Le Besoin physiologique du Sel - Le Sel du Sahara

La bibliothèque libre.
LE SEL

LE BESOIN PHYSIOLOGIQUE DU SEL. — LE SEL DU SAHARA


Le sel est une denrée universelle. Son usage semble avoir été de tous les lieux, de tous les temps et de toutes les civilisations ; il faut y regarder de très près pour trouver des exceptions à cette règle. C’est le même sel qui, aujourd’hui, assaisonne la misérable pitance du nègre soudanien et les mets recherchés des tables européennes. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, on trouve qu’il est l’objet de la même prédilection. Les Juifs l’offrent à Jéhovah avec les prémices des moissons et les fruits de la terre ; Homère le qualifie de divin et le fait figurer aux repas de ses héros ; Tacite relate les guerres furieuses que se livraient les tribus germaniques pour la possession des sources salées voisines de leurs territoires.

Les hommes, en définitive, n’ont reculé devant aucun effort, aucun sacrifice ou aucun danger pour se procurer cette précieuse substance. Ils l’ont demandée à la guerre, à la fraude, à la fatigue de longs voyages ; des populations très arriérées ont déployé une ingéniosité remarquable pour se le procurer ; et, par exemple, les indigènes des îles de la Sonde ont créé une sorte d’industrie chimique rudimentaire pour l’extraire de la boue des palétuviers. Mungo Parle a vu les habitans de la côte de Sierra Leone donner tout ce qu’ils possédaient, et jusqu’à leurs femmes et leurs enfans, pour en obtenir. C’est, en somme, un objet de consommation si général et si nécessaire qu’il fournit au commerce la matière d’échanges assurés. Et c’est ce que l’on veut exprimer lorsque l’on dit qu’il a servi et qu’il sert encore de monnaie Cela est vrai pour diverses contrées de l’Afrique centrale. Il en a été de même dans l’antiquité. Et c’est parce que le soldat romain recevait sa ration en sel, aussi bien qu’en huile, en viande ou en froment, que sa solde a pris le nom de salaire, étendu plus tard à toute rémunération du travail matériel.


Le besoin du sel, la « faim de sel, » ne sont pas limités à l’homme. Beaucoup d’animaux recherchent cette substance avec avidité. Billion écrivait : « Rien ne flatte plus l’appétit des brebis que le sel. » Barral, Boussingault et Desaive nous ont appris que le bétail pouvait souffrir cruellement de la disette de sel et qu’il prospérait, au contraire, lorsqu’on l’ajoutait à sa ration habituelle[1]. Les rennes, les cerfs et les chevreuils aiment à lécher la surface des flaques saumâtres et les efflorescences salines. Dans tous les climats, sous toutes les latitudes, les ruimans et les solipèdes sauvages se plaisent ainsi dans les terrains à salure, et les chasseurs savent tirer parti de cette circonstance pour choisir leur affût dans les endroits où le sel affleure naturellement ou bien dans lesquels ils ont pris eux-mêmes le soin de le répandre.

Une prédilection si générale, un goût si impérieux, ne sauraient être considérés comme un simple accident ; ils correspondent sans doute à un besoin naturel ; ils doivent avoir des raisons profondément inscrites dans l’organisation animale. La, physiologie contemporaine a essayé de les pénétrer. Elle s’est demandé pourquoi, parmi les substances minérales qui entrent dans notre nourriture, et dont quelques-unes prennent une part beaucoup plus étendue à la constitution des tissus, le sel marin était la seule que l’homme ajoutât, par artifice, à ses alimens naturels. Les sels de chaux et le phosphate de soude, par exemple, qui tiennent une si grande place dans la composition du squelette ou des liquides de l’économie, n’en tiennent aucune dans la cuisine. Si nous les employons quelquefois à l’état isolé, c’est comme médicamens. Pourquoi cet emploi instinctif et unique du sel, en supplément ; de la quantité qui est naturellement contenue dans Les mets usuels ? Cette interrogation met en cause la question plus générale de savoir quel rôle remplit le sel, une fois introduit dans l’organisme, à quels phénomènes physiologiques il participe, quelle évolution, en un mot, il y subit.

À côté de ces problèmes biologiques, l’usage du sel en soulève une infinité d’autres. Il en est un d’ordre géologique qui est près d’avoir reçu, tout récemment, une solution satisfaisante. C’est celui de l’origine des sebkhas, c’est-à-dire des gisemens de sel d’où la population du centre de l’Afrique tire cette précieuse denrée. Enfin, la tentative fort intéressante, due à quelques-uns de nos compatriotes, de faire concurrence, sur les marchés soudanais et congolais, à ce sel du Sahara, mérite aussi d’être signalée. Ce sont ces différens points que nous allons passer en revue.


I

Un examen attentif des lieux, des temps et des circonstances n’a pas tardé- à montrer que la consommation du sel, quoique très répandue, n’était cependant pas une pratique universelle. Tous les hommes ne salent point leurs alimens ; tous les animaux n’ont point de prédilection pour cet assaisonnement. Il en est, au contraire, qui lui sont indifférens ou même qui le repoussent et qui manifestent à son égard une franche aversion.

Il y a eu, dans l’évolution de l’humanité, un moment où le sel a commencé de s’introduire dans l’alimentation, c’est-à-dire, où s’est produite la découverte du sel. Ce moment est celui du passage de la vie pastorale et nomade à la vie sédentaire et agricole. Les langues indo-européennes n’ont pas de mot commun pour désigner le sel, ni la plupart des objets qui se rapportent à l’agriculture ; mais, au contraire, elles ont des racines communes pour tout ce qui a Irait aux occupations pastorales. On peut voir là une indication que les peuplades primitives qui ont donné souche à nos races actuelles, se sont séparées avant d’avoir quitté la vie pastorale. Elles n’ont connu que plus tard l’agriculture et, avec celle-ci, l’usage du sel.

Il y a des populations, des groupes ethniques, des castes, qui ne l’ont jamais adopté. Les prêtres égyptiens ne salaient point leurs alimens. Plutarque s’étonnait de ce dédain étrange. Salluste dit des Numides qu’ils ne recherchaient point le sel : neque salem, neque alia irritamenta gulæ quærebant. Et, de même, nous voyons autour de nous, à côté des animaux de ferme qui en sont friands, le chien et le chat qui n’y trouvent aucun plaisir.

Ces exceptions ont longtemps passé pour inexplicables. On ne comprenait pas comment le besoin du sel pouvait être, dans certains cas, aussi impérieux que les véritables besoins physiologiques, la faim et la soif, tandis que d’autres fois, il semblait entièrement étranger à l’organisme. Un savant physiologiste, M. Bunge, de Bâle, a apporté la lumière dans cet obscur problème. D’une vaste enquête, — ethnographique, historique et géographique, — à laquelle il s’est livré, il a tiré cette première conclusion que l’usage du sel est lié au régime. Le sel est un complément obligatoire du régime végétarien. Parmi les animaux, ce sont les herbivores qui le recherchent avec prédilection : les carnassiers n’ont pour lui que de l’indifférence ou même du dégoût. Parmi les hommes, l’appétence pour cet assaisonnement existe surtout chez ceux qui se nourrissent de légumes et de céréales, c’est-à-dire chez les populations agricoles, ou chez ceux, tout au moins, qui ont un régime mixte. Au contraire, ceux qui s’en montrent dédaigneux ce sont les nomades, les tribus pastorales qui tirent de leurs troupeaux le lait et la viande dont ils se nourrissent ; et, encore, les peuples chasseurs ; ou enfin les populations ichtyophages qui demandent leur nourriture à la pêche et qui, vivant cependant sur les rivages de la mer ou aux embouchures des fleuves, ont à leur portée le sel dont elles ne veulent pas. Et, s’il en est vraiment ainsi, on conçoit, au moins comme un fait dont il y aura lieu de chercher tout à l’heure l’explication, la corrélation intime de ces deux phénomènes historiques : le développement de l’agriculture et de la vie sédentaire, d’une part ; l’usage alimentaire du sel, d’autre part.

Cette loi résume, nous le répétons, les résultats d’une très vaste enquête sur les mœurs et les habitudes alimentaires des diverses populations, mises en regard de l’usage qu’elles l’ont ou ne font pas du sol. Quelques-unes de ces observations ont la valeur d’une expérience de contrôle.


Toutes les tribus nomades du nord de la Russie et de la Sibérie s’abstiennent de saler leurs alimens, non point que le sel leur fasse défaut, car les gisemens, les efflorescences et les lacs salés abondent dans ces régions ; mais, ces peuples, qui vivent du produit de la chasse et de la pêche éprouvent une aversion décidée pour cet aliment. Un explorateur qui a vécu longtemps chez les Kamtschadales et les Tungouses, le minéralogiste bien connu C. von Ditmar, s’amusait à leur faire goûter les alimens salés dont lui-même faisait usage, et, à noter les mines et les grimaces de répulsion que provoquait chez eux ce très simple assaisonnement. Ce n’est pas, cependant, que ces gens se montrent d’une délicatesse exagérée. Ils se nourrissent habituellement d’un mélange innommable formé de poissons, amassés dans d’énormes silos, et qui s’y corrompent à loisir en attendant le moment d’être consommés. Le gouvernement russe a voulu améliorer ces habitudes alimentaires par trop répugnantes et malsaines ; il a enseigné à ces peuplades l’art de saler le poisson pour le préserver de la pourriture ; il a établi, à cet effet, des salines dans le voisinage de leurs campemens et il leur a livré le sel à un prix dérisoire. Vains efforts ! Ces populations dociles ont obéi ; elles ont salé le poisson, mais elles ne l’ont pas mangé.


Sous d’autres latitudes, on trouve les mêmes exemples d’indifférence ou d’antipathie à l’égard de l’assaisonnement qui nous paraît si nécessaire. Les Kirghizes du Turkeslan qui se nourrissent de lait et de viande dans des steppes salés, n’usent cependant point de sel. Les Bédouins de l’Arabie, d’après Wrede, trouvent l’emploi du sel ridicule, et les Numides dont parlé Salluste et qui dédaignaient le sel se nourrissaient, à son témoignage, de lait et de viande, lacte et carne ferrina.

L’Afrique nous fournit encore d’autres exemples tout aussi démonstratifs. L’écossais Mingo Parle qui, il y a un siècle, explora la région que l’on appelle aujourd’hui la boucle du Niger, avait été frappé de l’avidité des populations nègres, agricoles, pour le sel. Celui-ci leur était apporté péniblement et à un prix très élevé par les caravanes qui le tiraient de la Mauritanie, de la sebkha d’Idgil à mi-chemin entre le Sénégal et le Maroc, ou des gisemens de Taodenit, au-dessus de Tombouctou. « A l’intérieur du pays, dit-il, le sel est le régal par excellence. C’est un spectacle curieux pour un Européen de voir un enfant sucer un bâton de sel comme si c’était du sucre… J’ai vu cela maintes fois, quoique, dans la classe pauvre, les habitans soient si économes de cet article de prix, que, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il mange du sel à ses repas, on veut désigner par là un homme riche… J’ai ressenti vivement la rareté de ce produit de la nature. Une alimentation végétale éveille une envie de sel si ardente qu’on ne peut ta décrire. » C’est là un aveu précieux. On peut le rapprocher d’une observation inverse qui le complète et lui sert de contrôle. Celle-ci est encore rapportée par Bunge. Il s’agit de l’astronome L. Schwarz qui, ayant vécu pendant trois mois chez les Tungouses de la Sibérie, au régime exclusif de la viande de renne et du gibier, avait perdu le besoin et l’habitude d’ajouter du sel à ses alimens.


L’Amérique donne lieu aux mêmes observations. Au temps de la découverte, la plupart des tribus indiennes de l’Amérique du Nord vivaient de chasse et de pêche : elles n’usaient point du sel, cependant très commun dans leurs prairies. Un petit nombre seulement étaient alors sédentaires et agricoles : celles-là recherchaient le sel et étaient en guerres fréquentes pour la possession des sources salées. Plus bas, au Mexique, un peuple sédentaire, adonné à la culture, employait régulièrement le sel ; tandis que dans les pampas, couvertes de lacs salés et d’efflorescences, les gauchos méprisent la nourriture végétale et le sel qui l’assaisonne comme une pâture tout au plus bonne pour leurs troupeaux.

L’examen de ce qui se passe chez les peuples de l’Archipel indien et de l’Australie apporte un nouvel appui à la loi de Bunge. Partout ce sont les populations vouées à l’agriculture qui consomment le sel, et partout aussi les peuples adonnés à la chasse, à la pêche ou à la vie pastorale qui en dédaignent ou en repoussent l’usage. Des explorateurs européens soumis au régime animal, comme Schwarz, se déshabituent du sel ; tandis que d’autres, comme Mungo Park, réduits aux seuls alimens végétaux, éprouvent pour cette substance une faim ardente au point de devenir douloureuse.


II

La relation est donc bien établie entre l’alimentation végétale et le besoin du sel, et, réciproquement, entre le régime animal et l’exclusion de ce condiment. Il reste à pousser plus loin et à se demander la raison de ces rapports remarquables. C’est la question que M. Bunge s’est posée, et qu’il a résolue, en chimiste, par une théorie fort ingénieuse.

La réponse pourrait être fort simple. Si, par exemple, la différence des deux régimes alimentaires correspondait à une différence de leur teneur en sel ; si la nourriture d’origine végétale était pauvre en sel marin et que la nourriture animale fût riche en celle substance, la chose irait de soi : la loi empirique de Bunge trouverait une explication évidente. Il faudrait ajouter du sel à l’aliment naturel simplement parce que celui-ci n’en apporte pas une quantité suffisante.

Mais, les choses ne se présentent point avec cette simplicité. Les deux modes de nourriture ne se distinguent point par la quantité de sel qu’ils apportent à l’organisme, et le besoin de sel n’apparaît point comme une conséquence directe du déficit de la ration. En fait, les deux espèces d’alimens sont très pauvres, l’un et l’autre. Si l’on essayait d’évaluer approximativement la quantité de cette substance que le carnassier trouve dans sa ration quotidienne, on s’apercevrait qu’elle ne diffère point profondément de celle que l’herbivore rencontre dans la sienne. Les différences, sans être absolument négligeables, ne méritent point d’entrer en ligne de compte.

La plupart des alimens, qu’ils viennent des plantes ou des animaux, si on les envisage dans leurs constituans essentiels, sont fades, insipides, insuffisamment salés pour notre goût. Les albuminoïdes de la viande, les graisses, l’amidon des céréales ou des légumineuses, par eux-mêmes, n’exerceraient aucune action sur notre sensibilité gustative. La saveur de notre nourriture lui vient de produits secondaires, d’arômes et de bouquets qui lui sont surajoutés en quelque sorte ; et, pour tout dire, de substances étrangères, existant en quantités très faibles, éthers, acides, huiles essentielles que la préparation culinaire et la cuisson ne font que développer davantage. En général, la nourriture naturelle est faiblement salée.


Cette faible quantité de sel marin contenue dans les mets naturels devrait suffire à nos besoins, dans le cas du régime végétal, comme elle y suffit dans celui du régime animal. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? D’où vient que l’un des modes d’alimentation exige l’artifice d’un supplément de sel ? Les chimistes ont cherché dans la différence de composition des deux catégories d’alimens la raison de cette particularité. Si les uns et les autres contiennent des quantités également faibles de chlorure de sodium, il y a un autre produit minéral qu’ils renferment à un degré inégal, quoique élevé, et par lequel ils peuvent se différencier. Il s’agit de la potasse. Par opposition au précédent, celui-ci, toujours abondant, subit, de plus, d’un aliment à l’autre des variations très étendues quant à sa quantité relative. Il y a des alimens qui en contiennent, beaucoup, et ce sont précisément ceux qui sont empruntés au règne végétal. Les plantes se distinguent habituellement par leur richesse en sels potassiques. Elles en accumulent d’énormes quantités qu’elles arrachent aux sols les plus pauvres. Si bien qu’avant la découverte des mines de Stassfurt, l’incinération des plantes vertes était la source unique de la potasse industrielle. Il y a, inversement, d’autres alimens qui sont relativement pauvres en cette sorte de composés, et ce sont, en général, les substances empruntées aux animaux. De telle sorte qu’en définitive la différence capitale, — nous ne disons pas : la seule, — qui distingue aux yeux du chimiste les deux modes d’alimentation, réside ; dans l’abondance en potasse de la ration végétarienne, opposée à la pénurie de la ration carnée.

Si l’on fait une liste des alimens, rangés d’après la quantité croissante de potasse qu’ils contiennent, on verra que les substances animales (sang, lait, viande) viennent en tête, tandis que les derniers rangs sont occupés par les végétaux (haricots, fraises, pommes de terre et trèfle). Cependant, il y a quelques interversions remarquables. Le riz, par exemple, est extrêmement pauvre en potasse : un kilo de riz, à l’État sec, ne fournit qu’un gramme de potasse : il est vrai qu’il fournit encore bien moins de soude (trente-trois fois moins) ; par ces traits, le régime du riz se rapproche du régime animal ; et, en effet, il ne provoque qu’à un faible degré l’appétence du sel. Tout au contraire, un kilogramme de pommes de terre contient 24 grammes de potasse et soixante fois moins de soude : cet aliment réalise, à ce point de vue, le type végétarien dans sa perfection.

Los enseignemens que donne l’analyse chimique se résument, en définitive, dans cette formule : le régime végétal livre à l’économie beaucoup de potasse et très peu de soude ; — environ, de 25 à 150 lois plus de potasse que de soude — ; d’autre part, le régime animal réduit l’apport de potasse sans réduire dans la, même proportion l’apport de soude ; il ne laisse guère pénétrer dans l’économie que de 2 à 5 fois plus de potasse que de soude.


Tout cela est parfaitement vrai, et intéressant en soi ; mais on peut se demander ce que cela peut avoir à faire avec la question qui nous occupe, et quel rapport caché il y a entre le taux de la potasse qui distingue les deux régimes alimentaires, et l’inégal besoin de sel qu’ils provoquent. M. Bunge a saisi ce rapport ou cru le saisir. Il déclare que, si nous aimons le sel de cuisine ou si nous le détestons, c’est la potasse qui en est responsable. C’est là, son postulat. Il le justifie par une série d’affirmations étroitement enchaînées : le besoin de sel est la conséquence d’une perte de sel subie par l’organisme, comme la soif est la conséquence de pertes d’eau dues à l’hémorragie, à la transpiration ou à d’autres causes : qui dit « besoin de sel » dit par là même « perte de sel » préalable. En second lieu, la perle de sel doit être un phénomène d’ordre chimique résultant de réactions de désintégration. Troisièmement, ce phénomène chimique étant, comme le prouve l’expérience, en rapport avec la diversité des régimes alimentaires, doit être en rapport avec leur caractéristique chimique, c’est-à-dire avec la différence des taux de potasse. Voilà la doctrine. La théorie étant amenée à ce point, le reste n’est plus qu’un jeu pour l’habile chimiste bâlois : il n’a pas de peine à découvrir le mécanisme par lequel les oscillations de la potasse introduite peuvent régler la proportion du sel rejeté.

Quand un théoricien déclare qu’une chose doit être — c’est, d’ordinaire, qu’il soupçonne qu’elle peut être autrement. Et cela arrive deux fois dans le raisonnement qui précède : de là deux fêlures dans la chaîne de ces propositions. Aussi, le principe de la théorie est-il incertain et peut-il être contesté. Il l’a été en effet.

Il est possible, contrairement à la doctrine de Bunge, d’accroître la quantité relative et absolue de potasse ingérée, sans faire naître la sensation du besoin de sel, et même, tout au contraire, en l’apaisant.

Lu exemple de ce genre est offert par les tribus nègres de l’Afrique qui consomment le sel de cendres. L’usage de ce condiment minéral est répandu dans une grande partie de l’Afrique centrale, dans les bassins de l’Ogooué et de la Sangha, au nord du Congo, et dans les provinces de l’État Libre qui leur font l’ace, au sud, de l’autre côté du fleuve. La disette, du sel marin et du sel gemme, oblige ces populations à remplacer cette substance par une autre matière saline qu’ils préparent sur place, par leurs propres moyens.

Mais celle-ci n’est pas le sel ordinaire, le chlorure de sodium ; elle n’est même pas un sel de soude. On obtient ce faux sel au moyen des cendres de plantes. Ce ne sont point les premières venues, des plantes quelconques qui sont choisies pour cet objet ; mais, au contraire, des espèces végétales parfaitement déterminées. On s’adresse surtout à deux plantes de rivière : la plus recherchée est une aroïdée flottante commune sur l’Ogooué, et reconnue par M. Lecomte pour être le Pistia Stratiotes ; on la dit cultivée sur quelques points, précisément en vue de l’extraction du sel. La seconde est une sorte de haut bambou, poussant en touffes sur les terrains inondés.

Quelle particularité recommande ces plantes et les fait choisir à l’exclusion des autres ? Ou l’ignore. M. L. Lapicque, à qui nous empruntons une partie de ces renseignemens, suppose que c’est la faible proportion de carbonates qu’elles fournissent à l’incinération, à moins que cette pénurie en carbonates ne soit l’effet des traitemens subséquens. L’avantage est, en effet, très appréciable, pour un produit destiné à l’alimentation, de ne point contenir de carbonates alcalins, dont la saveur nauséeuse et le goût de lessive provoquent chez, tout le monde une répulsion décidée.

Les plantes récoltées sont séchées, puis brûlées ; les cendres recueillies sont ensuite lessivées. Le docteur Herr, à Berberati, sur la haute Sangha, a assisté à cette opération. Les indigènes se servent, pour l’exécuter, d’une sorte de filtre grossier, constitué par un panier conique dans lequel les cendres sont rassemblées. On y verse de l’eau que l’on recueille et que l’on fait repasser plusieurs fois, de manière à épuiser la masse du contenu. La solution ainsi obtenue est évaporée à chaud ; le résidu fixe constitue le sel de cendres.

La composition de ce sel est connue, au moins dans ses traits principaux ; M. Dybowski, en 1893, en a communiqué quelques analyses à l’Académie des sciences. Cette composition ne s’écarte pas sensiblement de celle que fourniraient la plupart des autres plantes traitées de la même manière. Il est de règle, comme il a été dit plus haut, que chez tous les végétaux, la potasse soit en grand excès sur la soude ; la proportion normale varie de 30 à 150 de potasse contre 1 de soude : c’est ce qui arrive ici : la quantité de soude est des plus faibles. Les traits caractéristiques de composition offerts par ces plantes seraient donc : l’abondance du chlorure de potassium et la rareté des carbonates.

Ce faux sel a une saveur qui ressemble beaucoup au sel véritable ; mais il laisse après lui l’arrière-goût acre des sels potassiques. Somme toute, il n’est pas décidément mauvais pour un palais européen ; quant aux indigènes, ils le préfèrent à notre sel ordinaire.

Le goût violent de ces nègres africains, sédentaires, agriculteurs, pour cette espèce ; de condiment minéral justifie bien la règle posée par Bunge, d’après laquelle le besoin élu sel est lié aux habitudes agricoles et au régime végétal. Et, si cette appétence se manifeste ici, non point pour le sel véritable, mais pour une sorte de faux sel, la règle n’en est que mieux vérifiée. Bunge va jusqu’à dire que la rigueur de l’observance ; en est poussée jusqu’à l’aberration. Mais on voit bien que, d’un autre côté, la théorie que le chimiste bâlois a imaginée pour expliquer cette règle, se trouve infirmée par le même exemple ; car, ce besoin de sel, d’après Bunge, étant dû à la spoliation de l’organisme en chlorure de sodium ; et celle-ci, à son tour, étant l’effet indirect de la surabondance de la potasse contenue dans les alimens, il ne devrait être possible d’y remédier que par la restitution du chlorure de sodium perdu. Or, ici, le sel de cendres qui apaise ce besoin et lui donne satisfaction est encore un sel de potasse qui ne devrait réussir qu’à l’exaspérer.

L’explication de Bunge n’est donc pas valable. Tout ce qu’enseigne l’expérience ; c’est que le régime végétal exclusif fait naître un besoin, une appétence particulière, qui peut être satisfaite par des substances ayant le goût du sel de cuisine, et contenant soit du chlorure de sodium, soit du chlorure de potassium. C’est, en un mot, un besoin de chlorures, si on le considère ; du point de vue chimique ; ou un besoin de saveur salée, c’est-à-dire d’une espèce particulière de sensation gustative, si on l’envisage du point de vue physiologique.


III

L’un des effets du progrès de la civilisation a été, de substituer l’alimentation mixte au régime, tantôt exclusivement animal et tantôt exclusivement végétal, des peuples primitifs. Du même coup, l’usage du sel s’est généralisé et est devenu une habitude universelle. Mais on vient de voir qu’originairement son emploi se limitait aux populations végétariennes et qu’il avait sa source dans un besoin de matière ou dans un besoin de sensation.

Laquelle de ces deux alternatives est la vraie ? Faut-il admettre avec Bunge, qu’il s’agit là d’un véritable besoin chimique, d’un appel, d’une attraction de l’organisme vers une substance nécessaire à sa constitution, et momentanément déficiente ? N’est-ce pas, plutôt et seulement, un besoin sensitif, une sorte de protestation de la sensualité contre la fadeur habituelle des alimens végétaux qui doit être relevée par un condiment, d’ailleurs inoffensif ? C’est la conclusion de la plupart des physiologistes. C’est celle de M. Lapicque, qui voit, dans le goût du sel, un cas particulier d’un penchant très général, le goût des condimens, commun à toutes les populations qui se nourrissent de végétaux : aux Abyssins, qui relèvent par une sauce pimentée, le berberi, l’insipidité de leur durrha de maïs ; aux Indous et aux Malais qui masquent par l’assaisonnement du cari la platitude du goût du riz, base de leur alimentation, C’est aussi l’avis, bien plus ancien, de Salluste qui, parlant du sel dédaigné par les Numides, le range parmi les alia irritamenta gulæ.

En réalité on peut concilier ces opinions et mettre d’accord Bunge avec Salluste et avec M. Lapicque. Le rôle des condimens ne consiste pas seulement, en effet, à rendre agréable la corvée alimentaire, et à transformer eu un plaisir la nécessité du repas. La sensualité gustative n’a pas toute sa satisfaction en elle-même ; elle est chargée d’une mission importante dans le fonctionnement de l’appareil digestif. C’est elle, comme l’ont montré récemment le professeur Pawlow et ses élèves, qui met en branle l’énergie vitale de l’estomac et provoque la sécrétion d’un suc gastrique actif, à la fois riche en acide et en ferment. Le contact même des alimens avec la muqueuse stomacale, auquel, il y a encore peu de temps, les physiologistes réservaient exclusivement le pouvoir d’éveiller la sécrétion de cet organe, n’aurait pas autant de vertu que l’excitation sensorielle due aux substances sapides. L’impression gustative serait plus efficace : elle ferait apparaître un suc plus abondant, plus énergique dans son action digestive, et à qui reviendrait la prédominance.

Les condimens, les assaisonnemens trouvent ainsi, en dehors de la gourmandise, une justification en quelque sorte physiologique. Ils assurent le fonctionnement de l’estomac.

Il pourrait y avoir, et il y a en effet, selon M. P. Lecomte, quelque exagération dans la doctrine de Pawlow ; la sécrétion chimique provoquée par le contact n’a pas, vis-à-vis de la sécrétion sensorielle, un rôle aussi sacrifié ; que le veulent les physiologistes russes. Quoi qu’il en soit, il reste à celle-ci uni : part encore assez belle : mettre en mouvement la digestion gastrique et en assurer en partie l’accomplissement[2]. C’est là, par conséquent, l’un des rôles du sel alimentaire.


Le sel fait quelque chose de plus. En même temps qu’il met on mouvement la sécrétion de l’estomac il on fournit les matériaux, ou tout au moins quelques-uns d’entre eux. L’acide chlorhydrique, qui caractérise le suc gastrique et assure son efficacité digestive, est emprunté au sel, au chlorure de sodium du sang. La même origine doit être attribuée aux autres composés chlorés qui se rencontrent dans la liqueur stomacale, chlorures fixes et chlore organique. En d’autres termes, la matière première des combinaisons chlorées du suc gastrique vient du sol alimentaire.

Ce n’est pas le lieu de dire comment, pour produire ce résultat, le sel du sang est décomposé dans la profondeur des glandes gastriques. Il s’agit là d’un problème qui a fortement préoccupé les chimistes-physiologistes contemporains et sur lequel ils ne s’entendent pas encore très bien. Maly a imaginé un mécanisme pour celle réaction ; Laudwehr en a proposé un autre. Il n’importe. Ce qu’il faut retenir, c’est que du sel est détruit en effet par la digestion gastrique, — et que l’équilibre de l’organisme exige qu’il soit remplacé. Si donc la perte de sol n’est pas, comme le veut Bunge, l’origine, le point de départ du besoin de sel, si général chez tous les peuples, elle en est tout au moins la conséquence et la justification physiologique.

Tout autre chlorure que celui de sodium, susceptible d’être introduit dans le sang, peut y participer à des réactions analogues et y jouer le même rôle. Le sel de cendres, riche en chlorure de potassium, est une bonne doublure du sel de cuisine. Des expériences récentes ont permis à MM. Dastre et Frouin de conclure que le chlorure de magnésium est capable de tenir le même emploi avec une supériorité indiscutable. La sécrétion gastrique, accrue en quantité par l’introduction, du sel ordinaire dans le sang, c’est au plus haut point par l’introduction du sel magnésien.

Le même résultat serait obtenu aussi bien par le faux sel de cendres que préparent les nègres de l’Ogooué et de la Sangha, que par le sel ordinaire ; il le serait encore mieux par le sel magnésien si d’autres raisons n’en excluaient l’emploi. Et même, comme l’a montré un chimiste bien connu, E. Külz, à défaut de ces sels qui appartiennent au même genre que le sel de cuisine, d’autres qui en sont plus éloignés, tels que les iodures et les bromures alcalins pourraient lui servir de succédanés. Ceux-ci donnent naissance à un suc gastrique qui est acidifié par l’acide iodhydrique ou bromhydrique, au lieu de l’être par l’acide chlorhydrique, comme le suc normal. Toutefois, si une pareille substitution serait, sans inconvénient au point de vue de la fonction que le sel remplit vis-à-vis de l’estomac, il n’en serait pas de même pour celle qu’il remplit auprès des autres organes.


IV

Le sel ordinaire, le chlorure de sodium est un des élémens constituais des organismes animaux. Il y existe partout. Le sang a un goût de sel plus ou moins prononcé : toutes les sécrétions sont salées ; les larmes, elles-mêmes, sont plus salées qu’amères, quoi qu’en disent les bonnes gens. Les particules vivantes baignent, en réalité, dans l’eau salée ; et c’est une eau chargée de chlorure de sodium qui lessive continuellement l’édifice organique et s’échappe par toutes issues en entraînant les déchets qui doivent être rejetés au dehors.

Le sel ordinaire est plus propre que tout autre à ce rôle. À la dose de 9 grammes pour 1000, il forme une solution inoffensive pour les élémens anatomiques et qui peut circuler autour des plus délicats d’entre eux sans leur causer le moindre dommage. Ceux-ci ont pris l’habitude immémoriale de ce contact ; ils s’y sont adaptés ; et. ce ne serait pas sans quelque inconvénient qu’on les mettrait trop brusquement en présence d’un autre constituant minéral. Chez certains animaux saignés à blanc, la vie peut être entretenue pendant quelque temps, si l’on remplace le sang par cette solution salée que l’on nomme, à cause de ses propriétés, la solution physiologique. Une tortue, une grenouille, dans les veines desquelles circule cette liqueur, continue de vivre assez longtemps. Sans doute ce n’est pas une liqueur généreuse ; les particules vivantes élémentaires n’y trouvent point de quoi se ravitailler et s’entretenir, et elles n’y peuvent vivre qu’autant que durent leurs propres réserves ; mais au moins, n’ont-elles point à en souffrir.

Ceci posé, on peut commencer à comprendre ce que deviendra le sel que le besoin singulier dont nous avons parlé nous oblige à ingérer ? Il est facile d’en tirer l’horoscope. La plus grande partie restera en simple solution : une autre entrera en combinaison plus ou moins intime avec la substance vivante. La première pénétrera dans les liquides circulans, lymphe et sang ; elle parcourra, avec eux, tous les départemens de l’organisme sans prendre aucune part directe aux mutations vitales, mais, au contraire, réduite à un rôle de remplissage, faisant nombre par ses molécules de manière à neutraliser le danger que ferait courir à la société cellulaire un milieu trop dilué ; et elle sortira, enfin, par les émonctoires naturels, invariable, inaltérée, mais ayant rendu le service de débarrasser l’économie de la tourbe des déchets sociaux. Ce sel éliminé doit être remplacé Sa perte ressentie par l’organisme est un premier élément du besoin de sel.

La seconde portion, et la plus faible, du sel ingéré pénétrera dans les élémens eux-mêmes, en fera partie intégrante, participera aux mutations chimiques, non seulement à celles qui donnent naissance au suc gastrique, mais à d’autres encore, dans lesquelles elle (est finalement détruite et perdue pour l’organisme. Le vide laissé par cette continuelle élimination est sans doute pour quelque chose encore dans la sensation du besoin de sel qu’éprouve l’animal. C’en est un second élément.


V

La nécessité de la présence du sel ordinaire dans les alimens résulte de l’évolution qui vient d’être esquissée. L’organisme ne se maintiendrait pas, ou, en d’autres mots, la santé ne se conserverait point si ce qui est perdu n’était pas restitué. Il faut donc, par suite, des alimens minéraux : il faut du sel. Il y a des besognes physiologiques pour lesquelles ce sel ordinaire pourrait être remplacé par un autre ; et nous avons vu que c’était. le cas pour la sécrétion gastrique. Mais il y en a d’autres pour lesquelles cette substitution ne serait probablement pas possible. Il y a un minimum de chlorure de sodium indispensable à la vie.

À la vérité, ni l’homme ni les animaux n’ont à se préoccuper de trouver ce minimum. Il est couvert et au-delà par les quantités de sel qui existent normalement dans les alimens naturels. La difficulté n’est donc pas de se procurer des substances nutritives contenant ce minimum nécessaire : elle serait, plutôt, de constituer une alimentation, d’ailleurs suffisante au point de vue des matières azotées, grasses et féculentes, et qui ne contiendrait pas ce minimum.

Un physiologiste a pourtant, résolu ce problème : c’est Forster en 1864. Il utilisa les déchets de poudre de viande provenant de la fabrication de l’extrait Liebig ; il les traita à plusieurs reprises par l’eau bouillante de manière à enlever la presque totalité des sols solubles <[3] ; et, avec cette viande lessivée, de la fécule et de la graisse, il constitua une ration à laquelle il ne manquait véritablement que les sels minéraux.

On peut dire des animaux nourris avec cette ration qu’ils étaient soumis, en réalité, à l’inanition minérale. L’expérience de Forster, exécutée à Munich, sous la direction de Voit, est en effet une expérience typique d’inanition minérale complète, et c’est peut-être la seule qui ait existé dans la science, jusqu’à ces dernières années où Bunge et, d’autres physiologistes l’ont reprise.

La nécessité de l’alimentation minérale, avait été affirmée dès 1851, par Liebig, dans ses Lettres sur la Chimie, comme un principe général. Déjà, il est vrai, Chossat et Boussingault avaient appelé l’attention sur la présence obligatoire de la chaux, et Hecquerel et Rodier sur celle du fer. Mais ce n’étaient là que des études particulières. Liebig posa le principe général. Les animaux ont besoin, pour s’entretenir, d’albuminoïdes, des graisses, ou féculens ou sucres, et d’alimens minéraux. Mais ce n’est pas Liebig qui en donna la démonstration ; ce fut Forster.

A la vérité, l’expérience de Forster porte sur l’ensemble des matières minérales et non pas spécialement sur le chlorure de sodium. C’est une épreuve d’inanition minérale complète et non pus l’inanition salée. Elle fournit pourtant quelques renseignemens sur les suites que peut avoir la suppression du sel dans l’alimentation.

Chez l’animal, aussitôt que le régime fut institué, la quantité de sel rejetée par les émonctoires baissa considérablement, tandis que l’urée et les déchets organiques se maintenaient à leur taux habituel. L’organisme retient donc ses matières minérales : les mutations du chlorure de sodium engagé dans les combinaisons organiques sont minimes. Après vingt-six jours de ce mode d’alimentation, l’animal n’avait perdu que 7 grammes de ce chlorure de sodium combiné. Sa santé, cependant, s’était profondément altérée. Il s’était affaibli de jour en jour ; des troubles nerveux étaient apparus, consistant d’abord en hébétude, inertie, paralysie des membres ; et, plus tard, avaient éclaté des convulsions et des accès de rage. La sécrétion gastrique avait diminué, dès le début : ultérieurement elle ne contint plus d’acide chlorhydrique ; les accidens digestifs graves survinrent à la fin. L’animal d’ailleurs avait très peu maigri, et son dépérissement, sa déchéance corporelle et physique étaient bien le résultat de la suppression des sels minéraux. La perte en sel ordinaire n’avait, sans doute, qu’une part dans la production de ces accidens ; les autres sels, particulièrement les phosphates, y intervenaient aussi. Néanmoins on est frappé de voir que des variations aussi minimes aient provoqué des désordres aussi violens. En somme l’animal a succombé plus vile à la privation des seuls élémens minéraux, qu’il n’eût succombé à l’inanition totale, c’est-à-dire à la suppression de tout aliment, à l’exception de l’eau.

La nécessité d’une ration minima de sel ordinaire ressort de ces expériences. Le chlorure de sodium est donc un aliment plastique ; il est rangé par Munk et Ewald dans la catégorie des sels nutritifs, avec les phosphates alcalins et terreux et les sels de fer.

D’après les données statistiques la consommation quotidienne du sel, en Europe, est, en moyenne, de 17 grammes par tête. Là-dessus il y a environ 2 grammes qui sont nécessaires pour couvrir la perte par désassimilation : ces 2 grammes représentent le sel nutritif. Les 15 grammes restant représenteraient, donc, d’une part les 8 à 10 grammes entraînés par les excrétions, et nécessaires à la reconstitution des liquides circulans ; et, pour le surplus, la consommation de luxe ; mais, étant donnée l’influence du sel sur les sécrétions, il ne serait pas prudent de dire que ce luxe est un sacrifice fait à la simple sensualité.


On vient de voir les inconvéniens de la privation du sel ; il faudrait peut-être dire un mot de ceux qui résultent de son usage excessif. On sait qu’au-dessus de la ration moyenne, il provoque la soif et détermine une excrétion rénale surabondante : on a montré que cette augmentation diurétique était sensiblement la même, que le sujet ingère ou non quelque boisson. L’eau excrétée alors provient de la spoliation des tissus.

Si l’absorption est poussée au-delà de ces quantités modérées, les vomissemens et les troubles intestinaux en sont la conséquence. On a eu rarement l’occasion d’observer ce genre d’abus ; à moins que l’on ne veuille considérer comme authentique l’histoire de ces mousses que Pierre le Grand obligeait, dit-on, à boire de l’eau de mer afin de les endurcir à la vie marine, et qui moururent de ce régime.


VI

En dehors de sa participation active à quelques phénomènes vitaux, aucune autre substance ne réalise aussi bien que le sel ordinaire les conditions d’un milieu indifférent et cependant approprié aux besoins physiologiques de la matière vivante. Le protoplasma des particules vivantes est partout, aussi bien chez les animaux que chez les plantes, dans les cellules mobiles telles que les globules du sang ou dans les été mens fixes des tissus, également riches eu sels potassiques. Le milieu intérieur qui baigne ces particules, au contraire, est, chez les animaux tout au moins, essentiellement abondant eu sels sodiques et particulièrement en chlorure de sodium. L’eau de mer se trouve dans le même cas. Elle pourrait, convenablement diluée, circuler dans les veines et remplacer, pour un temps, le liquide sanguin, comme nous avons vu que faisait la solution physiologique. Quelques naturalistes ont voulu voir dans ce fait une condition ancestrale ; il rappellerait les circonstances au milieu desquelles la vie animale est apparue sur notre globe, et où elle s’est longtemps maintenue, dans l’eau salée des mers paléozoïques.

Le chlorure de sodium serait donc un élément traditionnel du milieu propre à la vie animale, du sang et des humeurs organiques ; et l’alimentation salée, qui crée une atmosphère de chlorure de sodium autour des élémens anatomiques, ressouvenir des origines marines de la vie animale, relierait, en quelque sorte, la physiologie actuelle à celle des temps primitifs.

C’est, en effet, encore aujourd’hui, à l’eau de mer qu’est emprunté le sel alimentaire et le sel constituant de l’organisme. Il est extrait des mers actuelles à l’état de sel de salines, et des mers anciennes à l’état de sel gemme, ou de sel des lacs salés. On en rencontre, de l’une ou l’autre de ces provenances, à peu près partout. Le commerce, d’ailleurs, l’introduit dans les pays où, par quelque raison, aucune de ces sources diverses n’est exploitée ou ne l’est suffisamment.

Il est intéressant de voir ce qui se passe lorsque toutes ces conditions font défaut à la fois. C’est dans le centre du continent africain. Depuis le Sénégal et le Sahel à l’Ouest, jusqu’à la région des lacs à l’Est et, dans la direction nord-sud, du Sahara au Zambèze, il y a une vaste région, trop éloignée de la nier pour pouvoir en exploiter les eaux, où il n’existe pas, d’autre part, de gisement de sel gemme, et dont les populations, cependant, astreintes pour la plupart au régime végétal, éprouvent à un rare degré d’intensité le besoin du sel.

Comment se le procurent-elles ? La question est intéressante. Pour que la réponse soit claire, il faut établir des distinctions.

En premier lieu, il faut mettre à part les régions côtières. L’extraction du sel de l’eau de mer, au moins d’un sel impur, est si simple, elle est réalisée d’une manière ! si spontanée dans les climats chauds, que les populations du littoral, même les moins industrieuses, ont ton jours pu se procurer assez facilement ce complément obligé de l’alimentation végétale. Mais, dès qu’on pénètre quelque peu dans l’intérieur des terres, cette ressource ne tarde pas à faire défaut. Dans la région du Gabon et du Rio Benito, au dire du lieutenant Blaise, à une distance d’une douzaine de lieues de la côte, les indigènes en sont réduits à fabriquer le sel de cendres. En fait, toutes ces populations littorales, au lieu d’exploiter elles-mêmes le sel marin, le reçoivent des traitans européens, qui ont établi presque ; partout des comptoirs. Le sel qui inonde ainsi toute l’Afrique occidentale est, surtout, du sel anglais. Ce sel est recueilli aux portes mêmes de Liverpool, où il est embarqué par milliers de tonnes. Il y a là, à Norwich, au milieu des grès bigarrés du terrain triasique, deux couches puissantes de sel gemme, l’une de 25 mètres d’épaisseur, l’autre de 40, qui sont exploitées tout à fait en grand et dans des conditions à la fois si perfectionnées et si favorables qu’elles défient à peu près toute concurrence.

Il est ainsi vendu, sur la côte occidentale, une quantité considérable de sel en sacs. On ne peut évaluer à moins de 40 000 tonnes l’apport de Liverpool. Hambourg y amène, de son côté, quelques milliers de tonnes de sel allemand ; le sel français forme l’appoint, qui est très faible. — Toute cette masse de sel ne suffit encore à alimenter qu’une zone très restreinte du littoral. C’est que le sel est une substance éminemment déliquescente, qui subit déjà un déchet notable en magasin, et à plus forte raison pendant les transports : il fond dans les sacs exposés à l’humidité atmosphérique, à la rosée ou aux accidens des voyages par eau. D’autres fois les enveloppes se percent, se déchirent ; et c’est encore là, pour le contenu, une autre manière de se perdre. Ces accidens, ajoutés aux aléas du transport exécuté à dos d’homme ou de chameau depuis le port de débarquement, font comprendre que la zone de pénétration du sel européen n’atteigne pas au-delà, de 200 kilomètres. Aussi n’est-ce pas le sel d’Europe qui alimente le Soudan proprement dit, les régions de la boucle du Niger et du lac Tchad et le Congo belge ; c’est le sel en plaques venu du Sahara. Celui-ci est transporté à l’état de plaques, en effet, d’un poids moyen de 15 à 35 kilogrammes, ayant, en moyenne, 1 mètre de long sur 30 centimètres de large, avec une épaisseur de 5 à 8 centimètres. Tous les explorateurs connaissent ces barres de sel qui forment l’un des objets principaux du commerce soudanien.

Ce sel brut, impur, chargé de débris terreux, coloré par l’oxyde de fer, ou d’autres matières étrangères, gris, ronge on noir, a cependant, sur le sel d’importation, un avantage décisif : c’est qu’il est solide, maniable, qu’il résiste aux intempéries : qu’il voyage à nu sans que les convoyeurs prennent d’autres précautions que d’assujettir les plaques avec des planchettes ou des bâtons. Du lieu de production jusqu’à leur destination, ces barres de sel ont à parcourir des distances énormes, qui atteignent jusqu’à 2 000 kilomètres. Les frais d’un aussi long voyage, aggravés par les périls que courent les caravanes, expliquent la majoration qu’éprouvent les prix à mesure que l’on s’éloigne du point de départ. D’après les renseignemens fournis par le capitaine Binger à M. Charles Roux, en 1894 le sel, qui coûtait environ 1 franc le kilogramme à Tombouctou, valait 2 francs sur le haut Niger ; il atteignait le prix de 4 francs à Kong, et le dépassait au-delà, de ce point.

Le sel saharien est donc d’un prix élevé ; il arrive en proportion insuffisante ; et, dans les temps troublés qui ne permettent pas la circulation des caravanes, il n’arrive plus du tout.


On a compris l’intérêt considérable qu’il y avait à régulariser ce commerce et à satisfaire, en tout temps, aux besoins des populations pour lesquelles le sel représente un produit de première nécessité. L’industrie et le commerce français trouveraient un débouché immense dans le centre africain pour le sel qui se fabrique dans notre pays si on pouvait lui donner une forme aussi maniable qu’au sel saharien. M. Charles-Roux ne l’évaluait pas à moins d’un million de tonnes.

La condition essentielle était donc de renoncer au sel en grains et de fabriquer un sel plus compact et plus résistant. Les Anglais l’ont tenté, non pas, à la vérité, au profit des Africains, mais pour leurs propres besoins. On sait que nos voisins font usage du sel comprimé, et que, chez eux, au lieu d’une boite à sel, c’est un bloc de sel qui figure dans les offices et que la cuisinière râpe, quand il y a lieu, comme elle fait avec le sucre en pains.

Mais ce n’est pas encore la solution ; car ces barres, obtenues par compression du sel humide et séchage à l’étuve, absorbent encore assez facilement l’humidité : elles s’effritent et se désagrègent sous l’action des chocs et des frottemens : elles sont loin d’offrir la grande résistance des véritables barres de sel sahariennes.

C’est la constitution de celles-ci qu’il fallait imiter ; et on y est parvenu. La Société marseillaise du Sel aggloméré, dirigée par M. Pierre Vincent, a réussi à mettre le sel, très pur, sous la forme de blocs très compacts présentant l’apparence et le poli du marbre blanc. A cet état, il occupe un volume moindre de moitié qu’à l’état ordinaire et moindre du tiers qu’à l’état comprimé, ce qui est une nouvelle commodité pour l’emmagasinage et le transport, il n’est plus hygrométrique et n’a presque rien à redouter de la pluie, de la rosée ou de l’humidité atmosphérique. Les visiteurs du pavillon du Soudan, à l’Exposition universelle, ont pu voir ces barres de sel aggloméré auxquelles on a donné précisément la même forme et les mêmes dimensions qu’aux plaques du Sahara, afin d’en faciliter le transport par les mêmes moyens et d’en permettre la substitution progressive au produit naturel.

L’administration des Colonies a encouragé ces efforts. Le général de Trenlinian, très préoccupé du développement économique du Soudan et des régions limitrophes, après avoir encouragé la mission pacificatrice de M. Coppolani chez les Maures, ne devait pas rester indifférent à cette utile et intelligente entreprise. Il a agi de tout son pouvoir pour en faire connaître les produits chez toutes les populations sur lesquelles nous avons de l’action. Comme les généraux romains à leurs troupes, il a donné à ses soldats, à ses tirailleurs soudanais, l’appoint de leur solde en sel : il en a fait leur salaire.

C’est à Kayes, sur le haut Sénégal, que s’organise la relève pour tous les postes de ces régions. Ces colonnes, avec leur long attirail, donnent, à quelque degré, l’impression de peuplades en migration : elles sont formées de tirailleurs soudanais traînant après eux leurs femmes, leurs enfans, leurs provisions et tout ce qu’ils, possèdent. Chemin faisant ces gens trafiquent avec les-tribus dont ils traversent les territoires. Les femmes vendent, achètent, échangent : elles essayent de se défaire des produits qu’elles emportent en surplus de leurs besoins, et les barres de sel sont du nombre. En munissant ces convois d’une large réserve de sel aggloméré, l’on employait sans doute le meilleur moyen d’en populariser l’usage.

D’autre part, les missions qui ont parcouru l’Afrique, en ces dernières années, ont été pourvues, elles aussi, d’une ample provision de cette utile denrée. La mission Marchand a pu distribuer des barres de sol en cadeaux aux chefs indigènes qu’elle a rencontrés sur sa route. Les explorateurs du bassin du Tchad, MM. de Behagle et Bonnel de Mézières, ont été mis en état d’agir de même.

En fin de compte, l’usage du sol aggloméré se répand. Les compagnies belges et l’Etat indépendant l’ont adopté. Les caravanes ne quittent plus le haut Sénégal sans s’en être approvisionnées. On le rencontre même d’une façon courante dans quelques colonies anglaises. L’entreprise est donc en voie de réussir. Il faut en souhaiter le succès pour le profit de notre industrie, pour la récompense de l’esprit d’initiative montré par ses fondateurs, et, nous ajouterons avec M. Charles-Roux, pour l’aide efficace qu’elle apportera à l’œuvre civilisatrice et humanitaire que la France poursuit en Afrique.


VII

Le sol saharien qui, en attendant l’adoption du sel marseillais aggloméré, alimente le centre africain, provient de trois points principaux : la sehkha d’Idgil, qui fournit à l’Afrique occidentale les gisemens de Taodenit qui répandent leurs produits dans le Sahel, la boucle du Niger et le Congo ; enfin la sehkha de Bilma pour toute la partie orientale et la région du Tchad. Ces trois localités se trouvent sur le trajet des caravanes qui mettent en relation les régions du nord avec celles du sud, à travers le Sahara et le Ouadaï ; et c’est l’importance de leurs produits qui a précisément déterminé la route de ces caravanes.

Les sebkhas sont des sortes de lacs salés ou de mares. Pendant la saison des pluies, les eaux du ciel et les eaux d’infiltration s’y rassemblent et en élèvent le niveau : pendant la saison sèche les eaux baissent, par suite de l’évaporation, au point, quelquefois, de laisser à nu le fond de la dépression avec le dépôt salin qui le remplit et qui est souvent exploitable.

Le sel qui alimente les populations de la boucle du Niger et du Soudan français vient, comme nous l’avons dit, des gisemens de Taodenit et des sebkhas d’Idgil ou el-Khadera. Il y a très peu de voyageurs européens, deux ou trois en tout, qui aient vu de leurs yeux ces exploitations célèbres. Elles sont situées dans les régions les plus inhospitalières du Sahel Mauritanien, entre le Soudan français et le Maroc, et leur accès est défendu par les Maures nomades et les Touaregs, dont les tribus sont en luttes continuelles les unes contre les autres. Nous devons à l’obligeance de M. Coppolani qui a rempli en 1800, auprès de ces populations guerrières, nue mission dont les résultats ont été si heureux pour la pacification du Sahel, quelques renseignemens sur ces gisemens de sel.


La Sebkha-el-Khadera (le lac bleu d’azur) est située à la frontière ; septentrionale de l’Adrar Mauritanien, à la lattlude d’Arguin. C’est une dépression profonde qui occupe le centre d’une vaste région désertique. Pendant la courte saison des pluies, c’est-à-dire pendant le mois de juillet, cette cuvette est le déversoir de toutes les eaux de la région ; deux mois plus tard en octobre, elle est déjà à sec, et laisse apparaître le dépôt salin et miroitant produit par l’évaporation des eaux. L’azur du ciel s’y reflète, pendant tout le temps qu’il met à s’assécher ; de là son nom. Plus tard le sable poussé par les vents violens de ces régions recouvre ce dallage miroitant d’une couche, épaisse environ d’un demi-mètre.

Les vastes plaines du Sahel présentent un grand nombre de mares qui se comportent de même. Les eaux s’y accumulent pendant la très courte période pluviale : ce sont des eaux d’infiltration qui se sont chargées de sel en traversant les terrains salifères du voisinage. Les mares se dessèchent en un mois ou deux, et le sable, poussé par les vents, ne tarde pas à en recouvrir le fond salin. Les Maures exploitent les plus grandes de ces flaques : ils les font déblayer par leurs esclaves de traite ; ils recueillent au râteau le dépôt granuleux. Ce sel encore mélangé de terre, impur, de mauvaise qualité, est amené sur les marchés. Il vaut, en moyenne, 15 à 20 centimes le kilo.

La Sebkha-el-Khadera est l’analogue de ces mares, à l’étendue près. Sa surface est immense. On peut l’évaluer à 200 kilomètres carrés. La couche de sel qui apparaît, après déblaiement du sable, est compacte : elle forme un dallage assez régulier d’environ six à sept, centimètres d’épaisseur, sous lequel on en trouve un autre de même nature ou à peu près, puis un autre plus souillé, plus noir, et ainsi de suite sur une profondeur d’un mètre environ. La dernière couche, la plus profonde et la plus souillée repose sur le fond formé de vase ou d’eau. C’est la couche la plus superficielle que l’on exploite seule.

On ne peut douter que cette disposition, en couches d’épaisseur sensiblement égale, ne soit due à la régularité du régime des eaux. La plus superficielle représente sans doute le dépôt annuel.

Quant à l’exploitation de cette couche, elle se fait de la manière la plus simple. La surface est découpée, à la scie, en plaques de forme et de dimensions constantes, ayant environ un mètre de long sur une largeur moyenne de 35 centimètres. C’est ce que l’on appelle la barre de sel. Son poids est dit 20 à 25 kilos suivant l’épaisseur qui varie, elle-même, de 5 à 8 centimètres.

Les Maures transportent ces barres à dos de chameau jusqu’à Chinguitti, qui est à quinze jours de marche plus au sud. Quatre barres forment la charge d’un chameau.

De Chinguitti, d’autres convoyeurs l’apportent à Tichitt, ville principale du Tagant. Et c’est là surtout que s’organisent les caravanes, également conduites par des Maures, qui amènent le sel à Nioro, à Segou, à Siguiri et jusqu’à Kong, dans la Haute-Guinée, c’est-à-dire dans tout le Soudan occidental. Le Soudan oriental, jusqu’au Gourma, au Mossi, au Sokoto est, comme on va le voir, alimenté par le sel de Taodouil.

Ce sel est le meilleur qui circule au Soudan : il est gris rougeâtre. Les plaques sont très compactes : elles sont formées de cristaux soudés et cimentés par des dissolutions et précipitations répétées. M. Pierre Vincent s’est assuré qu’on obtiendrait un produit très analogue à ces plaques, dans les salines artificielles de nos pays, si l’on abandonnait, à lui-même le dépôt qui s’effectue sur les tables salantes.


Le sel qui provient des gisemens de Taodenil est moins coloré, les barres ressemblent à un marbre blanc veiné de rouge ; mais, en définitive, le produit est moins pur et moins estimé que le précédent. Les barres sont plus longues et plus pesantes. Leur poids moyen est de 30 kilogrammes. Il y a toute raison de penser que les gisemens de Taodenit ont une origine analogue à celle des sebkhas. L’exploitation s’en fait de la même façon.

Taodenil est au nord de Tombouctou, sur le chemin des Caravanes qui relient cette ville au Maroc. On peut dire que l’importance de cette ville lui vient précisément de sa proximité de ce gisement célèbre. Toute l’année, des chameaux chargés de sel de Taodenit arrivent à Tombouctou. Au printemps et à l’automne cette circulation prend un développement considérable. Les Maures de la région, les Bératich, organisent, alors, avec le secours d’autres tribus nomades deux immenses convois qui comprennent chacun de 3 000 à 4 000 chameaux chargés de sel. Au total, on peut évaluer à 250 tonnes la quantité de cette denrée qui est amenée annuellement à Tombouctou et dispersée de là dans toutes les régions situées vers l’est et le sud, soit par les pirogues et les chalands qui descendent le Niger, soit par les caravanes et les porteurs.

Les Maures prennent, en échange, les produits agricoles de la contrée, des grains, du mil et du riz, du beurre de Karité, du tabac, des étoffes soudanaises, des peaux non tannées. Ils prennent aussi des esclaves qui sont ensuite vendus au Maroc et dans la Tripolitaine. Il paraît évident que si les Maures n’avaient point de sel à offrir, ils ne recevraient pas, en échange, les esclaves du Sahel et du Soudan. Mais on peut concevoir la suppression de ce honteux trafic sans la suppression du sel saharien et des échanges et, en un mot, de toute la vie commerciale dont il fournit la matière. Les tribus limitrophes de nos possessions et qui commencent à accepter notre protectorat sont bien informées que tout esclave devient libre dès qu’il touche notre territoire et que la traite y est prohibée, lue répression efficace est possible, puisque déjà nous surveillons, dans un but fiscal, toutes les routes d’accès des caravanes : il suffit de les fermer à la circulation des captifs.

Taodenit est une ville de quelques centaines d’habitans, Maures et nègres libres ou captifs. Il n’y a point de sel à Taodenit, il n’y a point de gisement. C’est improprement que l’on emploie des désignations de ce genre. Le gisement se trouve véritablement à Taraze, à deux journées plus au nord. L’histoire de ces mines de sel est célèbre. C’est l’histoire même des luttes des Marocains et des Maures contre les sultans et les maîtres de Tombouctou. L’ancien adage : « qui terre a, guerre a, » pourrait se formuler : « qui sel a, guerre ; a. » Dès qu’un peuple, commence à passer de la vie nomade à la vie sédentaire, il a à lutter pour la possession du sel comme pour la possession du sol. On en a vu, plus haut, des exemples depuis les Germains de Tacite jusqu’aux Indiens des temps de la découverte de l’Amérique. On en trouve ici une nouvelle preuve. Les gisemens de Taodenit ou plutôt de Taraze ont appartenu alternativement aux sultans du Maroc et aux chefs de l’empire sonrhaï établis à Tombouctou : aujourd’hui, ils sont aux mains des Maures indépendans.

Le commerce du sel de Taodenit et de la Sehkha-el-Khadera fournit d’importantes ressources au budget du Soudan. Le gouvernement d’Ahmadou, auquel nous nous sommes substitués, avait habitué les Maures au paiement d’une redevance. Les caravanes acquittaient une taxe ou droit de circulation, qui s’appelait l’oussourou. Nous avons gardé l’oussourou. Sans en changer la quotité, nous en avons régularisé la perception et nous l’avons facilitée.

L’oussourou est une dîme. Les caravanes doivent le dixième des marchandises qu’elles transportent. Elles donnent une barre de sel sur dix. Des postes de perception sont installés le long de la frontière, dans les villages où aboutissent les routes du Sahel. Les chefs de caravane, après avoir acquitté le droit de douane, reçoivent un laisser-passez qui les garantit contre toute nouvelle exigence. Sous le régime que nous avons remplacé cette garantie n’existait pas : les convoyeurs étaient exposés à toutes sortes d’exactions de la part des sofas et des chefs toucouleurs, et, en définitive, comme le dit M. Coppolani, les caravanes ne circulaient qu’à force de cadeaux.


VIII

La plupart des explorateurs avec qui l’on trouve à s’entretenir de ces gisemens de sel de Taodenit, de Taraze, de la Sebkha-el-Khadera ou de Bilma et Agadès, sont persuadés qu’ils ont leur origine dans un dépôt marin. Ce seraient les restes d’une ancienne mer desséchée qui aurait couvert le Sahara. Mais il y a longtemps que les géologues ont fait justice de la mer saharienne. Il leur a suffi pour dissiper cette légende de constater l’altitude de ces dépôts, bien supérieure au niveau d’aucune mer ancienne ou actuelle. D’ailleurs le Sahara n’est pas une formation homogène : il fournit des types des époques géologiques les plus diverses, depuis les terrains primitifs que la mission Foureau a traversés si péniblement du côté de l’Aïr jusqu’aux couches les plus récentes.

Les lagunes et les lacs salés sont extrêmement nombreux sur tout le littoral atlantique ou méditerranéen de l’Afrique du Nord. Ils constituent les chotts. On peut y rencontrer le sel à tous ses degrés de formation, comme dans les différens compartimens des salines industrielles. Il y a de ces dépressions lagunaires dans lesquelles l’eau marine, une fois coupée de ses communications avec la mer, a déposé sans incident, à la suite d’une évaporation prolongée, tous les corps qu’elle contenait en dissolution. Elle a fourni ainsi le sel total. D’autres fois, les barrières qui y retenaient l’eau salée ont pu céder sur quelque point ; alors, le liquide qui a été évacué par ces ouvertures de décharges après avoir abandonné seulement une partie de ses matériaux, a fourni un dépôt incomplet réduit aux sels qui se déposent les premiers. On peut imaginer que le phénomène ait été arrêté à l’une quelconque des phases de la précipitation : ou peut supposer, par surcroît, toutes sortes d’alternatives de rupture et de rétablissement des communications avec la mer ou avec les bassins d’évacuation. On aura ainsi constitué les dépôts les plus divers des sels dissous dans l’eau de mer et réalisé les superpositions de couches les plus fantaisistes : on n’aura pas encore dépassé le nombre des combinaisons que la nature a pu réaliser. Il est donc impossible d’affirmer, d’après la composition inhabituelle ou singulière d’un dépôt salin, et les alternances anormales de ses couches, qu’il n’a pas une origine marine, puisque toutes les dispositions peuvent se présenter.


Si les dépôts partiels dus à l’eau de mer, peuvent, en principe, offrir toutes les variétés imaginables, on sait, au contraire, que le dépôt total formé sans incident, dans un bassin clos et tranquille, présente une constitution d’une constance parfaite.

Quand l’eau de mer est soumise à une évaporation que rien ne vient déranger, elle dépose ses matériaux dans un ordre parfait. D’abord, elle se clarifie ; les débris de roche ou de terre dont elle était souillée tombent au fond. W. Spring a énoncé cette loi, que plus la salure est forte et plus précoce est la précipitation des particules argileuses. Il en résulte que les débris argileux qui rendent les eaux marines boueuses et jaunâtres, se séparent complètement par suite des premiers progrès de l’évaporation. Il n’y a rien de plus limpide que l’eau d’une flaque marine reposée. Inversement, l’eau de la Baltique, qui est, de toutes les mers, la moins salée, a souvent une couleur jaune due aux particules terreuses qui y restent en suspension : l’eau de la Méditerranée, d’une salure beaucoup plus forte, est, lorsqu’elle est calme, d’une belle couleur bleue, non seulement parce qu’elle reflète l’azur d’un ciel incomparable, mais parce qu’elle dépose facilement les débris terreux ; pour la même raison, les mers intermédiaires ont une couleur mixte, c’est-à-dire verte.

Après les particules terreuses, l’eau de mer dépose les sels les moins solubles de la série qu’elle contient : le carbonate de chaux, puis le sulfate de chaux ou gypse. Après cela, c’est le sel proprement dit, le chlorure de sodium qui se montre et qui fournit la couche la plus épaisse. Enfin, au-dessus du chlorure de sodium, les sels déliquescens (chlorure de potassium, et surtout chlorure et sulfate de magnésium), forment la dernière assise. On peut se contenter de ce schèine fort simplifié, qui réduit le dépôt à quatre assises superposées, correspondant aux phases successives de la précipitation, et, par conséquent, aux degrés de solubilité : le sable, — le sulfate de chaux, — le chlorure de sodium, — les sels déliquescens.

Telle est la composition du dépôt normal.

Il n’est pas besoin de rappeler que l’extraction du sel de l’eau de mer, dans les salines artificielles, a précisément pour principe d’éviter le dépôt total, dont le produit serait inutilisable. Au contraire on s’arrange de manière à sérier les diverses phases de la précipitation : on les fait s’accomplir dans des bassins différens, ce qui permet d’en séparer les matériaux. Ce soin industrieux permet de recueillir à part le sel alimentaire, et de l’offrir à la consommation débarrassé des substances qui lui donneraient une saveur insupportable. L’eau de mer est impropre aux usages culinaires, précisément parce que ce départ n’est point fait. Il y a bien longtemps que l’on sait, grâce au chimiste Macquer, qu’elle doit aux sels déliquescens et particulièrement aux sels magnésiens l’amertume qui la rend impotable et nauséeuse.

Le sel comestible devrait être exempt de ces sels déliquescens. Il en retient, en réalité, une proportion minime qui modifie légèrement la saveur propre au chlorure de sodium. Cependant la présence de cette petite quantité, si elle n’altère pas profondément le goût du sel, présente un autre inconvénient : elle en compromet la conserva lion. Le sel commun fond d’autant plus facilement à l’humidité qu’il a retenu une plus grande proportion de sels magnésiens déliquescens. Avec le sel pur cet inconvénient est réduit au minimum : c’est le cas pour le produit aggloméré de M. P. Vincent.

Le sel des sebkhas sahariennes est, lui aussi, dans cette condition : il ne contient qu’un minimum de matériaux magnésiens. En revanche, il est mélangé d’une assez forte proportion de sulfate de chaux et de sels terreux.

Le sel livré à la consommation a encore une autre provenance que l’eau de mer : il est fourni, en grande partie, par les mines de sel gemme, répandues dans toute l’Europe. C’est encore du sel marin ; c’est celui des mers anciennes : il s’est déposé, au cours des périodes géologiques, dans des dépressions lagunaires, que le relèvement des rivages avait séparées de la haute mer. L’évaporation lente de l’eau en a amené la précipitation. Ces dépôts, lorsqu’ils ont été préservés de l’action dissolvante des pluies ou des eaux d’infiltration, se sont maintenus ; nous les retrouvons dans les entrailles de la terre, sous les sédimens des époques ultérieures. Cette préservation est le fait d’une enveloppe imperméable, formée d’argiles jaunes et de marnes multicolores, qui a encaissé le gisement salin.

Lorsque cette condition n’a pas été remplie, ou l’a été mal, le dépôt salin a disparu, lentement entraîné par les eaux pluviales dans les roches voisines. Il est parfois arrivé que ces eaux, primitivement douces, mais ultérieurement salées par dissolution du gisement salin, se sont rassemblées, à un niveau plus bas, dans quelque dépression ; de là, la formation de lacs salés, de mares, lagunes, chotts et sebkhas, qui, à leur tour, peuvent subir l’évaporation et fournir des dépôts de seconde main.

C’est précisément là l’origine probable du sel saharien. La mer saharienne, unique, est, comme nous l’avons dit, un mythe. Le Sahara ne représente pas davantage une série de fonds marins d’époques différentes. Les gisemens de Taodenit, d’Agadès et Bilma, ne sont pas les dépôts directs de mers partielles. Ce sont des formations secondaires, des résidus d’évaporation de lacs salés de l’époque actuelle. A leur tour, ces lacs sont continuellement alimentés par les eaux atmosphériques qui s’infiltrent et circulent dans le sous-sol, dissolvant les matériaux des terrains salifères qui le composent.

Telle est, en effet, l’origine que les recherches récentes permettent d’assigner aux sebkhas et aux chotts des hauts plateaux algériens. Il y a accord sur ce point ; et, les travaux de M. Blayac sur les chotts de l’est constantinois, qui s’étalent, à une altitude moyenne de 900 mètres, au nord de l’Aurès, entre Ain Beïda et Batna, ne font qu’étendre et confirmer les vues déjà émises, à cet égard, par MM. Ville, Fournel, Renou, Coquand, Hardouin et Pomel. Le sel de ces chotts vient des roches riches en gypse, et en sel, auprès desquelles ils sont situés.

Ces roches salifères sont abondantes dans tout le nord de l’Afrique. Quelques-unes sont exploitées. Le sel consommé dans le Tell vient, en grande partie, de la célèbre montagne de sol (Djebel-el-Melah) située dans la plaine d’El-Outaya, près de Biskra. C’est une énorme masse formée de bancs horizontaux ; elle est recouverte d’un encroûtement de gypse salifère résultant de l’action des eaux pluviales.

Le problème qui préoccupait les géologues était de savoir l’âge de ces dépôts, source première du sel des sebkhas. C’est la période triasique. M. Marcel Bertrand avait le premier émis cette opinion devant les membres de la Société géologique, réunis en Algérie, en 1894. Les études de MM. Blayac, Ficheur et Gentil l’ont confirmée.

Encore une fois se vérifie cette vérité que les grands dépôts de sel gemme appartiennent surtout à doux terrains entre ceux qui forment la longue série sédimentaire, au miocène et au trias, a ce dernier surtout. La période triasique est le moment des grands mouvemens orogéniques qui ont marqué la fin des temps paléozoïques. Les fonds de mer émergés, puis recouverts, ont donné lieu à un système de lagunes, de mares et de flaques, qui ont couvert le contre de l’Europe et le nord de l’Afrique et qui offraient les conditions les plus favorables à la formation des dépôts salifères.


A. DASTRE.

  1. On admet assez généralement, en pratique agricole, qu’il est utile de donner, par jour, de 2 à 5 grammes de sel à un mouton ; de 30 à 30 grammes à un cheval ; de 60 à 100 grammes à un bœuf. En Angleterre et en Allemagne, les éleveurs dépassent, de beaucoup, ces doses.
  2. Voir la Revue du 1er novembre 1900.
  3. Il n’en restait plus que 0,8 pour 100 du poids sec.