Le Berger extravagant/Livre 3

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Ces longues attentes affligeoient si fort Lysis qu’il ne pensoit pas avoir assez de vie pour voir jamais le jour de son depart. Comme il s’entretenoit sur cette pensee il treuva un almanach dedans l’estude d’Anselme. Ha ! Curé de Milmons, (dit-il avec un grand transport, parlant à l’autheur) penses tu avec ton astrologie estre capable d’avoir le soin et la cure de mille mondes, veu que tu ne sçais pas seulement comment se gouverne cettuy-cy ? Quoy tu mets que ce mois d’aoust à trente et un jour et il faut croire qu’il a trente et un mois ! Ha que tu te trompes en tes supputations ! Fay moy un kalendrier à part pour les amoureux ; qu’au moins les heures y soient des jours, les jours des mois, les mois des annees, et les annees des siecles. Les jours qu’on souffrira mille peines sans allegement, seront marquez en noir comme des jours ouvriers, et ceux ausquels l’on pourra voir sa maistresse, et l’adorer chez elle seront marquez en rouge comme des festes. ô la belle invention ! Dit Anselme, mais n’y voulez-vous point de vigile ny de jeusne ? Vigile, c’est à dire veille, repartit Lysis, et il faut que ce mot soit par tout, pour monstrer que l’amant doit quasi tousjours veiller pour songer à sa dame, et pour le jeusne il n’est que pour les jours que l’on est absent d’elle, et que l’on est forcé de se passer d’une si douce viande. Pour le beau temps ou la pluye, le froid ou le chaud, les eclipses de soleil ou de lune, et les jours heureux ou malheureux revelez par l’ange au bon Joseph, tout cela se juge selon la presence ou l’absence, la faveur ou le desdain du bel astre qui a de l’ascendant sur nous. Et des foires vous n’en parlez point ? Dit Anselme, non, respondit Lysis, car il arrive fort peu qu’une honneste dame se vueille vendre. Apres que le berger eust discouru la dessus, il s’avisa de prendre son manteau pour aller faire un petit tour de ville. Au premier coin de ruë il treuva un homme qui s’arrestoit pour regarder l’affiche des comediens ; il se mit à la lire aussi, et ayant veu qu’ils promettoient de representer sur leur theatre une incomparable pastorale des plus nouvelles de leur autheur et une farce risible, il s’en retourna promptement chez Anselme pour luy persuader d’aller à l’hostel de Bourgongne. De bonne fortune Anselme n’avoit point d’occupation pour toute l’apresdinee. Il fut bien aise de voir si les comediens du prince d’Orange qui estoient nouvellement arrivez, faisoient aussi bien que ceux de l’eslite royalle, de sorte qu’il commanda au cocher d’atteller son carrosse pour y aller. Lysis voyant sa resolution alla vistement dans une chambre où il couchoit, et mit son habit de berger, puis il s’en revint se presenter à son cher amy. Je ne vous meneray pas avec moy estant habillé de la façon, luy dit Anselme, tout le monde se moqueroit de nous. Et moy je me moqueray de tout le monde, reprit Lysis, quand on se doit treuver en un lieu de ceremonie, n’y faut il pas aller en habit decent ? Pour cette fois permettez que je m’acommode à ma volonté. Les bergers vont representer leurs amours ; je m’en vais les voir comme pour

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(...) de tout, et vous voudriez que je ne fusse pas habillé comme eux, moy qui suis de leur profession. Il n’y a respect qui tienne, je ne veux pas faillir si lourdement. Pensez vous qu’un conseiller de la cour auroit bonne mine en son siege avec un court manteau, cependant que les advocats plaideroient devant luy avec leurs robes longues. Anselme ne sçeut que respondre à cette remonstrance, et voyant l’opiniastreté de Lysis il luy permit de se mettre avec luy dans son carrosse habillé en berger, hormis qu’il luy fit oster sa pannetiere, et qu’il luy empescha de prendre sa houlette, ce qui eust esté une chose trop ridicule. Pour un manteau Lysis n’en voulut point prendre, et toutefois ceux qui le virent dans la ruë, ne connurent pas sa maladie, car l’on croyoit que ce fust quelque gentilhomme fantasque qui avoit voulu avoir un habit à la legere. Quand ils furent à l’hostel de Bourgongne Anselme y treuvant trois ou quatre seigneurs de ses amis, se mit avec eux dans la loge du roy, ayant tousjours le berger à costé de luy. Les comediens ayans commencé leur pastoralle, Lysis leur presta une grande attention, et voyant venir sur le theatre une fort belle bergere, il dit, elle est bien parfaite, mais Charite l’emporte dessus elle. Comme celle cy parloit toute seule dans un boccage, il vint un satyre qui la voulut ravir, mais aussi tost il se treuva là un berger qui la luy osta des mains, et commença de se battre contre luy. Lysis estoit bien empesché à les regarder ; tantost il se tournoit d’un costé et tantost d’un autre, ainsi qu’il avoit envie que le berger fist ; et comme ceux qui joüent à la boule, croyent qu’ils la feront avancer ou reculer par leurs diverses postures : de mesme il se courboit en diverses sortes, et tiroit quelque fois un pillier tant qu’il pouvoit, comme s’il eust pu par ce moyen faire abattre le satyre par le berger. Enfin le dieu champestre fut vaincu, et fut emmené garrotté par quelques chasseurs qui survindrent, tellement que Lysis fut fort joyeux, et dit que ce bouquin avoit bien fait de se rendre, et que si ses resistances eussent plus long-temps duré, il s’en alloit ayder à le battre, pource qu’il croyoit que c’estoit celuy-là mesme qui avoit voulu faire un semblable affront à Charite qu’à cette bergere que l’on venoit de voir, et qu’il le reconnoissoit fort bien. Apres cet acte le pere de la mesme bergere vint dire qu’il luy estoit tombé entre les mains un poulet qu’un amant escrivoit à sa fille, mais qu’il ne desiroit pas qu’elle aymast celuy-là, et qu’il alloit prier un sien amy de contrefaire les caracteres de cette lettre, et d’en escrire une où il n’y eust que des paroles desdaigneuses. La dessus il parla à ce malicieux escrivain, et l’affaire estant faite, la lettre devoit tomber entre les mains de la bergere. Elle luy avoit desja esté portee lors

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que Lysis s’escria qu’il ne souffriroit jamais une telle tromperie, dont il se rendroit complice s’il ne l’alloit descouvrir. Voulez vous prendre la comedie pour une verité ? Luy dit Anselme, ne voyez vous pas que ce n’est icy que la fable d’une fable ? Lysis n’écouta point cecy, et sortit de la loge pour aller chercher l’endroit par où il pourroit aller sur le theatre. Anselme le vouloit aller retenir de peur qu’il ne monstrast sa folie à tout le monde, mais ceux qui estoient avec luy le retindrent luy mesme, desirans voir ce que feroit Lysis, dont ils avoient remarqué les extravagances. Il estoit desja au lieu où se retiroient les acteurs, lors que la bergere entra en la scene pour faire ses plaintes sur l’infidelité pretenduë de son serviteur, si bien qu’il jugea qu’il se faloit haster d’aller parler à elle, et prenant une houlette qu’il treuva pres de luy, il entra sur le theatre sans que les comediens s’en apperceussent. Il se tint quelque temps en bonne posture escoutant ce que la pauvre amante disoit, car il ne sçavoit par quel bout commencer sa harangue. Voyant qu’elle parloit tout en vers, il s’imaginoit qu’il ne la faloit pas entretenir en prose et qu’elle n’entendoit pas ce langage ; enfin il crut qu’il avoit assez d’esprit pour faire un discours tout par rime, comme de fait il luy tint de fort belles paroles dont il accourcissoit les unes et allongeoit les autres, pour leur donner la forme de vers, et les prononçoit toutes avec un accent harmonieux. Belle bergere, luy dit il, ne croyez point que vostre amant ait la foy legere : tirez vous de l’erreur où l’on vous a voulu mettre ; ce n’est point vostre berger qui a escrit cette lettre. Je vous l’apren maintenant, car vous estes si pleine d’apas, que je ne voudrois pas, qu’une jalousie vous donnast le trespas. La comedienne fut si surprise d’entendre ce discours, et de voir celuy qui le faisoit, qu’elle ne put trouver ce qu’elle avoit à dire apres, pour ce qu’il n’y avoit pas long temps qu’elle faisoit ce mestier là. Estant honteuse de demeurer là sans dire mot, elle s’en retourne, et Lysis la suit. Le peuple qui void cecy commence à siffler les comediens, et chacun s’imaginant que Lysis est de leur bande, l’on crie tout haut qu’il n’a rien fait qui vaille. Anselme et tous ceux qui estoient avec luy n’en pouvoient plus, tant ils rioient de bon courage de cette admirable avanture, et ayans la curiosité de sçavoir ce que faisoit alors Lysis, ils s’en allerent le treuver. Ils virent que les comediens le querelloient, parce qu’il avoit interrompu leur piece, et possible l’eussent ils battu à la fin si l’on ne les eust apaisez, car il n’avoit autre raison à leur dire sinon que par charité, il avoit voulu desabuser une bergere, ce qui leur faisoit croire qu’il se moquoit d’eux. Comme ils se furent teus pour le respect de ceux qui les en prioient, ils acheverent leur pastoralle, et Lysis estant demeuré

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à un coin du theatre, les autres s’en retournerent dans leur loge. Il se mit en un lieu où il n’estoit pas veu du peuple, mais lors que sur la fin il vid amener un berger devant une idole, ou l’on feignoit de le vouloir immoler, il sortit de sa cachette, et croyant que tout cecy fust veritable, s’en alla dire, ha ! Sacrificateur inhumain, oste ce glaive de ta main : les dieux ne demandent pas la vie des hommes ; ne leur fay sacrifice que d’encens, de laict, de fleurs, et de pommes. En achevant ces paroles il s’efforça de tirer la victime des mains du prestre, qui le repoussa avec deux ou trois coups de poin. Un seigneur qui estoit avec Anselme fit signe aux pages qui estoient sur le theatre de deffendre nostre berger, de sorte qu’ils empescherent qu’il ne fust battu par les comed iens. Mais au mesme temps il y eut en bas un autre conflict. Les filous qui ne vont là que pour faire des querelles, avoient tous l’espee à la main, et faisans le moulinet contraignoient le bourgeois de se retirer. Lysis fut esbloüy de l’esclat de tant de lames, et ne se pouvant imaginer d’où procedoit ce desordre il s’escria de toute sa force. ô ciel, ô bonnes mœurs ! Faut il que ces champs sacrez à Pan, soient remplis de tant d’horreurs ? ô quel carnage ! ô quel ravage ! ô que d’armes, et de larmes, qui sont la cause de nos larmes ! Il n’eut pas si tost crié que la querelle fut apaisee, et en morts et en blessez, il n’y eut qu’un chapeau de perdu. Anselme alla requerir alors Lysis, craignant qu’il n’aportast encore quelque trouble, et cependant la pastoralle s’acheva. La farce fut assez plaisante, mais il n’y treuva pas de goust pourtant, car il disoit qu’il ne luy sembloit point à propos que des bergers comme ceux qu’il avoit tantost veus, se desguisassent en bouffons, pour dire mille sottises, au lieu qu’ils devoient tousjours estre dans la gravité, et ne parler qu’avec des souspirs et des termes amoureux et mourans. Quand ce fut au sortir de l’hostel de Bourgongne, ceux avec qui estoit Anselme, luy demanderent en particulier qui estoit ce brave berger qu’il avoit amené. Il leur aprit en peu de mots ce qu’il en sçavoit, et leur donna tant de desir de hanter Lysis, qu’ils le supplierent chacun de venir disner chez eux avec Anselme. Toutefois n’en voulut rien faire, pource que ses affaires ne le permettoient pas, et le lendemain apresdiné desirant se divertir apres quelque travail qu’il avoit eu la matinee, il voulut encore sortir de la maison, principalement pour eviter les visites, tellement qu’il fit mettre les chevaux au carrosse. Comme il demandoit à Lysis où ils iroient, il luy respondit qu’il estoit d’avis qu’ils fissent des preparatifs pour leur voyage, et qu’ils allassent acheter force livres nouveaux, pour aprendre à se bien conduire en leurs amours. Anselme aprouvant cecy, dit au cocher qu’il les menast en la ruë Sainct Jacques. Ils passoient par-dessus

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le pont Nostre Dame, lors que Lysis ayant regardé la boutique d’un peintre cria, arreste, arreste, cocher, nous avons affaire icy. Le carrosse estant arresté, il dit à Anselme, voyez vous que les peintres de Paris ont desja ouy parler de moy. Tenez ils m’ont peint avec mon habit de berger et ma houlette. Anselme regarda et vid un berger en peinture dedans cette boutique, qui par hazard avoit bien de l’air de Lysis. Ils descendirent aussi tost pour le voir de plus pres, et Lysis estant entré là, demanda où estoit le maistre. Quand il fut venu, il luy dit, je vous ay de l’obligation de ce que vous avez pris la peine de me vouloir peindre, mais je trouve icy quelques deffaux, corrigez les : vous me donnez des nœus de souliers bleus, et il m’en faut des rouges, et vous me mettez une fraise camionnee, au lieu que quand j’estois à Sainct Clou, je n’avois qu’un collet bas. Pensez vous que les bergers ayent le loisir de s’amuser à faire gaudronner des fraises, et puis à quoy cela serviroit-il dans les champs ou la pluye les gasteroit, et les espines les deschireroient ? Je proteste que jamais je n’en porteray. Outre cela je treuve que vous m’avez fait le visage trop vermeil, et il faut que sur le teint d’un amant la rose fasse place au lys. Le peintre fut si estonné de ce discours qu’il ne sçavoit si l’on ne se moquoit point de luy, car Lysis n’avoit pas alors son habit blanc, mais Anselme le tirant à part luy parla de cette sorte avec une façon serieuse. Monsieur à raison de croire que vous avez voulu faire son portraict, car outre que ce visage luy ressemble un peu, il a porté un habit pareil à celuy là, ayant esté fort long-temps d’une bande de comediens, parmy lesquels il faisoit le berger. Regardez le bien maintenant, faites son crayon, et mettez desormais son visage à tous les bergers que vous representerez. Il y aura presse à en acheter, car il est fort connu. La dessus Anselme se tournant vers Lysis, luy dit qu’il se donnast un quart d’heure de patience pour se laisser tirer à la perfection. Il le voulut bien, et le peintre croyant qu’il gagneroit beaucoup à cét ouvrage, le tira le mieux qu’il luy fut possible. Les autres ont depuis travaillé suivant son original, tellement que vous ne voyez encore aujourd’huy autre chose que de ces bergers dedans leurs maisons et à leurs boutiques de la foire Saint Germain. Quand cettuy-cy eut fait, Lysis luy dit qu’il n’avoit veritablement accomply que la moictié de son ouvrage, et qu’il faloit qu’il fist aussi le portraict de sa maistresse, mais qu’il luy alloit donner celuy qu’avoit fait Anselme, pour en faire un autre tout de son long. Il avoit dans sa poche ce petit tableau qu’il monstra au peintre, luy disant qu’il faloit enter ce visage sur un corps habillé en bergere. Je n’enten rien à cecy, monsieur, dit le peintre, c’est quelque enigme ou quelque embleme, si je mettois

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cela sur un corps on le prendroit pour un monstre : cela ne seroit propre qu’à faire des grotesques pour les bordures d’une tapisserie. Comment, dit Lysis, ne voyez vous pas que c’est icy un tableau metaphorique remply d’une sçientifique erudition ? De quelle façon penseriez vous donc peindre ma bergere ? Allez faites en ce que vous voudrez, mais vous n’y reussirez pas mieux que le gentil Anselme que voyla, et au lieu de peindre ma maistresse vous peindrez vostre ignorance. Anselme voyant qu’il entroit en colere, le fit remonter en carrosse, et ayant pris congé du peintre, luy donna permission de peindre à sa fantaisie la bergere qu’il mettroit pres de Lysis, comme il a fait jusqu’à cette heure, si bien que nous n’avons pû encore avoir de portraict veritable de Charite. De là Anselme et Lysis allerent à la ruë Sainct Jacques, chez un libraire qui faisoit imprimer force romans. Lysis n’en voulut voir que de bien nouveaux ; car pour les vieux il n’en avoit que faire, il les sçavoit tous par cœur. Comme ils en marchandoient quelques-uns, Montenor arrive qui leur fait force compliments, et leur aprend que Genevre est mariee. Anselme s’en resjouyssant le tire à part, et luy dit qu’il a desir d’aller voir Angelique en Brie, et d’y mener Lysis, luy faisant accroire que c’est le païs de Forests. Que j’en suis aise, dit Montenor, ne sçavez vous pas que la maison que j’ay achetée n’est qu’à une lieuë de celle d’Oronte : vous ne logerez point autre part que chez moy : nous menerons vie de garçons. Anselme ne refusant point cette courtoisie, alla dire à Lysis que ce gentilhomme avoit une maison en Forests, et qu’il les y accompagneroit, tellement qu’il luy fit bien des salutations. Il fut question de sçavoir ce qu’il venoit faire au païs latin, luy qui avoit l’ame toute martiale ; il respondit qu’un de ses intimes amys luy avoit envoyé un petit livre pour faire imprimer, et qu’il l’avoit donné au libraire pour voir s’il en valoit bien la peine. Le libraire dit alors qu’il n’avoit pas eu encore le loisir de le voir, et ayant aveint sept ou huict fueilles de papier de son tiroir les mit entre ses mains. Voicy ce que je vous disois, dit Montenor à Anselme, je voudrois que vous eussiez la patience d’en entendre quelque chose, vous verriez le plus plaisant et le plus ingenieux ouvrage du monde. Anselme dit qu’il estoit prest à ouyr tout ce qu’il voudroit lire. Et Lysis estant prié de ne point celer son opinion, dit qu’il feroit le mesme, et que tout cela estoit bien à propos, et bien conforme aux avantures de tous les bergers, et de tous les heros des romans qui ne vont en aucun lieu que l’on ne leur raconte quelque histoire, de sorte que chacun s’estant fait donner des sieges, Montenor lut le discours qui s’ensuit.

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Le banquet des dieux. L’aurore avoit desja fait signe à la nuict qu’elle destendist ses voiles, et fist son pacquet pour s’en aller, lors qu’une douce rosee cheut sur toute la terre, et fit croire à ceux qui la virent que c’estoit des rinseures des coupes des dieux ou des restes du nectar de leurs festins, ou que la belle avantcouriere du soleil lavoit ses mains à son lever, ou vuidoit son pot de chambre. Mais bien que tout cela puisse estre selon les saisons comme l’on connoist par les differentes rosees qui tombent du ciel, si est-ce que pas une de ces choses n’estoit arrivee alors, et c’estoit seulement que les chevaux qui traisnoient le char de cette deesse qui commençoit de paroistre secoüoient leurs crins au sortir de la mer. Le soleil pressé de la suivre avoit desja osté son bonnet de nuict, et ayant vestu une casaque de fin or, attachoit ses rayons autour de sa teste. Les momens qui sont ses pages luy aydoient à s’habiller, cependant que les heures qui venoient de penser ses chevaux, et leur avoient donné leur avoine, les attelloient à son char. Il estoit aysé à juger aux hommes qu’il ne tarderoit guere à se monstrer sur la voute celeste, mais ils méprisoient sa clarté et venans de finir une desbauche qui avoit duré vingt-quatre heures, ils alloient faire du jour la nuict, et se couchoient presque tous. Lors que les dieux reprenant leur travail ordinaire, sembloient condamner leur fayneantise, ils ne se soucioient d’autre chose que de bannir tout soucy, et ne se vouloient plus prosterner devant d’autres autels que ceux de Bacchus et du sommeil. Jupiter qui avoit accoustumé d’entendre dés le matin de son palais, la voix de ceux qui l’adoroient dans son temple, se fascha de ce changement, et ne voulant pas qu’il fust dit que cependant que les mortels joüissoient de toute sorte de plaisirs, les dieux se donnassent une infinité de peines (comme par exemple le soleil qui fait son cours avec tant de diligence qu’il n’a pas seulement le loisir de se moucher) il resolut de leur faire un festin solemnel, pour donner carriere à leurs esprits. Il communiqua ce dessein à Junon qui estoit alors couchee avec luy, mais comme elle est avaritieuse, elle ne treuvoit pas bon qu’il se mist en si gros frais, et pour luy en oster l’envie, elle luy disoit qu’elle n’avoit pas assez de serviettes pour en fournir à tant de monde, et qu’il y avoit long-temps que Pallas ne luy avoit fait de toille. Or il faut que l’on scache que ce linge des dieux est fait avec le fil de la vie des hommes, que l’on devide au ciel, quand les parques l’ont achevé. Celuy qui a esté pour les personnes vertueuses et illustres est employé aux chemises, et aux mouchoirs, et au linge

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de table, mais pour celuy qui vient des personnes rustiques et grossieres, on n’en fait rien que des napes de cuisine et des torchons. Ainsi rien ne se pert au monde, et bien souvent quand il pleut c’est que Junon coule la lessive. Toutefois quelque remonstrance qu’elle fist à son mary de la peine qu’elle avoit à faire reblanchir son linge apres les festins, il appella Mercure à haute voix, et luy commanda d’aller prier tous les dieux et toutes les deesses de l’univers, de venir souper avec luy dans son palais que Vulcan avoit basty, sur le sommet du mont Olympe. Mercure enfant d’obeyssance chaussa aussi tost ses talonnieres, mit son chapeau ailé, prit son caducee, et ayant regardé le catalogue des dieux vers les quels il luy faloit aller pour les assemblees generales, vola premierement à la septiesme sphere, et trouvant le destin, la nature, la fortune, Promethee, Janus, Terme, et quelques autres dieux avec Saturne dedans son palais, il s’aquita envers eux de sa charge. Delà il passa par le quatriesme ciel, et trouvant le soleil qui commençoit sa carriere, il parla à luy en costoyant son char sans le faire arrester. Ce dieu luy promit qu’il foüetteroit ses chevaux plus fermement qu’à l’ordinaire, et qu’il iroit aussi viste que s’il prenoit des relais à la maison de chaque signe, afin de se treuver plustost au lieu où il estoit mandé. Mercure l’ayant quitté descendit en terre parce que ny Mars ny Venus ny la lune n’estoient point dedans leurs cieux. Il alla premierement en l’isle de Lemnos chez Vulcan, qu’il trouva fort empesché à forger des foudres pour bien munir l’arsenac de Jupiter, à cause que les meschancetez des hommes estoient si grandes qu’il en faloit une infinité pour les punir toutes. Il luy dit, qu’il remist ce travail à une autrefois, et que Jupiter vouloit faire un festin, dont il le venoit semondre, et qu’il faloit qu’il parlast aussi à sa femme et à son fils. Vulcan qui estoit mal courtois, luy respondit avec une mine renfrongnee, qu’il n’entendoit pas qu’il entrast dans la chambre de sa femme quand elle estoit encore au lict, mais qu’il s’en allast vers son fils tant qu’il voudroit. Mercure sortit alors de sa forge, et entra dans une petite chambre où il trouva Cupidon qui se joüoit avec de petites babiolles comme les enfans ont accoustumé. Luy ayant demandé ce qu’il faisoit, Cupidon luy respondit qu’il estoit apres pour blanchir son bandeau qui s’estoit sally depuis le temps qu’il le portoit, et que s’il avoit consommé les cœurs de tant d’amans, et leur avoit fait jetter tant de larmes, c’estoit afin d’avoir de l’eau et des cendres pour faire sa lessive. L’ambassadeur du roy des dieux se riant de sa belle invention, luy aprit pour quel suject il le venoit voir, et le supplia de le dire à sa mere. Il prit congé de luy apres, et de Vulcan aussi, maudissant ce jaloux qui ayant une si belle femme se levoit si matin d’aupres

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d’elle, pour suivre la coustume des forgerons. Vulcan qui sçavoit qu’il n’alloit jamais sans ses mains, prit bien garde à tous ses outils quand il sortit, mais voyant qu’il ne luy emportoit rien, il le laissa partir paisiblement. Mercure passant au dessus de la mer avisa Neptune, et toute sa cour maritime, tellement qu’il leur fit son ambassade, et de là il s’en alla trouver Eole, vers lequel il s’en acquita aussi. Il vola tout d’un train jusques dans la Thrace, et ayant treuvé Mars qui fourbissoit ses armes sous une tente, il le pria de souper comme les autres. Apres avoir esté par toute la terre, il n’oublia pas Ceres, Bacchus, Priape, Pan, les muses, et une infinité de dieux et de nymphes tant des forests que des eaux, et ayant apris le lieu ou la sœur du soleil estoit a llee, il s’en alla parler à elle. Il faloit encore qu’il se transportast vers les deitez des enfers ; il descendit dedans leur abysme, et rencontrant en son chemin quelques ombres qui n’atendoient qu’apres luy pour passer l’Acheron, il les chassa devant soy avec sa baguette, comme un berger chasseroit ses moutons. Encore qu’il luy fust facile de voler par dessus le fleuve, il se mit dans la barque du nautonnier pour l’entretenir, ayant tousjours esté son bon amy, à cause que leurs offices avoient quelque chose de commun. Le denier ayant esté payé de chaque ombre elles furent placees, et Charon mit les mains aux avirons, tandis que Mercure luy parla de cette sorte. N’ay-je pas bien travaillé depuis le temps que je suis de tes associez, et n’est ce pas avec raison que tu t’és obligé de me faire un present tous les ans, puis que j’ay si bien incité tous les hommes qui sont nez sous ma planette à s’adonner aux tromperies et aux larcins, qu’il en est arrivé beaucoup de meurtres qui ont fait enfler ta gibbeciere ? Outre cela ayant veu que les ciseaux dont l’une des parques coupe les filets des vies estoient tout enroüillez, et que ne coupant qu’à demy il se trouvoit beaucoup d’hommes blessez, et fort peu de tuez, je les ay pris et les ay fait remoudre à mes propres frais, tellement qu’aujourd’huy ils tranchent si net que l’on meurt tout d’un coup, et l’on n’en void plus languir. Afin que nous nous enrichissions vistement, j’ay aussi corrompu ces trois fileuses, les mettant de nostre party, et elles m’ont promis qu’elles feront leur fil si deslié, qu’il se rompra le plus souvent, et qu’en le coupant elles gagneront tousjours un poulce pour le moins au dessus de la marque que le destin leur aura faite. Que nos desseins sont inutiles, respondit Charon, car enfin tout cecy ne sert qu’à avancer un gain qui nous doit tousjours arriver. Toutefois ce seroit bien avisé à nous, si ostant promptement les hommes de dessus la terre, nous empeschions qu’ils ne fussent mis au rang des dieux : car l’on en a tant deifié que mon profit en est de beaucoup moindre. Si cela continuë, je presenteray requeste

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à Jupiter et à Pluton, demandant à l’un qu’il ne me frustre plus de mes droicts, et à l’autre qu’il rabaisse la ferme de ce batteau, dont je luy rens une somme excessive. Que si l’on ne me fait justice, je m’en iray au monde estre bastelier sur la riviere de Seine, où je gaigneray plus qu’icy. Or quoy que ce soit je pense qu’il m’y faudra bien resoudre, car mon amy Mercure il y a icy bien des nouvelles. Entre ces financiers que tu m’amenas dernierement, il y en a un qui est le plus meschant qui fut oncques. Il possede l’oreille de nostre roy, et luy donne de damnables avis. Il luy a proposé de faire bastir un pont sur ce fleuve, et luy a remonstré que cela sera bien plus commode que ma barque, d’autant qu’à toute heure les ombres y pourront passer en troupes sans atendre au rivage comme elles font. Outre cela l’on considere que les ames des bestes qui viennent icy pour quelque temps à fin d’aller apres en d’autres corps, y pourront passer pesle mesle, et puis il y a beaucoup d’esprits superbes de princes de capitaines et de financiers, qui veulent entrer en enfer, les uns en lictiere, les autres à cheval, et les autres en carrosse, ce qui se pourra faire facilement. Le gain sera grand en cecy pour Pluton, car au lieu que l’on ne donnoit qu’un pauvre drap à un trespassé, on luy donnera une belle robbe, et l’on ensevelira ses plus riches thresors avecque luy, voyant qu’il luy sera permis de les porter en enfer. Maintenant je ne souffre point icy de bagage, de peur d’estre trop chargé, et si quelqu’un en a tant soit peu, il le laisse au rivage où je le serre, et ç’a esté tousjours mon plus grand profit. Nostre roy en a ouy parler, et se voulant aproprier tout cecy, il fera bien tost planter les pilotis de son pont : je ne sçay si je seray le receveur du peage qui se levera sur les passans, mais quand je le serois, tousjours mon gain seroit-il fort amoindry. Charon ayant ainsi parlé, Mercure luy promit qu’il tascheroit de faire quelque chose pour luy envers Pluton, et là dessus estans arrivez à bord, il entra dans l’enfer, et s’en alla voir ce roy des ombres. L’ayant treuvé dans sa chambre comme il devisoit avec Proserpine de ses antiennes amours, il les pria tous deux du festin de Jupiter. Estant remonté apres sur la terre, il songea qu’il avoit encore à parler à la paix, à l’honneur, à la victoire, à la vertu, et à la renommee, ce qui luy donnoit bien de la peine, car il ne sçavoit où il trouveroit toutes ces deitez. Enfin s’imaginant qu’elles n’habitoient que dans les bonnes maisons, il s’en alla au palais d’un roy, et ayant pris la forme d’un page demanda au premier courtisan qu’il treuva s’il ne sçavoit point où estoit la vertu. Il le fit monter par un petit escalier, luy disant que c’estoit là qu’il la trouveroit. Mercure monte jusqu’au haut, et entre en beaucoup de chambres où il treuve des gens diversement

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occupez. Les uns joüoient aux dez et blasphemoient à tous coups comme si leurs juremens eussent esté des mots de magie pour les faire gaigner ; les autres parloient de quelques affaires publiques où ils ne regardoient que leur bien particulier ; et il y en avoit une infinité qui ne s’amusoient qu’à chanter, à danser, à boire, et à faire l’amour. Toutefois il y avoit là des poëtes et des orateurs qui tenoient toutes leurs actions pour vertueuses, mais Mercure ne s’y laissoit pas tromper, et il vid bien au bout d’une galerie la fraude, la flatterie, et l’ambition qui ordonnoient de la fortune d’un favory. Leur ayant demandé où estoit la vertu, ces mauvaises deesses se prirent à rire, et luy dirent qu’elles ne s’acostoient jamais d’elle, parce qu’elle estoit si sauvage et si mal aprise qu’elle n’entendoit point le commerce du monde, et qu’il ne la treuveroit jamais que parmy des personnes rustiques. Il disparut tout à l’heure, et s’estant envolé dans un lieu fort champestre, il entra dans une petite cabanne où un pauvre villageois tiroit à la fin. Luy ayant demandé des nouvelles de celle qu’il cherchoit, ce pauvre mourant luy dit que tant qu’il avoit vescu il s’estoit efforcé de l’avoir tousjours en sa compagnie, et qu’elle ne faisoit que de le laisser, l’abandonnant à son genie pour le mener aux Champs Elysees, mais qu’il ne croyoit pas que ses enfans l’eussent retenuë, encore qu’il leur eust recommandé de la loger tousjours avec eux. Mercure bien empesché sur cecy songea que la vertu pourroit bien estre avec ceux qui enseignoient ses preceptes aux autres, et il s’en alla en une academie de philosophes, mais il n’y treuva que crierie, orgueil, doute et vanité. Il se promena par tout, et enfin estant arrivé dans la biblioteque, il apperceut la deesse qu’il cherchoit assisse au milieu des livres. S’estant enquis de ce qu’elle y faisoit, elle respondit qu’elle n’avoit plus autre demeure, et qu’encore que plusieurs l’y cherchassent, ils ne l’enmenoient jamais avec eux, quand ils l’avoient treuvee. Mercure luy dit qu’il la venoit prier de souper au palais d’Olympe, ce qui la resjouyst fort, car il y avoit long-temps qu’elle avoit envie de quitter la terre aussi bien que la justice. Il luy demanda la dessus où il pourroit treuver les autres deitez qu’il cherchoit, et si la renommee et l’honneur n’estoient plus de sa compagnie. Non, ce dit elle, allez treuver ceux qui boivent bien, et qui joüent bien, ou qui font de grandes despenses, c’est là qu’ils sont maintenant. Pour la paix, elle n’est qu’avec ceux qui n’ont rien, et la victoire n’est qu’avec ceux qui sçavent le mieux tromper. Mercure ayant ouy cecy alla aussi tost treuver ces deitez qui luy promirent toutes d’aller au festin, excepté la renommee, qui s’en excusa, disant que ce n’estoit point pour elle que l’ambrosie estoit faite, et qu’elle ne se repaissoit que de vent. Mercure

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voyant qu’elle avoit cent bou ches, dit en soy mesme que c’estoit bien avisé à elle de ne vouloir pas venir au palais de Jupiter veu qu’elle y eust aporté la famine, et que Junon ne luy eust fait guere bon accueil, la prenant plustost pour un monstre que pour une deesse. Cét ambassadeur trouva apres l’aurore dans un bois où elle cherchoit un chasseur dont elle estoit amoureuse. S’estant acquité de sa charge envers elle, il s’en retourna au palais du mont Olympe, voir ce que l’on y faisoit. Pour les dieux qui estoient commensaux de la maison de son pere, il ne les pria point ; ce n’estoit pas envers eux qu’il faloit user de ceremonie. Il les trouva tous empeschez à dresser l’apareil du festin, et il y en avoit encore d’autres qui estoient obligez de rendre du service à leur grand roy lesquels estoient desja arrivez. Vulcan qui est accoustumé à se tenir pres du feu, avoit eu charge de faire la cuisine avec ses cyclopes qu’il avoit amenez. Il les faisoit tous bon-voir avec la chemisette verte, le tablier blanc, et la calotte noire sur l’oreille. Le premier mets qu’ils apresterent fut de l’ambrosie qu’ils deguiserent en une infinité de façons, pour ce que cette viande qui estoit fort commune aux dieux, ne leur donnoit point d’apetit quand elle estoit en son naturel. Vulcan en mit en des potages, il en fit des estuvees, des fricassees, des pots pourris, et des bisques. Mais tout cela n’estant pas grand’chose, il remonstra à Jupiter que puis qu’il estoit question de faire un festin solemnel, il faloit avoir d’autres viandes. Jupiter luy ayant donné la permission d’ordonner de tout comme bon luy sembleroit, il fit apeller Platon et quelques autres philosophes qu’il avoit envoyé querir tout expres aux Champs Elysees. Il leur commanda de luy ayder, et de monstrer qu’ils n’estoient pas inutiles au monde comme plusieurs leur avoient reproché. Platon eut charge de faire cuire ses idees, ce qui devoit estre un manger fort delicieux pour des bouches divines, et un autre qui avoit tousjours tenu que les ames estoient corporelles, receut un commandement de prendre celles des bestes qui se mouroient, et principalement qui estoient sacrifiees, à fin de les rostir à la broche, ou les mettre en paste. C’est la plus solide viande des dieux, et ils sont obligez à Vulcan qui treuva l’invention de ne la pas laisser perdre. Toutefois Pythagore qui n’avoit que la charge de faire les saulses, s’en vint tout eschauffé dire à Vulcan pour soustenir sa doctrine, qu’il avoit grand tort, et que ces pauvres ames qu’il faisoit massacrer avoient esté autrefois dans des corps humains, et qu’elles y devoient retourner encore, et que les dieux ne desiroient pas manger les ames des hommes. Mais il eut beau crier, les autres philosophes ne laisserent pas de se ruer en cuisine, luy disans que quand c’eust esté des ames d’hommes qu’ils aprestoient ; elles devoient estre

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bien aises de passer en la nourriture du corps des dieux, et d’en estre faites une partie. Neantmoins quand il voyoit couper le coû à l’ame de quelque poulet, il s’escrioit aussi haut que si l’on luy eust coupé le sien. Outre cela il ne faisoit que destourner les cuisiniers de leur travail leur voulant mettre ses nombres en la fantaisie ; il leur aprenoit qu’il faloit qu’il y eust dix morceaux en une fricassee, pour la faire avec harmonie, et luy donner toutes ses convenances et proportions, et si l’on dressoit de l’ambrosie, il vouloit que l’on la mit en trois plats, pource qu’il soustenoit que ce nombre estoit la mesure de toute chose, et que les dieux se plaisoient au nombre impair. Vulcan qui n’entendoit rien à toute cette philosophie, prit la cueiller d’une marmite, et le frapant avec autant de furie que si c’eust esté un chien qui eust mangé le rost, luy dit qu’il ne le vinst plus interrompre, et qu’il s’en allast dans la salle employer son arithmetique à conter si les assiettes et les escabelles estoient au nombre qu’il faloit. Ce qui irrita davantage ce maistre cuisinier, fut qu’en courant à luy, il renversa avec sa jambe tortuë un plat d’ambrosie que l’on avoit mis rechauffer à l’âtre, tellement qu’il se repentoit de n’avoir pas pris ce philosophe pour mettre en capilotade, aussi bien que les ames des bestes. Lors que sa colere fut passee, considerant qu’il n’y avoit pas trop de tout ce qu’il avoit apresté pour la grande assemblee des dieux, il treuva moyen de leur dresser encore un service tres-excellent, mais il en falut parler à Jupiter, sans lequel rien ne se pouvoit faire. Il s’en alla luy dire qu’entre les astres qui estoient au ciel il y avoit beaucoup d’animaux qui n’y servoient de rien, et qu’on ne les pouvoit manger en meilleure occasion qu’en celle-cy. Jupiter n’y vouloit pas consentir, mais Vulcan luy parla de cette sorte ; sire, il y a long-temps que vous n’avez traité compagnie, et l’on dit qu’il n’est festin que d’avaricieux ; il ne se faut pas mettre en frais pour un petit : les hommes ne tiendroient plus de conte de vous, s’il sçavoient que vous fissiez plus maigre chere qu’eux. Ne voyez vous pas qu’ils tuent tous les animaux qu’ils ont sur la terre pour se nourrir ? Pourquoy n’en ferez vous pas de mesme de ceux que vous avez dans le ciel ? Jupiter vaincu par les raisons de son fils, luy dit qu’il envoyast ses cyclopes destacher tous les signes qui seroient bons à manger. L’affaire fut incontinent faite, et Bronte, Pyragmon, et quelques marmitons aporterent le lievre, le cygne, le dauphin, la baleyne, le belier, le taureau, l’ecrevisse, et les poissons qu’ils accommoderent en diverses sortes. Ils n’espargnerent pas mesme le dragon, l’ourse, l’hydre, ny le loup, et quelques autres bestes dont l’on croyoit que la chair fust fort dure. Car Vulcan asseura qu’elles estoient desja à demy cuites, d’avoir esté si long-temps

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atachees à des estoilles. Cependant que l’on aprestoit ainsi les viandes, Junon et Iris songeoient a aproprier tout dans le palais. Il estoit basty de nuages petrifiez, et les murailles estoient emaillees de tant de diverses couleurs qu’elles n’avoient pas besoin d’estre tapissees. Il faloit seulement nettoyer la salle, mais ces deesses estoient bien empeschees à chercher un ballet. Eole arriva la dessus avec un gros trousseau de clefs à sa ceinture : il avoit enfermé tous les vens dedans leurs cachots, excepté le Zephire qui estoit son mignon, lequel alloit tousjours à sa suitte, et portoit la queuë de sa robbe. Cettuy-cy ayant veu la peine où estoit la reyne des deesses, enfla ses jouës, et souffla tant par la salle qu’il en fit sortir toute la poussiere. Flore sa maistresse qui ne le pouvoit abandonner, ne tarda guere à venir apres, avec plusieurs autres nymphes qui semerent des fleurs par tout. Hercule, Mercure, Castor, Pollux, et quelques autres enfans de la maison, dresserent alors les tables, mirent la nappe, et rangerent les sieges. Ces meubles estoient faits du bois des arbres ausquels plusieurs hommes ont esté jadis metamorphosez. Jupiter et Junon ayans mis leurs habits des bonnes festes, s’en vinrent là pour recevoir la compagnie, et aussi tost arriva Ceres qui faisoit aporter du meilleur pain que jamais boulenger luy eust paistry, et Bacchus vint en suitte avecque Pan et les satyres qui avoient le coû chargé de bouteilles qu’ils mirent rafraischir pres du buffet. Silene qui les suivoit estoit le sommelier, et estoit desja si yvre que l’on ne croyoit pas qu’il eust encore envie de boire. Il trebuchoit aussi souvent que si ses jambes n’eussent esté que d’estoupes, si bien que l’on luy donna une chaire qui luy vint fort à propos pour reposer sa panse qui estoit aussi enflee que la voile d’un navire qui à bon vent. Comme Ceres, Bacchus, et tous les dieux champestres faisoient leurs complimens, Pluton arriva avec sa femme qui estoit devenuë si sotte depuis qu’elle estoit dans les enfers, qu’elle avoit oublié l’entregent du monde. Elle fit une reverence à cul ouvert à la compagnie, et s’en vint dire à Jupiter avec une naïfveté rustique ; aussi vray, mon pere, vous nous faites beaucoup d’honneur de nous prier de venir souper ceans. Nous estions tous tristes en nostre mesnage. Quand nous sommes montez en nostre chariot pour sortir de l’enfer, nostre chien est venu sauter sur moy, et m’a tant lesché et baisé les joües avec toutes ses trois langues, que je ne le pouvois quiter. J’ay pensé l’amener avec moy, au moins vous eust-il servy à tourner la broche ; et puis vous ne croiriez pas combien il est gentil, il danse sur ses pieds de derriere, et raporte tout ce que l’on luy jette. Vous avez bien fait de le laisser, ma fille, dit Jupiter, car outre que ce n’est pas un chien à porter dans le manchon, nous

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en avons d’autres icy, lesquels il eust mordu avec ses six rangs de machoires. Ne sçavez vous pas bien qu’il y a un chien entre nos astres ? C’est luy qui ronge les os des oyseaux celestes que l’on mange quelquefois à nostre table, et pour le vostre il ne doit ronger que les os des hommes qui sont trespassez ? Mais coment n’avez vous point amené mon fils Minos ? Si nous l’eussions amené, respondit Pluton en prenant la parole, nos deux autres juges et les parques, les furies, et Charon, eussent voulu venir aussi, et cependant vous sçavez qu’il ne faut pas qu’ils quitent leur travail pour un moment, si l’on ne veut que tout le genre humain se perde. Comme Pluton finissoit ce propos Mars arrivant esblouyst chacun par la lueur de son harnois. Sa moustache estoit retroussee en garde de poignard, afin qu’il semblast mesme que son visage fust armé, et ses yeux estoient ardens comme ceux d’un lyon qui est en furie. Toutefois il n’y eut rien que d’honneste dans les salutations qu’il fit à Jupiter et aux autres, et Venus entrant aussi tost dans la salle, luy qui ne parloit que de vaincre les autres, se confessa vaincu. Elle estoit suivie de son fils et des trois graces, qui avoient employé toute la journee à l’attiffer. En suitte d’elle arriva Pallas, qui parmy sa gravité avoit des atraits bien aymables, et apres arriva la lune et le soleil son frere, qui ayant laissé quelques-uns de ses rayons allentour de sa teste, remplit le lieu de clarté. Il estoit si courtois qu’il voulut aller baiser les dames l’une apres l’autre pour les salüer, mais comme il aprocha sa bouche de celle de Junon pour la baiser la premiere, elle se retira vistement sentant la chaleur de sa moustache qui luy brusloit la jouë. Jupiter s’estant aperceu de cecy, luy dit qu’il avoit tort de ne se point estuver le menton avec de l’eau fraische, si tost qu’il avoit quité ses feux. Vous ne dites pas que j’ay eu si haste de venir icy, repartit Phoebus, que je n’ay pas eu le loysir de me plonger dans la mer où Amphitrite ma belle hostesse m’apreste tousjours un bain. Elle m’y traite à table d’hoste ; j’ay peur qu’elle ne me fasse payer pour aujourd’huy, encore que je n’ aille point souper chez elle. Alors qu’il disoit cecy Neptune, Amphitrite, Palemon, et beaucoup d’autres divinitez marines arriverent, qui luy dirent que l’on ne le traitoit pas si rigoureusement comme il faisoit acroire, et qu’il avoit tresbon marché de son giste. Leur dispute ne fut point entenduë, pource que Saturne, Janus et les autres dieux anciens arriverent en mesme temps, lesquels on s’employa à recevoir. Il n’y eut que Junon qui fut mal contente de leur arrivee. Comme elle vid Janus avec ses deux visages, elle se mit à crier à son mary, ne vous avois-je pas bien dit que vous vouliez vous ruiner ? Vous ne contiez qu’une personne à la suite de vostre pere, et en voyla deux. Ce gourmand de Janus

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à deux grosses faces et deux grandes bouches, qui avalleront chacune autant de viande que quatre. Tout resolument je n’enten pas que l’on le deffraye icy. Je ne veux pas qu’il soit à nostre table : il affameroit tous les autres. Qu’il s’en aille à la porte : c’est son office ordinaire de la garder. Hé à quoy songez vous mamie ? Dit Jupiter ; que dira mon pere d’entendre que vous ne voulez pas qu’il ameine icy une personne qu’il cherit ? Prenez garde qu’encore que Janus ait deux bouches, il n’a qu’un ventre, et deux bras, tellement qu’il ne prend pas plus de viande que les autres, et il n’a pas un corps où il en puisse tenir plus que de raison. La bouche qu’il a sur le derriere ne luy sert qu’à humer le vent qui vient de cette partie, et puis je vous diray, encore nous peut il estre utile estant à nostre table, puis qu’il faut qu’il y soit necessairement, pour faire honneur à Saturne ; car je me suis imaginé qu’il le faut faire asseoir du costé du buffet, afin qu’avec ses yeux de derriere il puisse prendre garde au vin et au nectar que ce vieux Silene ne mesnagera pas bien, et qu’il empesche que ces yvrognes de satyres qui nous serviront ne boivent tout. Pource qui est de l’office de portier, ne vous en mettez point en peine, je l’ay donné au Sagittaire du zodiaque. Tandis que Jupiter consoloit ainsi sa femme, les dieux se gaussoient de Janus, qui pour leur monstrer qu’il n’y avoit rien à reprendre en sa forme, alla baiser Venus avec sa bouche de derriere, et attirant à soy avec ses mains une des graces la baisa de sa bouche de devant. Voyla bon drosle, dit Phoebus, il est digne d’avoir deux femmes ; il a cét avantage au dessus de nous qu’il en peut baiser deux en mesme temps. Mais vous ne dites pas aussi, repartit le subtil Promethee, qu’il peut en mesme temps recevoir quatre soufflets. Pendant ces railleries l’aurore, les muses et quelques autres arriverent, si bien que l’on entendoit rouler force chariots et hennir force chevaux à la porte du palais. Jupiter voyant que tous les conviez estoient venus, commanda que l’on servist. Le soleil et sa sœur avoient assez de clarté de reste autour de leur teste pour chasser l’obscurité de la salle : neantmoins pour la bien-seance on atacha à la muraille des plaques d’or, qui au lieu de flambeaux avoient des baguettes d’argent, au bout desquelles on avoit cloüé des estoilles. Alors Mercure qui estoit le maistre d’hostel, entra avec les faunes et les satyres qui portoient chacun des plats, lesquels il arrangea sur table. Jupiter, Saturne, Pluton, Neptune, Junon, Venus, et tout le reste de la compagnie ayans lavé leurs mains avec de l’eau de l’Eridan, s’assisrent sans dispute chacun selon sa qualité. Le roy des dieux suivant la coustume des grands princes avoit son medecin d’un costé et son bouffon de l’autre. C’estoit Esculape et Monus, dont l’un estoit là pour controller les viandes

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que l’on mangeoit, et l’autre les actions et les paroles des assistans. Tout du premier coup Momus s’ataque à son maistre, et luy dit qu’il ne sçait pas à quoy il a pensé de ne convier point la discorde à son banquet, non plus qu’aux nopces de Thetis, pource qu’elle viendra encore semer quelque noise qui troublera la feste, et qu’il n’y a plus sur la montagne d’Ida de berger qui soit capable de juger le differend des divinitez. S’il n’y a plus d’illustres bergers sur la montagne d’Ida (dit alors Lysis, interrompant la narration de Montenor) que l’on sçache qu’il y en a un maintenant au pied du mont Saincte Geneviefve, et que les dieux ne se mettent point en peine, je suis aussi bon juge que Paris. Tout cecy est passé il y a long-temps, dit Montenor, ne croyez pas que ce soit une chose presente. Il n’y a point de doute, que si vous eussiez esté au monde quand ce banquet a esté fait, Momus se fust souvenu de vous. N’interrompez plus les dieux en leur repas, je vous supplie ; un ayde à Masson veut bien avoir son heure. Montenor ayant dit cecy obtint encore du silence, et ayant regardé sur son papier poursuivit sa lecture en cette sorte. Jupiter respondit à Momus qu’il avoit bien songé à ce qu’il luy disoit, et qu’il avoit desja pourveu à ce que leur joye ne fust point troublee. Que s’il n’avoit point fait prier la discorde, ny les furies, la famine, l’envie, la tristesse et la pauvreté, dont la compagnie estoit desagreable, il leur envoyroit à chacun leur plat, afin qu’elles fussent contentes. Cependant que cecy se passoit la pluspart des dieux prirent du pain. Saturne en coupa avec sa faux, Bacchus avec sa serpe, Mars avec son cimeterre, et beaucoup d’autres avec la faucille de Ceres qu’elle leur presta. Pour de la viande Neptune en prit avec son trident, Pluton avec son sceptre fait en fourchette, Venus avec la pointe du dard de son fils, et la fille de Latone, avoit quasi envie d’en prendre avec la pointe de son espieu, et Pallas avec le fer de sa lance : car les dieux ne quitent jamais leurs armes, non pas mesmes quand ils sont à table, pource que s’ils ne les avoient plus, on ne les pourroit pas reconnoistre ; et de fait voyez le portrait ou la statuë de Mercure, à quoy connoistrez vous que c’est luy, s’il n’a son caducee ? Au moins devoient-ils avoir chacun aupres d’eux les marques de leur divinité, comme Jupiter qui avoit son foudre, que son aigle tenoit dans son bec à costé de luy. Toutefois il ne treuva pas que ce fust une chose bienseante de permettre que les dieux coupassent le pain avecque leurs armes : car Saturne en maniant sa grande faux qui estoit fort incommode, avoit desja donné du manche dans les machoires de son compere Janus, et luy avoit fait saigner les dents. Mercure fut bien crié, de n’avoir pas mis ordre qu’il y eust des cousteaux

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et des fourchettes sur la table, tellement qu’il s’en alla aussi tost en demander à Vulcan, qui en estoit bien fourny, et il en vint apres donner à chacun. Momus qui avoit bien envie de voir quereller les dieux recommença de parler, et dit à Promethee, tu és bien aise maintenant de manger à la table des dieux, au lieu qu’autrefois ton foye estoit le repas des oyseaux. Ne renouvelle point mes vieilles miseres, repartit Promethee, il suffit que Jupiter m’ait pardonné, sçachant que ma faute n’estoit pas si grande qu’il avoit crû. Il pensoit qu’ayant formé le corps de l’homme, je fusse venu effrontement jusqu’au ciel desrober du feu, pour l’animer. Mais je luy ay remonstré, que je me comportay avec plus de modestie : j’avois trouvé l’invention du miroir ardent, et l’exposant au soleil, j’en attiray le feu sans bouger de la terre. Je suis bien aise de te dire cecy en presence de tant d’autres dieux qui ne le sçavoient pas encore. Il est raisonnable d’oublier les vieilles querelles, dit alors Saturne, prenant la parole, si je souffrois que l’on parlast de ce qui est arrivé à Promethee, je verrois qu’à la fin on viendroit à s’entretenir de moy. Cependant qu’on ne pense pas faire des contes de ma fortune : je ne suis que ce que je veux estre. Il est vray que j’ay esté autrefois assis au mesme trosne où est Jupiter, mais c’estoit durant l’innocence des hommes ; et maintenant qu’ils sont devenus meschans, je ne voudrois pas estre tenu de les gouverner. Pendant mon regne ils ne se soucioient point des richesses, et si ce siecle s’apelloit le siecle d’or, c’estoit que leur ame estoit d’or, et non pas leur vaisselle. S’imagine t’on que moy qui faisois vivre les autres avec si peu d’ambition et d’avarice, j’aye eu regret de perdre mon royaume, et ne void-on pas que je me devois tirer des affaires du monde, pour jouyr de la tranquilité dont j’avois fait jouyr les autres ? Tandis que Saturne disoit cecy, Momus qui sçavoit qu’il ne mesprisoit la royauté que parce qu’il ne la pouvoit avoir, alloit faire mille grimasses derriere luy, et eust bien voulu luy respondre, mais il en fut empesché par un grand éclat de risee qui se fit au bout d’en bas. Jupiter en voulant sçavoir le suject, l’on dit que c’estoit que le dieu Terme qui n’avoit point de bras, avoit panché la teste jusques dans une escuelle pour y manger de l’ambrosie cuite avec une saulse au nectar, et que le plat estoit si chaud qu’il s’estoit tout bruslé le nez et les lévres. C’est grand’pitié de ce pauvre dieu (dit alors Momus avec un geste bouffon) je ne sçay qui l’a estropié ainsi ; il n’a ny jambes ny cuisses, encore s’il avoit des bras et des mains, il pourroit aller en cul de jatte, au lieu qu’il faut qu’il se fasse tousjours porter dans une chaire à bras, comme un malade qu’on meine à l’hospital. Toy qui te moques de luy, dit Jupiter je veux que tu luy ailles

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ayder à manger. Tres-volontiers, dit Momus ; et la dessus se mettant derriere luy, il prit quelque chose dans un plat, et luy en ayant mis un petit morceau à la bouche, il avalla le reste. Jupiter voyant sa malice, luy commanda de se retirer d’aupres de luy, puis qu’il luy aydoit de la sorte, et dit au destin qui estoit son voisin qu’il eust soin de le faire manger. Apres cela voyant qu’il y en avoit encore plusieurs qui se plaignoient que les viandes estoient trop chaudes, il commanda au Zephire d’y mettre remede, et ce dieu montant à deux pieds sur son escabelle, remua tant ses aisles, et souffla si fort de la bouche, que tout fut refroidy. Chacun mangea en paix depuis, excepté Venus qui se plaignit de ce que P riape qui estoit assis aupres d’elle, la pressoit tant, qu’il l’avoit toute eschauffee. Elle avoit une robbe si mince et si transparente, que l’on ne pouvoit asseurer si elle estoit vestuë ou si elle estoit nuë, tellement que ce bonhomme soufflant comme un cheval qui sent son avoine, passoit à tous coups la main contre sa cuisse, et estoit fort estonné lors qu’il ne touchoit que de la soye. Jupiter craignant qu’il n’arrivast du scandale de son impudicité, le fit mettre aupres de Minerve, qui estant toute armee ne se laisse pas embrasser facilement, et est une terrible maistresse. Alors Venus jura par le stix, que desormais elle n’auroit plus de vestement si clair, ny ses graces, ny son fils non plus, et Momus se mocquant de cecy, luy dit, penseriez vous estre Venus si vous n’estiez toute nuë ? Les dieux vous reconnoistroient-ils ? Et vostre fils quand il sera habillé le prendra-on pour ce qu’il est ? Qu’à-il affaire de vestement puis qu’il n’a jamais froid ? Mais encore comment l’habillerez vous ? Aura-il le haut de chausse, ou s’il sera encore à la bavette ? Je voy bien ce que c’est, vous voulez tenter la fortune : il ne vous coustera guere à vestir, car il est si petit qu’on le mettroit dans la poche ; et puis l’habit que vous luy ferez faire luy durera l’ong-temps, car il ne croist plus. Mais aprenez moy un peu, ne crie-t’il plus la nuict ? Est-il net ce petit drosle ? Ne fait-il point caca dans son carquois à faute de bassin ? Mange-t’il bien tout seul ? Combien a t’il de dents ? S’il vous fait de la peine, vous le devriez donner à quelque princesse de la terre : elle en tiendroit beaucoup de conte, et s’en joüeroit comme d’un petit nain. Ce bouffon divin donna toutes ces attaques à Cupidon, qui pour s’en vanger aprestoit desja son arc, mais Venus luy remonstra que le coqueluchon vert et jaune que Momus portoit estoit à l’espreuve de ses fleches. Cependant Momus commanda de la part de Jupiter, aux tritons qui estoient debout, de joüer du cornet, et à quelques faunes de joüer de la fluste, afin de faire remuer les machoires aux dieux, au son de ces instrumens. Pour luy il tint sa partie avec les sonnettes

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qu’il avoit aux genoux, leur faisant faire beaucoup de bruit en dansant. Il avoit aussi un baston avec deux vessies de pourceau pleines de poix attachees au bout, dont il alloit souffleter par mesure les grosses joües des flusteurs, ce qui rendoit une belle harmonie. Le second estoit à peine sur table que les dieux s’esbahirent fort des nouvelles viandes qu’on leur avoit servies. Ils trouvoient l’idee tres excellente : neantmoins Esculape dit à Jupiter, sire, laissez en manger aux autres : cette viande n’est pas stomachale pour vous : elle est trop venteuse. Saturne et le Destin oyans cecy prirent tout pour eux, et cela ne leur dura non plus qu’une fraize en la gueule d’une truye, encore que le medecin leur dist aussi qu’il connoissoit leur complexion, et que cette idee estoit laxative pour eux, et qu’il pronostiquoit qu’elle leur donneroit la foire. Pour les ames qui estoient fricassees, il permit à Jupiter d’en manger, luy asseurant qu’elles estoient fort nutritives. Ce fut alors qu’il fut bien beu tant de vin que du nectar, car Vulcan avoit trop espicé les saulses. Ganymede versoit à boire à Jupiter, Hebé à Junon, et les satyres à tous les autres dieux. Or le bon Janus qui avoit eu charge de prendre garde si ces braves eschansons ne bevroient point, avoit bien fait sa charge au commencement, disant des injures à deux satyres qui avoient vuidé une bouteille, mais enfin sa fidelité fut corrompuë ; ils luy promisrent que s’il ne disoit plus mot, ils luy donneroient autant à boire qu’à six autres, tellement que s’estant accordé à cecy, tandis que l’un luy presentoit une tasse pardevant, l’autre luy en donnoit aussi une par derriere. Cependant les satyres alloient boire au buffet, chacun à leur tour, sans se soucier de Silene qui s’estoit endormy sur sa chaire, et ronfloit si fort qu’il faisoit presque autant de bruit que la musique. Bien que Janus eust deux visages il n’avoit qu’une teste, de sorte que les fumees du vin et du nectar qu’il avoit pris en abondance, luy troublerent bien tost le cerveau ; et comme il avoit perdu toute modestie, il but à la santé de Bacchus, le priant de luy faire raison. Bacchus demanda à boire, mais les valets empeschez à autre chose ne l’entendirent pas. Aussi tost se voyant si mal servy, il prit son cousteau, et frapa tant qu’il pût sept ou huict coups sur la table pour les apeller, ce que l’on trouva fort mauvais, car il luy sembloit qu’il fust encore en une taverne. Toutefois Jupiter souffrit cecy, sçachant la belle humeur du compagnon, et les voulant mettre en train Janus et luy, ca, dit-il, que l’on leur donne à boire. Dites la chanson, enfans. Commence, Janus, tu és l’assaillant en ce combat. Que diray-je ? Sire, repartit Janus, parleray je de cette liqueur, qui resjouyt le cœur ? Chante ce que tu voudras, dit Jupiter. Alors Janus chanta ce qu’il

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sçavoit, et jama is l’on n’a rien ouy de plus admirable : car sa bouche de devant tenoit la basse, et celle de derriere le dessus, si bien que luy seul il faisoit une fort bonne musique à deux parties, horsmis qu’à tous coups elle estoit interrompuë par un certain hoquet, avec lequel il tesmoignoit la generosité de son cœur, qui repoussoit tout ce qui luy pouvoit nuire. Bacchus ayant beu une pleine tasse, chanta, Alexandre aymoit tant le vin , faisant cliquetter harmonieusement deux assiettes l’une contre l’autre. Il acompagnoit son chant de tournoyemens d’yeux et de postures si gaillardes, que toute la troupe fut saisie d’allegresse. Cela incita chacun à la desbauche, et il n’y avoit pas jusqu’aux deesses qui ne voulussent faire rubis sur longle. Là dessus Mercure mit le troisiesme service qui n’estoit composé que d’animaux celestes. Il y avoit chair et poisson, tellement que l’on s’estonna de cette diversité de viandes. Jupiter dit qu’il vouloit avoir le plaisir de faire deviner à la compagnie où l’on avoit recouvré tant de mets differens, et qu’apres soupé il en diroit la verité. La pluspart en mangerent sans s’en informer, et il n’en demeura pas le quart. Pour le dessert il fut fort somptueux, car Pomone avoit aporté de toute sorte de fruicts, et les cuisiniers avoient fait quantité de pieces de four. Proserpine prit force tarte, et force biscuit qu’elle serra dans sa pochette, disant que c’estoit pour sa mignonne Alecto. Cecy ne fut pas treuvé bienseant, et l’on vid bien que la bonne dame s’imaginoit estre en quelque nopce de village. Mais on n’eut pas le loisir d’en parler, parce qu’il s’esleva de si grands cris à l’entree de la salle, que chacun demanda ce que c’estoit. Mercure vint dire, que c’estoient les goujats de Mars qui se gourmoient contre les pages du Soleil, à qui auroit la cuisse de l’ame d’un poulet d’inde qu’ils avoient ravie d’entre les mains de ceux qui venoient de desservir. Jupiter commanda que l’on envoyast Pythagore vers eux, afin qu’il leur enseignast le silence. Ce tumulte apaisé on prit garde à Janus qui estant tout à fait yvre, estoit devenu fort insolent. Au commencement du soupé il avoit mis en escharpe son serpent qui se mordoit la queuë, mais il l’avoit alors osté pour en donner par les oreilles à ceux qui estoient proche de luy, et il s’en vouloit aller servir à faire des tours de passe passe, comme dans un cerceau si l’on ne l’eust retenu. à faute de ce divertissement il se mit à faire cageoler ses deux langues tout ensemble. Ses deux bouches se disoient des injures l’une à l’autre, se contredisoient, se démentoient, et se rendans aussi tost bonnes amies se vouloient deffier à boire. Si l’une rioit, l’autre pleuroit, et s’il avoit promis quelque chose avec celle de devant, il ne le tenoit pas pour cela, car celle de derriere y resistoit, disant qu’elle n’y avoit pas consenty : aussi ce visage qu’il avoit au dessus du dos, estoit-il le

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plus vieil, et pour faire le cap able, il ne vouloit jamais estre de l’avis de l’autre, qui n’estoit que son cadet. Jupiter voyant que Junon ne faisoit que rechigner de tout cela, fit sortir le bon Janus et l’envoya reposer sur un lict. L’on leva alors la table, et les neuf muses accorderent leurs instrumens. Tandis qu’elles chanterent trois ou quatre airs nouveaux, Mercure, Vulcan, Momus, les cyclopes, les tritons, les satyres, et tous les autres qui avoient servy, eurent le loisir de souper. Dés qu’ils eurent fait, les tritons furent mandez pour faire danser la compagnie au son de leurs cornets. Ayans commencé de joüer un bransle, Jupiter prit Junon, Mars Venus, le Soleil sa sœur, et ainsi chacun prit la sienne. Entre autres le destin prit la fortune, et c’estoit une plaisante chose de le voir danser avec sa grand’robbe, aupres de cette volage deesse, qui ayant accoustumé de n’aller que sur une boule ou sur une rouë, se remuoit d’une estrange sorte, estant sur un plancher ferme. Elle le secoüa si vivement qu’une de ses pantouffles luy sortit des pieds, et son bonnet cheut à terre et ses lunettes aussi, qu’il avoit mises pour voir s’il feroit bien ses pas. Vulcan, Momus, Mercure, et quelques autres n’estoient pas de cette danse. Il leur avoit pris envie de faire quelque galanterie pour resjouyr l’assemblee. Ils vouloient joüer une comedie, et Vulcan qui n’avoit pas beaucoup d’invention en ce qui estoit de cecy, dit qu’il ne faloit que prendre une certaine piece qu’un poëte grec avoit faite, où il les avoit fait parler tous, tellement qu’ils auroient bien tost trouvé ce qu’ils devroient dire. Cela seroit trop grossier, dit Mercure, il ne nous faut rien joüer que de nouveau. Nous avons ceans les muses qui sont plus sçavantes que les poëtes, puis que ce sont elles qui les inspirent ; neantmoins à dire la verité elles ne nous aprendront rien qui nous soit propre, tant elles font les chastes et les resserrees, et je ne sçay pas comment ceux qui font des vers amoureux s’imaginent qu’elles leur aydent, veu qu’elles n’en font pas elles mesmes. Toutefois je vous diray, nous ne manquerons pas de poësie, si nous voulons, encore que nous n’ayons icy ny Hesiode ny Homere : car nous avons Pythagore et Platon, qui disent des choses aussi estranges que les poëtes. Vulcan treuvant cecy fort à propos, apella ces philosophes, et Pythagore ayant apris le dessein de ces dieux, leur dit, pour ce qui est du suject et des discours de vostre comedie, cherchez un autre compositeur que moy : mais si vous voulez vous desguiser et aller porter un momon à la compagnie, je vous promets de vous y bien servir. J’enten des mieux les sorts, et principalement celuy des dez. Je vous feray amener à chaque coup raffle de cinq. Je m’enten aussi un peu à piper, dit Mercure, faisons cecy : il n’y faut pas tant de preparatifs. Cela dit, ils resolurent

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qu’ils representeroient les div erses qualitez des mortels, ce qui est une coustume que de tout temps ils avoient prise, afin d’avoir leur revanche des hommes, qui dedans leurs comedies representent tousjours les dieux. Tandis qu’ils cherchoient des habits et des masques pour se déguiser, les autres dieux acheverent leur grand bal, et s’estans assis d’un costé et d’autre, se mirent à parler joyeusement de leurs vieilles amours. Il n’y eut que Saturne qui s’esloigna de toutes ces resjouyssances pour aller tenir la teste à Janus, qui desgobilloit dans son bonnet à quatre doubleures. Estant revenu il fit bien rire toute la troupe, car il commença d’entrer en des discours simples et niays, où il faisoit paroistre qu’il estoit si vieil qu’il rentroit en enfance. Cependant Venus desirant s’entretenir d’autre chose, gaussa Jupiter sur ce qu’elle l’avoit contraint plusieurs fois de changer de forme. Ce qu’elle luy dit de meilleur, fut qu’il n’avoit pas pratiqué en bonne saison toutes ses metamorphoses, et que ce n’estoit pas pour Europe qu’il se devoit changer en taureau, mais bien pour Io qu’il avoit changee en vache, par ce qu’ayans tous deux le corps d’un mesme animal, ils se fussent bien mieux joints, et eussent produit quantité de petits veaux, qui eussent esté deifiés, et eussent eu fort bonne mine à se promener par le ciel. Jupiter voulant prouver premierement que les plus chastes deitez se laissoient quelque fois vaincre par l’amour, aussi bien comme il avoit fait, mit en jeu la sœur du soleil, qui estoit proche de luy, et remonstra comme elle avoit bien esté amoureuse d’Endymion et d’Hypolite. Mais elle allegua pour sa deffense que ne voyant l’un que pendant qu’il estoit endormy, elle ne pouvoit recevoir de luy aucun plaisir amoureux, et que pour l’autre elle ne l’avoit aymé qu’à cause qu’il s’estoit monstré chaste, et que s’il se fust laissé aller à sa premiere attaque, elle l’eust mesprisé. Venus cependant disoit tout bas à Neptune ; elle à raison de mespriser le flambeau de mon fils, car elle auroit beau en estre bruslee, personne n’en seroit bruslé pour elle. Je ne craignois pas qu’elle voulust estre la quatriesme de celles qui demandoient la pomme d’or. Elle est la plus laide qui soit icy, et son visage est rond comme un tambour. Si son visage est gros, repartit Neptune, elle n’en est que plus propre a estre aymee, car plusieurs la peuvent baiser à la fois. Mais vous ne dites pas, repliqua Venus, que quand ses amans croiroient avoir un visage entier, ils n’en auroient plus que la moictié d’un. Ne sçavez vous pas qu’elle se change à tous les quartiers du mois, et que tantost elle croist et tantost elle diminuë. Venus ayant ainsi parlé de la lune, ne manqua pas de mesdire de toutes les autres deesses, afin de faire valoir sa beauté. Elle se mocqua bien de la laide trongne de Proserpine, et de ses habits qui n’estoient point à la mode, et de sa coiffure qui estoit si mal faite, qu’il estoit fort aysé à voir que les furies infernales estoient ses perruquieres ordinaires. Elle se vouloit rire aussi de la coiffure extravagante de la vieille Cybelle, qui avoit des villes et des chasteaux sur sa teste, mais l’aurore qui estoit aupres d’elle luy vint dire : ne vous en moquez pas, belle Cypris, vous seriez bien empeschee de luy donner un moyen de s’accommoder mieux pour une deesse antienne et modeste comme elle est. J’en parle comme sçavante, car dés la naissance du monde, je suis sa dame d’atour, et tous les matins, je luy donne une robbe selon les saisons, tantost brodee de perles et de fleurs, et passementee de verdure, et tantost doree de moissons, ou argentee de neiges. L’Aurore et Venus estoient ainsi au caquet, et cependant Jupiter parlant des amours des autres aussi bien comme des siennes, dit que puis qu’ils avoient tous pris plaisir à ne laisser en arriere aucune lasciveté qu’ils n’eussent pratiquée, il ne s’estonnoit que d’une chose, qui estoit, que la belle Cytheree reyne de l’impudicité, apres tant d’adulteres et d’incestes, n’avoit point commis celuy-cy de coucher avecque son fils, et qu’il n’y avoit point de poëte qui se le fust imaginé. Cette proposition fut trouvee abominable, de sorte que Jupiter estant contraint de changer de langage, parla ainsi à toute l’assemblee. Je vous ay tantost celé quelle viande je vous faisois manger au dernier service : il ne faut plus que vous en soyez en doute, ce sont les animaux celestes que je vous ay fait presenter. Venus me disoit tout à cette heure que c’estoit dommage que je n’avois pris la forme de taureau pour me joindre à Io, quand elle estoit vache, afin de faire de petits veaux pour en peupler le ciel : mais je serois bien fasché d’avoir eu de tels enfans, car ne voulant plus voir de bestes en une si belle contree, je serois contraint de les faire tuer comme les autres. Jupiter n’eut pas si tost dit cela que toute la troupe murmura contre luy, et principalement ceux qui y avoient quelque interest. Bacchus fut fasché d’avoir perdu son belier, Hercule son hydre, et ainsi chacun se plaignit de ce que les animaux qui leur estoient dediez estoient ostez d’une place où ils leur faisoient de l’honneur. Le Soleil cria le plus haut, disant qu’il ne tiendroit plus de conte de se promener par le ciel s’il ne trouvoit ses hostes ordinaires, aux douze maisons où il passoit. Enfin tout le monde concluoit que Jupiter avoit tort d’avoir fait mourir des bestes qui ne luy nuisoient point, et outre cela qui ne luy apartenoient pas, et qu’il devoit faire tuer son aigle s’il vouloit, ou le Pan de sa femme, non pas les traiter à leurs despens. Vous vous faschez de peu de chose, dit Jupiter, est-ce la raison qu’il demeure des bestes au ciel, et que nous envoyons en enfer tant de genereux capitaines, et de doctes philosophes ? à quoy nous servoient tant d’animaux, sinon pour faire joüer les petits dieux, comme Ganymede et Cupidon, qui s’amusoient à les mener en lesse ? Encore si de chacun nous eussions eu masle et femelle, vous pourriez dire que nous en eussions tiré quelque profit ; et qu’ils eussent fait des petits : mais ils estoient tous dissemblables ; et s’ils fussent entrez en chaleur, je vous laisse à penser quels monstres ils eussent produit, comme si le taureau se fust accouplé de l’hydre, et le belier de l’ourse, qui plus est, il n’y en avoit point entre eux qui eussent du laict qui fût propre à nous faire des fromages, et l’on ne me peut pas dire que c’eust esté un grand revenu de les aller traire chaque jour. Que s’ils avoient quelque plumage ou quelque peau qui nous pust servir, j’ay bien fait de les faire tuer pour les avoir, et afin que le sort soit esgal pour tous les autres signes du ciel, tant animez qu’inanimez, je les ay fait oster tous, ne laissant rien que les estoilles pour esclairer à l’ordinaire. Les demy dieux et les demy deesses, comme le centaure et Andromede, je les ay tirez de leur place, pour me venir servir dans mon palais, et les choses insensibles, je les ay destinees à l’usage auquel elles sont propres, comme la couronne à mettre sur la teste de Junon, et la tasse à me donner à boire. Pour le fleuve Eridan, je n’ay pas jugé qu’il nous fust necessaire, car il couloit si lentement, que ce n’estoit qu’une eau croupie qui n’estoit bonne ny à boire ny a laver aucune chose, et à peine en à t’ on pû tirer une esgueree d’eau nette pour nous laver les mains devant le repas, et il l’a falu passer au travers d’un linge pour l’eclaircir. J’ay donc fait faire quelques trous à l’endroit du ciel où estoit ce fleuve, tellement qu’il s’escoule encore sur la terre, et je pense que les hommes sont bien estonnez maintenant de voir pleuvoir en si grande abondance. Or c’est en partie à cause d’eux, que j’ay osté du ciel tous ces signes : je les veux punir du mespris que depuis peu ils ont fait de moy. Il ne faut pas que desormais ils ayent le plaisir de voir le ciel bigarré de tant de diverses figures, qui leur enseignoient facilement les choses avenir. Voyla la remonstrance que Jupiter fit aux autres dieux, et pour dire la verité il avoit conceu une telle jalousie contre Bacchus, l’amour, le sommeil, et quelques autres, qui se faisoient souvent adorer au lieu de luy, qu’il avoit dessein d’aporter du dommage aux dieux et aux hommes tout ensemble. Toutefois pas un de la troupe n’osa tesmoigner son ressentiment, songeans tous que s’il entroit en colere il estoit assez puissant pour les ruiner. Le beau Phoebus se souvenoit bien du jour qu’il l’avoit bany du ciel, et l’avoit reduit à s’en aller demander l’aumosne par toute la terre, jusqu’à tant qu’il se fust loüé à un chetif roy, pour luy servir de bouvier. Il n’y en avoit pas un qui n’eust en sa memoire

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quelque semblable marque de son cour roux, mais comme ils estoient sur ce triste suject, Comus entra dans la salle le flambeau à la main. Momus alloit apres luy habillé en roy, et Vulcan habillé en reyne : mais il eust bien esté desguisé davantage, s’il eust pû aller droit seulement. Les autres masques estoient vestus, les uns en soldats, les autres en philosophes, et plusieurs en artisans. Pithagore habillé en fou, alloit mettre le momon sur la table, lors que voicy une autre entree qui se fait à l’improviste de certaines gens que l’on ne connoissoit point. Jupiter croyoit qu’ils fussent de la suite des premiers masques, mais Vulcan et ses compagnons ne les avoient point amenez. Le premier de la bande qui avoit une chevelure blonde bien frisee, et une couronne de laurier sur la teste, vint jusqu’au milieu de la salle, et touchant une lyre qu’il avoit en main, chanta ces paroles. ô grand Jupiter, qui dois rendre la justice à tout l’univers, jusques à quand souffriras-tu qu’il y ait des dieux et des deesses qui entreprennent sur la charge des autres sans se contenter de la leur ? Nous voicy une troupe de divinitez frustrees de tous biens et de tous honneurs qui viennent te demander de l’assistance. Je m’en vay te dire une chose que jamais les dieux n’ont consideree. C’est qu’il y a icy des affronteurs, qui outre l’office qui leur a esté donné se sont attribué le nostre, et ont fait accroire que nous n’estions point au monde, de sorte que nous n’avons pas esté priez de ton banquet. Ce jeune galand que voyla pres de toy lequel fait si bien le beau avec sa moustache doree, devroit il pas estre content d’avoir la conduite du chariot qui donne le jour, sans se vouloir dire conducteur des muses ? C’est moy qui le suis, je suis le vray Apollon fils de Jupiter et de Latone, et dieu de la prophetie, de la poësie, et de la musique, et luy il est fils de Titan et d’une divinité inconnuë. Voicy ma sœur Diane à ma suite qui se plaint aussi de la Lune que voyla, qui entreprend sur sa qualité. Cét Apollon en vouloit chanter davantage, mais sa sœur s’avançant dés qu’il eut parlé d’elle, vint dire à la Lune, quelle imposture ! Tu fais acroire à tout le monde, que ce n’est rien qu’un de moy et de toy ; l’on a assez de semblables preuves de ta meschanceté, car tu veux bien persuader quelquefois aux hommes que tu presides au ciel, aux forests, et aux enfers. Comment est-ce que tu peus avoir tant de vacations ? On sçait bien qu’à l’heure mesme que tu luis dans le ciel, on me void encore dans les bois poursuivre des bestes. Je m’asseure que tu és si effrontee que tu diras que tu peus bien estre en divers lieux, et que lors que tu ne monstres que ton croissant au ciel, c’est que ton autre moictié est sur terre : mais quand cela seroit, peus-tu estre encore Proserpine qui est fille de Ceres, au lieu que

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l’on te croid fille de Latone ? Tu te dis chaste, et Proserpine est mariee à Pluton. Mais ne te fais-tu pas encore nommer Lucine, entreprenant sur Junon, et n’as-tu pas bien peu de jugement, de vouloir que celles qui acouchent t’invoquent pour sage-femme ? Toy qui te dis pucelle, sçais-tu bien ce que c’est de ces affaires là ? Cette Diane n’eut pas si tost commencé cette harangue qu’elle fut interrompuë par d’autres divinitez qui avoient de semblables plaintes à faire. Il y eut un dieu du temps qui s’opposa à Saturne, et une Minerve à Pallas, tellement qu’il n’y avoit personne en la compagnie de Jupiter qui ne fust attaqué, et n’en estant pas exempt luy mesme, il ne sçavoit quasi que dire. La confusion fut si grande qu’ ils s’ostoient la parole les uns aux autres, de sorte que les porteurs de momon voyans la feste faillie, se demasquerent pour parler face à face à ceux qui les offencoient. Chacun taschoit de donner des preuves anciennes de la puissance que l’on luy debattoit, et c’estoit à qui raconteroit le mieux sa genealogie. La pluspart se remettoient de tout au jugement de Platon et de Pythagore, mais ils s’excuserent, remonstrant leur incapacité en cette matiere. Jupiter, Saturne, et le destin furent d’avis que l’on s’en raportast donc à Homere, à Hesiode, et à Theognis, et à tant d’autres poëtes qui avoient parlé suffisamment de leur naissance et de leur pouvoir, mais il n’y avoit là personne qui eust la patience d’attendre que l’on les allast querir aux Champs Elysees ; et puis l’on consideroit que l’on n’en tireroit pas grande satisfaction, pource qu’ils avoient la teste si estourdie, que c’estoit eux qui avoient amené tout le desordre au lieu de conserver la gloire des dieux, et avoient mis à tous coups en leur rang des princes infames, estans si peu chiches du nom de divinité qu’ils l’attribuoient à la tripiere du coin d’une ruë, s’il arrivoit qu’elle fust leur maistresse. Les dieux ne scachans plus à qui s’adresser pour estre tirez de peine, disputerent avec tant d’ardeur qu’ils commencerent à se battre furieusement. Bacchus coupoit le nez et les oreilles à tous ceux qu’il rencontroit avecque sa serpe et Ceres en faisoit de mesme avec sa faucille. Apollon, Diane et Cupidon tiroient force flesches ; les muses cassoient leurs lyres et leurs cistres sur la teste de ceux qui leur disoient quelque chose ; Venus souffletoit Proserpine avec un de ses patins, et luy fouroit des espingles dans les fesses ; Saturne coupoit les jarets à tous ceux qu’il rencontroit avec sa faux : mais sur tout Mars et Minerve se rendoient redoutables, l’un avec l’espee, l’autre avec la lance. Ceux qui n’avoient point d’armes se jettoient des escabelles à la teste, et il n’y avoit quasi que le dieu Terme qui ne fust point de la meslee. Il avoit tousjours eu le cul sur un coussinet où il se tenoit glorieusement, croyant que tout luy devoit

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ceder ; et que l’on le trouvoit si redoutable que l’on ne l’osoit ataquer : mais il s’abusoit fort : l’on ne daignoit fraper un si malostru personnage, qu’on ne jugeoit pas capable de faire du mal à personne, et qui n’avoit autre pouvoir que de resister. Jupiter se douta bien que la Discorde avoit fait naistre la sedition, à cause que l’on ne tenoit pas assez de conte d’elle. L’on ne luy avoit pas porté son plat assez tost, et le sommeil qui avoit eu charge de l’aller faire dormir, de peur qu’elle ne vinst troubler la feste, s’estoit endormy luy mesme, apres s’estre enyvré dans la cuisine, avec ceux qui tournoient la broche, du nombre desquels il estoit. Comme elle vei lloit donc avec un desir de vengeance, elle avoit esté inciter les nouveaux dieux, à troubler les anciens, et Jupiter voyant qu’ils se frapoient tous dans le desordre sans songer s’ils estoient ennemis ou non, connut que la ruine totale de tant de differentes divinitez alloit arriver, et ne voulant pas qu’autre que luy eust l’honneur d’y mettre la fin, il lança son foudre au milieu des combattans, ne se souciant point de se perdre aussi. Ce coup fut si puissant que tout son palais fut mis en poudre, et depuis il n’y a point eu de poëte assez sçavant pour nous dire ce que sont devenus tous ceux qui estoient là. Mais les bons esprits qui me voudront croire, jugeront facilement que tous ces faux dieux ne sont plus au monde, et que si l’on ne remarque plus dans le ciel ces animaux qu’ils y avoient placez, c’est qu’ils les mangerent tous à leur festin, comme je vous ay dit, et qu’il n’y est demeuré que des estoilles. Et si l’on ne void plus aussi le soleil et la lune dans des chariots traisnez par des chevaux, c’est que ces grands luminaires dependent d’une puissance infinie, qui les fait aller tous seuls, sans avoir besoin d’estre traisnez par ces beaux chartiers que la folie des poëtes leur avoit donnez. Quiconque voudra donc encore parler de ces divinitez sans pouvoir, s’asseure qu’apres avoir ouy ce que nous en avons dit, on le tiendra pour un homme qui n’estimant rien que ce que les antiens nous ont laissé, s’imagine qu’il y a de l’honneur à faire le sot à l’antique. Pour moy si je vous ay raconté tout ce qui est icy dessus, c’est que je l’ay apris de Pythagore, qui dés le commencement du combat des dieux sortit du palais, et trouvant à la porte l’arc d’Iris qui est l’eschelle du ciel, glissa tout au long jusqu’en terre, où ayant erré fort long-temps, il luy a pris fantaisie de devenir geay comme autrefois il a esté coq. Je l’avois acheté d’un oyseleur, et l’avois rendu si privé qu’il venoit manger dans ma main. Il monta un jour sur ma table où il y avoit un alphabet en gros caractere. Apres qu’il eut touché de son bec quelques letres par plusieurs

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fois, je me mis à les regarder, m’imaginant que ce n’estoit pas sans dessein. Comme de fait c’estoit que ne pouvant parler, il me declaroit sa fortune par cette invention. J’eusse employé beaucoup de longues journees à assembler les lettres qu’il me touchoit, et à escrire les mots à mesure, et puis je me trompois quelque fois à remarquer les caracteres, tellement que mon geay s’avisa de prendre de l’ancre en son bec, et de m’escrire ses intentions pour me delivrer de peine. Il m’en aprit ainsi une partie, et pour l’autre il me la dit avec sa langue, qui petit à petit commençoit de se deslier, et me fit tout le recit du banquet des dieux. Je pense que ce docte oyseau ne vouloit pas que j’en sçeusse davantage de luy, ca r dés que la derniere lettre du discours qu’il me faisoit a esté finie, il s’est envolé par une fenestre que j’avois laissee ouverte, ne croyant pas qu’il me voulust jamais abandonner. Montenor acheva icy de lire, n’y ayant plus rien dedans ses papiers, et Anselme asseura que tout ce qu’il avoit ouy estoit infiniment agreable, mais qu’il s’estonnoit seulement de voir que les dieux n’avoient point pris de petum, dans une si illustre desbauche. Le tobac est le dessert des enfers, dit Montenor, ce n’est pas une viande celeste. Toutefois Pluton qui ne peut oublier son mets ordinaire, en portoit tousjours dessus soy, et il faut croire qu’apres ce banquet celebre, il en prit aussi. Nostre autheur me l’a asseuré, et m’a dit quant et quant qu’il n’y eut que Promethee qui voulust essayer de ce nouveau mets. Que s’il n’en a point parlé, c’est qu’il n’a pas jugé que cela fist quelque chose contre les poëtes. Il n’a pas dit non plus que Mars n’osoit quasi boire ny vin ny nectar, et qu’il avoit aupres de soy, une bouteille de decoction qu’Esculape luy avoit faite, dont il beuvoit par fois, à cause que Venus luy avoit donné la chaude-pisse. Ainsi beaucoup de choses salles ont esté passees sous silence, de peur que ce ne fust un mauvais exemple pour les lecteurs ; et principalement il n’est point parlé de Priape, qui outre ce qui a esté dit de luy, fit quelques tours de son mestier. L’autheur reserve tout cela pour un commentaire qu’il fera de son banquet des dieux, et en attendant on ne dit ces bonnes choses qu’à l’oreille, et qu’aux enfans sans soucy. Mais encore faut-il sçavoir maintenant de nostre brave berger, ce qu’il luy semble de cette piece. Vrayment l’autheur est falot, dit Lysis, toutefois il a bon esprit ; il ne tiendra qu’à luy qu’il ne l’employe bien : mais je voudrois qu’il eust un peu parlé des dieux avec plus de respect qu’il n’a fait. Vous ne comprenez pas l’affaire, repartit Montenor, ne voyez vous pas que c’est son dessein de s’en moquer ? Les anciens nous ont laissé beaucoup de livres monstrueux où il ny a ny ordre ny raison. Ils feignent chacun force divinitez à

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leur fantaisie, et si l’un leur a donné un pere et une mere, celuy qui a escrit apres, leur en a donné d’autres. Pour les lieux de la naissance, et les diverses actions, ils sont tous aussi peu d’accord ensemble que les horloges de l’université avec celles de la ville. Outre cela ils racontent des metamorphoses, et d’autres miracles qui n’ont aucune aparence. Nostre autheur se veut gausser de tout cecy, et notez que tous les poëtes luy sont pourtant fort obligez, car en ce discours il a esclarcy quantité de choses fort obscures, qu’ils n’entendoient pas eux mesmes, et ausquelles ils ne pouvoient donner aucune espece de raison. Songez à tout ce qu’il a dit du fil des parques, des signes du ciel, de l’aurore et du soleil : ce sont des choses qui bien qu’elles rendent les fables ridicules, font mieux comprendre leurs absurditez ; comme par exemple, les poëtes asseurent que le soleil est un dieu tout remply de chaleur et de lumiere, qui nous esclaire icy, se promenant par le ciel ; et ils disent neantmoins, qu’ayant presté son char à Phaeton, il donnoit le jour au monde au lieu de luy, mais que s’estant trop aproché de la terre, il se vid prest de la brusler entierement. Quelle absurdité est cecy ? Car puis que le soleil n’estoit point là, quelle lumiere et quelle ardeur y pouvoit-il avoir ? De quelle sorte est-ce que ces gros ignorans ont jamais expliqué cela ? Ils n’ont garde de le faire, car ils parlent confusement du pouvoir de leur divinitez, sans aprofondir les choses. Ils ne nous ont jamais apris certainement si l’astre que nous voyons c’est la teste du dieu Apollon (comme il y a aparence, puis qu’on y void un visage) ou si c’est un flambeau qu’il porte à la main, ou si c’est son chariot qui est tout en feu. Les uns l’apellent Phoebus aux cheveux d’or, les autres flambeau journalier, et les autres charrette ardente. Comment peuvent-ils donc entendre la fable de Phaeton ? Il n’y a point de doute qu’il faloit dire qu’il y a au ciel un grand globe de feu qu’Apollon atache au derriere de sa teste, ou au cul de son char, quand il va faire sa carriere, et qu’il pouvoit l’avoir donné à son fils. Mais qui est celuy des poëtes qui a jamais ainsi particularisé ces choses ? C’est mon autheur qui a treuvé ces subtilitez et me les a aprises ; ne dit-il pas que le soleil attache ses rayons à sa teste ? Je n’aurois jamais fait si je voulois vous specifier tous les endroits où il a esclarcy les fables. Souvenez vous en pour les remarquer et croyez ce que je vous dy, que le discours que je vous vien de lire, vaut mieux que ce qu’ont jamais fait tous les poëtes. Tout le monde ne vous accordera pas cecy, dit Anselme, songez que les fables des poëtes sont des choses mystiques où toute la sagesse ancienne est cachee. L’on vous en fait bien acroire, reprit Montenor : il y a Noel Le Comte et quelques autres gens de loisir, qui se sont amusez à faire des mythologies,

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et ont donné des explications aux fables que jamais les poëtes ne se sont imaginees : mais scachez que si je veux moraliser sur le roman de Mellusine et de Robert Le Diable, j’y trouveray d’aussi belles choses que sur celuy des syrenes ou d’Hercule. Hé quoy, pensez vous que mon autheur ait dit quelque chose sans suject ? Si le bonnet et les lunettes du destin tombent en dansant, il dira bien ce que cela veut signifier, et il est assez capable pour faire une mythologie sur son banquet des dieux. Ne vous faschez point : nous le croyons bien, dit Lysis, je vous asseure encore que j’estime beaucoup l’esprit de cét autheur, mais je ne luy conseille pas de faire imprimer cette piece seule, parce qu’elle est trop courte. Mon genie me dit qu’il est destiné à faire mon histoire : ce sera là qu’il la pourra ranger. Que sçavez vous si l’on le trouvera à propos ? Dit Anselme, on s’est moqué de ceux qui l’ont mis dans leurs romans des choses qui n’y servoient point. Je vous veux aprendre une autre invention. Il faudra qu’il dise en son lieu que l’on vous a leu le banquet des dieux, et puis l’on le mettra separement à la fin du livre. Si beaucoup d’autheurs que je nommerois bien eussent usé de cette agreable subtilité, leurs ouvrages seroient meilleurs de beaucoup, et l’on ne leur reprocheroit pas qu’ils y ont entrelassé des histoires et des vers recitez si mal à propos, que tous les lecteurs passent par dessus quand ils les rencontrent. Ainsi se treuvent dans l’argenis, ces longs discours dont l’on pouvoit faire un livre à part, et cette belle histoire d’un estron avec les vers sur ce suject que Barclay à voulu apliquer dans son roman, pour le rendre de meilleure odeur parmy le monde. Tu és satyrique, l’amy, dit Lysis, garde ton conseil pour toy ; fais faire ton histoire à ta mode, et me laisse ordonner de la mienne. Ce banquet des dieux ne m’est pas inutile comme les pieces que tu allegues : il traitte des choses qui conviennent le plus à ce que j’ay dans l’esprit, et il me sert si bien que je m’en souviendray toute ma vie ; et puis qui ne le mettroit, feroit une faute, et ne seroit pas historien fidelle : car puis qu’il est vray que l’on me l’a leu, il faut bien que l’on le raporte mot à mot, pour sçavoir à quelle consequence ce discours à pû tirer et quel jugement j’en ay pû faire. Mais à propos puis que ma renommee est espanduë par tout et que les peintres ont desja fait mon portrait, quelque romaniste de ce siecle n’aura t’il point desja entrepris de mettre mes amours par escrit, car il y en a qui cherchent par tout des sujets pour s’exercer. Je m’y oppose : cela ne se doit faire que de mon consentement. Alors il se tourna vers le libraire, et luy dit, n’avez vous point, les amours du berger Lysis ? Non, monsieur, respondit le libraire, je ne sçay ce que c’est, et je ne croy pas qu’il y ait aucun livre qui porte ce tiltre. J’en suis

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fort aise, repliqua le berger, vous en verrez un quelque jour. Ce sera à vous que je le feray bailler. Je vous apren que je m’en vay en Forests courir diverses avantures pour amplifier la matiere, et croyez qu’il m’arrivera de si belles choses, que lors qu’elles seront bien escrites, ainsi que j’espere, et que vous les aurez fait imprimer, vous en vendrez plus que d’aucun livre qui soit au monde : car sçachez que je fay mieux l’amour, que pas un amant qui ait jamais paru sur le theatre de l’histoire. Je suis marry que je ne suis venu icy avec mon habit de berger, vous eussiez veu qu’il me sied mieux qu’à ce Celadon, qui est au frontispice de vostre Astree. Le libraire voyant qu’Anselme et Montenor ne se pouvoient tenir de rire de ces plaisantes extravagances, ne sçeut faire autre chose que d’en rire aussi. Il y avoit des gens en sa boutique qui venoient acheter des livres, lesquels estoient fort estonnez, et considerant les actions et les paroles de Lysis le prenoient presque pource qu’il estoit. Une vendeuse de salade qui estoit dans la ruë toute ravie d’admiration de le voir, tira par le tablier une crieuse de poires cuittes toutes chaudes, pour la faire arrester, et la rendre participante de son plaisir ; et il y eust mesme un gueux qui s’y estant amusé aussi, perdit une esculee de potage que l’on luy vouloit donner à trois maisons de là. Enfin Anselme pressé de s’en aller, prit cinq ou six livres nouveaux qu’il paya au libraire : mais Montenor les ayant regardez dit, ma foy, vous n’avez guere affaire d’argent, puis que vous l’employez si mal. Pour moy j’ay mal au cœur quand j’enten seulement lire trois lignes de ces sottises là. Ce sont des livres qui sont autant utiles à ceux qui ne les lisent point, qu’à ceux qui les lisent. Vous n’entendez pas nos affaires, luy vint dire Lysis, nous n’achetons ces livres que pour voir si nous pourrons faire des merveilles plus grandes que celles qui y sont racontees. Vous aurez vostre part du plaisir qu’il y aura à les voir faire. Scachez que si les amans de ces histoires sont deux jours sans manger, j’en veux estre quatre, et que s’ils jettent des larmes grosses comme le poulce, j’en veux jetter de grosses comme la teste. Vous voulez dire la teste d’un espingle, repartit Montenor, et si vous jeusnez le jour, vous vous creverez de manger la nuict. Vous estes un railleur, Montenor, dit Lysis, vous verrez que jamais mes paroles et mes actions ne sont en mauvais mesnage ensemble. Cecy estant dit, il monta en carrosse avec Anselme, et Montenor aussi, pource qu’il n’avoit point de cheval. Anselme retint ce gentilhomme à souper chez luy, et comme il monstroit encore le banquet des dieux qu’il avoit retiré du libraire, il dit que puis que Lysis treuvoit la piece trop courte pour estre imprimee seule, il la rendroit à l’autheur. Il ne

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fit point de difficulté de dire que celuy qui l’avoit composee s’apelloit Clarimont, qui estoit un jeune homme doüé de tres excellentes parties, lequel demeuroit fort proche de la maison qu’il avoit en Forests. Lysis sçachant cecy eut bien du contentement, se promettant de le gouverner un jour à son aise. Il passa la nuict et la plus grande partie du jour suivant à lire les romans que l’on luy avoit achetez, et le jour du depart arrivé, Montenor se trouva chez Anselme, tellement qu’ils se mirent tous trois en carrosse. L’on demanda à Lysis s’il sçavoit bien combien il y avoit de lieuës de Paris en Forests : il respondit qu’il pensoit avoir ouy dire qu’il y en avoit environ cent. Ceux qui vous ont dit cela, se trompent, reprit Anselme, et s’ils ont trouvé qu’il y avoit cent lieuës jusqu’en ce païs là, c’est qu’ils n’y ont pas esté par le plus court chemin. Mais sans nous informer de cecy, je vous y veux mener en deux journees. Je n’en doute point repartit Lysis, c’est possible que l’amour a presté ses aisles à vos chevaux pour aller plus viste. Ils s’entretindrent ainsi de plusieurs belles imaginations poëtiques pendant le chemin, et aux hostelleries mesme, où ils prirent leur repas. Ils arriverent au soir en un village dont le frere de Montenor estoit le seigneur. Ce gentilhomme s’apelloit Fleurial, et sa femme Cecille. Anselme avoit voulu aller chez eux auparavant que d’aller en Brie, afin que Lysis voyant que l’on luy faisoit faire beaucoup de chemin, creust que l’on le menoit en Forests. La belle sœur de Montenor qui estoit fort gausseuse, connut bien tost que ce jeune homme n’avoit pas l’esprit bien fait, et pour en estre plus asseuree, elle l’accosta, luy demandant quel suject il avoit d’estre si triste comme il faisoit paroistre. Une si courtoise dame ne doit pas estre refusee, respondit Lysis, je vous apren donc que si je suis melancolique, c’est pour songer par trop aux beautez d’une de qui le bel oeil m’enchante. Quoy, c’est donc une borgnesse que vous aymez, repartit Cecille, car vous ne parlez que d’un oeil. Nullement, reprit Lysis, c’est que les bons poëtes usent tousjours de cette phrase, encore que leurs maistresses ayent deux yeux, et si vous en voulez une raison, c’est que les rayons des deux yeux se rencontrent comme s’il n’y en avoit qu’un, ou bien qu’il n’y a qu’un des yeux qui blesse, et que l’autre guerit. Aussi y a t’il des amans qui disent que leur dame a le soleil dans l’un des yeux, et la lune dans l’autre, et Ronsard croit que Cassandre à Venus dans l’oeil gauche, et Mars dans le droit. Mais pour revenir à ma maistresse, vous devez croire qu’elle a la despoüille des graces qu’elle a saccagees, et bien qu’elle ait un teint de neige, si est-ce qu’elle ne laisse pas de m’eschauffer continuellement. Mon dieu si elle est de neige et qu’elle soit en Forests, dit Cecille, il faut bien garder

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qu’elle n’y fonde au soleil, car il y fait encore bien plus chaud qu’icy. Vrayment si nous avions à cette heure une petite piece de son corps, elle nous serviroit bien à mettre dans nos verres, pour rafraischir le vin. Comment se feroit cela, veu que je vous dy qu’elle eschauffe ? Dit Lysis ; au reste pour le soleil elle ne le craint point, car elle est un soleil elle mesme. Que vous estes donc heureux quand vous estes aupres d’elle ! Reprit Cecille, vous sçavez quand vous voulez l’heure qu’il est, en vous servant d’un quadran. Cela ne se peut, repartit Lysis, car ses rayons sont si vifs qu’ils transpercent les corps opaques, et ne font point d’ombre. Remettons nous sur nostre premier discours, à sçavoir sur la blancheur de ma bergere. Il faut que vous sçachiez qu’elle a un visage de laict. Elle a le visage laid, dit Cecille ; pourquoy donc l’aymez vous ? Je dy qu’elle a un visage de laict caillé, reprit Lysis, m’entendez vous ? Ouy, respondit Cecille, c’est qu’elle a un visage de laict de vache. Mais les mouches qui passent ne s’y arrestent elles point pour en boire, et n’y en void on point de noyees ? Toutes celles que l’on y void evitent le naufrage, repartit Lysis, car il y a des roses effueillees sur ses jouës, où ces mauvaises bestes se mettent et nagent dessus pompeusement comme sur un navire. Si ce laict est bon à faire des fromages, dit Cecille, vous gagnerez bien avec une telle maistresse, elle vous sera de grand rapport. Ouy, je vous asseure qu’il y est fort propre (vint dire Montenor qui les écoutoit) car desja on void des taches jaunes sur les jouës de cette belle, comme sur un fromage qui a esté six mois à affiner dans une cave. Taisez vous, luy dit Lysis, vous parlez avec peu de respect, de la merveille de ce siecle. L’on void bien que vous ne la connoissez pas. Je repren donc ce que je disois qu’il y a force roses espanchees sur le visage de ma bergere, et non pas des soucys comme dit Montenor. Ce parfait amant estoit en train de dire une infinité de choses pour soustenir la gloire de Charite, mais le maistre de la maison fit cesser tous ces discours afin que l’on se mist à table, où il ne vouloit parler que de boire. Apres soupé Cecille eut tant de divers entretiens avec Lysis qu’elle y prit un plaisir nompareil, et le lendemain au matin ne vid le depart de ses hostes qu’avec regret. Sur le soir de ce second jour estans proche du lieu où ils vouloient aller, Anselme le dit à Lysis, de sorte qu’il en eut bien du contentement, et commença de proposer ce qu’ils feroient quand ils seroient sur les rives de Lignon. Pour vous Montenor, disoit-il, l’on vous y connoist bien, puis que vous y avez une demeure : mais pour moy et Anselme, on ne nous y connoist pas. Il me semble que je nous voy desja entourez d’un monde de bergers et de bergeres, qui nous demandent qui nous sommes. Il faudra

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que nous contions nostre histoire, et que nous disions jusqu’aux plus particulieres choses de nostre vie, à tous ceux que nous trouverons, encore que nous ne les connoissions pas, car c’est ainsi que de tout temps l’on a accoustumé de faire dans les avantures amoureuses. Quand à moy je sçay bien ce que je diray, mais toy Anselme y as tu songé ? Parleras-tu de Genevre ou d’Angelique ? Je ne feray ny l’un n’y l’autre, respondit Anselme, je ne diray que des choses feintes. Je feray acroire que je suis quelque prince de Transsiluanie, et j’ay desja composé mon petit roman. Cela ne sera pas mal de mentir un peu, repliqua Lysis : mais je t’aprendray une invention nompareille, dont je me servirois moy-m esme, n’estoit que je ne desire rien que de posseder Charite, et que je n’ay point d’ambition qui me puisse faire quitter les champs ; c’est qu’il ne faut pas que tu donnes des asseurances de ta race ; garde toy bien de cela ; fein plustost que tu ne sçais qui est ton pere ny ta mere, et qu’un berger t’ayant treuvé comme une brebis t’allaittoit, il te prit et t’a tousjours eslevé depuis. Par ce moyen tu feras que si quelque grand prince à perdu quelque enfant, il croira que ce sera toy, et te tirant de la bassesse te mettra parmy les grandeurs. Que sçait-on, dit Anselme, s’il y a maintenant un prince qui a perdu un fils, et quand cela seroit, pensez vous qu’il me voulust reconnoistre pour sien ? Ha ! Que tu as peu d’experience, repartit Lysis, je m’en vay te donner une preuve infaillible de ce que je dy. As-tu jamais veu dans l’histoire qu’aucun de ceux qui ont esté ainsi exposez estant en maillot n’ayt point treuvé de grand seigneur qui se soit dit son pere ? Pourquoy ne t’arrivera-t’il pas une aussi bonne fortune qu’aux autres ? Cependant que Lysis tenoit ce discours Anselme l’escoutoit froidement comme s’il eust bien eu envie d’en faire son profit, mais s’avisant qu’ils estoient dans la plaine Brie, et qu’il voyoit desja la petite riviere de Morin, il s’escria avec allegresse, ha ! Berger, nous voicy au lieu que nous avons desiré. Regardez voyla la belle riviere de Lignon. Lysis ayant avancé sa teste hors la portiere dit, là voyla certes, c’est ainsi que les livres nous la representent. Je voy desja le pont de la Bouteresse par dessus lequel nous allons passer. Mais où est le palais d’Isoure ? Où est Mont Brison, Feurs, et Mont-Verdun ? Alors Montenor luy monstra quelques clochers d’un costé et d’autre, et luy fit acroire que c’estoit les lieux qu’il demandoit. Comme ils estoient en cét entretien, une autre fantaisie venant en l’esprit de Lysis, il s’escria, ha que je suis inconsideré ! Veux-je entrer dans ce païs avec mon habit de ville ? à quoy ay je songé de ne prendre pas ce matin celuy de berger ? Il faut que je me deshabille tout à cette heure. Attendez, dit Montenor, il n’y a plus qu’une lieuë d’icy chez moy, nous

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ne rencontrerons personne entre cy et là. Lysis ne tenant conte de cette remonstrance, fit arrester le carrosse, et envoya querir par un laquais le mulet d’Anselme qui alloit tousjours devant chargé de bagage. Il falut avoir la malle où estoit son habit de berger, et s’estant arresté sous un noyer il osta celuy qu’il avoit et mit cettuy-cy. Ayant fait cecy il revint au carrosse qui roula comme auparavant, et alla passer par dessus ce pont qu’il apelloit le pont de la bouteresse. Ha ! Cheres ondes, dit Lysis en parlant à la riviere, je pense que vous ne prenez vostre source que des pleurs des amans, mais si vous ne portez aujourd’huy que de petites nacelles, l’un de ces jours vous porterez des navires, tant je vous enfleray de mes larmes. à l’heure qu’il parloit il pleuroit desja, mais ce n’estoit que de joye, et estant ravy de se voir en une si belle contree, il dit aux autres qu’il la faloit salüer sans attendre plus tard, et ayant encore fait arrester le carrosse et abaisser la portiere, il voulut que chacun baisast la terre comme luy. Je te saluë, cher païs où l’amour tient son empire, disoit-il le chapeau en main, reçoy moy pour un de tes habitans, et je te promets de te rendre plus fameux que tu n’as jamais esté. Chacun estant remonté au carrosse apres cecy, il dit à Montenor et à Anselme, il me semble que vos noms ne sont guere propres pour des bergers, ne les voulez vous pas changer ? Il faut que vous sçachiez que quand l’on se fait berger, on observe la mesme coustume que quand l’on se rend moyne ; l’on change tousjours de nom : desguisez au moins les vostres. Nous n’en ferons rien, repartit Montenor, car nous avons chacun une vieille tante qui n’a point d’enfans ; elle ne nous reconnoistroit plus pour ses heritiers, si nous avions quitté le nom de nostre famille. Bien donc, passe pour cecy, reprit Lysis, mais vous voyla tous deux vestus de drap d’Espagne gris, ne changerez vous point d’habit ? à la verité cettuy-cy est assez pastoral suivant mon opinion, gardez-le : il me plaist fort ; si le mien estoit encore à faire, j’en voudrois avoir un pareil. Le gris est tousjours bon pour les champs, et je m’en vay vous dire comment il y en a qui distinguent les trois estats de la France. Ils disent qu’il y a des rouges, des noirs, et des gris : par un rouge on entend un gentilhomme, par un noir un homme de ville, et par un gris un homme de village. Or j’ay ouy faire un discours excellent sur ce suject, c’est que si les gentils-hommes françois se vestent ordinairement d’escarlatte, ils ne le font qu’afin que s’ils sont blessez, ils ne voyent point couler leur sang sur leurs habits, et n’en soient point espouvantez, et que leurs ennemis ne le voyant point aussi, n’en pensent pas tirer de l’avantage. Pour les gens de lettres et les praticiens, s’ils s’habillent de noir c’est à cause que leur principale

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occupation est d’escrire, et qu’ils ne veulent point porter de co uleur que l’ancre puisse gaster ; et si les hommes des champs portent du gris, c’est à fin qu’estant tousjours parmy la poussiere, elle ne paroisse point sur eux. Anselme et Montenor admirerent fort ces belles recherches, et Lysis renoüant son discours témoigna beaucoup de regret de n’avoir point un habit comme eux, et tint ces paroles entre autres. Je ne doute point que mon habit ne soit fort à la pastorale, mais quoy, l’estoffe m’en desplaist, d’autant qu’elle ressent je ne sçay quoy de l’air de Paris. Elle estoit bonne à Sainct Clou, où l’on n’est qu’à trois lieuës de la pompe ; je ne dy pas de celle du Pont-Neuf, je dy de celle des habits. Que je hay la somptuosité de nostre superbe ville ! Les faquins y marchent tout couverts de soye, et je me doute que le luxe y deviendra bien tost si grand, que les savetiers auront des tabliers de cuir parfumé, les crocheteurs des crochets d’ebeine, et les porteurs d’eau un baudrier en broderie d’or, au lieu de la sangle de cuir. Lysis ayant dit cecy reconnut pourtant qu’il ne devoit point hayr son habit, puis qu’il estoit fait, veu que toutes ses actions n’estoient conduites que par un bon genie, qui ne luy eust pas conseillé de le porter s’il ne l’eust trouvé à propos. Rien ne le fascha donc, sinon qu’il se souvint qu’il avoit oublié de faire aporter sa guytarre de Paris. Dés qu’il l’eust apris à Montenor, il luy dit qu’il ne se mist point en peine, et qu’il en avoit une fort bonne à sa maison. Voyla qui va bien, dit Lysis, pour le moins je ne seray pas icy inutile, non plus que les autres. Tous les bergers doivent sçavoir joüer de quelque instrument pour se resjouyr en leur solitude. Mais à propos, que j’ay encore oublié une chose importante ! Ha ! Ma chere houlette, où estes vous ? Je vous ay laissee chez Anselme. C’est peu de chose, dit Montenor, je vous promets de vous en faire avoir une digne de la main du beau Paris. Lysis s’asseurant sur cecy ne luy fit plus aucune plainte, et se mit à regarder les champs d’un costé et d’autre, avec beaucoup de joye. Un peu apres ils arriverent à une maison platte qui estoit celle de Montenor, où ils descendirent, et tout incontinent l’on aporta le soupé. Lysis qui ne songeoit pas en mangeant que la nuict venoit petit à petit, vouloit s’aller promener apres que la table fut levee, mais Montenor faisant aporter de la chandelle, dit qu’il faloit s’en aller coucher pour se reposer, apres les fatigues de leur voyage, et que le lendemain ils auroient tout loisir de voir le païs. Le berger ne le voulut point croire, et malgré tous les efforts que l’on fit pour le retenir, il s’en alla hors de la maison, n’ayant pas la patience que le jour fust venu pour mieux remarquer les montagnes, les rochers, les fontaines et les bois. Il alloit à travers les champs sans reigle ny mesure s’imaginant

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qu’il estoit dans le Forests, et encore qu’il ne vist plus goutte, il pensoit bien remarquer les lieux. C’est icy que Celadon à plusieurs fois entrenu Astree, et Lycidas Phyllis, disoit-il, voylà le bois où estoit le faux druyde, et je pense n’estre guere loin de la maison d’Adamas. En disant cecy il arriva pres d’une masure d’où il sortit un grand chien qui s’en vint aboyer apres luy. Il pensa que s’il le pouvoit attraper il seroit fort propre à garder ses moutons lors qu’il en auroit, et il se retourna devers luy, en luy faisant ce beau complimens pour l’aprivoiser ; Melampe, mon mignon vien à moy ; je te seray si bon maistre, que tu ne voudrois pas avoir changé ta forme à celle d’un homme, tant tu seras aise de me servir. Nonobstant ses cageolle ries, le chien aboya tousjours, et Lysis qui estoit un peu poltron s’enfuit aussi tost, et ayant ramassé deux ou trois pierres, les luy jetta par dessus l’espaule. Le chien courut apres luy, et luy mordit les jambes si fort qu’il le fit encore haster davantage. Quand il se vid loin du peril, il se reposa longtemps pour reprendre haleine, et apres craignant qu’il ne luy avinst encore pis, il resolut de s’en retourner chez Montenor : mais il fut plus d’une heure à chercher son chemin, et ne le trouva que par hasard. Il n’oublia pas de conter la mauvaise avanture qui luy estoit arrivee, et il se plaignit de la grande discourtoisie des chiens de Forests. Anselme l’ayant consolé, il se coucha au lict que l’on luy avoit faict preparer. Le lendemain au matin chacun s’estant levé, il admira le beau temps qu’il faisoit, et il dit qu’il luy sembloit que ce païs eust un autre soleil que l’isle de France, tant il le trouvoit resplandissant, mais il attribua cecy à la presence de sa bergere. Apresdisné il la falut aller voir, car outre cela Anselme desiroit voir Angelique. Montenor commanda que l’on sellast trois chevaux, et il descendit dans la cour avec Anselme et le berger. Que voulez vous faire ? Dit Lysis, pour moy je ne veux point aller à cheval : ce n’est pas la coustume des bergers : allez-y si vous voulez, et je vous suivray au petit pas, car je n’ay pas envie de faire une chose que pas un de mes predecesseurs n’a faite : je n’irois plustost point voir Charite. Je sçay bien qu’elle se mocqueroit de moy. Que si vous me voulez contraindre à faire le chevalier, je demeure icy, je vous en adverty. Montenor, donnez moy vostre guitarre pour m’amuser, et à propos la houlette que vous m’avez promise où est-elle ? Il m’est avis que je n’ay point de contenance, si je n’en tien une. Montenor le voulant contenter le mena alors dans un cabinet où il luy monstra sa guitarre, et puis il luy donna une fort belle houlette, qui avoit servy à un berger qu’il avoit autrefois eu dans sa ferme. Apres cela il tascha de persuader à Lysis de monter à cheval, mais il n’en voulut rien faire, et il dit que cela n’auroit

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point bonne mine d’estre à cheval avec une houlette en la main, tellement qu’Anselme fit mettre les chevaux à son carrosse, afin de vuider toutes ces contestations. Ils y monterent donc tous trois, et s’en allerent au chasteau d’Oronte. Leonor et Angelique eurent bien de la joye de les voir en ce païs là, où elles n’avoient gueres de compagnie, et elles furent soigneuses de s’enquerir de ce qui estoit arrivé au berger, depuis qu’elles ne l’avoient veu. Cependant qu’Anselme et Montenor les entretenoient Lysis demanda à un petit laquais où estoit Charite. Il respondit qu’il ne la connoissoit point, de sorte que le berger commençoit à se fascher, lors que la servante de cuisine arriva, et sçachant bien ce qu’il vouloit dire, luy aprit que sa maistresse estoit dans la garde-robe. Il s’en alla luy faire la reverence, et la belle qui n’estoit pas glorieuse luy rendit son salut, et le pria de s’asseoir. Il en faisoit quelque difficulté, disant qu’il faloit qu’il fust tousjours à genoux devant elle, mais enfin il se mit sur une chaire pour ne luy point contrarier. Comme c’est le premier discours de ceux qui n’en ont point d’autre, de parler du temps qu’il fait, Charite dit qu’il luy sembloit qu’il faisoit bien chaud. Je suis fort aise, luy dit Lysis, de voir que vous commencez à sentir l’ardeur que vous donnez aux autres ; pleust aux dieux, que vous sceussiez aussi combien vous m’avez blessé ! Moy, dit Charite, ce fut donc en nous joüant à Sainct Clou, avec la servante de cuisine ; mais que vous fy-je ? Vous esgratignay-je ? Vous piquay-je de quelque espingle mal attachee, ou si je vous marchay sur le pied ? Helas vous avez raison, reprit Lysis, les ongles de vos apas m’ont bien esgratigné l’esprit, la pointe de vos traits m’a bien picqué, et le pied de vostre mespris a bien marché sur celuy de ma perseverance, mais sur tout vous m’avez frapé au cœur. Vous seriez mort si cela estoit, repartit Charite, et puis avec quoy vous aurois-je frapé ? Avec les merveilles de vostre beauté, dit Lysis. Ne me parlez point de cela, repliqua Charite, comment serois-je belle ? Je suis plus noire que nostre cremillee. Si vous estes une cremillee (reprit Lysis, qui croyoit qu’il falust pointiller sur tout ce que disoit une maistresse) c’ en est une qui ne sert qu’à la cheminee des dieux, et où l’on ne fait point d’autre feu que celuy de l’amour. Heureux trois fois, voire quatre fois, si je pouvois estre metamorphosé en quelque chaudron celeste, pour y estre ataché : car en quelque façon que ce soit, je voudrois bien n’estre point separé de vous. Cela vous plaist à dire, repartit Charite. Si cela me plaist à dire, reprit Lysis, c’est pource que je me plais à dire la verité, et l’on sçait bien qu’un miserable berger comme moy, ne peut avoir de bien sans vous. Vos mespris vous servent de loüange, dit Charite. Je ne m’abaisse point sans suject, dit Lysis, et neantmoins mesurez moy par la

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grandeur de mon affec tion, non par la petitesse de mon merite, et encore que je sois berger, ne me desdaignez pas, veu que la belle Cytheree à bien aymé Adonis et Anchise, qui n’estoient que pasteurs. Charite qui n’entendoit rien à tout cecy estoit fort importuneé de cét entretien, et Angelique l’obligea fort l’apellant pour luy commander quelque chose. Alors Lysis revint vers Leonor, qui dit qu’elle estoit faschee de voir qu’il avoit quitté sa compagnie. Ayant fait ses excuses il vint à luy parler de la resolution qu’elle avoit prise de se retirer aux champs, et il luy exalta les delices de la vie pastoralle par une infinité de beaux discours, et puis il dit enfin à Montenor et à Anselme, vous voyez que madame aprouve ce que je dy, et que vous serez eternellement loüez d’avoir laissé avecque moy le sejour des villes ; vous avez fort bien commencé, mais ce n’est rien de fait qui m’acheve. Ne voulez vous pas que nous achetions chacun un troupeau pour l’aller garder emmy ces champs ? Cecy n’est point necessaire, dit Anselme, je sçay bien qu’il y a eu des courtisans qui se sont vestus en bergers, et n’ont jamais eu de brebis. Si l’on leur demandoit où estoit leur troupeau, ils disoient qu’ils l’avoient laissé bien loin en la garde des chiens. Je ne croy pas cela, dit Lysis, monstrez-le moy escrit. Anselme treuva alors de bonne fortune la Diane de monte major sur un buffet, et apres avoir bien fueilleté, il luy fit voir que Delicio et Parthenio avoient pris l’habit de berger, sans avoir jamais de moutons, et sans tout cela il luy fit souvenir, que dedans l’Astree, il y avoit beaucoup de chevaliers, qui en avoient fait de mesme. Toutefois il ne se rendit pas, et sa raison fut que ces gens là n’estoient bergers qu’à demy, et qu’il le faloit estre tout à fait, et que pour éviter l’oysiveté il estoit bon d’avoir des moutons sous sa conduite. Montenor dit que leur differend estoit difficille à accorder, et qu’il estoit d’avis de prendre pour arbitre un gentilhomme de ses amis, qui estoit fort expert en ces matieres là. Lysis ayant demandé comment il s’apelloit, Montenor respondit que c’estoit Clarimond, autheur du banquet des dieux, et qu’il le faloit aller trouver. Ils prirent alors congé de Leonor et de sa fille, et d’Oronte, et de Floride, qui estoient venus sur le tard, et estoient bien estonnez d’entendre comment parloit Lysis. Estans montez en carrosse, ils tirerent vers la maison de Clarimond, qui n’estoit qu’à une lieuë de là, et le berger ne pouvoit assez exprimer à son gré la joye qu’il avoit d’aller visiter une personne dont il se figuroit le merite extremement rare. Clarimond avoit un chasteau fermé de fossez qui estoit assez gentil : mais Lysis le voyant le trouva de beaucoup plus beau qu’il n’estoit, et il apelloit des architraves, des colomnes, et des corniches, de grosses pierres de meuliere mal taillees,

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dont il estoit basty. Quand ils furent descendus à la court, une vieille demoiselle qui estoit la mere de Clarimond les vint recevoir, et les fit entrer dans la salle en attendant son fils qui estoit allé tirer de l’harquebuse, et ne devoit guere tarder à revenir à ce qu’elle disoit. Elle avoit du vin qui rafraischissoit, de sorte que s’imaginant que ceux qui l’estoient venu voir pouvoient estre bien alterez, elle leur en fit aporter, avec quelques confitures. Anselme et Montenor beurent, mais quand ce fut au berger à boire, il refusa. Clemence (c’est ainsi que s’apelloit cette demoiselle) voulant faire boire Lysis, alla prendre le verre des mains de sa servante, et luy presenta elle mesme. Je n’en feray rien, dit-il incontinent, vous ne m’y tenez pas, sage Felicia ; j’avallerois plu stost du poison que vostre breuvage d’oubly ; et en achevant ces paroles, il s’enfuit dans la court, au grand estonnement de toute l’assistance. L’on le suivit jusques là pour sçavoir ce qu’il vouloit dire, et là dessus arriva Clarimond, qui embrassa beaucoup d’honneur aux deux autres. Clemence estoit toute scandalisee de ce que Lysis n’avoit pas voulu prendre à boire de sa main, et elle croyoit que c’estoit qu’il avoit peur qu’elle ne l’empoisonnast, mais son fils les ayant fait tous entrer dans la salle et prendre des sieges, Anselme s’esloigna de ce discours faisant des complimens à Clarimond, et luy disant qu’il estoit bien aise d’acquerir sa connoissance, apres que ses ouvrages luy avoient donné une si bonne impression de luy. Montenor vint alors à parler du banquet des dieux, qu’il avoit leu plusieurs fois avec attention, et Clarimond craignant que ceste piece ne fust pas agreable à tout le monde, quelque chose que l’on en dist, prit la parole en cette sorte. J’ay veu dans les poësies anciennes tant d’absurditez, qui heurtoient le jugement qu’il m’a esté impossible de les souffrir. Encore si elles ne se contredisoient point, on pourroit y establir quelque fondement : mais l’on s’esgare dedans leurs obscuritez et je ne sçay comment les grecs ne bannissoient point de leur païs, ceux qui leur donnoient de telles fables pour theologie. Tout ce que j’ay fait faire aux dieux dedans leur banquet est bouffon et ridicule, et neantmoins vous verrez si vous y prenez garde, qu’ils ne font aucune action que l’on ne puisse inferer de ce qu’en ont dit les autres. Mais si les anciens poëtes estoient blasmables, combien davantage le sont les modernes qui n’ont pas les yeux aveuglez par le paganisme, et ne sçauroient pourtant s’abstenir de parler des faulses deitez que l’on adoroit anciennement ? Je veux un jour faire une ataque particuliere contre ceux cy, et leur monstrer leur follie. Ce sont eux qui nous font des histoires amoureuses ; je ne me tairay pas de ce genre d’escrire. Tous ceux qui s’en meslent y mettent

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des choses du tout esloignees de la vray-semblance. Ce discours ne put estre oüy de Lysis sans y repartir. ô que tu as bien l’aveuglement que tu reproches aux autres ! Dit il à Clarimond ; quoy lors que tu treuves d’incomparables choses dans un livre tu ne les croys pas ? Mesures-tu les autres à ton aulne ? Si tu n’és pas capable de donner à une maistresse des preuves merveilleuses de fidelité, est-ce à dire qu’il ne se puisse treuver d’amant qui le fasse ? Considere que lors que mon histoire sera escrite on la tiendra pour une fable, de mesme que les avantures qui sont dans les poëtes, à qui tu ne veux point adjouster de foy. Clarimond fut fort estonné de cette saillie, et Anselme luy voulant faire connoistre l’humeur du berger, parla en ces termes à Lysis, ne vous faschez pas contre Clarimond : vous sçavez bien à quoy vous pouvez avoir affaire de luy. Representez vous que tout ce qu’il a dit n’est rien qu’un paradoxe. Il veut monstrer son bel esprit à parler contre la verité : mais changeons de discours ; aprenez nous pourquoy vous n’avez pas voulu boire le vin que mademoiselle vous a presenté. C’est que j’ay cru estre icy dans le palais de la sage Felicia, respondit Lysis, elle a donné un breuvage à Sirene, pour luy faire oublier Diane, mais quelque rigueur que puisse avoir Charite, je la veux adorer. Ha ! Perfide sirene ! As tu pû dire ces paroles qui sont escrites et moulees dans montemajor ? Puisse arriver, ô ingrate que tu me cherches, lors que je me cacheray de toy. Ha ! Jupiter, où sont vos foudres pour les lancer sur la teste coulpable de ce berger ? Anselme le tirant à part alors luy dict qu’il prist bien garde à ce qu’il disoit, et qu’il estoit en Forests, et non pas au païs de Sirene, et que d’ailleurs il offençoit Clemence de la prendre pour une sorciere. Cependant Clarimond fort estonné de l’extravagance de Lysis, aprit de Montenor de quelle follie il estoit possedé. J’ay treuvé ce qu’il y avoit long temps que je cherchois, dit Clarimond, je vous jure que j’ay fait tous mes efforts pour donner des imaginations romanesques, à un certain personnage que je connoy, mais il est tombé maintenant en une follie taciturne : je croy que vostre berger est d’une humeur bien plus gaillarde. Au reste ne pensez pas que ce soit mal fait de vouloir entretenir ces gens là dans leur resverie : l’on met leur esprit au milieu des delices, et c’est ce que l’on dit d’ordinaire que pour estre heureux au monde, il faut estre roy ou fou ; pource que si l’un a des plaisirs en effect, l’autre en a par imagination. Qui ne peut donc estre roy, tasche de devenir fou. Ce discours finy, Clarimond pria la compagnie de demeurer à souper chez luy, mais Montenor luy dit qu’ils n’estoient venus que pour l’emmener souper avec eux autre part, et ses prieres furent si fortes qu’il luy fit quiter sa mere. Lysis ayant parlé en chemin du refus que ses compagnons faisoient de garder un troupeau, Clarimond dit qu’il les faloit laisser vivre à leur mode, mais que pour luy il ne seroit pas si desdaigneux, et qu’il estoit content d’estre berger tout à faict. Lysis le loüa de sa bonne intention, et luy dit que s’il se vouloit embarquer avec luy sur la mer amoureuse, il ne feroit point naufrage, et qu’il estoit fort bon pilote pour cette navigation : mais qu’il faloit donc qu’il prist la peine de limiter en toute chose, s’il vouloit vivre heureusement.