Le Bec en l’air/Un véritable explorateur

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Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 145-150).

UN VÉRITABLE EXPLORATEUR


Ce jour-là, certes, il faisait froid — et je ne serai pas assez idiot pour prétendre le contraire — il faisait froid, un de ces braves petits froids secs qui vous ont un léger goût de pierre à fusil et qui font dire au monde que, si ça continue, on devra se vêtir plus chaudement.

Encore une fois, il faisait froid, mais — nom d’un chien ! — pas assez froid pour nécessiter cette lourde houppelande longue jusqu’aux pieds, ce bonnet d’astrakan, ces bottes fourrées et ces gants de renard bleu.

Plus je me moquais de sa tenue quasi-polaire, plus cet imbécile semblait s’y complaire.

Il se mirait dans la glace, ajustait son col, tirait ses manches et, d’un coup de poing, rectifiait l’économie de son bonnet.

Très agacé de ce manège, j’en arrivai à lui dire des choses plus déplaisantes que ne comportait la situation.

Il riposta aigrement.

Je maintins mes acrimonies.

Et il me tendit sa carte :


Pascal Lagneau
EXPLORATEUR
Nouvelle-Zemble.


Pascal Lagneau, explorateur !

Si je ne suis pas mort de rire en lisant ces mots, c’est que ma destinée n’implique pas la mort par le rire.

À vous, ça ne paraît pas drôle, parce que vous ne connaissez pas Pascal Lagneau ; mais, pour moi, qui l’ai connu pas plus haut que ça, la chose comportait un irrésistible comique.

Pascal Lagneau (entre mille autres détails typiques) vint s’installer à Paris dans les environs de 1878.

Depuis ce moment, il ne quitta plus la capitale qu’une fois par an, au moment des courses de Trouville, et encore c’était pour aller à Bougival.

Et c’est ce monsieur qui tendait sa carte avec la qualité d’explorateur à la Nouvelle-Zemble !

Avec énormément de dignité, je lui rendis son carton, le flagellant de ces paroles vengeresses comme des lanières :

— Mon ami, vous êtes un farceur !

Alors, sans raison apparente (je dis apparente, car, vraiment, il n’avait pas l’air plus gris que vous ou moi), le voilà qui fondit en larmes, me serra sur son cœur et m’entraîna dehors.

— Viens, gloussait-il, je vais tout te dire. Toi… toitoi… tu me comprendras !

Nous entrâmes au New old Bar qui, par bonheur, se trouvait à un quart de portée de fusil, et j’appris, longuement contée en de diffus propos, l’histoire suivante :

Pascal est, à l’heure qu’il est, du dernier bien avec une petite femme mariée que son mari — un sale type — fait étroitement surveiller, bien qu’ils soient, tous les deux, en instance de divorce.

Jusqu’à présent, la pauvre petite créature a tous les droits pour elle, mais dame ! si on la pinçait en flagrant délit avec un quidam, les choses procédurières prendraient pour elle un autre reflet, sans doute.

« Évitons le flagrant délit ! » telle est la devise de nos deux tourtereaux.

À ce but, le brave Pascal imagine un radieux truc qui diminue, en de fortes proportions, les chances de pinçage.

C’est son susdécrit costume d’explorateur. Oyez-en l’avantage !

Alors, qu’il est vêtu d’une seule chemise et que l’arrache à ses occupations l’indiscret toc-toc du commissaire et du mari, Pascal Lagneau peut, en costume d’explorateur, ouvrir lui-même la porte à ces messieurs, moins de dix secondes après la sommation, battant ainsi de cinq secondes le record des pompiers de Montréal (en d’autres circonstances, il est vrai).

Les bottes, la houppelande à laquelle attiennent les gants, et le bonnet, tout cet attirait est chaussé, enfilé, coiffé en dix secondes !

Toujours le sourire sur les lèvres, Pascal Lagneau reçoit le commissaire sceptique et le grincheux mari.

De la meilleure grâce du monde, il leur offre sa carte, leur confie qu’il n’a pas voulu s’embarquer pour les régions polaires sans avoir présenté ses devoirs respectueux à la petite madame.

Et le tour est joué !

Le commissaire, toujours sceptique, le mari plus grincheux encore, n’ont plus qu’à se retirer.

Et mon ami Pascal n’a plus, comme disait cette vieille canaille de père Thiers, qu’à reprendre ses chères études.