christianisme intégral dans l’Art. » (Robert Vallery-Radot. Le Réveil de l’Esprit : le Rappel des Muses, passim).

La même note se retrouve dans leurs Revues :

Au premier numéro des « Cahiers de l’Amitié de France » nous lisons :

« Nous réclamons et proclamons le catholicisme intégral… Pour nous, le Christ n’est pas un inaccessible idéal, mais une personnalité vivante, descendue en notre chair, se distribuant à tous dans son Eucharistie. Pour nous, l’Église est son Épouse infaillible. Pour nous, enfin, le Sacrifice de la messe, les sacrements, la communion des saints, sont des réalités spirituelles où se renouvellent et s’exaltent toutes nos forces. Telle est la sève qui alimentera nos cahiers. »

Au premier numéro de la revue « Les Lettres » :

« Nous demandons à la jeune littérature catholique de participer à la vertu de force du catholicisme et d’en faire entrevoir la beauté profonde, spirituelle, régénératrice…

« Soyons catholiques à fond, et nous n’aurons pas besoin de faire du catholicisme ex professo : il nous suffira de parler et de vivre ; nous suerons le catholicisme par tous les pores ; nous n’aurons pas à chercher une formule d’art chrétien ; notre art sera naturellement chrétien. »

Ces textes ne demandent point de commentaires.

Il y a actuellement, en France, une littérature catholique très forte[9]. Allons-nous prétendre qu’elle soit toute la littérature présente ? Eh que non ! N’exagérons rien. Le mouvement n’est pas unanime. Les Muses païennes ne sont point mortes. De prestigieux artistes, Maurice Maeterlinck et Romain Rolland, la Comtesse de Noailles et d’autres continuent à verser à l’intelligence et à la sensibilité françaises leur élixir qui enivre et qui tue.

Mais quelle École littéraire peut nommer des chefs aussi incontestablement supérieurs qu’Émile Baumann, Paul Claudel, Francis Jammes, Louis Le Cardonnel, Charles Péguy ! Qui nous opposera un groupe pareil à celui qui se serre autour de ces maîtres ? Quel mouvement de réaction et de rénovation a produit, en si peu d’années, tant de chefs-d’œuvre, ou tout au moins tant d’œuvres marquantes et probablement immortelles ?

C’est par les œuvres qu’une école s’impose, et dure. Les écrivains du renouveau catholique sont des artistes consciencieux.

Les formes poétiques qu’ils créent ou utilisent peuvent vieillir et passer, — il y a dans leur œuvre quelque chose qui demeurera jeune, étant éternel : la vérité et la beauté chrétiennes. Leur œuvre est une démonstration par l’exemple du Génie du Christianisme.

Et nous pouvons admirer la haute valeur, même esthétique, d’une Religion qui, après avoir créé le plain-chant et la cathédrale gothique, donné au monde un Dante et un Fra Angelico, dicté les « Pensées », « Polyeucte » et « Athalie », sait encore, jeune à présent et féconde comme au premier jour, inspirer la haute poésie mystique des modernes. Et, d’autre part, nous pouvons concevoir les plus beaux espoirs pour les Arts qui veulent puiser à la source toujours jaillissante de l’inspiration catholique, nourrie par Dieu lui-même qui est la Beauté absolue.



  1. Ce dernier, qui est un des maîtres de la littérature hollandaise, s’est converti tout récemment. Âme loyale, il a employé toute sa vie à chercher la Vérité, à servir ce qu’il croyait être la vérité. Il a trouvé enfin la paix et le bonheur dans cette Église catholique qu’il a toujours respectée, vers laquelle tout doucement la grâce l’a mené. Son directeur spirituel lui ayant conseillé de faire connaître, pour le plus grand bien de tous, les bienfaits dont le Seigneur vient de le combler, M. F. Van Eeden disait l’autre soir, devant un groupe compact de professeurs et d’étudiants de l’Université de Louvain, l’histoire de sa conversion. Et rien ne m’a jamais touché comme la foi simple, l’humilité, la reconnaissance de ce grand homme à genoux devant la bonté de Dieu. Il nous lut ensuite les poèmes que lui a inspirés sa vie nouvelle. Ce joailler littéraire a mis, dans ces vers finement orfèvrés, une émotion religieuse intense. La pièce intitulée : « À mon Ange Gardien » et celle composée à la mort de son guide spirituel le R. P. De Groot sont des modèles de poésie catholique, remarquables par la sincérité de l’accent, l’élévation des pensées, et cette onction, cette tendresse, cette humilité adorante et confiante qui sont le privilège de la seule poésie chrétienne. J’espère que, pour la plus grande gloire de Dieu, le converti éditera bientôt un recueil de ses poèmes nouveaux, et qu’il se trouvera quelqu’un pour en donner une traduction française.
  2. R. Vallery-Radot.
  3. Des conversions s’opèrent également dans le personnel enseignant des écoles primaires. On s’en convainc à la lecture du beau livre : « Âmes nouvelles », dans lequel Albert Bessières étudie l’évolution et la conversion de l’instituteur Pierre Lamouroux et l’influence qu’il exerça, jusqu’à sa mort héroïque en 1916, sur quelques-uns de ses collègues.
  4. Le « Bulletin des Professeurs catholiques de l’Université », qui cessa de paraître à la mort de J. Lotte, a été repris par quelques professeurs de Lyon. (Revue mensuelle, 71, rue Molière, Lyon.)
  5. Et qui rappelle les vers de « Polyeucte » :
    « Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
    « Braver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes ! »
  6. Voir plus loin une étude sur Claudel et une autre sur Jammes. Quant à Péguy, qui mourut au champ d’honneur le 5 septembre 1914, il était le « maître » dont la pensée forte et la parole ardente entraînaient toute une jeunesse assoiffée d’idéal. Ancien socialiste et « dreyfusard », Charles Péguy, converti en 1908, mettait au service de sa foi retrouvée un talent vigoureux et audacieux de polémiste, un zèle fervent d’apôtre. Talent original d’ailleurs, et souvent bizarre. Sa verve est abondante, débordante ; son invention verbale inépuisable. C’est de l’intempérance parfois. Des périodes se soutiennent pendant des centaines d’alexandrins. En sa prose haletante, comme en ses vers, les idées sont reprises, retournées ; les images se heurtent, se poussent, se répandent, comme des flots ; elles sont tantôt familières, presque triviales, tantôt élevées ; le grotesque souvent coudoie le sublime. S’il eût pu vivre, son œuvre fût devenue colossale, monumentale. De son « Mystère de Jeanne d’Arc », qui devait comprendre une douzaine de volumes, il n’a pu donner que les trois premiers. — Le mysticisme de Péguy est le rude mysticisme populaire du « Moyen Âge énorme et délicat ». Et son œuvre de foi ardente peut se comparer à une de ces étonnantes cathédrales gothiques qu’il aimait tant et qui contiennent toute l’âme des siècles dont elles sont issues. Elle en rappelle les scènes bibliques sculptées sur les tympans ou les retables, les gargouilles grimaçantes, les anges immobiles de serein bonheur, les saints à l’attitude hiératique, et l’ombre mystérieuse et recueillie où éclatent soudain la splendeur rutilante d’un vitrail ou les gloires multiples d’une rosace.
  7. « Les sujets d’église, les thèmes fournis par l’Écriture sainte, l’hagiographie ou la liturgie ne sont pas les seuls catholiques… Ce serait une erreur de s’y restreindre, comme de les éliminer… Ces thèmes-là, certes, sont parmi les plus beaux ; je n’en connais pas qui les dépassent en pathétique. Mais ils ne sont pas les seuls catholiques. Les sujets catholiques sont ceux qui intéressent la société tout entière par ses parties hautes…
    … Il n’est, pour l’artiste chrétien, que d’aller à travers le monde et d’y reconnaître, partout où elle s’y rencontre, l’œuvre de Dieu…
    … On peut ne nommer aucun saint, n’user d’aucun des motifs fournis par l’histoire de l’Église, d’aucune des expressions de la terminologie ecclésiastique, et cependant faire un chef-d’œuvre puissamment, magnifiquement chrétien. »
     (Gaëtan Bernoville. Minerve ou Belphégor, passim).
  8. Signalons encore les « Lettres », revue mensuelle (dirigée par Gaëtan Bernoville) ; les « Cahiers catholiques », bi-mensuels (fondés par Jacques Debout) ; et la « Nouvelle Journée », revue mensuelle (secrétaire de rédaction : Paul Archambault) ; et en Belgique, à côté de la vénérable « Revue Générale : — la « Terre Wallonne », régionaliste et catholique ; la « Jeunesse Nouvelle », et surtout la « Revue catholique des Idées et des Faits » (hebdomadaire).
  9. « De fait, à un certain moment, qui fut la grande époque du symbolisme, toute substance chrétienne semblait s’être à ce point évaporée du domaine de la pensée et de l’art que l’y introduire de nouveau présentait toutes les allures d’une gageure et tous les risques d’une folle aventure.
    La gageure est tentée cependant, l’aventure courue. Il existe une esthétique, fondée par des artistes catholiques, et elle produit de plus en plus. » (Gaëtan Bernoville. Minerve ou Belphégor ? )