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Le Blanc et le Noir

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Le Blanc et le Noir
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 21 (p. 223-233).


LE BLANC ET LE NOIR


(1764)




Tout le monde dans la province de Candahar connaît l’aventure du jeune Rustan. Il était fils unique d’un mirza du pays : c’est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza, son père, avait un bien honnête. On devait marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l’être avec elle.

Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire à la foire de Cabul, qui est la foire la plus considérable du monde, et incomparablement plus fréquentée que celles de Bassora et d’Astracan ; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était venu à la foire avec sa fille.

Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor : l’une était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s’est perdu depuis ; l’autre était un javelot qui allait de lui-même où l’on voulait : ce qui n’est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l’était à Cachemire.

Un faquir de Son Altesse lui vola ces deux bijoux ; il les porta à la princesse. « Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit-il ; votre destinée en dépend. » Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire, au désespoir, résolut d’aller voir à la foire de Cabul si de tous les marchands qui s’y rendent des quatre coins du monde il n’y en aurait pas un qui eût son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture ; mais pour le javelot, qu’elle ne pouvait si bien cacher, elle l’avait enfermé soigneusement à Cachemire dans son grand coffre de la Chine.

Rustan et elle se virent à Cabul ; ils s’aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l’aller voir secrètement à Cachemire.

Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d’écuyers, de maîtres d’hôtel et de valets de chambre. L’un s’appelait Topaze : il était beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre. L’autre se nommait Ébène : c’était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tâcha de l’en détourner avec le zèle circonspect d’un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire ; il lui représenta tout ce qu’il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir ? comment mettre le couteau dans le cœur de ses parents ? Il ébranla Rustan ; mais Ébène le raffermit et leva tous ses scrupules.

Le jeune homme manquait d’argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter ; Ébène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maître, en fit faire un faux tout semblable, qu’il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies.

Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prêt pour le départ. On chargea un éléphant de son bagage ; on monta à cheval. Topaze dit à son maître : « J’ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise ; mais, après avoir remontré, il faut obéir ; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu’au bout du monde ; mais consultons en chemin l’oracle qui est à deux parasanges d’ici. » Rustan y consentit. L’oracle répondit : « Si tu vas à l’orient, tu seras à l’occident. » Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu’elle ne contenait rien de bon. Ébène, toujours complaisant, lui persuada qu’elle était très-favorable.

Il y avait encore un autre oracle dans Cabul ; ils y allèrent. L’oracle de Cabul répondit en ces mots : « Si tu possèdes, tu ne posséderas pas ; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas ; si tu es Rustan, tu ne le seras pas. » Cet oracle parut encore plus inintelligible que l’autre. « Prenez garde à vous, disait Topaze. — Ne redoutez rien », disait Ébène ; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son maître, dont il encourageait la passion et l’espérance.

Au sortir de Cabul, on marcha par une grande forêt, on s’assit sur l’herbe pour manger, on laissa les chevaux paître. On se préparait à décharger l’éléphant qui portait le dîner et le service, lorsqu’on s’aperçut que Topaze et Ébène n’étaient plus avec la petite caravane. On les appelle ; la forêt retentit des noms d’Ébène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent la forêt de leurs cris ; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu’on leur ait répondu. « Nous n’avons trouvé, dirent-ils à Rustan, qu’un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ôtait toutes ses plumes. » Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan ; il alla à pied sur le lieu, il n’aperçut ni vautour ni aigle ; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L’un frappait de sa corne, l’autre de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan ; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. « Il arrive d’étranges choses dans les forêts quand on voyage ! » s’écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le maître au désespoir d’avoir perdu à la fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze, pour lequel il avait toujours de l’amitié, quoiqu’il ne fût jamais de son avis.

L’espérance d’être bientôt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton. Rien n’est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes de cette espèce. Celui-ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l’âne, qui était une créature charmante. Le rustre s’enfuit en disant à l’âne : « Tu me le payeras. » L’âne remercia son libérateur en son langage, s’approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir dîné, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent, les uns à pied, les autres montés sur l’éléphant.

À peine était-il sur son âne que cet animal tourne vers Cabul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maître a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l’animal opiniâtre courait toujours vers Cabul.

Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontre un marchand de chameaux qui lui dit : « Maître, vous avez là un âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller ; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir. » Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. « Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux. » Il montre sur le plus beau chameau, les trois autres suivent ; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur.

À peine a-t-il marché quatre parasanges qu’il est arrêté par un torrent profond, large et impétueux, qui roulait des rochers blanchis d’écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage ; nul moyen de passer, nul d’aller à droite ou à gauche. « Je commence à craindre, dit Rustan, que Topaze n’ait eu raison de blâmer mon voyage, et moi grand tort de l’entreprendre ; encore, s’il était ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j’avais Ébène, il me consolerait, et il trouverait des expédients ; mais tout me manque. » Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe : la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et l’abattement endormirent l’amoureux voyageur. Il se réveille au point du jour, et voit un beau pont de marbre élevé sur le torrent d’une rive à l’autre.

Ce furent des exclamations, des cris d’étonnement et de joie. « Est-il possible ? est-ce un songe ? quel prodige ! quel enchantement ! oserons-nous passer ? » Toute la troupe se mettait à genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, étendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était en extase ; et Rustan disait : « Pour le coup le ciel me favorise : Topaze ne savait ce qu’il disait ; les oracles étaient en ma faveur ; Ébène avait raison ; mais pourquoi n’est-il pas ici ? »

À peine la troupe fut-elle au delà du torrent que voilà le pont qui s’abîme dans l’eau avec un fracas épouvantable. « Tant mieux ! tant mieux ! s’écria Rustan ; Dieu soit loué ! le ciel soit béni ! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n’aurais été qu’un simple gentilhomme ; il veut que j’épouse ce que j’aime. Je serai prince de Cachemire ; c’est ainsi qu’en possédant ma maîtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince : voilà une grande partie de l’oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s’expliquera de même ; je suis trop heureux. Mais pourquoi Ébène n’est-il pas auprès de moi ? je le regrette mille fois plus que Topaze. »

Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allégresse ; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu’une contrescarpe, et plus hautes que n’aurait été la tour de Babel si elle avait été achevée, barra entièrement la caravane saisie de crainte.

Tout le monde s’écria : « Dieu veut que nous périssions ici ! il n’a brisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour ; il n’a élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d’avancer. O Rustan ! ô malheureux marquis ! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrerons jamais dans la terre de Candahar. »

La plus cuisante douleur, l’abattement le plus accablant, succédaient dans l’âme de Rustan à la joie immodérée qu’il avait ressentie, aux espérances dont il s’était enivré. Il était bien loin d’interpréter les prophéties à son avantage. « Ô ciel ! ô Dieu paternel ! faut-il que j’aie perdu mon ami Topaze ! »

Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants désespérés, voilà la base de la montagne qui s’ouvre, une longue galerie en voûte, éclairée de cent mille flambeaux, se présente aux yeux éblouis ; et Rustan de s’écrier, et ses gens de se jeter à genoux, et de tomber d’étonnement à la renverse, et de crier miracle ! et de dire : « Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aimé de Brama ; il sera le maître du monde. » Rustan le croyait, il était hors de lui, élevé au-dessus de lui-même. « Ah ! Ébène, mon cher Ébène ! où êtes-vous ? que n’êtes-vous témoin de toutes ces merveilles ! comment vous ai-je perdu ? Belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes ? »

Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux, sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux : au bout de la prairie ce sont des allées d’arbres à perte de vue ; et au bout de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des concerts de voix et d’instruments ; il voit des danses ; il se hâte de passer un des ponts de la rivière ; il demande au premier homme qu’il rencontre quel est ce beau pays.

Celui auquel il s’adressait lui répondit : « Vous êtes dans la province de Cachemire ; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs ; nous célébrons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l’a promise ; que Dieu perpétue leur félicité ! » À ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu’il était sujet à l’épilepsie ; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton ; ils tâtèrent le pouls du malade, qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s’écriait de temps en temps : « Topaze, Topaze, vous aviez bien raison ! »

L’un des deux médecins dit au seigneur cachemirien : « Je vois à son accent que c’est un jeune homme de Candahar, à qui l’air de ce pays ne vaut rien ; il faut le renvoyer chez lui ; je vois à ses yeux qu’il est devenu fou ; confiez-le-moi, je le ramènerai dans sa patrie, et je le guérirai. » L’autre médecin assura qu’il n’était malade que de chagrin, qu’il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu’ils consultaient, le malade reprit ses forces ; les deux médecins furent congédiés, et Rustan demeura tête à tête avec son hôte.

« Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m’être évanoui devant vous, je sais que cela n’est pas poli ; je vous supplie de vouloir bien accepter mon éléphant en reconnaissance des bontés dont vous m’avez honoré. » Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l’objet de son voyage. « Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse de Cachemire ; pourquoi son père l’a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l’a accepté pour son époux.

— Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n’a point du tout accepté Barbabou ; au contraire, elle est dans les pleurs, tandis que toute la province célèbre avec joie son mariage ; elle s’est enfermée dans la tour de son palais ; elle ne veut voir aucune des réjouissances qu’on fait pour elle. » Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaître ; l’éclat de ses couleurs, que la douleur avait flétries, reparut sur son visage. « Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s’obstine à donner sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas.

— Voici le fait, répondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au cœur ?

— Ah ! je le sais très-bien, dit Rustan.

— Apprenez donc, dit l’hôte, que notre prince, au désespoir de n’avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quiconque lui rapporterait l’un ou l’autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui était muni du diamant, et il épouse demain la princesse. »

Rustan pâlit, bégaya un compliment, prit congé de son hôte, et courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la cérémonie. Il arrive au palais du prince ; il dit qu’il a des choses importantes à lui communiquer ; il demande une audience ; on lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce : « C’est pour cela même, dit-il, que je veux lui parler. » Il presse tant qu’il est introduit. « Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence ! votre gendre est un fripon.

— Comment un fripon ! qu’osez-vous dire ? est-ce ainsi qu’on parle à un duc de Cachemire du gendre qu’il a choisi ?

— Oui, un fripon, reprit Rustan ; et pour le prouver à Votre Altesse, c’est que voici votre diamant que je vous rapporte. »

Le duc, tout étonné ; confronta les deux diamants ; et comme il ne s’y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable. « Voilà deux diamants, dit-il, et je n’ai qu’une fille ; me voilà dans un étrange embarras ! » Il fit venir Barbabou, et lui demanda s’il ne l’avait point trompé. Barbabou jura qu’il avait acheté son diamant d’un Arménien ; l’autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expédient : ce fut qu’il plût à Son Altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. « Ce n’est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il ; il faut aussi qu’il donne des preuves de valeur : ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l’autre épouse la princesse ?

— Très-bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour ; battez-vous vite tous deux : le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l’usage de Cachemire, et il épousera ma fille. »

Les deux prétendants descendent aussitôt dans la cour. Il y avait sur l’escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait : « Battez-vous, battez-vous ; » la pie : « Ne vous battez pas. » Cela fit rire le prince ; les deux rivaux y prirent garde à peine : ils commencent le combat ; tous les courtisans faisaient un cercle autour d’eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour, ne voulut point assister à ce spectacle ; elle était bien loin de se douter que son amant fût à Cachemire, et elle avait tant d’horreur pour Barbabou qu’elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde ; Barbabou fut tué roide, et le peuple en fut charmé, parce qu’il était laid, et que Rustan était fort joli : c’est presque toujours ce qui décide de la faveur publique.

Le vainqueur revêtit la cotte de mailles, l’écharpe, et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se présenter sous les fenêtres de sa maîtresse. Tout le monde criait : « Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tué son vilain rival » ; ses femmes répétaient ces paroles. La princesse mit par malheur la tête à la fenêtre, et voyant l’armure d’un homme qu’elle abhorrait, elle courut en désespérée à son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au défaut de la cuirasse ; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse crut reconnaître la voix de son malheureux amant.

Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le cœur. Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les bras de son père. Elle le voit : ô moment ! ô vue ! ô reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l’horreur ! Elle se jette sur lui, elle l’embrasse : « Tu reçois, lui dit-elle, les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière. » Elle retire le dard de la plaie, l’enfonce dans son cœur, et meurt sur l’amant qu’elle adore. Le père, épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme elle, tâche en vain de la rappeler à la vie ; elle n’était plus ; il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes ; et, tandis qu’on prépare les funérailles de sa fille au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie.

On le porte dans un lit. La première chose qu’il voit aux deux côtés de ce lit mort, c’est Topaze et Ébène. Sa surprise lui rendit un peu de force. « Ah ! cruels, dit-il, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Peut-être la princesse vivrait encore, si vous aviez été près du malheureux Rustan.

— Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze.

— J’ai toujours été près de vous, dit Ébène.

— Ah ! que dites-vous ? pourquoi insulter à mes derniers moments ? répondit Rustan d’une voix languissante.

— Vous pouvez m’en croire, dit Topaze ; vous savez que je n’approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles suites. C’est moi qui étais l’aigle qui a combattu contre le vautour, et qu’il a déplumé ; j’étais l’éléphant qui emportait le bagage pour vous forcer à retourner dans votre patrie ; j’étais l’âne rayé qui vous ramenait malgré vous chez votre père ; c’est moi qui ai égaré vos chevaux ; c’est moi qui ai formé le torrent qui vous empêchait de passer ; c’est moi qui ai élevé la montagne qui vous fermait un chemin si funeste ; j’étais le médecin qui vous conseillait l’air natal ; j’étais la pie qui vous criait de ne point combattre.

— Et moi, dit Ébène, j’étais le vautour qui a déplumé l’aigle ; le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l’éléphant, le vilain qui battait l’âne rayé ; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir à votre perte ; j’ai bâti le pont sur lequel vous avez passé ; j’ai creusé la caverne que vous avez traversée ; je suis le médecin qui vous encourageait à marcher ; le corbeau qui vous criait de vous battre.

— Hélas ! souviens-toi des oracles, dit Topaze : Si tu vas à l’orient, tu seras à l’occident. — Oui, dit Ébène, on ensevelit ici les morts le visage tourné à l’occident : l’oracle était clair, que ne l’as-tu compris ? Tu as possédé, et tu ne possédais pas : car tu avais le diamant, mais il était faux, et tu n’en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs ; tu es Rustan, et tu cesses de l’être : tout a été accompli. »

Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d’Ébène. « Que vois-je ? » s’écria Rustan. Topaze et Ébène répondirent ensemble : « Tu vois tes deux génies. — Eh ! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mêliez-vous ? et pourquoi deux génies pour un pauvre homme ? — C’est la loi, dit Topaze ; chaque homme a ses deux génies, c’est Platon qui l’a dit le premier[1], et d’autres l’ont répété ensuite ; tu vois que rien n’est plus véritable : moi, qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès de toi jusqu’au dernier moment de ta vie ; je m’en suis fidèlement acquitté.

— Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d’une nature fort supérieure à la tienne ; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m’as laissé tromper dans tout ce que j’ai entrepris, et que tu me laisses mourir, moi et ma maîtresse, misérablement ? — Hélas ! c’était ta destinée, dit Topaze. — Si c’est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est-il bon ? Et toi, Ébène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie ? — Vous l’avez dit, répondit Ébène. — Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse ? — Non, elle avait le sien, et je l’ai parfaitement secondé. — Ah ! maudit Ébène, si tu es si méchant, tu n’appartiens donc pas au même maître que Topaze ? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l’un est bon, et l’autre méchant de sa nature ? — Ce n’est pas une conséquence, dit Ébène, mais c’est une grande difficulté. — Il n’est pas possible, reprit l’agonisant, qu’un être favorable ait fait un génie si funeste. — Possible ou non possible, repartit Ébène, la chose est comme je te le dis. — Hélas ! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l’heure de ta mort ? — Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan : il avoue du moins qu’il a voulu me faire du mal ; et toi, qui prétendais me défendre, tu ne m’as servi de rien. — J’en suis bien fâché, dit le bon génie. — Et moi aussi, dit le mourant ; il y a quelque chose là-dessous que je ne comprends pas. — Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. — J’en serai instruit dans un moment, dit Rustan. — C’est ce que nous verrons, dit Topaze. »

Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n’était pas sorti, et dans son lit, où il avait dormi une heure.

Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré ; il se tâte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bâillant. « Suis-je mort, suis-je en vie ? s’écria Rustan ; la belle princesse de Cachemire en réchappera-t-elle ?… — Monseigneur rêve-t-il ? répondit froidement Topaze.

— Ah ! s’écriait Rustan, qu’est donc devenu ce barbare Ébène avec ses quatre ailes noires ? c’est lui qui me fait mourir d’une mort si cruelle. — Monseigneur, je l’ai laissé là-haut, qui ronfle ; voulez-vous qu’on le fasse descendre ? — Le scélérat ! il y a six mois entiers qu’il me persécute ; c’est lui qui me mena à cette fatale foire de Cabul ; c’est lui qui m’escamota le diamant que m’avait donné la princesse ; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon âge.

— Rassurez-vous, dit Topaze ; vous n’avez jamais été à Cabul ; il n’y a point de princesse de Cachemire ; son père n’a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n’avez jamais eu de diamant ; la princesse ne peut être morte, puisqu’elle n’est pas née ; et vous vous portez à merveille.

— Comment ! il n’est pas vrai que tu m’assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire ? Ne m’as-tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et pie ? — Monseigneur, vous avez rêvé tout cela : nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d’idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.

— Tu te moques de moi, reprit Rustan ; combien de temps ai-je dormi ? — Monseigneur, vous n’avez encore dormi qu’une heure. — Eh bien ! maudit raisonneur, comment veux-tu qu’en une heure de temps j’aie été à la foire de Cabul il y a six mois, que j’en sois revenu, que j’aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi ? — Monseigneur, il n’y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d’aventures en bien moins de temps.

« N’est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l’abrégé de l’histoire des Perses, écrite par Zoroastre ? cependant cet abrégé contient huit cent mille années. Tous ces événements passent sous vos yeux l’un après l’autre en une heure ; or vous m’avouerez qu’il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l’espace d’une heure que de les étendre dans l’espace de huit cent mille années ; c’est précisément la même chose. Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette roue immense sont une multitude innombrable de roues les unes dans les autres ; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours précisément dans le même temps que la grande roue n’en achève qu’un. Il est clair que tous les événements, depuis le commencement du monde jusqu’à sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent millième partie d’une seconde ; et on peut dire même que la chose est ainsi.

— Je n’y entends rien, dit Rustan. — Si vous voulez, dit Topaze, j’ai un perroquet qui vous le fera aisément comprendre. Il est né quelque temps avant le déluge, il a été dans l’arche ; il a beaucoup vu ; cependant il n’a encore qu’un an et demi : il vous contera son histoire, qui est fort intéressante.

— Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan ; il m’amusera jusqu’à ce que je puisse me rendormir. — Il est chez ma sœur la religieuse, dit Topaze ; je vais le chercher, vous en serez content ; sa mémoire est fidèle, il conte simplement, sans chercher à montrer de l’esprit à tout propos, et sans faire des phrases. — Tant mieux, dit Rustan, voilà comme j’aime les contes. » On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi.


N. B. Mlle Catherine Vadé n’a jamais pu trouver l’histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin Antoine Vadé, auteur de ce conte. C’est grand dommage, vu le temps auquel vivait ce perroquet. (Note de Voltaire) — Cette note existe dès 1764. (B.)

FIN DE L’HISTOIRE LE BLANC ET LE NOIR.

  1. Voyez tome XIX, page 247.