Le Bohême (Guillemot)/11
BRÛLÉ À PARIS.
ce moment, un type bien curieux de bohème me revient en mémoire.
X… a essayé de tout, du journal, du roman, du théâtre. Il a échoué dans tout. De talent, pas l’ombre !… pas même cette dose imperceptible qui suffit à l’intrigant pour réussir !
Intrigant cependant, sous des apparences bonasses, il l’est plus que personne. Il se faufile comme pas un. Comme pas un, il sait empaumer son monde.
Après avoir roulé plusieurs années sur le pavé de Paris, faisant plus de mousse qu’il n’en amassait, brûlé dans tous les Journaux, dans tous les théâtres, et un peu dans toutes les maisons où il avait accès, il a imaginé une chose au moins singulière !…
Muni de quelques lettres de recommandation, il est parti… pour Marseille.
Il s’y est installé avec quelque fracas. Il a fait ses visites. Il s’est ouvert… :
« Il est venu pour étudier Marseille et la Provence. Ce pays, béni du ciel, l’a toujours attiré. Il veut lui consacrer exclusivement sa plume. Certes, on a beaucoup écrit sur la Provence, mais toujours au point de vue descriptif, poétique, fantaisiste ; son projet à lui est de montrer la Provence, productive, nourricière, utilitaire… la Provence, ses huiles, ses olives, son miel, ses vers à soie, etc, etc. À l’obligeance de tous il s’adresse pour les renseignements indispensables ; il faudra qu’on l’aide dans ce labeur qui intéresse à si haut point l’industrie, le commerce, la culture locale. »
Chacun lui promet son concours.
Il a revu ces messieurs. Il a dîné chez chacun d’eux. Aux yeux de chacun il a fait ressortir le parti qu’on pouvait tirer de son ouvrage, au point de vue de la réclame.
Et quelle réclame !… réclame européenne !
Bref, par flatterie, cajolerie, et autres procédés dont il dispose, il a trouvé moyen d’intéresser dans son affaire un gros épicier, richissime, qui a de l’argent à perdre, et qui s’est engagé à lui fournir tous les matériaux. Le gros épicier veut attacher son nom à cette œuvre gigantesque… et puis il a quelques inimitiés dans la ville, sur lesquelles il serait bien aise de taper un peu.
Le gros épicier a fait plus, dans son enthousiasme ! Il a pris chez lui notre homme. Il l’héberge. Il le comble de tout.
Lui se goberge ; galant avec les dames, plein de sollicitude pour les enfants, il s’est efforcé de plaire à tous, — même au chien du logis, — et il y a réussi dans une assez bonne mesure.
Il y a deux ans que cela dure…
Un de ces jours, le gros épicier s’apercevra que le monument à la chère Provence n’avance pas au gré de ses désirs, et flanquera mon gaillard à la porte…
Pas embarrassé pour si peu, X.., ira planter sa tente en Champagne, en Bourgogne, dans le Bordelais, chez un propriétaire de vignobles ; en Normandie, chez quelque manufacturier.
Et avant qu’il ait brûlé toutes les provinces de l’ancienne France !…