Le Bec en l’air/Jujules a mangé les pruneaux

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Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 291-297).

JUJULES A MANGÉ LES PRUNEAUX


En entrant à l’improviste dans la salle à manger, j’entendis la porte du buffet qui se fermait brusquement et je surpris mon petit Jujules en train d’essuyer sa bouche avec sa manche.

M’apercevant, Jujules imprima à toute sa physionomie un air de candeur ineffable et ses yeux reflétèrent l’azur même du ciel.

Quand je vois mon petit Jujules arborer tant de sérénité, ma religion est fixée : Jujules vient de faire un mauvais coup.

Oui, mais quel mauvais coup ?

Sans l’espoir, d’ailleurs, d’une réponse sincère, j’interrogeai l’enfant :

— Qu’est-ce que tu viens de faire ?

— Rien, papa.

— Comment, rien ?

— Non, rien, je t’assure, papa !

— Tu as pris quelque chose dans le buffet ?

— Rien, papa.

— Tu l’as refermé quand je suis entré.

— Oui, papa, je l’ai refermé pour empêcher la poussière d’entrer.

— Tu l’avais donc ouvert ?

— Non, papa, il y était avant.

Ce qui m’agaçait dans les réponses de mon petit Jujules, ça n’était pas tant son mensonge, bien naturel en somme, que son air de se moquer de moi, dans les grandes largeurs.

Et je connais mon Julules : quand il a cet air-là, Torquemada lui-même ne lui arracherait pas son secret.

Je résolus donc de procéder à une enquête personnelle et j’explorai les flancs du buffet, en vue d’y trouver quelques traces révélatrices du passage de Jujules.

Mon investigation ne fut pas longue.

Un compotier se trouvait là qui avait contenu des pruneaux.

Les pruneaux étaient absents, mais de la sauce s’y étalait encore.

Un détective de six mois aurait compris.

— Jujules, tu as mangé les pruneaux qui restaient du déjeuner ?

— Non, papa.

— Je te dis que si !

— Je te dis que non, moi !

— Où sont-ils alors, ces pruneaux ?

— Est-ce que je sais, moi ! Est-ce que tu m’as donné les pruneaux à garder ?

J’aime beaucoup mon petit Jujules, mais je pense que les enfants menteurs et obstinés ont besoin d’une correction.

J’allais donc châtier l’enfant quand mon épouse Brigitte, attirée par le bruit, entra dans la salle à manger.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit cette dame.

— Il y a que Jujules vient de manger des pruneaux et qu’il ne veut pas l’avouer.

— Est-ce vrai, Jujules ?

— Non, maman, ça n’est vrai ! Je n’ai pas mangé les pruneaux ; pourquoi que j’aurais mangé les pruneaux, d’abord ?

Brigitte, mon épouse, est d’une faiblesse déplorable à l’égard de notre fils. Tout ce qu’il fait est bien fait.

Naturellement, elle prit parti pour Jujules contre moi.

— Pourquoi, mon ami, voulez-vous que cette enfant ait mangé les pruneaux ? S’il les avait vraiment mangés, il le dirait, n’est-ce pas, mon petit Jujules ?

— Oui, maman.

Et en disant ce oui, maman, le crapaud me regardait de son œil le plus narquois, semblant me dire : « Oui, c’est moi qui les ai mangés, les pruneaux ! Et puis, j’en mangerai encore ! Et puis, zut pour toi ! »

Une altercation des plus vives éclata entre Brigitte et moi.

Avez-vous vu une lionne au lionceau duquel on reproche d’avoir mangé des pruneaux en temps prohibé ?

Au cours de cette orageuse discussion, une idée lumineuse me jaillit soudain :

— Oui, m’écriai-je, c’est Jujules qui a mangé les pruneaux ! Et je vais vous le prouver.

— Ah ! mon Dieu ! clama la lionne, vous n’allez pas lui ouvrir le ventre, au moins !

— Non !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes après cette scène, la science comptait une application de plus.

Grâce au tube de Crookes, qui ne me quitte jamais, et un accumulateur d’une énergie peu commune, je photographiai Jujules, suivant le procédé dont se sert Rœntgen pour photographier à travers les substances opaques.

Le cliché confirma mes prévisions. On y apercevait clairement, dans l’estomac de mon petit Jujules, les sept noyaux de pruneaux qu’il avait dévorés.

Fort de ma découverte, je voulus confondre l’enfant.

Mais ce dernier, très au courant des découvertes modernes, me répondit cyniquement :

— La prochaine fois que je prendrai quelque chose dans le buffet, ce sera des substances insensibles aux rayons X.