Le Bhâgavata Purâna/Livre IV/Chapitre 24

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CHAPITRE XXIV.

CHANT DE RUDRA.


1. Mâitrêya dit : Vidjitâçva dont la gloire s’étendait au loin, succéda comme monarque souverain à Prĭthu son père ; plein d’affection pour ses frères qui étaient plus jeunes que lui, il leur distribua les quatre parties du monde.

2. Ce roi puissant donna l’Orient à Haryakcha, à Dhûmrakêça le Midi, l’Occident à Vrĭka, et le Nord à Draviṇas.

3. Comme il avait reçu de Çakra la faculté de se rendre invisible à son gré, on lui donna le nom d’Antardhâna, et il eut de Çikhaṇḍini trois fils qui furent très-estimés.

4. C’étaient les trois feux, Pâvaka, Pavamâna et Çutchi, qui, condamnés jadis par la malédiction de Vasichṭha à renaître [parmi les hommes], allèrent plus tard reprendre leur condition divine.

5. Antardhâna eut encore Havirdhâna de Nabhasvatî : [il avait mérité la faveur d’Indra,] parce que, [pendant le sacrifice de Prĭthu,] il n’avait pas voulu frapper le Dieu, quoiqu’il le reconnût pour le ravisseur de la victime.

6. Regardant comme tyranniques les impôts, les amendes, les taxes et les autres moyens qu’emploient les rois pour soutenir leur puissance, il abandonna le trône sous prétexte de célébrer un long sacrifice.

7. Alors offrant le sacrifice à Brahma, qui est Purucha et l’Esprit suprême, ce prince, qui avait ramené sur lui-même son regard, obtint, pour prix de sa méditation vertueuse, d’habiter le même monde que le Dieu.

8. Havirdhâna eut six fils de Havirdhânî sa femme ; ce furent Varhihchad, Gaya, Çukla, Krĭchna, Satya et Djitavrata.

9. Varhihchad, fils [aîné] de Havirdhâna, qui jouit de la plus grande prospérité et fut le père de ses peuples, connut toutes les parties du sacrifice et les pratiques du Yôga.

10. C’est lui qui, pour célébrer un sacrifice secondaire, fit de la totalité de la terre l’enceinte consacrée, et couvrit entièrement sa surface de tiges de Kuça dont les extrémités regardaient l’orient.

11. Il épousa, d’après le conseil du Dieu des Dieux, Çatadruti, fille de l’Océan ; quand il la vit jeune, douée d’une beauté parfaite et richement parée, tourner autour du feu pendant la cérémonie du mariage, il en devint épris, comme le Feu le devint de Çukî.

12. Les Dieux, les Asuras, les Gandharvas, les Solitaires, les Siddhas, les hommes et les Uragas furent vaincus par le seul bruit des anneaux que la jeune épouse portait aux pieds.

13. [Varhihchad qui reçut le nom de] Prâtchînavarhis, eut de Çatadruti dix fils ; ce furent les Pratchêtas qui tous eurent le même nom, accomplirent les mêmes œuvres, et furent tous également habiles dans la loi.

14. Désireux d’avoir des enfants, ils entrèrent dans l’Océan, sur l’avis de leur père, pour y faire pénitence, et pendant dix mille années ils honorèrent de leurs austérités le maître des mortifications.

15. Maîtres d’eux-mêmes, ils y méditèrent, ils y répétèrent à voix basse, et y conservèrent avec respect les paroles que Giriça, dans sa bienveillance, leur avait dites, lorsqu’ils l’avaient rencontré sur le chemin.

16. Vidura dit : Dis-moi, ô Brahmane, comment eut lieu la rencontre des Pratchêtas et de Giriṭra, et quel est en substance le discours que leur tint Hara satisfait.

17. C’est en effet, ô Rĭchi des Brahmanes, quelque chose de difficile à obtenir pour les hommes que la rencontre de Çiva ; et les Solitaires se contentent de méditer sur ce bonheur, auquel ils n’aspirent que par le détachement.

18. Mais c’est pour protéger l’univers, que le bienheureux Bhava, quoique trouvant sa joie en lui-même, parcourt le monde avec sa redoutable Çakti.

19. Mâitrêya dit : Les vertueux Pratchétas ayant accueilli avec respect le conseil de leur père, se dirigèrent vers l’occident, déterminés à faire pénitence.

20. Là ils virent une immense étendue d’eau, presque aussi vaste que l’Océan, remplie d’une onde pure et aussi transparente que celle du grand lac Manas.

21. Des lotus bleus, rouges, blancs, et des nymphæas en couvraient la surface ; les cygnes, les grues Sârasas, les Tchakrâhvas et les canards y faisaient entendre leur voix.

22. Les lianes et les arbres [qui bordaient ce lac], frémissaient de plaisir au bruit des abeilles enivrées ; le vent y célébrait ses fêtes en dispersant de toutes parts la poussière enlevée aux fleurs des lotus.

23. Là ces fils de roi furent transportés d’admiration par des voix ravissantes qui, succédant au bruit des tambours et des autres instruments, chantaient sur des modes divins.

24. Aussitôt ils virent sortant du lac avec sa suite et au milieu des chants des Dieux qui l’accompagnaient, le premier des Immortels,

25. Çitikaṇṭha aux trois yeux, qui ressemblait à une masse d’or bruni ; à la vue de son beau visage qui respirait la bienveillance, ils s’inclinèrent devant lui avec empressement.

26. Satisfait comme eux, le Dieu, ami de la justice, qui dissipe la douleur de ceux qui l’implorent, parla ainsi à ces hommes vertueux et qui connaissaient la loi.

27. Rudra dit : Vous êtes les fils de Vêdichad (Varhihchad), et je connais votre dessein. Bonheur à vous ! c’est pour vous témoigner ma faveur que je me montre ainsi à vos yeux.

28. Il m’est cher celui qui implore le bienheureux Vâsudêva, cet Être supérieur à l’active réunion des trois qualités, [et à ce] que l’on nomme la vie individuelle.

20. L’homme qui reste fidèle à son devoir pendant cent existences, monte au séjour de Viriñtcha ; avec plus de vertu, il arrive jusqu’à moi. Mais le serviteur de Bhagavat atteint la demeure immuable de Vichṇu, aussi sûrement que nous l’atteignons, moi et les Dieux, quand notre temps est fini.

30. Vous, vous êtes des serviteurs de Bhagavat, et vous m’êtes aussi chers que lui ; car nul être au monde n’est plus précieux pour moi que l’homme dévoué à ce Dieu.

31. Voici la prière pure, fortunée, suprême, source de béatitude, qu’il faut répéter distinctement : écoutez, je vais vous la dire.

32. Mâitrêya dit : Alors le bienheureux Çiva dont le cœur est plein de miséricorde, fixant son esprit sur Nârâyana, parla ainsi à ces fils de roi, qui l’écoutaient les mains jointes avec respect.

33. Rudra dit : Victoire à toi ! Puisse le bonheur être avec moi, pour que j’obtienne la félicité de ceux qui connaissent le mieux l’Esprit ! Tu es accompli dans ta béatitude ; adoration à toi qui es l’âme universelle !

34. Adoration à celui dont le nombril a produit un lotus, à celui qui est l’âme des éléments, des molécules subtiles et des sens, à Vasudêva qui est calme, uniforme, et resplendissant par lui-même !

35. Adoration à Sam̃karchaṇa qui est invisible, infini, et qui met un terme à tout ! adoration à Pradyumna, à l’esprit intérieur qui est la lumière du monde !

36. Adoration, adoration à Aniruddha, l’âme de l’organe interne qui dirige les sens ! adoration à Paramaham̃sa qui est accompli, et qui se contient lui-même !

37. Adoration à celui qui est la voie du ciel et de la délivrance ; à celui qui siége toujours dans un cœur pur ; à celui dont la semence est d’or ; à celui qui est le sacrifice aux quatre prêtres officiants, qu’il dirige !

38. Adoration à celui qui est la nourriture des Mânes et celle des Dieux, qui est la semence du sacrifice, le maître du triple Vêda ; à celui qui donne la nourriture aux êtres vivants, à celui qui est l’essence de tous les sucs !

39. Adoration à celui qui est le corps où résident les âmes de toutes les créatures, qui est la plus solide de toutes les formes ! adoration à celui qui protége les trois mondes, à celui qui est la vigueur, l’énergie et la force !

40. À celui qui est l’air qui nous révèle l’existence des corps, qui est l’esprit intérieur et extérieur, qui est ce monde [du ciel], pur et resplendissant d’un immense éclat !

41. À celui qui est l’action et l’inaction ; à celui qui est le sacrifice dont la récompense est parmi les Pitrĭs et les Dévas ! adoration à celui qui est la Mort, cette divinité qui punit l’injustice et envoie le malheur !

42. Adoration à toi, Seigneur, qui es la source des bénédictions ; à toi, Dieu intelligent, qui es la loi universelle, qui es Krĭchna dont l’intelligence est infatigable, qui es l’antique Purucha, le maître de la doctrine du Sâm̃khya et du Yôga !

43. Adoration à celui qui réunit en lui-même la triple énergie [d’agent, d’instrument et d’action], qui est Mîdhvas, qui est l’âme de la personnalité ; à celui dont la pensée et l’action sont la forme ; à l’auteur des productions variées de la parole !

44. Accorde à nos désirs cette faveur que tes serviteurs estiment tant ; montre-nous cette forme si chère à ceux qui t’aiment, et où apparaissent des perfections qui s’adressent à tous les sens ;

45. Qui est noire comme la nuée humide pendant la saison pluvieuse, qui réunit en elle toutes les beautés, qui a quatre bras longs et bien faits, un visage agréable et régulier,

46. Des yeux semblables aux pétales du lotus, un nez et des sourcils élégants, des dents et des joues gracieuses embellies par deux oreilles bien égales.

47. Montre-nous ce visage souriant de plaisir, que parent des boucles de cheveux et des anneaux brillants ; et ce corps autour duquel se joue un vêtement [jaune] comme les filaments du lotus,

48. Qu’ornent un diadème, des bracelets, un collier, des anneaux pour les pieds et une ceinture étincelante, et dont les mains supportent une conque, le Tchakra, une massue, un lotus, une guirlande, un diamant et la Déesse de la prospérité ;

49. Et ces épaules, semblables à celles du lion, d’où s’échappent des rayons de lumière ; et ce col qu’embellit le Kâustubha ; et cette poitrine sur laquelle brille Çrî, sa compagne fidèle, dont l’éclat laisse bien loin derrière elle celui de la pierre de touche ; 50. Et ce beau ventre, semblable à la feuille [de l’Açvattha], sur lequel les mouvements de la respiration se marquent par des plis mobiles ; et ce nombril profond tracé en forme de cercle, dans lequel il fait rentrer l’Univers ;

51. Et ces hanches noires qui rehaussent l’éclat de son vêtement que retient une ceinture d’or ; et ces pieds, ces jambes, ces cuisses belles et égales, et ces genoux qui ne saillent pas.

52. Laisse-nous voir, enfin, ce corps dont les pieds brillants comme la feuille du lotus d’automne, effacent, par l’éclat de leurs ongles, les péchés de nos cœurs, ce corps qui dissipe toute crainte ; car c’est toi qui montres la voie à ceux qui sont dans les ténèbres.

53. Celui qui désire la pureté de l’âme, doit méditer sur cette forme ; car la dévotion avec laquelle l’homme fidèle à son devoir s’y unit de cœur, lui donne la sécurité.

54. Tu ne peux être saisi que par celui qui t’est dévoué, et les êtres, quels qu’ils soient, ne t’atteignent pas aisément, puisque tu es un objet de désir pour le Souverain même du ciel ; tu es la voie de celui qui ne connaît plus que l’Esprit.

55. Quand on a offert au Dieu qu’il n’est pas facile d’adorer le culte de cette dévotion exclusive à laquelle les gens de bien eux-mêmes parviennent si difficilement, pourrait-on désirer, hors de ce monde, autre chose que ses pieds ?

56. Que l’homme cherche là un refuge, et le Temps cessera de le regarder comme sa proie, le Temps qui ébranle l’univers d’un seul mouvement de ses sourcils qu’agitent la puissance et la force.

57. Non, je ne donnerais pas un instant d’entretien avec ceux qui te sont dévoués, pour la possession du ciel, pour l’avantage de ne plus renaître, à plus forte raison pour les biens des mortels.

58. Aussi puissé-je jouir de la société des hommes doués de bonté et de compassion pour les créatures, des hommes qui se sont lavés de leurs souillures intérieures et extérieures, en se plongeant dans les eaux de ton fleuve et au sein de ta gloire, ô toi dont les pieds peuvent effacer toute faute ! c’est là la grâce que je te demande.

59. Oui, il connaît bientôt ta voie, le solitaire dont l’intelligence éclairée par le spectacle de leur dévotion, échappe à l’agitation que causent les objets extérieurs, et n’entre pas, parce qu’elle est pure, dans l’abîme des Ténèbres.

60. Il connaît cette essence qui est le suprême Brahma, qui est la lumière, qui est, comme l’éther, étendue partout, au sein de laquelle apparaît le monde, et qui brille au sein de tous les êtres.

61. Ô toi qui, toujours inaltérable, crées, conserves et détruis cet univers, à l’aide de Mâyâ, cette énergie aux nombreuses formes, qui, impuissante quand elle repose en ton sein, fait croire qu’elle est distincte de toi, et donne au monde une apparente réalité ; ô Bhagavat, nous savons que tu es naturellement indépendant.

62. Les Yôgins doués de foi, font bien, pour leur salut, d’honorer par les cérémonies prescrites ta forme que caractérisent les éléments, les sens et la personnalité ; car ils sont ainsi habiles et dans le Vêda et dans le Tantra.

63. Tu es l’Être unique, le primitif Purucha en qui sommeille cette puissance par l’action de laquelle se distinguent l’une de l’autre les qualités de la Passion, de la Bonté et des Ténèbres, et d’où sortent les principes de l’Intelligence et de la personnalité, le ciel, le vent, le feu, l’eau, la terre, les Dieux, les Rĭchis, la foule des êtres et l’univers tout entier.

64. L’Être suprême, en effet, entre avec une portion de lui-même et sous quatre formes différentes, dans la ville [du corps] qu’il a créée par sa puissance ; aussi appelle-t-on Purucha, cet être qui, enfermé dans le corps, y perçoit les objets par le moyen des sens, comme l’abeille [dans sa ruche] jouit du miel qu’elle fabrique.

65. C’est encore toi, toi dont l’essence ne peut qu’être conçue ; qui, dans ta course impétueuse, entraînes les mondes avec une irrésistible puissance, renversant les êtres les uns par les autres, comme le vent qui dissipe les nuages amoncelés.

66. Pendant que l’homme dont la cupidité insatiable se passionne pour les objets, est distrait par la pensée de ses desseins, toi qui veilles pour tout détruire, tu te précipites tout à coup sur lui, comme le serpent qui, pressé par la faim, agite sa langue à la vue du rat qu’il va dévorer.

67. Comment, s’il est sage, pourrait-il abandonner le lotus de tes pieds, l’homme dont tu punis les mépris par la destruction de son corps, puisque Brahmâ notre maître et les quatorze Manus te célèbrent, pleins de terreur et sans autre motif [qu’une entière confiance] ?

68. Aussi es-tu pour nous, qui te connaissons, et Brahma et l’Esprit suprême ; l’univers entier tremble au nom de Rudra, mais tu es la voie où cesse toute crainte.

69. Voilà, ô fils de roi (et puisse le bonheur être avec vous !), la prière que vous devez réciter en remplissant avec pureté vos devoirs, et en dirigeant vos cœurs vers Bhagavat.

70. Honorez cet Esprit qui réside en vous et au sein de tous les êtres, en prononçant et en méditant sans cesse le nom de Hari.

71. Maintenant que vous avez entendu cette instruction sur le Yôga, gravez-la dans votre mémoire, et, livrés à la vie des solitaires, récitez-la tous avec respect et recueillement.

72. Jadis le Chef des créateurs de l’univers me l’a confiée ainsi qu’à Bhrĭgu et à ses autres fils, au moment où, désireux de créer les mondes, il voulait les associer à son œuvre.

73. C’est alors qu’excités tous à remplir notre tâche, nous vîmes cet enseignement dissiper notre ignorance, et que nous nous mîmes à créer des êtres variés.

74. L’homme qui, toujours attentif, recueilli et occupé de Vâsudêva, récite cette prière, obtient bien vite la béatitude.

75. De tous les biens de ce monde, la science est le plus grand ; l’homme traverse aisément, sur le vaisseau de la science, l’océan infranchissable du malheur.

76. Lire avec foi l’hymne à Bhagavat, que je viens de chanter, c’est honorer Hari qu’on n’adore que si difficilement.

77. L’homme obtient sans peine tout ce qu’il désire du Dieu que recherchent seul toutes les prospérités, quand il le charme par l’hymne que je viens de dire,

78. Celui qui, dès l’aurore, écoute ou récite cet hymne avec foi et en tenant les mains respectueusement jointes, est affranchi des liens des œuvres.

79. Je vous ai chanté, fils de roi, l’hymne du souverain Purucha qui est l’Esprit suprême : accomplissez, en le récitant avec attention, votre rude pénitence, et vous obtiendrez, au terme de vos mortifications, l’objet de vos vœux.

FIN DU VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
CHANT DE RUDRA,
DANS LE QUATRIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.