Le Bec en l’air/Trop de précaution nuit

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Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 214-219).

TROP DE PRÉCAUTION NUIT


Nous avions encore une grande demi-heure avant le départ du train.

Il faisait chaud.

Nous avions soif.

La terrasse d’un café voisin nous tendait ses bras.

Un garçon, plutôt dégoûtant, nous apporta deux verres de bière tiède, mais mal tirée.

À côté de nous, un monsieur sirotait une absinthe.

— Oh ! l’imprudent, fit mon ami Romarin d’un ton effrayé, me désignant le buveur.

— Pourquoi, imprudent ?

— On ne sait jamais ce qu’on risque à boire une absinthe à la terrasse d’un café de province.

— Tu m’épouvantes !…

— Ainsi, moi, il m’est arrivé deux fois dans ma vie de boire en public une néfaste absinthe. La première fois, j’y perdis une admirable situation.

— Et la seconde ?

— La seconde fois, je manquai un mariage superbe.

— Mon pauvre ami !

— C’est comme j’ai l’honneur de le dire. Il y a quelques années, très fortement recommandé, j’avais obtenu, en province, une place absolument inespérée, et, je l’avoue, en disproportion avec mes faibles mérites. Je devais, le lendemain, entrer en fonctions. La malencontreuse idée me vint de m’asseoir à une table extérieure d’un café de la ville et de m’y faire servir une absinthe. Mon futur directeur, passant par là, m’aperçut qui dégustais, non sans délices, la glauque liqueur. Il conclut de ce spectacle que j’étais un induré poivrot, et me fit savoir, le jour même, sa volonté bien arrêtée de se passer de mes services.

— Voilà qui est fort consternant, ma foi !

— Cette mésaventure me fit prendre en grippe le produit de Pernod fils, et je demeurai longtemps sans en absorber la moindre goutte. Pourquoi n’ai-je point persisté dans cette belle attitude ?

— Oui, pourquoi ?

— L’année dernière, j’étais à deux doigts de l’hymen ! Ma famille m’avait découvert, à Rambouillet, une jeune fille charmante qui me plaisait fort et dont la dot était rondelette. Le seul inconvénient, à mes yeux, résidait dans l’excessive pruderie du papa de la demoiselle. Imagine-toi que ce vieux serin ne m’accorda sa fille qu’après mon serment de n’avoir jamais connu de maîtresse !

— Tu n’es pas dénué d’un certain culot, toi !

— Oh ! pour ce que ça m’a servi ! Enfin, tout allait bien, quand, la veille du jour du contrat, j’eus la malheureuse… la diabolique idée de prendre une petite absinthe à une terrasse de café…

— Ton beau-père vint à passer…

— Laisse-moi continuer. Je demandai donc une absinthe ; mais, me souvenant de ma première mésaventure, je demandai une absinthe blanche. Mon beau-père vint à passer, comme tu dis. Oh ! la tête qu’il fit ! Le soir même, je recevais de cet homme vertueux le conseil d’emprunter le train de Paris sans esprit de retour. Cet idiot, prenant mon absinthe blanche pour de l’orgeat, en avait tiré les conclusions que tu devines.

— Tous ces gens vertueux sont de vieux saligauds… Et la jeune fille, tu t’en consoles ?

— Aisément. Elle s’est mariée depuis avec un garçon beaucoup mieux que moi, sous tous les rapports, et qu’elle fait cocu, à bras raccourcis.