Le Bois sec refleuri/Dédicace
E. Leroux, (Annales du Musée Guimet : Bibliothèque de vulgarisation, p. i-vi).
DÉDICACE
Bien des fois dans la maison que votre amitié sait rendre si hospitalière, nous avons discuté tous les deux les insondables problèmes de nos origines et de nos destinées. Les milieux si différents dans lesquels nous sommes nés et avons vécu ont modelé nos esprits et leur ont imprimé un cachet bien différent aussi. Peut-être, si l’on pouvait juger les choses de plus haut que la terre, seriez-vous trouvé trop Catholique et moi trop Païen. Vous, ne voyant rien de plus élevé, ni même d’égal au Christianisme ; moi, ne comprenant rien à vos dogmes étranges, tandis que je trouve en Confucius plus de sagesse qu’en toutes vos lois et que Lao-Tseu planant dans une sagesse presque surhumaine fait monter ma pensée plus haut que les choses entrevues et les choses rêvées, pour la plonger dans l’Infini.
Mais qu’importe ! Je crois qu’un seul Dieu nous a donné la vie. Ce n’est pas un être étrange habitant loin, bien loin dans la profondeur des espaces éthérés un palais fantastique bâti par-delà les étoiles. C’est l’Ame de nos âmes, la Vie de nos vies, notre vrai Père, Celui en qui et par qui nous sommes tous. Tous nous sommes frères, car tous nous sommes issus de Lui ; mais combien nous nous sentons plus unis et plus frères, nous qui croyons tous deux en lui, bien que notre foi s’exprime de façons différentes.
J’ai fait un long voyage, passant comme en un rêve au milieu de toutes choses. Depuis que j’ai quitté ma patrie, j’ai marché à travers la brume grise toujours cherchant ce que mon esprit pressentait, sans le trouver jamais ; quand soudain, comme l’éclair brillant qui déchire les sombres nuées d’orage, la lecture de votre testament m’éveilla ; car votre pensée me montra comme en un miroir ma propre idée poursuivie depuis si longtemps. Puissiez-vous transmettre à votre fils l’enthousiasme qui vous anime ! Qu’il s’inspire de votre pensée et poursuive l’œuvre que vous avez si vaillamment entreprise !
Hélas ! encore quelques jours et nous serons séparés car je m’en vais loin, bien loin par-delà les mers ; mais de retour dans mon pays je garderai toujours fidèlement le souvenir de votre amitié.
Quand vous verrez dans le ciel passer de blancs nuages venant d’Orient, songez à l’ami fidèle qui songe à vous, là-bas sur la rive lointaine et qui parle de vous à tous les nuages et à tous les oiseaux allant vers l’Occident afin que quelques-uns d’entre eux, dociles à sa voix, viennent raviver en votre cœur le souvenir de son amitié.
J’accepte avec reconnaissance la dédicace que vous voulez bien me faire de votre prochain ouvrage. Je n’en connais encore que le titre, mais il est bien choisi. En Occident comme en Orient, l’humanité est ce « Bois sec qui refleurira ! »
Je suis Chrétien et veux demeurer tel. Je crois que la Parole et la Raison suprême, Tao, comme l’appelle votre philosophe Lao-Tseu, s’est manifestée sur cette terre en Jésus-Christ ; mais je crois aussi que les Chrétiens ont été le plus souvent bien indignes de leur Maître.
J’ajoute que dans le triste état où ils ont réduit la religion chrétienne les chrétiens sont capables de faire autant de mal que de bien, sinon plus encore, à ceux qu’ils appellent les païens et dont ils ne se doutent pas qu’ils auraient eux-mêmes beaucoup à apprendre.
Venez vous asseoir encore une fois à notre table de famille, mon cher ami païen, après quoi nous vous laisserons retourner dans votre chère Corée, en priant Dieu de vous conserver longtemps votre vieux père, votre femme et vos enfants, et en vous disant : Au revoir ici-bas ou ailleurs !