Le Bohême (Guillemot)/15

La bibliothèque libre.
A. Le Chevalier (p. 83-98).


EMPRUNTEURS, CAROTTIERS, EXPLOITEURS



Emprunteurs, les bohêmes le sont tous ; mais l’emprunteur a plusieurs façons de se présenter que nous allons décrire.

Quelquefois il accourt à vous comme affairé et surpris par l’occasion.

« Ah ! je vous trouve, vous ! C’est une chance ! Vous n’auriez pas cent sous jusqu’à demain ?… Figurez-vous… »

Suit une histoire quelconque.

On ne l’écoute pas. On cherche de quelle excuse on colorera son refus. La meilleure, évidemment, la voici :

« Vous tombez bien mal ! j’allais justement vous adresser la même requête »

Mais elle exige une certaine présence d’esprit dont bien peu sont capables.

D’autres fois, l’emprunteur se présente à vous sous des dehors plus simples. Il n’a l’air de rien. Il se promène pensif, les mains dans les poches. Il vous accoste.

« Bonsoir ! Que dit-on ? Les affaires ?…

— Et vous ?

— Triste ! ça ne va pas !… J’avais quelque chose en vue ; crac ! c’est raté ! Pas de chance enfin ! »

Un moment de silence. Puis tout à coup :

« Êtes-vous homme à me prêter cent sous ? »

J’avoue que l’attaque est rude ainsi présentée.

Que dire ? On ne peut que balbutier : « Ce serait avec grand plaisir, mais je ne les ai pas. » Etc., etc.

Et autres banalités d’usage, bien plates, bien mesquines.

Si l’emprunteur est un vieux rouleur qui a longtemps pratiqué, il abaisse aussitôt ses prétentions.

« Seulement quarante sous ! Seulement vingt sous !… Je vous avouerai que je ne sais pas où dîner !… »

Vous voilà au pied du mur. Si prévenu que vous soyez contre l’homme, si souvent refait que vous ayez été, la situation est délicate, et il est bien difficile de ne pas se laisser attendrir.

Un de ces bohèmes emprunteurs a trouvé un boniment plus irrésistible encore.

Chaque fois qu’il vous rencontre, il vous aborde d’un air piteux et vous déclare avec des larmes dans la voix qu’il n’a pas mangé depuis trois jours !

Quatre ou cinq fois trompé par cet accent de vérité qu’il sait prendre, je l’emmenai dîner avec moi à ma popotte. Un jour, comme je lui offrais la pitance ordinaire, il refusa.

« C’était trop loin. La diète lui avait coupé les jambes. »

Bref, il préférait… cent sous. Je les lui donnai.

Deux heures après, comme j’entrais au café, je vis mon homme installé devant une table au service opulent, avec bouteille à cachet rouge et tout ce qui s’ensuit.

Il pressait amoureusement un quartier de citron sur des huîtres vertes. Il ne se déconcerta pas à ma vue, et, me faisant signe de la main ;

« Venez donc, me cria-t-il, prendre un verre de chablis avec moi ! »

Les variétés de carottage dans ce monde-là sont si nombreuses, que je me vois obligé, malgré le désir que j’en aurais, d’en négliger beaucoup et des plus piquantes ; mais celle qui suit est trop typique pour que je puisse la passer sous silence.

Un jour, on vint prévenir J. Noriac que, dans une brasserie fort achalandée du quartier latin, un monsieur, usurpant ses titres et son nom, se faisait passer pour l’auteur du Cent-unième, de la Bêtise humaine, du Grain de sable, etc.

Tous les soirs, un groupe nombreux de jeunes étudiants l’entourait. C’était à qui lui offrirait des bocks.

Le pseudo-Noriac initiait ses jeunes camarades aux misères et grandeurs de la vie littéraire. Ceux qui nourrissaient en secret une passion malheureuse pour la poésie et le vaudeville lui payaient à dîner.

Quelquefois, — souvent, — il avait oublié son porte-monnaie. C’était à qui lui offrirait le sien…

Bref, il y avait un grand mois que le manège durait, quand le vrai Noriac fut prévenu de la chose.

Il se présenta au café et se mêla à la foule des admirateurs.

L’autre causait ; il causait fort bien, paraît-il ; il possédait surtout parfaitement l’œuvre de celui dont il empruntait la personnalité…

« À ce point, me dit Noriac, de qui je tiens ces détails, que j’en fus vraiment touché et que je n’eus pas le courage de lui administrer en public la correction qu’il méritait si bien. À la sortie, le prenant à part, je lui tirai les oreilles et le menaçai de le conduire chez le commissaire de police. Il me demanda pardon, me suppliant de ne pas le perdre, jurant ses grands dieux qu’il n’y reviendrait plus, et… je n’ai plus entendu parler de lui. »

Cette anecdote n’est pas, tant s’en faut, un fait isolé.

Chaque semaine, les échos de la petite presse retentissent de plaintes analogues.

À Paris, cette petite industrie devient plus difficile de jour en jour, grâce à la photographie et aux portraits-charges des journaux illustrés qui vulgarisent et répandent dans le public les binettes des notabilités contemporaines. Mais en province le carottage en question se pratique encore sur une très-large échelle.

À Bruxelles, à Lyon, à Bordeaux, dans les grands centres de population, partout où il y a réunion de jeunes hommes s’occupant d’art et de littérature, notre bohème se présente hardiment.

Il est Monselet, il est Pierre Véron, il est Scholl. Aussitôt on l’entoure. C’est à qui le fêtera, le régalera.

Déjeuners, dîners, soupers, s’organisent en son honneur. Lui, préside ; il porte des toasts ; il promet à l’un et à l’autre sa protection, son appui…

Il attend de l’argent, qui ne vient pas !… N’est-ce que cela ? Toutes les bourses s’offrent à se vider dans la sienne. On est trop heureux qu’il veuille bien accepter, et quel sujet de fierté pour celui qu’il daigne mettre à contribution !

Un jour, à Bruxelles, un de ces gaillards-là fut surpris trichant au jeu. Il s’était fait passer pour Xavier Aubryet !

Les dernières pensées de Mürger, à son lit de mort, se fixèrent obstinément sur un individu de cette catégorie qui, en diverses localités, à Aix-les-Bains notamment, s’était présenté comme étant Henri Mürger.

Ce que Mürger ne pouvait surtout pardonner à son sosie, c’était de pousser l’imitation de l’original jusqu’à porter à sa boutonnière le ruban rouge de la Légion d’honneur.

Une espèce de bohème assez fréquente à Paris dans les brasseries artistiques et littéraires, c’est le bohême-exploiteur, que je vais mettre sous vos yeux.

Pour un adolescent qui rêve la gloire littéraire et qui n’a point encore reçu le baptême de la publicité, ces brasseries sont des sortes de temples où les dieux et les demi-dieux de la littérature contemporaine vont s’abreuver de bière chaque soir après le labeur de la journée.

On imagine aisément avec quelle crainte respectueuse ces apprentis de la plume posent le pied sur le seuil du sanctuaire. Timides, ils se tiennent à l’écart, près de la porte, se contentant de regarder de loin, avec de grands yeux. Notre bohème les guigne et devine la toquade intérieure à ce grand œil étonné et d’où l’admiration rayonne.

Tel l’ogre de la fable : « Ça sent la chair fraîche ! »

Il est bon zigue ; il va au-devant d’eux. Le pas qu’ils n’osent faire, il le fait… Voilà le rapprochement opéré.

Le nouveau, ivre de joie, se hâte d’offrir des choppes, qu’on se hâte d’accepter. Comme le conscrit au régiment, il paye sa bienvenue.

L’ancien est sans prétentions, il est sans pose. L’autre, enhardi, se met à causer, à jacasser… il s’ouvre tout entier à l’ami-providence que le hasard lui envoie.

« Vous voulez faire de la littérature, jeune homme ? C’est bien, venez nous voir souvent, je vous piloterai, Je vous donnerai quelques bons conseils que l’expérience m’a enseignés et que je regrette bien de n’avoir pu suivre à temps !… Enfin !… »

Le petit revient tous les jours. Il a quelques sous. Tous les jours, c’est lui qui régale. Bientôt on se tutoie !… Ivresse !… Il entrevoit déjà des succès sans nombre. Le théâtre !… les coulisses !… les actrices !… Ah Dieu !… Dans son enthousiasme, il veut régaler tous ses futurs confrères.

« Si j’offrais à souper à Chose et à Machin, crois-tu que ?… »

Mentor, qui ne veut partager avec personne la proie qu’il tient, a grand’peine à l’arrêter sur cette pente fatale de la prodigalité.

« Pourquoi ces folies ? lui dit-il ; nous souperons tous les deux seuls, et, si tu veux, nous bâclerons un plan de vaudeville ; j’ai une idée superbe !…

— Bravo !… »

Quand le petit est au bout de son rouleau, l’autre l’envoie à tous les diables.


Nous voici au plus bas de l’échelle. Au-dessous de cette catégorie, le bohême perd son nom.

La police a barre sur lui.

C’est le vagabond sans domicile, qui fait son gîte habituel des carrières d’Amérique, en dépit des visites fréquentes de l’autorité.

C’est le Grec de profession, roulant la nuit de tripot en tripot, harcelé par le commissaire en écharpe, — dont l’apparition doit être terrifiante, si j’en juge par l’effet de la même scène dans une pièce de l’Ambigu.

C’est le faiseur de dupes, qui, à l’abri d’un conseil judiciaire bien dissimulé, soutire du crédit tout ce que le crédit trop confiant veut bien lui donner.

C’est l’escroc.

Ce n’est plus le bohême.

Est-ce à dire que notre galerie de bohêmes soit complète de la sorte ?

Non. Il y manque un élément essentiel : la femme-bohême, ou mieux : le bohême-femme.