Le Bohême (Guillemot)/20
COUP D’ŒIL D’ENSEMBLE.
ous avons fait défiler nos bons hommes à la queue leu-eu, un peu à la manière des montreurs de lanterne, magique. La diversité des types nous obligeait à cette façon de procéder.
Mais il est diverses questions d’ordre général que je vois se presser sur les lèvres du lecteur et auxquelles je vais tâcher de répondre succinctement :
1o D’où résulte le bohême ?
Est-il un produit d’ordre social ou naturel ?
En d’autres termes :
À qui faut-il s’en prendre de cette espèce, à la nature ou à la société ?
Sans hésiter, je réponds : À la nature !
C’est un vice de nature qui fait le bohème.
Il naît de la paresse et de la vanité combinées.
Tant qu’il y aura des paresseux et des vaniteux, il y aura des bohêmes.
Regardez-les tous !… Ils ont l’instruction, la force, la vigueur, la santé.
Ils pourraient travailler, sortir de cette position misérable. Ils n’y songent même pas.
Ah Dieu !… à mille lieues d’y songer !…
Il faut voir de quelle mine ils accueillent les remontrances les plus amicales !
« Il leur plaît de vivre ainsi !… de quoi se mêle-t-on ? »
Quelquefois des injures !… Cette espèce est dédaigneuse en diable…
« Et ces culs de bouteille ont le dédain du prisme. »
Le plaisant, c’est qu’ils en viennent tous à se persuader que cette horreur du travail est indice chez eux d’une organisation supérieure.
De là cet aphorisme fréquent dans leur monde :
« Tout artiste qui travaille fait par cela même aveu d’impuissance. »
On connaît ce mot de l’un d’eux :
« X… du talent !… allons donc !… il travaille comme un cheval ! »
Quelques-uns, en apparence moins drapés dans leur vanité hautaine, vous répondent :
« Travailler ! travailler ! c’est bon à dire ! Procurez-moi donc les moyens de travailler, vous qui parlez si bien !… »
À un bohême de cette catégorie, virtuose habile, je répondis un jour par l’offre de quelques leçons en ville…
« C’est ça ! des leçons à quarante sous, n’est-ce pas ? Quand, à Saint-Pétersbourg, le cachet m’était payé cent francs ! Grand merci !… Je ne mange pas de ce pain-là !… Je veux bien tomber, mais non pas déchoir ! »
Essayez donc de démontrer à un gaillard de cette trempe qu’il vaut mieux, après tout, gagner quarante sous de façon honnête que vivre de mendicité !… Vous y perdriez votre rhétorique.
Vivre de mendicité n’est, hélas ! que le mot trop propre !
J’en pourrais citer un qui, en mourant, a laissé une dette de mille pièces de vingt francs.
Vingt mille francs répartis entre mille créanciers !… C’est à ne pas croire !
Son mode le plus habituel, à celui-là, pour contracter des emprunts, était le suivant, — je le crois assez typique pour être rapporté ici.
Il avait dressé par quartier une longue liste de toutes ses connaissances. Ces messieurs sont fort répandus.
D’ailleurs, si peu qu’il connût les gens, il lui suffisait. Vous étiez-vous trouvé une fois dans une société dont il faisait partie, vous étiez couché sur la liste…
Puis, un matin, il prenait une voiture à l’heure, et, la liste à la main, il se faisait conduire au domicile de chacun des inscrits.
Il se présentait, riant aux éclats.
« Ça n’arrive qu’à moi ! Figurez-vous, mon cher, que je suis en bas dans une voiture, et je viens de m’apercevoir que je suis sorti sans argent. Elle est trop forte ! Comprend-on ?… Heureusement, me trouvant dans votre rue, j’ai pensé à vous. Vous n’auriez pas un louis à me prêter jusqu’à ce soir ? »
Le plus souvent on lui prêtait le louis.
« Merci ! À charge de revanche !… Je me sauve, vous comprenez, un ver rongeur… Adieu, cher ! »
Et il se faisait conduire chez un autre.
La cueillette achevée, il rentrait, pour recommencer la semaine suivante… dans un autre quartier.
Le procédé n’a pas disparu avec l’inventeur. On m’assure que deux ou trois de nos confrères de la haute presse l’exploitent encore avec succès.
En général, le caractère des faits, propos et gestes de ce monde bizarre est d’être stupéfiant.
Le cynisme y prend des proportions gigantesques, ahurissantes, pour qui n’y est point habitué.
Tenez, une anecdote encore qui, montre à quel point le sens moral manque à tous ces gens-là.
Vous avez peut-être connu le poëte dont je veux parler ? Un petit, maigriot, chétif, envieux, vaniteux, paresseux, et par conséquent malheureux.
Il est mort, il y a quatre ou cinq ans, et je me souviens que la critique, bonne diablesse au fond, lui fit d’assez belles funérailles. On eut l’air de dire : C’est une perte pour le pays…
X… l’académicien avait pris ce Jeune rimeur en pitié, je n’ose dire en affection.
Un jour, dans un journal de bouillants iconoclastes, brûleurs d’idoles, quelqu’un dit :
« Il faut en finir avec X… l’académicien !… X… l’académicien est un simple pitre qui déshonore la corporation des lettres, il faut exécuter, il faut réduire à néant X… l’académicien. Qui s’en charge ?
— Moi ! s’écria vivement notre poëte.
— Toi ! mais tu ne le connais pas !
« — Comment !… je ne le connais pas ?… je dîne chez lui trois fois par semaine !… »
2o Que devient le Bohême ?
Il arrive ceci parfois, que le hasard s’amuse à tendre au bohême en pleine bourbe une perche de salut, sous la forme d’une succession inattendue, par exemple.
Le fait est rare, sans doute, mais il se présente de loin en loin.
Un matin, X…, l’un des incorrigibles décrits dans les pages précédentes, reçoit d’un notaire une lettre qui l’invite à venir toucher à son étude une somme de cinquante ou soixante mille francs, liquidation de l’héritage imprévu d’une vieille tante oubliée.
Je laisse de côté les exclamations et les trépignements de joie. Quelle sera, croyez-vous, la première pensée de notre homme en présence d’une situation pour lui si nouvelle ?
Pensez vous qu’il verra dans cette manne, miraculeuse à force d’être inespérée, les moyens d’assurer son indépendance pour l’avenir et de faire peau neuve ?…
Ah ! ouiche !… C’est pour lui simplement le point de départ de nouvelles sottises ; la réalisation possible de quelques rêves d’orgie insensée faits dans la misère et l’ivresse.
J’en sais un à qui venait d’échoir pareille aubaine, et qui n’eut rien de plus pressé que de s’offrir… un bain de vin de Champagne !…
Le bohême subitement enrichi reste ce qu’il était avant : vaniteux, insolent, crapuleux dans ses goûts.
Fera-t-il du moins profiter ses camarades de sa subite fortune ? Point. Les privations l’ont aigri et ont cerclé son cœur d’égoïsme. Tant que dure le bienheureux magot, il s’isole, il se tient à l’écart ; il change de quartier par crainte des anciens créanciers, avec lesquels il juge parfaitement inutile d’entrer en règlement de compte, et par crainte aussi des emprunts que ne manqueraient pas de lui faire ses anciens compagnons de tabagie.
On le perd de vue…
Quelques mois après, il reparaît tête basse, n’ayant conservé de sa splendeur éphémère que les vêtements qu’il a sur lui, et qui bientôt lui échappent eux-mêmes.
Aphorisme : « Le bohême franchement bohême reste toujours bohême. »
Les plus favorisés du sort meurent vite d’épuisement. Beaucoup franchissent la mince barrière qui les sépare de l’escroquerie et tombent dans les griffes de la police correctionnelle, qui ne les lâche que pour la cour d’assises.
D’autres finissent par trouver, dans les bas-fonds des industries parisiennes les plus infimes, un emploi misérable qui les sauve de la faim.
Mais le bohême n’atteint que bien rarement l’âge avancé, voire l’âge mûr. Ces existences que nous ayons décrites ne sont possibles qu’un temps. Les infirmités pardonnent peu à ces irrégularités de régime, à ces écarts de conduite, à ces défis de toute minute contre l’hygiène bien entendue…
On en a vu résister pourtant de longues années. Mais ces exceptions, fort peu nombreuses, je le répète, sortent alors du cadre des bohêmes proprement dits. Elles se classent dans les excentriques, dans les originaux, dans les maniaques. Tel, par exemple, Chodruc-Duclos, le plus étrange et le plus renommé de tous. Nous laisserons de côté cette série souvent étudiée comme s’écartant par trop sensiblement de notre programme.
Si vous voulez absolument, absolument quelques échantillons de bohême vieilli, allez à Bicêtre, à la Salpétrière, aux Incurables… dans tous ces asiles de la misère, de la décrépitude, et de la douleur. Nous ne vous y suivrons pas. L’état actuel de nos mœurs faciles s’oppose à ce que le moraliste poursuive le coupable jusque dans sa chute. Je le regrette dans l’espèce, et voici pourquoi :
À Sparte, on montrait aux adolescents rassemblés des esclaves ivres pour les dégoûter de l’ivresse, et l’histoire nous enseigne que le procédé réussissait fort.