Le Beau jardin/08

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Plon-Nourrit (p. 289-299).

LE

PÈLERINAGE DE BITCHE


Août 1911.

Il y aura bientôt quarante et un ans que la petite forteresse lorraine de Bitche commença de subir le siège qui devait la rendre à jamais célèbre.

Elle vit les premiers soldats ennemis vingt-quatre heures après la bataille de Frœschwiller, mais bientôt ils s’éloignèrent, et le commandant de la place put croire, quelques jours, que, la fortune favorisant la France, il n’aurait plus qu’à contrarier la retraite des armées allemandes. Espérance vite évanouie ! Le 23 août, à cinq heures du matin, les Bavarois, après avoir installé leurs batteries, au prix des plus grandes difficultés, ouvraient le feu. À sept heures, le colonel bavarois, s’imaginant sans doute que Bitche capitulerait aussi facilement que les places fortes prussiennes après Iéna, envoyait un parlementaire sommer la garnison de poser les armes. Le 21 mai 1871, sept mois après, le drapeau français flottait encore sur les remparts, et ce ne fut que le 25, par une convention signée du commandant Teyssier et du colonel Kohlermann, que la garnison quitta la ville, musique en tête, ses étendards claquant au vent, conservant ses armes, ses chevaux et ses bagages. Sept cent cinquante fantassins du 81e régiment, deux cent cinquante artilleurs, deux cents douaniers, seize à dix-huit cents hommes échappés de Frœschwiller et de Forbach avaient résisté victorieusement à toutes les horreurs du bombardement, de la faim et de la fièvre obsidionale. Le commandant Teyssier pouvait justement dire à tous ceux qui l’avaient si noblement secondé : « Plus tard, chacun de vous sera fier de pouvoir dire : J’appartenais à la garnison de Bitche. »

Dans ce mois cruel, où chaque Français doit commémorer en son cœur, sinon sur la terre même d’Alsace-Lorraine, les sanglantes batailles qui abattirent la patrie, j’ai voulu accomplir pieusement le pèlerinage de Bitche.

Quand on vient d’Alsace, le chemin est merveilleux. Traversant les Vosges septentrionales, il suit l’étroite vallée du Falkenstein, toute bordée d’épaisses forêts. La rivière coule, sinueuse, à travers les prés ; sur la route les bergeronnettes et les pinsons s’effarouchent à peine au bruit des voitures ; de grands rochers se dressent, que reflète parfois un étang ; au bord d’un bois, un chevreuil, enfoncé dans les herbes, lève la tête et s’enfuit. Un silence accablé de chaleur. La route monte, débouche sur un plateau, et Bitche apparaît.

Encore ceinte des remparts que construisirent les Français, la forteresse commande, avec ses murs rouges, bâtis sur le roc, les routes de Strasbourg, Phalsbourg, Sarreguemines, Deux-Ponts, Landau et Wissembourg. Les collines qui l’entourent abaissent leurs couronnes verdoyantes : l’horizon est immense. On ne voit qu’elle, gardienne vigilante qui, située sur un sommet haut de plus de trois cent cinquante mètres, surveille la contrée. Dans cet isolement, elle personnifie aujourd’hui la pensée allemande, sans relâche tournée vers la préparation de la guerre. À ses pieds se tasse la ville ; un gros village plutôt. Quand on y pénètre, quelle tristesse ! Des rues désertes, où de temps en temps passe un soldat en tenue de corvée ; d’humbles magasins avec de médiocres étalages, des maisons qui semblent inhabitées : le vide que créent autour de lui un fort à qui tout est sacrifié, et l’inutilité de vivre où peut-être demain retentira le canon.

Cependant je cherchais quelque survivant du siège : on m’indiqua une vieille Lorraine, qui dans huit ans, si Dieu ne la rappelait pas, serait centenaire. Je frappai à sa porte : elle ouvrit prudemment, et tout d’abord elle refusa de me recevoir. Les rides creusaient son visage et ses cheveux blancs pendaient hors de son bonnet sur ses joues. Elle était petite, menue, toute resserrée par l’âge. Mais quelle finesse de traits ! cette finesse à quoi l’on reconnaît, malgré la longue vieillesse, le charme indestructible d’une femme française, qui a été jeune et jolie. Que lui voulais-je ? Des souvenirs ? elle n’en avait pas, ou du moins ils appartenaient à ses morts. Néanmoins, entendant bien que j’étais de l’autre côté des Vosges, elle me laissa entrer. Je pénétrai, derrière elle, dans un salon étroit aux volets fermés, et qui montrait cette propreté soignée des vieilles demeures d’où l’on ne sort guère. Sur les murs, il n’y avait que des photographies d’officiers, entre autres un portrait de capitaine de hussards, des assiettes qui représentaient des scènes napoléoniennes, et encore un calendrier où chevauchaient des cuirassiers.

Alors elle parla.

Elle n’avait rien oublié.

Les premières fusillades des défenseurs contre les reconnaissances, les premiers coups de canon, les fausses dépêches annonçant des victoires françaises, les parlementaires s’en venant proposer la capitulation et s’en retournant déçus, toute la population civile unie aux militaires dans le même sentiment de résistance, le capitaine Mondelli cherchant à Paris et à Bordeaux des instructions, les obus crevant et incendiant les maisons ; depuis quarante ans sa mémoire n’avait pas faibli. Elle décrivait encore le drapeau offert par la ville aux soldats, et la couronne de lauriers remise au commandant par les dames de Niederbronn.

Je l’écoutais, infiniment ému. Elle s’interrompit.

— Et quand les Allemands sont entrés ? demandai-je.

Elle joignit les mains.

— Ah ! monsieur, fit-elle.

Elle se tut quelques instants, puis elle poursuivit :

— Depuis une semaine à peu près les Allemands occupaient Bitche. J’étais allée acheter du lait ; chez la marchande, un soldat tournait autour d’une bonne ; à un moment il lui serre la taille, la bonne riait : « Eh quoi ! lui dis-je, vous n’avez pas honte ? est-ce que vous ne pouvez pas l’envoyer promener ? » La bonne rougissait, mais le soldat s’avança vers moi, et, son poing sous mon nez, me dit, dans un mauvais français : « Assez, assez ; nous vous avons gagné ; Bitche est à nous. » Alors, je me redressai : « Vous nous avez gagné, vous nous avez gagné… vous n’avez rien gagné du tout ; vous n’avez pas pris Bitche, vous ne l’auriez jamais pris ; on vous l’a donné. » Furieux, il leva le poing, « Si vous ne reculez pas, lui dis-je, je vous lance mon pot à lait sur la figure. » Et déjà je brandissais le pot à lait : il recula et quitta la boutique.

Brave Lorraine, quel noble sang coule dans tes veines, un sang qui, jusque dans le plus terrible désastre de la patrie, ne veut pas subir l’insulte et se révolte ! En écoutant ta voix qui tremble, en contemplant ton visage si ridé et ton corps si frêle, sur lequel pèsent quatre-vingt-douze années d’existence, je comprends mieux encore tout ce que mon pays, qui est le tien, a perdu en perdant ces provinces. Nos rois, qui ont, avec une si patiente intelligence, cousu la France morceau par morceau, n’avaient pas seulement, en ajoutant l’Alsace-Lorraine au plus beau royaume sous le ciel, ajouté de magnifiques territoires où la beauté s’unit à la fécondité ; ils n’avaient pas seulement assuré la frontière, et mis, selon cette vive expression, les clefs de la maison dans leur poche, au lieu de les laisser aux mains de l’Allemagne : ils avaient encore accru la valeur de la race par la singulière valeur des nouvelles populations. Ici, dans ces champs et dans ces forêts, naissaient des hommes travailleurs, sérieux, réalistes et que ne troublaient point les nuées ; ici, naissait aussi un peuple de soldats, qu’enchantaient la gloire des armes et le danger de la mort. Metz, Bitche, Phalsbourg, Strasbourg, Colmar, Thionville, combien d’officiers, combien de troupiers avez-vous prodigués à notre patrie, toujours avides de mourir pour la défendre ou pour la grandir ? Cette vieille Lorraine, son père était soldat, ses deux frères étaient soldats, son fils était soldat. Et elle attend que les Français reviennent. Hélas ! j’ai trop peur que ses yeux ne se ferment avant que nos clairons ne sonnent dans la rue qu’elle habite. Nous sommes en république…

Cette terre d’Alsace et de Lorraine, quel enseignement elle offrirait aux jeunes Français de toutes classes si, au lieu de les illusionner de pacifisme et d’humanitarisme, les instituteurs en conduisaient chaque année ici des délégations ! Il ne faut pas qu’une blessure aussi profonde que la nôtre puisse jamais se cicatriser, et, quand il semble qu’on ne la sent plus, il faut de nouveau y porter le fer, pour qu’elle se rouvre et saigne. Ni les Alsaciens, ni les Lorrains n’oublient : chaque journée de ce mois d’août est pour eux l’objet d’une fidèle commémoration. Dans la campagne messine, comme dans la plaine d’Alsace, agenouillés sur les tombes, ils prient, méditent et se souviennent. À nous, Français de France, de grossir leur nombre, de les accompagner et de mêler nos pensées à leurs pensées. De chacune de ces petites croix qui sillonnent les champs de bataille, comme des grands monuments qui montent vers le ciel, s’exhale la plus pathétique des leçons. Seul, dans la solitude de Bitche, ou à Wœrth, accompagnant les derniers survivants des cuirassiers de Morsbronn, l’espérance ne m’abandonne pas. Je me rappelle ce discours que prononçait à la réception de l’étudiant strasbourgeois Munck, à l’Hôtel des Sociétés savantes, le président de l’Association des étudiants parisiens, au milieu des applaudissements et des acclamations. Il criait que la jeunesse française avait besoin de discipline et d’héroïsme. Ce fervent appel, il y a dix ans, ses aînés, enténébrés d’idées fausses, ne l’eussent pas poussé. La discipline et l’héroïsme, où ces jeunes gens ardents pourraient-ils en trouver de meilleurs exemples qu’ici ? la discipline et l’héroïsme des morts qui ont lutté jusqu’au bout, puis sont tombés en ensanglantant la terre qu’ils défendaient, la discipline et l’héroïsme des vivants qui, dans une lutte quotidienne, résistent aux vainqueurs et gardent le patrimoine de leurs pères, patrimoine d’honneur, de travail et de gloire.


FIN