Le Beau Réveil/V

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Marcel Cattier (p. 135-160).


Les Disciples : Léo Latil

L’histoire de la Grande Guerre, qui regorge de traits sublimes, n’a rien à offrir de plus profond et de plus touchant à nos méditations que l’oblation volontaire de l’élite des Jeunes, leur acceptation joyeuse de la mort nécessaire. Pour l’immense sacrifice expiatoire, Dieu a exigé beaucoup d’hosties très pures, qui Lui fissent agréer aussi les autres. Nous adorons sa Justice qui a réclamé une telle rançon, sa Sagesse qui veut leur mort plus féconde encore que n’eût pu être leur vie. Comme les calvaires aux carrefours de nos routes, ces immolés, images du Christ, apparaissant aux carrefours de l’histoire, enseignent la vraie grandeur humaine et la vertu cachée du sacrifice.

À côté des Psichari, des Lafon, des Borsi, il convient de nommer un autre jeune poète, qui fut un héros et un saint : Léo Latil.

Léo Latil naquit à Aix-en-Provence, le 10 mai 1890. Il fit ses humanités au Collège catholique de sa ville natale, puis à l’Université, où il eut pour maître l’éminent philosophe, Maurice Blondel. Il conquit les grades de licencié en droit et licencié ès-lettres (philosophie). Écrivain et poète, il ne s’enferma point dans la tour d’ivoire de son art ; tout son talent, toute son activité, il entendait les employer à répandre autour de lui plus de bonheur par plus de lumière et d’amour. « Je veux m’efforcer, dira-t-il plus tard dans son testament, d’écrire et de parler pour le service de l’Église et de la France. » Étudiant, il mettait déjà ce programme en pratique. À l’exemple de son père, le docteur Latil, conférencier et journaliste très apprécié, chrétien admirable, homme d’œuvres connu dans toute la Provence et au delà pour sa charité et son dévouement à l’Église, Léo voulut être un homme d’action. Il fonda, et dirigea jusqu’à la veille de la guerre, avec une grande autorité, la Conférence Ozanam, qui groupait l’élite des étudiants aixois. Ce jeune patricien, ce fin lettré n’eut pas horreur des taudis où, suivant l’exemple paternel, il monta prodiguer les aumônes et les bonnes paroles. Les œuvres religieuses trouvèrent en lui un bon aide, et la vérité catholique un intrépide défenseur.

Les plus belles qualités du cœur et de l’esprit lui gagnèrent d’ailleurs toutes les sympathies. Ses amis nous ont dit « cet oubli de soi-même, cette angélique douceur, ce goût des choses éternelles, qui bientôt auraient fait de lui un apôtre »[1], « cette bonté souriante, qui l’inclinait de préférence vers les humbles, vers les modestes, vers les petits enfants. » — « Ce jeune homme de vingt-cinq ans imposait le respect[2]. »

La déclaration de guerre dut le trouver vibrant de patriotisme. Sa jeunesse ardente et généreuse, qui n’avait abdiqué devant aucune des forces mauvaises qui sollicitent, à cet âge, nos lâchetés et nos désirs, l’avait préparé aux mâles actions et aux suprêmes sacrifices. Il voulut « servir. » — Sa santé frêle l’avait fait exempter du service militaire. Encore écarté, au début de la guerre, par la Commission de Marseille, il fut accepté, sur ses instances, par le Conseil de révision réuni, en octobre, à Aix. Plein de courage et d’espoir, il partit. Il fit ses classes à Briançon, puis à Grillon, dans la Drôme provençale. Ensuite il partit pour la Meuse. Toutes les privations, toutes les fatigues lui semblaient légères, soutenu qu’il était par une énergie inlassable et une haute conception du devoir patriotique. Remarqué par ses chefs, il reçut bientôt les galons de caporal, puis de sergent ; son colonel songeait à faire de lui un officier… Au témoignage d’un de ses supérieurs, « il était le gradé parfait : ferme, énergique et très bon pour ses subordonnés… » Vint l’offensive de Champagne. Léo s’exalte à la pensée des victoires… Le soir du 27 septembre 1915, notre héros qui, blessé le matin d’une balle en séton dans le haut du bras, n’avait pas voulu qu’on l’évacuât, participa à une attaque à la baïonnette.

« D’une très belle tenue au feu, d’un sang-froid et d’une bravoure à toute épreuve, il avait su communiquer aux hommes de sa section le courage qui l’animait. Il les entraîna dans un vigoureux assaut jusqu’au réseau de fils de fer d’une tranchée ennemie, et tomba à ce moment, frappé d’une balle en pleine potrine »[3]. Il tomba face à l’ennemi, « indiquant encore, par la position de son corps, la direction à ses hommes »[4]. Il avait communié avant l’attaque.

On ne peut lire, sans une profonde émotion, ses lettres[5], toutes simples et toutes pleines de son âme. Elles témoignent de la tendresse de son cœur, de la hauteur de son idéal, de la ferveur de sa foi.

Il s’était habitué très vite à la vie du front ; il y trouvait de l’attrait ; il en acceptait les rudes épreuves avec générosité, et les rares joies avec reconnaissance. Il avait un entrain et une gaîté remarquables : « Je suis fier de mon régiment… Tous ces jeunes gens sont admirables… Je suis si bien à ma place, si droitement et si facilement engagé pendant ces mois, que vous devez être heureux en pensant à moi… » — « Je vous assure que je n’ai jamais perdu ma fermeté ni même cette sorte de joie qui me soutient. » — « Ma volonté est demeurée maîtresse de moi. J’ai toujours eu (pendant ces vingt-cinq jours de tranchée) les forces, le courage, l’entrain qu’il fallait. J’étais gai et j’ai toujours pu remonter mes hommes. »

Cette gaîté-là est une vertu, et son rayonnement un bienfait. Rien qui ressemblât à la joie bruyante et fanfaronne, — souvent factice. Sa sensibilité exquise faisait vibrer ce poète à toutes les douleurs qui le désolaient, mais il eut le courage de réagir contre tout abattement qui eût été un mauvais exemple.

Sa bravoure était réfléchie ; dans son idéal chrétien, elle avait sa place marquée : « Pour supporter sans découragement, sans lâche tristesse, la vie qui nous est imposée, il faut s’efforcer de vivre comme un saint et désirer les sacrifices, aller au-devant d’eux. » — « Je n’ai pas à vous demander de prier pour moi ; ne priez pas pour que les souffrances me soient épargnées, priez que je les supporte, pour que j’aie tout le courage que j’espère. Il ne faut pas perdre de vue que nous allons nous battre pour de grandes choses. »

Il avait à un haut degré ce goût du renoncement qu’apprend l’Évangile. Il appartenait à cette génération que Péguy a appelée la génération sacrifiée. « Sacrifiée, cela veut dire que, dès l’abord, elle acceptait ce sacrifice à quoi elle se sentait prédestinée »[6].

Désirer les sacrifices, aller au-devant d’eux ! La parole semble d’un ascète. Dieu sait pourtant comme ce cœur, si tendre et si aimant, a dû saigner ! On le devine un peu, par ce billet qu’il écrivit peu de jours avant sa mort : « L’heure est grave, je le sens. Il faut être prêt. Mon sacrifice m’est léger et facile, mais ce qui m’est intolérable, c’est de penser à la douleur des gens, surtout de mon père »[7]

La tendresse qu’il avait pour les siens, il la répandait aussi sur ses camarades et les hommes de sa section. Il a honte, écrit-il, d’avoir des avantages matériels que ses poilus n’ont pas ; il lui est pénible de dormir dans un abri pendant qu’ils prennent la garde dans la pluie… « Il y a des moments où je les envie. — Si je suis fier d’une chose après la guerre, ce sera d’avoir fait campagne pendant quatre mois comme simple poilu. » — Il s’apitoie sur leurs souffrances physiques : « Ce qu’il y a de plus pénible, voyez-vous, c’est de les sentir si fatigués, si las, et d’exiger d’eux, quand même, un effort encore. » Mais combien plus s’émeut-il de leurs misères morales : « À certains moments, on entrevoit un abîme de douleur. Quel autre abîme est nécessaire, de bonté, de pureté, de charité, pour combler celui-là ! » — Voilà où se révèle son ardeur d’apôtre, que la guerre n’a point attiédie, que le spectacle journalier des ignorances et des faiblesses ne fait qu’enflammer davantage. — Il savait d’ailleurs que son grade, qui lui conférait des droits, lui imposait du même coup des devoirs, et qu’il commandait à des hommes qui ont un cœur… et une âme : « Avoir constamment un extrême souci de la justice… Il faut exiger beaucoup, avoir de l’autorité, en acquérir encore, sans perdre le contact des hommes ; il faut toujours pouvoir remonter et consoler. Tout cela s’acquiert et se mérite. » — Au milieu des horreurs de la guerre, qu’il supporte avec une merveilleuse égalité d’âme, il trouve une consolation et une force, dans l’amitié de quelques jeunes hommes d’élite, dans la poésie qu’en de rares occasions il lui est encore donné de goûter un moment, dans son amour serein et fraternel de la nature, dont on retrouve l’expression dans presque toutes ses lettres. Mais ce qui le soutient aux heures les plus dures, c’est le souvenir de sa famille, de la maison paternelle, à laquelle « il pense de toutes ses forces », c’est son amour de la « magnifique terre de France » dont il ne peut entendre parler sans que les larmes lui viennent aux yeux, et c’est surtout sa profonde piété.

Chaque fois qu’il le peut, il assiste à la messe et communie. Il prie et il fait prier. Ses souffrances aussi sont une prière. « J’aime, dit-il, cette solitude un peu amère, ces mortifications physiques continuelles, ces dispositions de l’âme épurée, toujours prête à prier. » (Ceux d’entre les soldats qui ont eu le souci d’ordonner leur âpre vie des tranchées selon l’esprit du Christ — qui est tout d’expiation et de sacrifice — savent par expérience la vérité de ces paroles profondes et quelle joie, quelle paix et quelle pureté confèrent à l’âme ces veillées solitaires et douloureuses, unies, par foi, à la veillée de l’Agonisant de Gethsémani) ; — ailleurs il écrit : « Je dis souvent mon chapelet la nuit, quand je dois veiller, en faisant ma ronde à pas silencieux ; cela me réconforte toujours et me rapproche de vous. » — « J’ai communié, je me sens une grande force et je suis plein d’espoir. Les sacrifices seront bien doux si nous avons une victoire bien glorieuse, et s’il y a plus de lumière pour les âmes ; si la vérité en sort plus claire, plus aimée. Si vous pensez à moi constamment, vous devez être constamment joyeux, car je ne cesse pas d’être dans un état de grande paix et souvent d’allégresse. »

Le secret de cette courte existence si pleine, de cette jeunesse si pure et si ardente, ce fut la Foi. Ce jeune homme a vécu de la Foi. Il trouvait en elle le principe de son activité et l’aliment de sa faim de vérité et de justice. Cet « esprit de haute culture » savait « que la raison, que l’intelligence grandissent dans la foi » ; cet apôtre, passionné de perfectionnement social, savait que l’Église apporte partout l’ordre et la durée ; cet ami des pauvres puisait sa charité aux trésors de l’Évangile. Le lendemain du Congrès eucharistique de Lourdes, auquel il avait assisté avec son cher Francis Jammes, il écrivit dans une lettre à un ami qui ne partageait point ses opinions religieuses : « J’ai suivi les enseignements de ces Docteurs avec une attention violente et j’ai chaque jour éprouvé une joie plus grande. Rien de petit, de pauvre et d’étroit. Les idées qui naissaient en ce lieu étaient les idées catholiques… C’étaient les plus hautes Idées. Chaque civilisation affirmait que l’Église la constituait, la purifiait… La considérant dans ses saints Docteurs, dans cette assemblée, je ne savais plus si je voyais le poème de Dante ou la Jérusalem céleste entrevue par le Prophète. Que j’étais haut dans une atmosphère heureuse ! Ah ! ceux qui m’entouraient pouvaient me déplaire et me rebuter, ce n’était pas eux l’Église, mais cette assemblée magnifique qui définissait le dogme eucharistique : le dogme de charité. Je tenais à vous raconter cette Église, et je tenais à définir mon cœur de pur catholique, le même que mon cœur d’ami. »

Ces sentiments, il les confirma solennellement trois mois plus tard, dans les lignes suivantes de son testament, qu’il rédigea la veille de son départ pour les armées :

« Je crois au dogme de l’Église catholique avec joie ; je sens que la foi domine ma vie, qu’elle la dominera chaque jour davantage. Je veux être un soldat du Christ, et m’efforcer d’écrire et de parler pour le service de l’Église et de la France… Ne me plaignez pas ; je crois à l’éternelle Béatitude ; mais priez pour moi chaque jour. »

Les lettres de Léo Latil, sans apprêt et nullement destinées à la publicité, ne révèlent pas seulement les vertus de l’homme, mais aussi de remarquables qualités d’écrivain, d’observateur et de poète. À chaque page on s’arrête pour goûter une image ou une évocation suggestive, des notations saisissantes de vérité ou de plasticité, un rapide tableau, vivant d’une émotion profonde et contenue.

Nos meilleurs descripteurs signeraient cette petite scène prise sur le vif : « Un petit vieux tout rasé, sous un grand chapeau noir, et qui branlait sur sa canne, nous a dit : « Eh ! oui, il fait beau temps ; mais le temps d’automne, c’est comme la santé des vieux ; un jour n’engage pas l’autre. » — Tout y est : le trait définitif du portrait, le ton et le caractère. C’est parfait en trois lignes.

Voici encore trois tableaux, en des tonalités très différentes, mais également excellents, tant par la puissance de l’évocation que par la qualité de l’émotion :

1o « Nous avons traversé des bois jonchés d’arbres, des champs désolés, où les cadavres des soldats de la Garde sont encore étendus dans leurs belles capotes, leurs visages sans chair tournés vers le ciel, et, tout autour, des débris d’armes et d’équipement. »

2o « J’ai vu, dans une maison écroulée, dans une chambre comme suspendue, un petit lapin en peluche, à côté d’un chapeau de très petite fille recouvert de petites roses, et j’ai été tout ému. »

3o « Nous avons continué nos marches nocturnes vers l’ouest ; j’éprouve moins de fatigue ; je marche le nez levé vers le ciel étoilé, regardant chavirer les constellations. L’ami Bl… me récite, de sa voix chaude, des vers cornéliens, je m’endors quelquefois sur son épaule tout en marchant. Mon lieutenant me raconte des batailles de Napoléon ; on arrive à l’aube dans un village de la Meuse ; le régiment se répand dans les prés qui bordent la route… »

Sensation de vécu, sobriété, simplicité : qualités précieuses auxquelles on préfère trop souvent la luxuriante abondance de détails superflus, et la verbeuse rhétorique couvrant le vide des idées.

Mais la note la plus originale de ces lettres, c’est l’amitié sereine et fraternelle du poète avec la nature. « Vraiment il y a une sorte d’allégresse, écrit-il, à vivre familièrement, intimement avec la nature. » — « Ç’a été ma joie ce matin de voir les délicieuses fleurs au sommet des grands arbres et dans la lumière de l’aurore. » — « Ce qui m’adoucit toujours toute épreuve, c’est de vivre si près de la nature à tout instant. » — « Pour moi, la littérature n’existe plus. La nature me console, elle est mon amie. Je suis dans son intimité, je tiens à elle. J’ai épié tous les moments de la nuit et du jour. J’ai vu dans ces bois de Meuse, que j’appelle mes bois, naître chaque feuille, reverdir chaque taillis. Ils m’abritent et me protègent quand survient la tourmente. » — « J’ai — écrit-il dans une lettre à Francis Jammes, — supporté admirablement, grâce à Dieu, toutes les fatigues, éprouvant même une grande douceur à vivre dans l’intimité de la nature pendant les nuits et les jours. La pluie m’est apparue à certains soirs comme une amie quand elle chantait sur les feuilles et la mince toile qui m’abritait. J’ai senti le printemps de si près avec tant de douceur et de reconnaissance. »

Léo Latil, a dit Barrès, est « un jeune frère de Maurice de Guérin, mais pur ». Quelque intense en effet que soit ce sentiment de la nature, vous n’y découvrirez pas une ombre de sensualisme, ni de ce panthéisme, même inconscient, qui le vicie chez trop d’auteurs ; mais — comme l’a dit François Mauriac, de cet autre doux et pur poète que fut André Lafon — « bien loin que ce frère de Maurice de Guérin se perde dans la nature, il s’y retrouve ; au lieu de se confondre en elle, il se ressaisit. Il ne la substitue pas à Dieu mais du silence des champs et du recueillement des soirs, de l’allégresse des matins, il crée une mystique route vers ce Dieu de douceur et de consolation »[8].

Mais c’est dans ses poèmes, d’un si fervent lyrisme, que nous aurions pu trouver le reflet le plus fidèle, le rayonnement le plus clair de l’âme forte de Léo Latil.

Ces poèmes sont inédits. « Il les conservait discrètement encore, prêt à bientôt les faire connaître, non par ambition personnelle, mais pour apporter sa pierre de fidèle à l’édification du temple du Seigneur[9]. » Hélas, les plus précieux ont disparu sans retour. « Il était allé les soumettre à Francis Jammes, son ami très cher, et dans la hâte qu’il mit à répondre à l’appel de la mobilisation, il les égara, sans que jamais ses amis aient pu les retrouver[10]. » Grâce à la bienveillance de M. le Docteur Latil, il m’est cependant permis d’offrir au lecteur quelques poèmes inédits de Léo conservés pieusement par son père.

Ces poèmes déconcerteront certains par leur forme si indépendante, qui est un défi à toutes les métriques connues. La technique de ce poète nous échappe, nous n’en saisissons pas les lois. Il semble qu’il n’ait nul souci des savantes combinaisons rythmiques, moins encore, des sonores carillonnages de rimes. Il délaisse l’art raffiné et méticuleux de ses ancêtres les troubadours de Provence. Pour lui, la poésie est autre chose qu’un « gay sçavoir ». La poésie, c’est sa tendresse, sa douleur ou sa joie ; c’est sa vision émerveillée et reconnaissante de la création du bon Dieu, son amour de la pureté, de l’innocence, de la lumière, de la splendeur invisible. On pourra regretter cet abandon total des formes traditionnelles. Mais qu’on écoute : le rythme qui soulève ces poèmes, c’est le rythme même de la vie. Vie frémissante, vibrant au contact de la beauté matérielle ou spirituelle. Son lyrisme nous arrive tout bouillant, et il semble que le travail d’un ouvrier ès rimes n’aurait pu que le refroidir. Aucune forme fixe ou consacrée n’en capte les ondes fougueuses, et elles n’en sont que plus pures et plus puissantes. « L’art littéraire, a dit Willem Kloos[11], est l’expression la plus individuelle de la plus individuelle émotion. L’œuvre d’un vrai poète ne ressemble jamais à celle d’aucun autre ; car tout homme, mais surtout chaque poète, a sa manière personnelle de voir et de sentir, et par conséquent, en outre, sa manière personnelle de rendre. »

Léo Latil dit son rêve de beauté à sa façon : — simple et directe. Forme simple, d’une simplicité claire et nue. C’est une eau limpide qui réfléchit exactement le paysage ; un regard pur qui reflète l’âme entièrement. Notation directe : — qui n’a point passé par les phrases des maîtres pour leur emprunter un tour ou une image.

Aussi bien, la sincérité de l’accent par quoi se distingue cette poésie fera tomber les préventions qu’on a contre elle.

Et quelle ferveur ! C’est un jaillissement de flamme, un chant de pure ivresse, une extase dans l’amour et dans la lumière.

J’ai parlé plus haut du sentiment de la nature, tout franciscain, naïf et fraternel, qui rapproche Léo Latil de Jammes, de Lafon et de Guido Gezelle. Comme eux aussi, il est doué de cette simplicité du cœur qui le porte vers toutes les créatures, même les plus humbles : vers les petits ânes (si délicieusement chantés par Jammes) et les petits enfants, vers les cailloux et les fleurs, — et qui sait trouver partout une étincelle de la splendeur divine. Il a, à un suprême degré, ce « don d’enfance » qui garde aux poètes la fraîcheur d’impressions, la faculté de regarder toutes choses avec des yeux neufs, de s’attendrir devant la plus menue beauté de la terre, de s’émerveiller délicieusement, même devant ce qui est usé à nos yeux par l’accoutumance.

Déposons donc les préjugés d’école, et écoutons le chant de cette âme ardente et pure, simplement, comme nous écouterions le chant d’une source dans les bois :

Prière à mon Poète[12] et à la petite Bernadette
sa fille


— Oh ! mon poète !
— Ma petite Bernadette,
Les yeux noirs de ma petite Bernadette,
Je vous aime :
Vous êtes une émotion ancienne et une émotion nouvelle !
Je souris ; à vous voir mes lèvres tremblent
Et mes yeux se remplissent de larmes,
Et dans les heures douloureuses
Les jours où l’on a peur,
Les jours où l’on a froid,
Les jours où l’on a les yeux et le cœur vides,
Les jours où l’on vacille dans la nuit sans savoir,
Les jours où l’on désespère,
Vos yeux noirs ont rempli mes yeux, Bernadette,
Ô pacification, pacification,
Car je sens bien, petite fille,
Que nous sommes pareils, vous et moi,
Oh ! tout-à-fait pareils…


Nous courons sur les prairies et nous rions
Avec les fleurs ; et puis nous pleurons :
Dans la nuit noire nous nous sentons
Si petits que nous sanglotons désespérément.
— Et puis nous chantons !…
Oh ! les pauvres petites choses que nous sommes, Bernadette ;
Nous ne savons pas, nous ne savons pas,
Et pourtant vos yeux noirs font une consolation,
Vos yeux noirs remplissent mes yeux.
Vos yeux noirs sont baignés d’amour,
Bernadette,
Vous êtes serrée sur le cœur de mon poète.


Ô mon poète,
Vous qui savez les choses,
Vous qui avez souffert profondément,
Vous dont la douleur a été la compagne fidèle,
Vous qui êtes l’ami des fleurs, des petits ânes, et des étoiles,
Vous qui priez,
Vous qui dans vos extases
Voyez le Seigneur Jésus face à face,
Mon poète,
Serrez-nous fort contre vous,
La petite Bernadette et moi ;
Prenez nos tempes frêles dans vos mains
Et tournez nos yeux vers la lumière :
Les yeux de Bernadette verront la lumière,
Ils seront illuminés par la lumière !


Ô mon poète,
Prenez la main de Bernadette.
Bernadon, ma petite sœur,
Donnez-moi la main :
Allons tous trois au Paradis
Sur la route bleue,
Avec les petits ânes dandinant
Et toutes les petites filles de la terre,
Allons au Paradis :
Le Paradis du chœur des Anges,
Le Paradis des roses blanches,
Le Paradis du bon Dieu,
Le Paradis de mon poète,
Le Paradis de Bernadette,
Mon Paradis !


Bernadette,
Vos yeux sont plus beaux que les yeux des jeunes filles
Et vos yeux sont plus beaux que les yeux des Anges.
J’embrasse vos yeux noirs
Et le coin tombant de votre bouche confiante.
Ô Bernadette, consolation,
Ô Bernadette, bénédiction,
Ô Bernadette, pacification,
Ô Bernadette, joie ;
Ô Bernadette, dont les petites mains
Sur mes yeux sont rafraîchissantes !
Votre patronne reposait dans les plis
Du manteau de la Vierge Mère :
Que la Vierge Marie nous bénisse,
Mon poète, ma petite Bernadette, et moi pauvre.

Aix, Noël 1910.

Faites comparaître ce poème devant le tribunal de la critique officielle : il en sortira sans doute condamné. Au contraire, faites-vous une âme simple pour écouter l’âme simple qui chante ici et sanglote de tendresse et de joie : et vous sentirez une très douce émotion vous envahir. La Poésie française, toujours soucieuse de sa tenue, toujours un peu fardée et un peu coquette, a rarement des élans aussi spontanés, de ces cris où la tendresse « parle toute pure ». À ce lyrisme tout méridional, elle préfère l’émotion contenue d’un Sully Prudhomme. Mais qu’importe ? Cela ne m’empêche point d’aimer ces invocations insistantes comme des appels de litanies, ces paroles naïves et ferventes pareilles à des baisers, cette sincérité et cette fraîcheur où l’on respire le parfum exquis d’une âme jeune qui ignore la flétrissure.

Léo Latil a décrit lui-même « sa tendresse » dans le délicat petit poème que voici :

Tendresse


S’il fallait dire votre couleur, ô ma tendresse,
Je ne dirais pas que vous êtes verte, ou mauve, ou grise,
Mais bleue
Comme le ciel le matin,
Comme la mer,
Comme les cahiers d’Eugénie de Guérin,
Comme les ombres qui se traînent sur vous, vaste mer,
Et qui s’exhalent au crépuscule.
Vous êtes une exhalaison,
Une évaporation
Continuelle, éternelle…

On se figure cette âme ailée et vibrante, montant vers Dieu, au-dessus de la mer bleue comme le ciel de sa contrée natale ! Ah ! cette méditerranée, comme il l’a aimée, et comme le rythme des flots a passé dans son chant ! La mer contemple le ciel, en emprunte les teintes, et le va-et-vient inapaisé de ses vagues est comme le battement d’un cœur épris de lui ; le ciel l’aspire, elle aspire au ciel. Image de l’âme, assoiffée d’éternel, de notre cher poète.

Écoutons son

Chant Marin


Il fait nuit.
La nuit repose sur la vaste mer
Et monte jusqu’au firmament
Où brillent des paquets d’étoiles.
On entend le bruit de la mer
Comme un grand froissement
Comme une aspiration continuelle
Qui ne retombe jamais. —
On entend le clapotement d’une vague,
Et l’écroulement, l’éboulis, la chute d’une autre vague,
L’attendrissement de cette autre,
Le glissement et le retour de cette autre ;
Mais ce n’est pas une vague après une vague
C’est une vaste rumeur
Une immense rumeur continuelle,
Qui n’a ni commencement ni fin
Et qui continue
Comme un homme qui crierait,
La bouche ouverte sur une seule note éternellement.
C’est une note immobile
Comme la souffrance éternelle des âmes
Et les plaintes arrachées sur la surface de la terre !
Oh ! ce chant
De la vaste mer nocturne,
C’est un accompagnement
Continu, continué sans trêve.
Il faut un chant
Qui éclate brusquement,
Un lied immense — calme — apaisé,
Un chant qui monte vers Dieu du fond de la mer,
Et que le vent — vaste mer — me porte.
Moi, je chante !…

…Comme le Béarnais aime Bétharram et Lourdes, le Breton Sainte-Anne-d’Auray et Saint-Michel-du-Péril, le Provençal aime les Saintes-Maries. Le jeune poète aixois a fait le pèlerinage cher aux gens de chez lui ; il en rapporte un poème d’une étrange intensité de vision, un tableau aux couleurs crues, aux lignes nettes : sur un fond bleu, des formes blanches et noires, et le soleil qui éclaire tout, et le mistral qui fait tout bouger.

Les Saintes-Maries de la Mer


Je suis allé aux Saintes-Maries.
— Dans le pays on dit les Saintes —
L’église est haute, et carrée, et crénelée ;
Il y a une tour sur l’église ;
L’église est jaune dans la lumière
Le clocher est plat comme un mur
Qui monte en pointe.
Il y a cinq trous dans ce mur :
Trois sont remplis par des cloches,
Deux sont vides ; celui d’en haut et un en bas sur le côté.
On voit le ciel à travers les trous.
L’église est jaune dans la lumière,
Les maisons sont autour de l’église
Serrées basses et blanches.
Ah ! la blancheur crue de ces maisons
Peintes à la chaux sous un toit rouge
Rouge,
Ou bien de chaume.
Et les toits sont bas, serrés tout autour de l’église.
Entre ces maisons il y a des rues longues
Dans lesquelles le mistral s’engouffre,
Des maisons avec des boutiques petites
Pareilles à des fenêtres basses et des portes grillagées.
— Il y a des vieilles dans ces rues,
Des vieilles arlésiennes, chancelantes,
Aux cheveux blancs avec un bonnet noir
Noué par un nœud qui fait deux pointes noires.
Le vent secoue les vieilles
Et tord leurs jupes.


Et le samedi soir, la veille du dimanche,
Ces vieilles avec de petits balais
Nettoient leurs maisons si blanches !
— Il faut que ces maisons soient très blanches.
Et les maisons sont basses comme les vieilles
Et chancelantes ; et leur regard
Est doux le soir ;
Car le soir, les maisons s’éclairent :
Le vent souffle dans les rues noires,
Mais derrière les grillages, entre des rideaux roses,
Dans une lumière douce,
Des vieilles sont assises, qui tricotent, avec des vieux en sabots.
C’est la nuit. —


Le dimanche clair,
J’ai vu dans les rues blanches,
Rasant les murs blancs,
Des nonnes noires
Toutes noires,
Aux voiles légers
Que le vent tordait.
Elles sont entrées dans l’église jaune,
Immobile au milieu du vent.
— Les cloches sonnaient,
Les trois cloches dans le clocher
En se renversant vers le ciel.
L’église était sombre — haute — ronde,
La pierre était nue ;
Les flammes des cierges veillaient
Au fond du sanctuaire.
Les nonnes entraient une à une
Et se groupaient ;
Et des vieilles chancelantes devant les statues 
Le prêtre très loin qu’on ne voyait pas
Psalmodiait : Sancta Maria Magdalena, Sancta Maria Salomé ;
Des voix cassées répondaient :
« Priez pour nous »
En un murmure de litanies.
Puis les cloches ont sonné
Et les vieilles s’en sont allées
Une à une ;
Et les nonnes se groupaient
Dehors, en formes noires et chancelantes.
La lumière était éblouissante
Et faisait mal aux yeux.
Le vent soufflait :
Des vieilles se sont arrêtées sur leur « bastî »
Les nonnes se sont jetées sur les murs :
Le vent tordait leurs voiles noirs
Sur les murs blancs.


Je suis allé aux Saintes-Maries
— Dans le pays on dit les Saintes —
Il y a une église carrée, haute et crénelée,
Puissante et jaune dans la lumière,
Tout autour, des maisons
Blanches sont blotties.

Et cela fait un village qu’on voit de loin, de très loin sur le ciel, car la Camargue est plate ; un village perdu entre la Camargue immense et la mer immense.

Les arbres qui montent, poussent, sans branches, tout en troncs, et se tordent oppressés par le lierre que le vent retourne : Blancheur — taches — fond de mer — pin parasols — groupes d’arbres — atmosphère dans quoi tout baigne, atmosphère magnifique et adoucissante — fond de la mer, brebis. — Émouvante Camargue, pays en formation — fièvre.

1910.

Ce morceau est-il inachevé ? Ou bien les notations brèves et nettes qui le terminent traduisent-elles si exactement la vision et l’émotion de l’auteur qu’il valait mieux n’y plus toucher ? Je ne sais. Mais j’aime le poème tel quel ; il m’est entré dans l’âme, avec ses lueurs et ses contours.

À tout ce que j’ai cité de Léo Latil, je préfère cependant son beau poème : « L’Aveugle », à cause de l’émotion profonde et vraie qui y halète. Un jour je le lus à quelques jeunes gens : tous demeurèrent saisis ; j’en vis qui pâlissaient et pleuraient… Cela vaut mieux que tout éloge. « Quand une lecture vous élève l’esprit et vous inspire des sentiments nobles et généreux….. » disait La Bruyère… Voici ce poème :

L’Aveugle parle


Mes gestes ne sont pas à moi :
Pour manger j’ai besoin des autres,
Et pour marcher
Des mains.
Où me conduisez-vous ?
Peut-être dans la nuit, peut-être dans la mort.


Oh ! j’ai peur !
Des voix ?
Je ne sais pas ce qu’ils veulent dire les mots que vous m’avez appris.
Mes gestes et mes mots sont à vous, voyants.
Mais en ces gestes et ces mots
Je sens remuer quelque chose
Que toujours vous ignorerez
Et que je possède tout seul, tout seul…
Car je porte en moi la lumière.
Car la lumière n’est pas l’éclat frelaté de vos yeux, voyants,
L’éclat de tes facettes, verre,
La blancheur imbécile, lys,
La lumière, c’est ce grand frisson qui tord mes muscles et fait
Craquer mes os,
Qui tue mon cœur,
Qui fait jaillir mes larmes…
Car si vos yeux brillent, voyants,
Mes yeux pleurent.
Oh ! la lumière ! la lumière !…
Vos clartés miroitantes, impuissantes sont immobiles et figées,
Ce sont des mortes.
Ma lumière est un rythme immense et musical
Et qui grandit toujours, toujours, toujours…
Pour aller où ?
J’en ai l’angoisse.
Mais vous pouvez garder vos gestes et vos cris ;
Je les ai dépouillés !
Le grand frisson qui me secoue
M’emporte.
— Car je porte en moi la lumière !

(À un aveugle jeune et musicien,)
1910

Et la mort a fait taire cette voix pure !… Latil est parti sans laisser une œuvre. Ses splendides promesses nous font mesurer la perte qu’ont subies les lettres catholiques, auxquelles il eût fait grand honneur.

Et tout autant, nous plaignons les œuvres religieuses et sociales d’avoir perdu cet apôtre dont la foi et le zèle eussent tant fait pour le relèvement de la France.

Mais ne comptez-vous pour rien la douceur qui rayonne de sa pureté, la force qui émane de ses magnifiques certitudes, l’action incontestable de son souvenir ?

D’ailleurs, que savons-nous ? il y a des morts plus utiles que les plus riches vies. Et le sang, répand par les Saints, acquiert, par la vertu du sang du Christ, une valeur de rachat et une puissance d’intercession incomparables. Plus qu’il ne l’eût fait par son talent, Léo Latil collabore au renouveau chrétien par son sacrifice. Qui sait si les éclatantes conversions de ces dernières années n’ont pas été déterminées par une goutte de sang d’un obscur immolé ? Qui sait si le renoncement généreux d’un Latil ou d’un Lafon aux lauriers terrestres n’a pas obtenu pour Francis Jammes l’inspiration de ses « Géorgiques chrétiennes », et si le « Chemin de Croix » de Paul Claudel n’est pas le fruit d’un humble fiat de ces victimes résignées ? Pour moi, je me plais à le penser. Car il y a la réversibilité des mérites et la communion de Saints.



  1. Francis Jammes, dans la Croix de Paris (21 oct. 1915).
  2. Louis Coirard, dans la Croix de Provence (17 oct. 1915).
  3. Lettre du lieutenant colonel G. à M. le Docteur Latil.
  4. Lettre du lieutenant K…
  5. Lettres d’un soldat. ( « Pages actuelles », Bloud).
  6. Henri Massis. « Le Sacrifice. »
  7. La mère de Léo est morte depuis plusieurs années.
  8. François Mauriac. La Correspondance d’André Lafon, (Revue des Jeunes, 10 août 1918).
  9. Francis Jammes, loc. cit.
  10. Lettre du Docteur Latil à l’auteur.
  11. Poète et critique hollandais, un des chefs de l’École « moderne ».
  12. Francis Jammes, dont il fut le disciple bien-aimé.