Le Berger (Gautier)

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La Peau de tigre (recueil, partiellement original)Michel Lévy frères (p. 39-74).



LE BERGER


DEUX ACTEURS POUR UN RÔLE


N’ayez pas peur. — Nous n’avons aucune envie de faire un pastiche d’Honoré d’Urfé, et nous ne vous mènerons pas sur les rives du Lignon, nous n’évoquerons pas les ombres pastorales d’Estelle et de Némorin. Le chevalier de Florian, quoique plus nouveau, est tout aussi passé de mode que l’auteur de l’Astrée.

Aujourd’hui, dans le temps prosaïque où nous vivons, même sans être sorti de Paris, on peut, d’après les tableaux de Brascassat et de Delaberge, se faire une idée assez juste des moutons et des bergers. Les moutons ne sont pas poudrés à blanc et ne portent généralement pas de faveurs roses au cou ; ce sont des animaux fort stupides, recouverts d’une laine sale, imprégnée d’un suint d’une odeur désagréable ; leur principale poésie consiste en côtelettes et en gigots. Les bergers sont des drôles peu frisés, hâves, déguenillés, marchant d’un air nonchalant, un morceau de pain bis à la main, un maigre chien à museau de loup sur les talons. Les bergères sont d’affreux laiderons qui n’ont pas la moindre jupe gorge-de-pigeon, pas le moindre corset à échelle de rubans, et dont le teint n’est pas pétri de roses et de lis. — Il a fallu plus de six mille ans au genre humain pour s’apercevoir de cela, et ne plus ajouter foi entière aux dessus de porte, aux éventails et aux paravents.

Donc, puisque voilà nos lecteurs rassurés contre toute tentative d’idylle de notre part, commençons notre récit ; il est fort simple, il sera court. Nous espérons qu’on nous saura gré de cette qualité.



I


Vers le milieu de l’été de 18…, un petit pâtre de quinze ou seize ans, mais si chétif, qu’il ne paraissait pas en avoir douze, poussait devant lui, de cet air méditatif et mélancolique particulier aux gens qui passent une partie de leur existence dans la solitude, une ou deux douzaines de moutons, qui se seraient, à coup sûr, dispersés sans l’active vigilance d’un grand chien noir à oreilles droites, qui ralliait au groupe principal les retardataires ou les capricieux par quelque léger coup de dent appliqué à propos.

Les romans n’avaient pas tourné la tête à Petit-Pierre ; — c’est ainsi qu’il se nommait, et non Lycidas ou Tircis ; — il ne savait pas lire. Cependant il était rêveur ; il restait de longues journées appuyé le dos contre un arbre, les yeux errant à l’horizon dans une espèce de contemplation extatique. À quoi pensait-il ? il l’ignorait lui-même. Chose bien rare chez un paysan, il regardait le lever et le coucher du soleil, les jeux de la lumière dans le feuillage, les différentes nuances des lointains, sans se rendre compte du pourquoi. Même il jugeait comme une faiblesse d’esprit, presque comme une infirmité, cet empire exercé sur lui par les eaux, les bois, le ciel, et il se disait :

— Cela n’a pourtant rien de bien curieux ; les arbres ne sont pas rares, ni la terre non plus. Qu’ai-je donc à m’arrêter une heure entière devant un chêne, devant une colline, oubliant le boire et le manger, oubliant tout ? Sans Fidèle, j’aurais déjà perdu plus d’une bête, et le maître m’aurait chassé. Pourquoi ne suis-je donc pas comme les autres, grand, fort, riant toujours, chantant à tue-tête, au lieu de passer ma vie à regarder pousser l’herbe que broutent mes moutons ?

Petit-Pierre se plaignait tout bonnement de n’être pas stupide, et avait-il tort ?

Sans doute vous avez déjà pensé que Petit-Pierre était amoureux : il le sera peut-être, mais il ne l’est pas.

Les amours des champs ne sont pas si précoces, et notre berger ne s’était pas encore aperçu qu’il y eût deux sexes.

Il est vrai qu’en certains cantons peu favorisés, l’on pourrait s’y tromper ; c’est le même hâle, la même carrure, les mêmes mains rouges, la même voix rauque : la nature n’a créé que la femelle, la civilisation a créé la femme.

Arrivé sur le revers d’une pente couverte d’un gazon fin et luisant, et semée de quelque beaux bouquets d’arbres s’agrafant au terrain par des racines noueuses d’un caractère singulier et pittoresque, il s’arrêta, s’assit sur un quartier de roche, et, le menton appuyé sur un bâton recourbé comme ceux des pasteurs d’Arcadie, il s’abandonna à la pente habituelle de ses rêves. Le chien, jugeant avec sagacité que les moutons ne s’éloigneraient pas d’un endroit où l’herbe était si drue et si tendre, se coucha aux pieds de son maître, la tête allongée sur ses pattes et les yeux plongés dans son regard, avec cette attention passionnée qui fait du chien un être presque humain. Les moutons s’étaient groupés çà et là dans un désordre heureux. Un rayon de lumière glissait sur les feuilles et faisait briller dans l’herbe quelques gouttes de rosée, diamants tombés de l’écrin de l’Aurore, et que le soleil n’avait pas encore ramassés. C’était un tableau tout fait, signé Dieu, un assez bon peintre dont le jury du Louvre refuserait peut-être les toiles.

C’est la réflexion que fit une jeune femme qui entrait en ce moment par l’autre extrémité du vallon :

— Quel joli site à dessiner ! dit-elle en prenant un album des mains de la femme de chambre qui l’accompagnait.

Elle s’assit sur une pierre moussue, au risque de verdir sa fraîche robe blanche, dont elle paraissait s’inquiéter fort peu, ouvrit le livre aux feuillets de vélin, le posa sur ses genoux et commença à tracer l’esquisse d’une main hardie et légère. Ses traits fins et purs étaient dorés par l’ombre transparente de son grand chapeau de paille, comme dans cette délicate ébauche de jeune femme par Rubens que l’on voit au Musée ; ses cheveux, d’un blond riche, formaient un gros chignon de nattes sur son cou plus blanc que le lait et moucheté, comme par coquetterie, de trois ou quatre petites taches de rousseur. Elle était d’une beauté charmante et rare.

Petit-Pierre, absorbé par une découpure de feuilles de châtaignier, ne s’était pas d’abord aperçu de l’arrivée d’un nouvel acteur sur la tranquille scène de la vallée. Fidèle avait bien levé le nez ; mais, ne voyant là aucun sujet d’inquiétude, il avait repris son attitude de sphinx mélancolique. L’aspect de cette forme svelte et blanche troubla singulièrement le jeune berger ; il sentit une espèce de serrement de cœur inexprimable, et, comme pour se soustraire à cette émotion, il siffla son chien et se mit en devoir de se retirer.

Mais ce n’était pas là le compte de la jeune femme, qui était précisément en train de croquer le petit pâtre et son troupeau, accessoire indispensable du paysage ; elle jeta de côté album et crayon, et, avec deux ou trois bonds de biche poursuivie, elle eut bientôt rattrapé Petit-Pierre, qu’elle ramena d’autorité au quartier de roche sur lequel il était assis auparavant.

— Toi, lui dit-elle gaiement, tu vas rester là jusqu’à ce que je te prie de t’en aller ; le bras un peu plus avancé, la tête plus à gauche.

Et, tout en parlant, de sa main frêle et blanche, elle poussait la joue hâlée de Petit-Pierre pour la remettre dans la pose.

— Mais c’est qu’il a de beaux yeux, Lucy, pour des yeux de paysan, dit-elle en riant à sa femme de chambre.

Son modèle remis en attitude, la folle jeune femme recourut à sa place et reprit son dessin, qu’elle eut bientôt achevé.

— Tu peux te lever et partir, si tu veux, maintenant ; mais il est bien juste que je te dédommage de l’ennui que je t’ai causé en te faisant rester là comme un saint de bois. Viens ici.

Le pâtre arriva lentement, tout honteux, le dos humide et les tempes mouillées ; la jeune femme lui glissa vivement une pièce d’or dans la main.

— Ce sera pour t’acheter une veste neuve quand tu iras à la danse le dimanche.

Le pâtre qui avait jeté un regard furtif sur l’album entr’ouvert, restait comme frappé de stupeur sans songer à refermer sa main, où rayonnait la belle pièce de vingt francs toute neuve : des écailles venaient de lui tomber des yeux, une révélation subite s’était opérée en lui. Il disait d’une voix entrecoupée, en suivant les différentes portions du dessin :

— Les arbres, la pierre, le chien, moi, tout y est, les moutons aussi, dans la feuille de papier !

La jeune femme s’amusait de cette admiration et de cet étonnement naïfs ; elle lui fit voir différents sites crayonnés, des lacs, des châteaux, des rochers ; puis, comme la nuit venait, elle reprit avec sa femme de compagnie le chemin de la maison de campagne.

Petit-Pierre la suivit des yeux bien longtemps encore après que le dernier pli de sa robe eut disparu derrière le coteau, et Fidèle avait beau lui pousser la main de son nez humide et grenu comme une truffe mouillée, il ne pouvait parvenir à le tirer de sa méditation. L’humble berger commençait à comprendre confusément à quoi servait de contempler les arbres, les plis du terrain et les formes des nuages. Ces inquiétudes, ces élans qu’il ressentait vis-à-vis d’une belle campagne avaient donc un but ; il n’était donc ni imbécile ni fou !

Il avait bien vu collées au lourd manteau des cheminées, dans les fermes, des images comme le portrait d’Isaac Laquedem, de Geneviève de Brabant, de la Mère de Douleurs, avec ses sept glaives enfoncés dans la poitrine ; mais ces grossières gravures sur bois placardées de jaune, de rouge et de bleu, dignes des sauvages de la Nouvelle-Zélande et des Papous de la mer du Sud, ne pouvaient éveiller aucune idée d’art dans sa tête. Les dessins de l’album de la jeune femme, avec leur netteté de crayon et leur exactitude de formes, furent une chose tout à fait nouvelle pour Petit-Pierre.

Le tableau de l’église paroissiale était si noir et si enfumé, qu’on n’y distinguait plus rien, et, d’ailleurs, il avait à peine osé y jeter les yeux, du porche où il se tenait agenouillé.

Le soir vint. Petit-Pierre enferma ses moutons dans le parc et s’assit sur le seuil de la cabane à roulettes, qui lui servait de maison l’été. Le ciel était d’un bleu foncé. Les sept étoiles du Chariot luisaient comme des clous d’or au plafond du ciel ; Cassiopée, Bootès scintillaient vivement. Le jeune berger, les doigts noyés dans les poils de son chien, accroupi auprès de lui, se sentait ému par ce magnifique spectacle qu’il était seul à regarder, par cette fête splendide que le ciel, dans son insouciante magnificence, donne à la terre endormie.

Il songeait aussi à la jeune femme, et en pensant à cette main frêle et satinée qui avait effleuré sa joue hâlée et rude, il sentait un frisson lui courir dans les cheveux. Il eut bien de la peine à s’endormir, et il se roulait dans la paille, comme un tronçon de reptile, sans pouvoir fermer les paupières ; enfin, le sommeil vint quoiqu’il se fût fait prier un peu longtemps.

Petit-Pierre fit un rêve.



II


Il lui semblait qu’il était assis sur un quartier de roche avec une belle campagne devant lui. Le soleil se levait à peine, l’aubépine frissonnait sous sa neige de fleurs, les herbes des prairies étaient couvertes d’une sueur perlée ; la colline paraissait avoir revêtu une robe d’azur glacée d’argent.

Au bout de quelques instants, Petit-Pierre vit venir à lui la belle dame de la vallée. Elle s’approcha de lui en souriant, et lui dit :

— Il ne s’agit pas de regarder, il faut faire.

Ayant prononcé ces paroles, elle plaça sur les genoux du pâtre étonné un carton, une belle feuille de vélin, un crayon taillé, et se tint debout près de lui. Il commença à tracer quelques linéaments ; mais sa main tremblait comme la feuille, et les lignes se confondaient les unes dans les autres.

Le désir de bien faire, l’émotion et la honte de réussir si mal lui faisaient couler des gouttes d’eau sur les tempes. Il aurait donné dix ans de sa vie pour ne pas se montrer si gauche devant une si belle personne ; ses nerfs se contractaient, et les contours qu’il essayait de tracer dégénéraient en zigzags irréguliers et ridicules ; son angoisse était telle, qu’il manqua de se réveiller ; mais la dame, voyant sa peine, lui mit à la main un porte-crayon d’or dont la pointe étincelait comme une flamme.

Aussitôt Petit-Pierre n’éprouva plus aucune difficulté : les formes s’arrangeaient d’elles-mêmes et se groupaient toutes seules sur le papier ; le tronc des arbres s’élançait d’un jet hardi et franc, les feuilles se détachaient, les plantes se dessinaient avec leur feuillage, leur port et tous leurs détails. La dame, penchée sur l’épaule de Petit-Pierre, suivait les progrès de l’ouvrage d’un air satisfait, en disant de temps à autre :

— Bien, très-bien, c’est comme cela ; continue !

Une boucle de ses cheveux, dont la spirale alanguie flottait au vent, effleura même la figure du jeune pâtre, et de ce choc jaillirent des milliers d’étincelles, comme d’une machine électrique ; un des atomes de feu lui tomba sur le cœur, et son cœur brûlait dans sa poitrine, lumineux comme une escarboucle. La dame s’en aperçut, et lui dit :

— Vous avez l’étincelle ; adieu !



III


Ce songe produisit un effet étrange sur Petit-Pierre. En effet, son cœur était en flamme, et aussi sa tête : à dater de ce jour, il était sorti du chaos de la multitude : entre sa naissance et sa mort, il devait y avoir quelque chose.

Il prit un charbon à un feu éteint de la veille, et voulut commencer tout de suite ses études pittoresques ; les planches extérieures de sa cabane lui servaient de papier et de toile.

Par où commença-t-il ? Par le portrait de son meilleur, ou pour mieux dire, de son seul ami, de Fidèle ; car il était orphelin et n’avait que son chien pour famille. Les premiers traits qu’il esquissa ressemblaient autant, il faut l’avouer, à un hippopotame qu’à un chien ; mais, à force d’effacer et de refaire, car Fidèle était le plus patient modèle du monde, il parvint à passer de l’hippopotame au crocodile, puis au cochon de lait, et enfin à une figure dans laquelle il aurait fallu de la mauvaise volonté pour ne pas reconnaître un individu appartenant à l’espèce canine.

Dire la satisfaction que ressentit Petit-Pierre, son dessin achevé, serait une chose difficile, Michel-Ange, lorsqu’il donna le dernier coup de pinceau à la chapelle Sixtine, et se recula les bras croisés sur sa poitrine pour contempler son œuvre immortelle, n’éprouva pas une joie plus intime et plus profonde.

— Si la belle dame pouvait voir le portrait de Fidèle ! se disait en lui même le petit artiste.

Il faut lui rendre cette justice que cet enivrement dura peu. Il comprit vite combien ce croquis était informe, et différent du véritable Fidèle ; il l’effaça, et, cette fois, essaya de faire un mouton ; il y réussit un peu moins mal, il avait déjà de l’expérience : cependant le charbon s’écrasait sous ses doigts, la planche mal rabotée trahissait ses efforts.

— Si j’avais du papier et un crayon, je réussirais mieux ; mais comment pourrai-je m’en procurer ?

Petit-Pierre oubliait qu’il fût un capitaliste.

Il s’en souvint pourtant ; et, un jour, confiant son troupeau à un camarade, il s’en alla résolûment à la ville et entra chez un marchand, lui demandant ce qu’il fallait pour dessiner. Le marchand étonné lui donna du papier et des crayons de plusieurs sortes. Petit-Pierre, tout heureux d’avoir accompli cette tâche héroïque et difficile d’acheter tant d’objets étranges, s’en retourna à ses moutons, et, sans les négliger, consacra au dessin tout le temps que les bergers ordinaires mettent à jouer du pipeau, à sculpter des bâtons et à faire des pièges pour les oiseaux et pour les fouines.

Sans trop se rendre compte du motif qui guidait ses pas, il conduisait souvent son troupeau à l’endroit où il avait posé pour la jeune femme, mais il fut plusieurs jours sans la revoir.

Est-ce que Petit-Pierre était amoureux d’elle ? Non, dans le sens qu’on attache à ce mot. Un tel amour était par trop impossible, et il faut même au cœur le plus humble et le plus timide une lueur d’espérance. Tout simple et tout rustique qu’il était, Petit-Pierre sentait qu’il y avait des abîmes entre lui, pauvre pâtre en haillons, ignorant, inculte, et une femme jeune, belle et riche. À moins d’être fou, est-ce bien sérieusement qu’on aime une reine ? Est-on bien malheureux, à moins d’être poëte, de ne pas pouvoir embrasser les étoiles ? Petit-Pierre ne pensait pas à tout cela. La dame, c’est ainsi qu’il se la désignait à lui-même, lui apparaissait blanche et radieuse, un crayon d’or à la main ; et il l’adorait avec cette simple dévotion tendre et fervente des catholiques du moyen âge pour la sainte Vierge ; bien qu’il ne s’en rendît pas compte, c’était pour lui la Béatrix, la muse !



IV


Un jour, il entendit sonner sur les cailloux le galop d’un cheval ; Fidèle jeta un long aboiement, et, au bout de quelques minutes, il vit la dame emportée par le coursier fougueux qu’elle cinglait de coups de cravache pour le remettre dans son chemin ; mais l’animal indocile, poussé sans doute par quelque frayeur, n’écoutait ni le mors, ni l’éperon, ni la bride, et, par un soubresaut violent, avant que Petit-Pierre, qui s’élançait de rocher en rocher du haut de la colline, eût eu le temps d’arriver, il se débarrassa de son écuyère, dont la tête porta violemment sur le sol. La force du coup la fit évanouir, et Petit-Pierre, plus pâle qu’elle encore, alla ramasser dans le creux d’une ornière où la pluie s’était amassée, à la grande frayeur d’une petite grenouille verte qui avait établi là sa salle de bains, quelques gouttes d’eau claire qu’il jeta sur le visage décoloré de la dame. À sa grande terreur, il aperçut des filets rouges se mêler aux réseaux bleus de ses tempes ; elle était blessée.

Petit-Pierre tira de sa poche un pauvre mouchoir à carreaux, et se mit à étancher le sang qui se faisait jour à travers les boucles de cheveux, aussi pieusement et avec autant de respect que les saintes femmes qui essuyaient les pieds du Christ. Une fois, elle reprit connaissance, ouvrit les yeux, et jeta sur Petit-Pierre un vague regard de reconnaissance qui lui pénétra jusqu’à l’âme.

Un bruit de pas se fit entendre, le reste de la cavalcade était à la recherche de la dame : on la releva, on la mit dans la calèche, et tout disparut.

Le berger serra précieusement dans son sein le tissu imprégné de ce sang si pur, et, le soir, courut à la villa demander des nouvelles de la dame. La blessure n’était pas dangereuse. Cette bonne nouvelle calma un peu Petit-Pierre, à qui tout semblait perdu depuis qu’il avait vu emporter la jeune femme inanimée et blanche comme une morte.

La saison était avancée : les habitants du château retournèrent à Paris, et Petit-Pierre, bien qu’il n’entrevit que de loin en loin et comme à la dérobée le chapeau de paille et la robe blanche, se sentit immensément seul ; quand il était par trop triste, il tirait le mouchoir avec lequel il avait étanché la blessure de la dame, et baisait la tache de sang qui couvrait un des carreaux : c’était sa consolation. Il dessinait à force, et avait presque épuisé sa provision de papier ; ses progrès avaient été rapides, car il n’avait pas de maître : nul système ne s’interposait entre lui et la nature, il faisait ce qu’il voyait.

Ses dessins étaient cependant encore bien rudes, bien barbares, quoique pleins de naïveté et de sentiment ; il travaillait dans la solitude sous le regard de Dieu, sans conseil, sans guide, n’ayant que son cœur et sa mélancolie.

Quelquefois, la nuit, en rêve, il revoyait la belle dame, et, le porte-crayon d’or à la pointe étincelante entre ses mains, traçait des dessins merveilleux ; mais, le matin, tout s’évanouissait, le crayon devenait rebelle, les formes fuyaient, quoique Petit-Pierre usât presque toute la mie de son pain à effacer les traits manqués.

Cependant, un jour, il avait crayonné une vieille chaumine toute moussue, dont la cheminée dardait une spirale de fumée bleuâtre entre les cimes des noyers presque entièrement dépouillés de leurs feuilles ; un bûcheron, sa tâche accomplie, se tenait debout sur le seuil, bourrant sa pipe, et, dans le fond de la chambre. entrevu par la porte ouverte, on apercevait vaguement une femme qui poussait du pied une bercelonnette tout en filant son rouet. C’était le chef-d’œuvre de Petit-Pierre. Il était presque content de lui.

Tout à coup il aperçut une ombre sur son papier, l’ombre d’un tricorne qui ne pouvait appartenir qu’à M. le curé. En effet, c’était lui ; il observait en silence Petit-Pierre, qui rougit jusqu’à l’ourlet des oreilles d’être ainsi surpris en dessin flagrant. Le vénérable ecclésiastique, bien qu’il ne fût pas un de ces prêtres guillerets vantés par Béranger, était cependant un bon, honnête et savant homme. Jeune, il avait vécu dans les villes ; il ne manquait pas de goût et possédait quelque teinture des beaux-arts. L’ouvrage de Petit-Pierre lui parut donc ce qu’il était, fort remarquable déjà, et promettant le plus bel avenir. Le bon prêtre fut touché en lui-même de cette vocation solitaire, de ce génie inconnu qui répandait ses parfums devant Dieu, reproduisant avec amour, dévotion et conscience, quelques fragments de l’œuvre infinie de l’éternel Créateur.

— Mon petit ami, quoique la modestie soit un sentiment louable, il ne faut pas rougir comme cela. C’est peut-être un mouvement d’orgueil secret.

» Lorsqu’on a fait quelque chose dans la sincérité de son cœur, et avec tout l’effort dont on est capable, on ne doit pas craindre de le montrer. Il n’y a pas de mal à dessiner, surtout lorsqu’on ne néglige pas les autres devoirs. Le temps que vous passez à crayonner, vous le perdriez à ne rien faire, et l’oisiveté est mauvaise dans la solitude.

» Il y a là dedans, mon cher enfant, un certain mérite : ces arbres sont vrais, ces herbes ont chacune les feuilles qui leur conviennent.

» Vous avez, on le sent, longtemps contemplé les œuvres du grand Maître pour lequel vous devez vous sentir pénétré d’une admiration bien vive ; car, s’il est déjà si difficile de faire une copie imparfaite et grossière, qu’est-ce donc quand il faut créer et tirer tout de rien !

C’est ainsi que le bon curé encourageait Petit-Pierre ; il eut la première confidence de ce talent qui devait aller si haut et si loin.

— Travaillez, mon enfant, lui disait-il, vous serez peut-être un autre Giotto. Giotto était, comme vous, un pauvre gardeur de chèvres, et il finit par acquérir tant de talent, qu’un de ses tableaux, représentant la sainte Mère du divin Sauveur, fut promené processionnellement dans les rues de Florence par le peuple enthousiasmé.

Le curé, durant les longues soirées d’hiver qui laissaient beaucoup de loisir à Petit-Pierre, que ne réclamaient plus ses moutons chaudement entassés dans l’étable, lui apprit à lire et aussi à écrire, lui donnant ainsi les deux clefs du savoir. Petit-Pierre fit des progrès rapides, car c’était autant son cœur que son esprit qui désirait apprendre. Le digne prêtre, tout en se reprochant un peu de donner à son élève une instruction au-dessus de l’humble rang qu’il occupait, se plaisait à voir s’épanouir les uns après les autres les calices de cette jeune âme. Pour ce jardinier attentif, c’était un spectacle des plus intéressants que cette floraison intérieure dont lui seul avait le secret.

Les glaces fondirent, les perce-neiges et les primevères commencèrent à pointer timidement, et Petit-Pierre reprit la conduite de son troupeau. Ce n’était plus l’enfant chétif que nous avons vu au commencement de ce récit ; il avait grandi et pris de la force.

La nature avait fait un appel à ses ressources pour subvenir aux dépenses des facultés nouvelles. Sous le développement de son cerveau, ses tempes s’étaient élargies. Son œil, désormais arrêté sur un but, avait le regard net et ferme. Comme dans toute tête habitée par une pensée, on voyait briller sur sa figure le reflet d’une flamme intérieure. Non qu’il fût dévoré par les ardeurs maladives d’une ambition précoce ; mais le vin de la science, quoique versé par le bon prêtre avec une prudente discrétion, causait à cette âme neuve une espèce d’enivrement qui eût pu tourner l’orgueil. Heureusement, Petit-Pierre n’avait pas de public. Ni les arbres ni les rochers ne sont flatteurs.

L’immensité de la nature, avec laquelle il était toujours en relation, le ramenait bien vite au sentiment de sa petitesse. Abondamment fourni, par le curé, de papier, de crayons, il fit un grand nombre d’études, et quelquefois, tout éveillé, il lui semblait avoir à la main le porte-crayon d’or à la pointe de feu, et la dame, penchée sur son épaule, lui disait :

— C’est bien, mon ami. Vous n’avez pas laissé éteindre l’étincelle que j’avais mise dans votre cœur. Persévérez, et vous aurez votre récompense.

Petit-Pierre, ayant acquis un fin sentiment de la forme, comprenait à quel point la dame était belle, et, à cette pensée, sa poitrine se gonflait.

Il regardait le mouchoir à carreaux où la tache, quoique brunie, se distinguait toujours, et il disait avec émotion :

— Heureux sang qui as coulé dans ses veines, qui es monté de son cœur à sa tête !

Avec la même sincérité qui nous a fait avouer là-haut que Petit-Pierre n’était pas encore amoureux, nous devons convenir qu’il l’est à présent, et de toutes les forces de son âme. L’image adorée ne le quitte plus. Il la voit dans les arbres, dans les nuages, dans l’écume des cascades. Aussi a-t-il fait d’immenses progrès. Il y a maintenant dans ses dessins un élément qui y manquait : le désir.



V


Un événement très-simple en apparence et qui n’est pas dramatique le moins du monde, mais il faut vous y résigner, car nous vous avons prévenu en commençant que notre histoire ne serait pas compliquée, décida tout à fait de la vocation de Petit-Pierre et vint changer la face de sa vie.

Le député du département avait obtenu du ministère de l’intérieur un tableau de sainteté pour l’église de *** : le peintre, qui était un homme de talent soigneux de ses œuvres, accompagna sa toile et voulut choisir lui-même la place où elle serait suspendue. Naturellement il descendit au presbytère, et le curé ne manqua pas de parler au peintre d’un berger du pays qui avait beaucoup de goût pour le dessin et faisait de lui-même des croquis annonçant de merveilleuses dispositions. Le carton de Petit-Pierre fut vidé devant le peintre. L’enfant, pâle comme la mort, comprimant son cœur sous sa main pour l’empêcher d’éclater, se tenait debout à côté de la table. Il attendait en silence la condamnation de ses rêves, car il ne pouvait s’imaginer qu’un homme bien mis, bien ganté, un bout de ruban rouge à sa boutonnière, auteur d’un tableau entouré d’un cadre d’or, pût trouver le moindre mérite à ses charbonnages sur papier gris.

Le peintre feuilleta quelques dessins sans rien dire ; puis son front s’éclaira, une légère rougeur lui monta aux joues, et il s’adressait à lui-même de courtes phrases exclamatives en argot d’atelier.

— Comme c’est bonhomme ! comme c’est nature ! pas le moindre chic. Corot n’eût pas mieux fait ; voilà un chardon qu’envierait Delaberge ; ce mouton couché est tout à fait dans le goût de Paul Potter.

Quand il eut fini, il se leva, marcha droit à Petit-Pierre, lui prit la main, la secoua cordialement, et lui dit :

— Pardieu ! quoique cela ne soit guère honorable pour nous autres professeurs, mon cher garçon, vous en savez plus que tous mes élèves. Voulez-vous venir à Paris avec moi ? En six mois, je vous montrerai ce qu’on nomme les ficelles du métier ; ensuite, vous marcherez tout seul, et… si vous ne vous arrêtez pas, je peux vous prédire, sans craindre de me compromettre, que vous irez loin.

Petit-Pierre, bien sermonné, bien chapitré, bien prévenu sur les dangers de la Babylone moderne, partit avec le peintre, en compagnie de Fidèle, dont il ne voulut pas se séparer, et que l’artiste lui permit d’emmener, avec cette délicate bonté d’âme qui accompagne toujours le talent. Seulement, Fidèle ne voulut jamais se laisser hisser sur l’impériale, et suivit la voiture dans un étonnement profond, mais rassuré par la figure amicale de son maître, qui lui souriait à travers la portière.

Nous ne suivrons pas jour par jour les progrès de Petit-Pierre, cela nous mènerait trop loin. Les œuvres des grands maîtres, qu’il visitait assidûment dans les galeries et dont il faisait de fréquentes copies, mirent à sa disposition mille moyens de rendre sa pensée, qu’il n’eût pu deviner tout seul. Il passa des sévérités du grave Poussin aux mollesses lumineuses de Claude Lorrain, de la fougue sauvage de Salvator Rosa à la vérité prise sur le fait de Ruysdael ; mais il ne s’imprégna d’aucun style particulier : il avait une originalité trop fortement trempée pour cela. Il n’avait pas fait comme le vulgaire des peintres qui commencent dans l’atelier, et vont ensuite mettre leur carte de visite à la nature dans des excursions de six semaines, sauf à peindre ensuite au coin du feu les rochers d’après un fauteuil, et les cascades d’après l’eau d’une carafe versée de haut dans une cuvette par un rapin complaisant : ce n’est qu’imprégné de l’arôme des bois, les yeux pleins d’aspects champêtres, à la suite d’une longue et discrète familiarité avec la nature, qu’il avait pris le crayon d’abord, puis le pinceau. Les conseils de l’art lui étaient venus assez tôt pour qu’il n’eût pas le temps de prendre une mauvaise route, assez tard pour ne pas fausser sa naïveté.

Au bout de deux ans de travail opiniâtre, Petit-Pierre eut un tableau admis et remarqué à l’exposition du Louvre. Il aurait bien voulu revoir la dame au crayon d’or ; mais, quoiqu’il eût regardé très-attentivement dans les promenades, au théâtre, aux églises, toutes les femmes qui pouvaient offrir quelque ressemblance avec elle, il ne put retrouver sa trace. Il ne savait pas son nom, et ne connaissait d’elle que sa beauté. Un vague espoir cependant le soutenait ; quelque chose lui disait au fond du cœur que la destinée n’en avait pas fini entre eux deux. Quelque modeste qu’il fût, il avait la conscience de son talent ; il s’était rapproché du ciel, et l’impossibilité d’atteindre l’étoile de son rêve diminuait chaque jour. De temps à autre, notre jeune peintre se promenait aux alentours de son tableau, en se penchant sur la balustrade, affectant de considérer attentivement quelque cadre microscopique dans le voisinage de sa toile, afin de recueillir les avis des spectateurs, et puis il se disait, non sans quelque raison, que la dame, qui dessinait elle-même et paraissait aimer beaucoup le paysage, si elle était à Paris, viendrait immanquablement visiter l’exposition. En effet, un matin, avant l’heure où la foule abonde, Petit-Pierre vit s’avancer du côté de son tableau une jeune femme vêtue de noir ; il ne vit pas d’abord sa figure, mais une petite portion de ce cou blanc semé de petits signes, et qui brillait comme une opale entre l’écharpe et le bord du chapeau, la lui fit reconnaître sur-le-champ avec cette sûreté de coup d’œil que l’habitude donne aux peintres. C’était bien elle : le deuil qu’elle portait faisait encore ressortir sa blancheur, et, dans le noir encadrement du chapeau, son profil fin et pur avait la transparence du marbre de Paros. Ce deuil troubla Petit-Pierre.

— Qui a-t-elle perdu ? son père, sa mère ?… ou bien serait-elle… libre ? se dit-il tout bas dans le recoin le plus secret de son âme.

Le paysage exposé par le jeune artiste représentait précisément le site dessiné par la dame, et pour lequel avaient posé lui, Fidèle, et ses moutons. Petit-Pierre, par une pensée d’amour et de religion, avait choisi pour sujet de son premier tableau l’endroit où il avait reçu la révélation de la peinture. La pente gazonnée, les bouquets d’arbres, les roches grises perçant çà et là le vert manteau de l’herbe, le tronc décharné et bizarre d’un vieux chêne frappé de la foudre, tout était d’une scrupuleuse exactitude. Petit-Pierre s’était peint appuyé sur son bâton, l’air rêveur, Fidèle à ses pieds, et dans la position que lui avait indiquée la dame à l’album.

La jeune femme resta longtemps en contemplation devant le tableau de Petit-Pierre ; elle en examina attentivement tous les détails, s’avançant et se reculant pour mieux juger de l’effet. Une pensée semblait la préoccuper : elle ouvrit le livret et chercha le numéro de la toile, le nom du peintre et le sujet de son œuvre. Le nom lui était inconnu ; le livret ne contenait que ce seul mot : « Paysage. » Puis, paraissant frappée d’un souvenir lumineux, elle dit quelques mots tout bas à la vieille dame qui l’accompagnait.

Après avoir regardé encore quelques tableaux, mais d’un œil déjà distrait et fatigué, elle sortit.

Petit-Pierre, entraîné sur ses pas par une force magique et craignant de perdre cette trace retrouvée si à propos, suivit la jeune dame de loin et la vit monter en voiture. Se jeter dans un cabriolet, et lui dire de ne pas perdre de vue cette voiture bleue à livrée chamois, fut l’affaire d’une minute pour Petit-Pierre.

Le cocher fouetta énergiquement sa haridelle, et se mit à la poursuite de l’équipage.

La voiture entra dans une maison de belle apparence, rue Saint-H…, et la porte cochère se referma sur elle.

C’était bien là que demeurait la dame.

Savoir la rue et le numéro de son idéal est déjà une belle position, et c’est quelque chose que de pouvoir se dire : « Mon rêve demeure dans tel quartier, sur le devant, » ou bien : « entre cour et jardin. » Avec cela, avec moins peut-être, Lovelace ou don Juan eussent mené une aventure à bout ; mais Petit-Pierre n’était ni un don Juan ni un Lovelace, bien loin de là !

Il lui restait à savoir le nom de la dame de ses pensées, à se faire recevoir chez elle, à s’en faire aimer : trois petites formalités qui ne laissaient pas que d’embarrasser étrangement notre ex-berger.

Heureusement, le hasard vint à son secours, et le moyen qu’il cherchait s’offrit de lui-même. Un matin, son rapin Holoferne lui apporta, délicatement pincée entre le pouce et l’index, une petite lettre oblongue qu’il flairait avec des contractions et dilatations de narines, comme si c’eût été un bouquet de roses ou de violettes.

À l’anglaise fine et vive de l’adresse, on ne pouvait méconnaître une main de femme, et de femme bien élevée, sachant écrire une autre orthographe que celle du cœur.


La lettre était ainsi conçue :


« Monsieur,

» Je viens de voir au salon un charmant tableau de vous. Je serais bien heureuse de le posséder dans ma petite galerie ; mais j’ai peur d’arriver trop tard. S’il vous appartient encore, ayez la bonté de me promettre de ne le vendre à personne et de le faire porter, l’exposition finie, rue Saint-H…, n°… Vos conditions seront les miennes.

» G. d’Escars. »


La rue et le numéro concordaient précisément avec ceux où Petit-Pierre avait vu entrer la voiture. Il n’y avait pas à s’y tromper. Madame d’Escars était bien la dame au porte-crayon de flamme des visions de Petit-Pierre, celle qui lui avait donné le louis avec lequel il avait acheté les premières feuilles de papier, celle dont il gardait précieusement une goutte de sang sur son mouchoir à carreaux.



VI


Petit-Pierre se rendit chez madame d’Escars, et bientôt des relations assez fréquentes s’établirent entre eux. L’esprit naïf et droit, enthousiaste et sensé à la fois de Petit-Pierre, que nous appellerons ainsi jusqu’à la fin de cette histoire pour ne pas divulguer un nom devenu célèbre, plaisait infiniment à madame d’Escars, qui n’avait pas reconnu dans le jeune artiste le petit pâtre qui lui avait servi de modèle.

Cependant, dès la première visite, elle avait eu quelque vague souvenir d’avoir vu cette physionomie ailleurs.

Madame d’Escars n’avait pas dit à Petit-Pierre qu’elle-même dessinât, car elle n’avait aucune hâte de faire montre des talents qu’elle possédait. Un soir, la conversation tomba sur la peinture, et madame d’Escars avoua, ce que Petit-Pierre savait fort bien, qu’elle avait fait quelques études, quelques croquis qu’elle lui aurait déjà montrés si elle les avait jugés digne d’un tel honneur.

Elle posa l’album sur la table, en tournant les feuilles plus ou moins rapidement, selon qu’elle jugeait les dessins dignes ou indignes d’examen.

Quand elle arriva à l’endroit où Petit-Pierre et son troupeau étaient représentés, elle dit au jeune peintre :

— C’est à peu près le même site que celui que vous avez représenté dans votre tableau, que j’ai acheté, pour voir, réalisé, ce que j’aurais voulu faire. Cette rencontre est bizarre. Vous êtes donc allé à S*** ?

— Oui, j’y ai passé quelque temps.

— Un charmant pays, inconnu, et renfermant des beautés qu’on va chercher bien loin ; mais, puisque j’ai tiré mon album de son étui, ce ne sera pas impunément. Voici une page blanche, vous allez crayonner quelque chose là-dessus.

Petit Pierre dessina la vallée où madame d’Escars était tombée de cheval. Il représenta l’amazone renversée à terre et soutenue par un jeune pâtre qui lui bassinait les tempes avec un mouchoir trempé dans l’eau.

— Quelle coïncidence étrange ! dit madame d’Escars. Je suis effectivement tombée de cheval dans un endroit semblable ; mais il n’y avait aucun témoin de cette mésaventure qu’un petit pâtre que j’ai vaguement entrevu à travers mon évanouissement et que je n’ai jamais rencontré depuis. Qui a pu vous raconter cela ?

— C’est que je suis moi-même Petit-Pierre, et voici le mouchoir qui a essuyé le sang qui coulait de votre tempe, où j’aperçois la cicatrice de la blessure sous la forme d’une imperceptible petite raie blanche.

Madame d’Escars tendit sa main au jeune peintre, qui posa sur le bout de ses doigts roses un baiser tendre et respectueux ; puis, d’une voix émue et tremblante, il lui raconta toute sa vie, les vagues aspirations qui le troublaient, ses rêves, ses efforts et enfin son amour, car maintenant il voyait clair dans son âme, et, si d’abord il avait adoré la muse en madame d’Escars, maintenant il aimait la femme.

Que dirons-nous de plus ? La fin de cette histoire n’est pas difficile à deviner, et nous avons promis en commençant qu’il n’y aurait dans notre récit ni catastrophe ni surprise. Madame d’Escars devint au bout de quelques mois madame D***, et Petit-Pierre eut ce rare bonheur d’épouser son idéal et de vivre avec son rêve sans jamais s’être souillé par de vulgaires unions. — Il aimait les beaux arbres, il devint un grand paysagiste. — Il aimait une belle femme, il l’épousa ; heureux homme ! Mais que ne fait-on pas avec un amour pur et une forte volonté ?