Le Bohême (Guillemot)/12

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A. Le Chevalier (p. 64-69).


LE BOHÊME HONTEUX.



Tous les jours, dans les bureaux de rédaction d’un journal de Paris, la scène suivante se passe :

— Un monsieur se présente relativement bien mis. Timide, d’une voix tremblante, l’allure doucereuse et le sourire niais d’un séminariste qui médite une cafarderie, il demande à dire deux mots en particulier au rédacteur en chef.

Celui-ci, d’un geste noble, le fait passer dans son cabinet…

« Je vous écoute, monsieur. »

Et le monsieur commence en ces termes :

« J’abuserai d’autant moins de vos instants précieux que je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous. Je me nomme Pitanchard. Mes parents, pauvres, mais honnêtes, me firent donner, j’ose le dire, la plus brillante éducation. À dix-huit ans, j’avais l’honneur de collaborer activement à la Mouchette de Pézénas ; à vingt ans, sur le théâtre de ce même chef-lieu, je faisais jouer cette tragédie que nous écrivons tous au collége. Le succès me sourit, il me sembla voir là dedans une invite de la fortune, et je vins à Paris. Paris, n’est-ce pas le rêve de tout jeune homme qui a quelque chose là ? Sous divers pseudonymes, j’ai beaucoup écrit çà et là : vers, comptes rendus de théâtre, articles de genre, nouvelles à la main, etc., etc. Mais les années passent sans apporter cette gloire entrevue, et je voudrais me livrer à des travaux sérieux, sur un champ plus digne de moi… Pourriez-vous m’utiliser dans votre journal, si haut placé dans la faveur publique ? »

Ici le monsieur fait profession de foi libérale ou conservatrice, selon qu’il se trouve chez un libéral ou chez un conservateur. Dans un journal religieux, il ira même jusqu’à entrecouper sa narration de fréquents signes de croix.

Le rédacteur en chef répond naturellement par une échappatoire :

« Notre rédaction est au complet,

je le regrette. Plus tard, si l’occasion se présente… Pour le moment, impossibilité absolue. »

Tout en parlant, il pousse du côté de la porte le solliciteur, qui s’éloigne à reculons et qui finit par avouer qu’une pièce de cent sous lui sauverait positivement la vie.

Quelquefois le rédacteur en chef se laisse aller au premier mouvement, presque toujours charitable. Voulez-vous vous blinder le cœur à l’endroit de ces surprises, suivez le bonhomme qui vient d’empocher la pièce blanche : quatre à quatre il descend l’escalier et court au premier café venu…

Et à ce propos il faut que je vous raconte une anecdote dont je fus un soir témoin, et qui n’a pas peu contribué à racornir mon cœur à l’endroit de ces gaillards-là.

C’était dans un café du boulevard. Un de nos amis venait de nous rejoindre. Un homme, qui le suivait depuis quelque temps sans doute, précipite le pas, entre et ferme la porte derrière lui.

« Pardon, lui dit-il, vous ne me reconnaissez pas ? Je suis un tel. »

Il se nomme, puis il expose sa situation, assez gênée pour l’instant. Il vient de publier une brochure. Il l’a vu passer, et il a pensé !…

« C’est bien ! voilà cent sous ! »

L’homme empoche prestement et fait quelques pas comme pour s’éloigner.

Quelques minutes après, notre ami nous quitte. Il avait à peine tourné les talons, que l’homme que nous croyions disparu, se montrant tout à coup dans un coin de la salle, incline son chapeau sur l’oreille, frappe du poing sur une table, et d’une voix de Stentor :

« Garçon ! une pipe, du tabac et un flacon d’eau-de-vie ! »

Nous le regardions stupéfaits.

Lui, nous fixant effrontément et d’un air narquois :

« J’ai cent sous ! Il n’y a pas de Bon Dieu quand j’ai cent sous : c’est moi qui suis le roi de la création ! »

Ces scènes-là jettent un froid dans les âmes les plus chaudes.