Le Bois sec refleuri/Texte entier

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LE BOIS SEC REFLEURI

ROMAN CORÉEN
TRADUIT EN FRANÇAIS SUR LE TEXTE ORIGINAL
PAR
HONG-TJYONG-OU

PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, rue bonaparte, 28

1895


En raison de l’intérêt qu’il présente comme spécimen de la littérature, encore si peu connue de la Corée, l’Administration du Musée Guimet a pensé pouvoir exceptionnellement publier dans sa Bibliothèque de Vulgarisation le roman intitulé « Le Bois sec refleuri », qui passe pour l’une des compositions littéraires les plus anciennes et les plus estimées de ce pays. L’auteur de cette traduction, M. Hong-Tjyong-Ou, qui fut attaché pendant deux ans au Musée Guimet, s’est appliqué à en rendre scrupuleusement, presque mot à mot, le style et la naïveté, et les éditeurs n’ont eu garde de corriger son œuvre afin de lui laisser toute sa saveur exotique et primitive.


ANNALES DU MUSÉE GUIMET

Bibliothèque de vulgarisation

ROMAN CORÉEN

DÉDICACE




Mon Cher Ami Hyacinthe Loyson,

Bien des fois dans la maison que votre amitié sait rendre si hospitalière, nous avons discuté tous les deux les insondables problèmes de nos origines et de nos destinées. Les milieux si différents dans lesquels nous sommes nés et avons vécu ont modelé nos esprits et leur ont imprimé un cachet bien différent aussi. Peut-être, si l’on pouvait juger les choses de plus haut que la terre, seriez-vous trouvé trop Catholique et moi trop Païen. Vous, ne voyant rien de plus élevé, ni même d’égal au Christianisme ; moi, ne comprenant rien à vos dogmes étranges, tandis que je trouve en Confucius plus de sagesse qu’en toutes vos lois et que Lao-Tseu planant dans une sagesse presque surhumaine fait monter ma pensée plus haut que les choses entrevues et les choses rêvées, pour la plonger dans l’Infini.

Mais qu’importe ! Je crois qu’un seul Dieu nous a donné la vie. Ce n’est pas un être étrange habitant loin, bien loin dans la profondeur des espaces éthérés un palais fantastique bâti par-delà les étoiles. C’est l’Ame de nos âmes, la Vie de nos vies, notre vrai Père, Celui en qui et par qui nous sommes tous. Tous nous sommes frères, car tous nous sommes issus de Lui ; mais combien nous nous sentons plus unis et plus frères, nous qui croyons tous deux en lui, bien que notre foi s’exprime de façons différentes.

J’ai fait un long voyage, passant comme en un rêve au milieu de toutes choses. Depuis que j’ai quitté ma patrie, j’ai marché à travers la brume grise toujours cherchant ce que mon esprit pressentait, sans le trouver jamais ; quand soudain, comme l’éclair brillant qui déchire les sombres nuées d’orage, la lecture de votre testament m’éveilla ; car votre pensée me montra comme en un miroir ma propre idée poursuivie depuis si longtemps. Puissiez-vous transmettre à votre fils l’enthousiasme qui vous anime ! Qu’il s’inspire de votre pensée et poursuive l’œuvre que vous avez si vaillamment entreprise !

Hélas ! encore quelques jours et nous serons séparés car je m’en vais loin, bien loin par-delà les mers ; mais de retour dans mon pays je garderai toujours fidèlement le souvenir de votre amitié.

Quand vous verrez dans le ciel passer de blancs nuages venant d’Orient, songez à l’ami fidèle qui songe à vous, là-bas sur la rive lointaine et qui parle de vous à tous les nuages et à tous les oiseaux allant vers l’Occident afin que quelques-uns d’entre eux, dociles à sa voix, viennent raviver en votre cœur le souvenir de son amitié.

HONG-TJYONG-OU.



Neuilly près Paris, le 15 juillet 1893.



Cher et respectable Lettré.

J’accepte avec reconnaissance la dédicace que vous voulez bien me faire de votre prochain ouvrage. Je n’en connais encore que le titre, mais il est bien choisi. En Occident comme en Orient, l’humanité est ce « Bois sec qui refleurira ! »

Je suis Chrétien et veux demeurer tel. Je crois que la Parole et la Raison suprême, Tao, comme l’appelle votre philosophe Lao-Tseu, s’est manifestée sur cette terre en Jésus-Christ ; mais je crois aussi que les Chrétiens ont été le plus souvent bien indignes de leur Maître.

J’ajoute que dans le triste état où ils ont réduit la religion chrétienne les chrétiens sont capables de faire autant de mal que de bien, sinon plus encore, à ceux qu’ils appellent les païens et dont ils ne se doutent pas qu’ils auraient eux-mêmes beaucoup à apprendre.

Venez vous asseoir encore une fois à notre table de famille, mon cher ami païen, après quoi nous vous laisserons retourner dans votre chère Corée, en priant Dieu de vous conserver longtemps votre vieux père, votre femme et vos enfants, et en vous disant : Au revoir ici-bas ou ailleurs !

HYACINTHE LOYSON.

PRÉFACE




« Quoique située entre deux mers fréquentées, et aperçue chaque année par des milliers de navigateurs, la Corée est un des pays les moins explorés ». Rien de plus vrai que ces lignes d’Elisée Reclus. Il n’est pas, jusqu’à l’appellation de Corée, qui ne soit inexacte — aujourd’hui du moins — appliquée à notre pays. Ce nom de Corée, fut, selon toute probabilité, introduit en Europe par Marco-Polo. À l’époque où le célèbre voyageur était à la cour de Koubilaï Khan, le vocable « Corée », désignait encore une partie de la presqu’île, que les Européens dénomment toujours de même. Au XIVe siècle, à la suite d’évènements qu’il serait trop long de relater ici, la Corée prit le nom de Tcio-shen « Sérénité du matin », qui est le seul employé aujourd’hui par les habitants du pays.

Je ne m’étonne pas outre mesure, du peu de progrès qu’on a fait en Europe, en ce qui concerne la connaissance de ma patrie. Jusqu’au XVIIe siècle, la Corée était représentée sur les cartes comme une île. Cette ignorance est due à bien des causes, dont la principale est, je l’avoue humblement, le peu d’empressement que nous avons témoigné, jusqu’à ces derniers temps, d’entrer en contact avec la civilisation occidentale. « Il est de tradition constante », dit encore Elisée Reclus, « chez les Coréens, de tenir l’étranger dans l’ignorance complète de leur pays ». Aujourd’hui nous commençons à nous départir de ce système, à l’exemple de nos voisins de l’Est, les Japonais. Il est vrai que nous n’allons pas si vite que ces derniers, car je suis, jusqu’ici, le premier Coréen qui soit venu en Europe.

Le Tcio-shen présente un grand intérêt, non seulement au point de vue géographique, mais encore au point de vue politique. Sous le premier rapport, il est de tradition de comparer notre pays à l’Italie. Il y a en effet plusieurs points de ressemblance entre les deux contrées. Politiquement parlant, je rapprocherais plus volontiers la situation de la Corée, de celle de la péninsule des Balkhans. Elle est entourée de puissants voisins, dont deux, la Chine et le Japon, se sont à plusieurs reprises disputé la domination de notre pays, et dont le troisième, la Russie, pourra bien un jour, entrer en ligne à son tour. Un royaume qui excite tant de convoitises mérite d’être connu, et c’est pour cela que je me suis décidé à publier la présente étude.

Il y a quelques mois, j’étais le collaborateur d’un écrivain français, M. Rosny, pour la traduction du roman coréen intitulé « Printemps parfumé ». Après la publication de ce livre, qui eut un assez grand succès, quelques lettrés français me demandèrent, s’il n’y avait pas parmi les monuments de notre vieille littérature, quelque roman digne d’être traduit. Pour répondre à leurs vœux, je donne aujourd’hui un de nos plus anciens romans, intitulé « le Bois sec refleuri ».

Nous ne connaissons ni l’auteur de cet ouvrage, ni l’époque où il a été composé. D’après les lettrés, ce roman était connu, sous la forme de pièce de théâtre, avant l’avènement (1392) de la dynastie actuelle au trône. Mais au moment de la formation du Tciô-shen, il y eut une querelle entre bouddhistes et philosophes.

Ce fut à ces derniers que l’avantage resta. Par esprit de réaction, les philosophes supprimèrent presque tous les monuments du théâtre coréen, en général imprégné d’idées bouddhiques. Il se pourrait que ce roman eut échappé à cette espèce de destruction littéraire.

Dans la préface qu’il a placée en tête de « Printemps parfumé » M. Rosny donne quelques indications sur les mœurs contemporaines de la Corée, presque sans parler de l’histoire de la péninsule. C’est pour compléter ces notes et pour satisfaire un certain nombre de chercheurs, que je vais résumer à grands traits l’histoire de notre pays.

Cette histoire se divise en un certain nombre de périodes très nettement délimitées, et coïncidant généralement avec un changement de dynastie.

La première de ces périodes est toute légendaire. On la fait commencer avec l’année 2358 avant J.-C. Voici ce que dit la tradition à ce sujet : « Six ans après l’avènement de l’empereur de Chine, Yao, un saint vint s’établir sur le sommet de la montagne de Taihakou. Il ne tarda pas à être entouré d’un grand nombre d’indigènes, qui le vénérèrent comme leur souverain, et l’appelèrent Tankoun. Ce saint monarque vécut 1668 ans et disparut pour monter au ciel. »

Quelle part de vérité y a-t-il dans cette légende ? On peut lire dans le Chou-King, un des livres sacrés, le passage suivant : « l’empereur Yao, ordonna à Ghi-Tciou, l’un des grands dignitaires de la cour, de se fixer sur une montagne située à l’Est de la capitale. C’était là que le soleil semblait se lever, et Ghi-Tciou, devait au nom de son maître, saluer respectueusement l’astre à son aurore. » Le même livre nous rapporte, que trois autres dignitaires furent envoyés aux trois autres points cardinaux. La montagne où s’établit Ghi-Tciou, pourrait très bien être le Taihakou où la légende fait vivre Tankoun. La situation est la même, et la date des deux évènements, semble identique. On peut donc conclure avec assez de vraisemblance que Tankoun et Ghi-Tciou ne font qu’un seul et même personnage. La longueur extraordinaire de la vie de Tankoun est un fait assez commun dans les légendes de l’Extrême-Orient. Notre rapprochement, n’est qu’une hypothèse, disons-le en toute sincérité, car il n’existe ni texte ni monument qui viennent le confirmer.

Avec la seconde période, s’ouvre l’ère vraiment historique de la Corée. C’est à cette époque que la péninsule commence à former un royaume spécial. Le dernier roi de la dynastie chinoise de Chang, se vit déposséder par un prince révolté du nom de Wou-Wang et mourut bientôt après. Il avait mené une vie de débauches, malgré les conseils de son oncle Ghi-si. Ce dernier ne voulait pas servir sous le nouveau maître de la Chine, qui de son côté ne tenait pas à conserver près de lui un homme dont la réputation eût porté ombrage à l’omnipotence royale. Pour se débarrasser de Ghi-si, Wou-Wang lui donna tout le territoire qui devait former plus tard la Corée. (1122 av. J.-C.). Ghi-si, suivi d’un certain nombre de savants, alla se fixer dans le pays qui lui était attribué. Il en fut le véritable souverain, tout en ne portant que le titre de vicomte. La civilisation chinoise fut introduite dans la péninsule, qui, sous l’administration bienfaisante de Ghi-si, devint bientôt très prospère. « Plus de voleurs » dit un historien chinois. « Telle était la sécurité qui régnait dans le pays, qu’on ne fermait plus les portes des maisons, la nuit. La protection de Ghi-si, s’étendait sur toute la contrée. » Ghi-si est donc le vrai fondateur du royaume de Corée.

Parmi les huit savants que Ghi-si avait amenés avec lui, en figurait un du nom de Hong. C’est le véritable ancêtre de la famille à laquelle j’appartiens. Les sept autres savants ont également aujourd’hui encore des descendants. Ces huit familles vivent dans la plus étroite intimité, comme si elles étaient liées par la parenté la plus rapprochée.

La dynastie fondée par Ghi-si eut une durée de dix siècles. À vrai dire, sa domination ne s’étendait que sur la moitié septentrionale de la Corée. La partie méridionale, connue sous le nom de Shim, était encore sauvage et presque ignorée. Le quarante et unième descendant de Ghi-si, Ghi-Joun, se proclama roi de la presqu’île tout entière. Mais, un prince chinois déclarant la guerre à Ghi-Joun, le chassa du territoire de ses pères. Ghi-Joun dut se réfugier précisément dans la partie de la Corée dont il s’était peu auparavant attribué la souveraineté. Sa position n’était pas désavantageuse, car le nombre de ses nouveaux sujets s’accroissait chaque jour par l’émigration chinoise. Celle-ci était due à ce fait, qu’à cette époque l’empereur de Chine Tsin-Chi-Hoang-Ti, avait décrété une corvée générale pour la construction de la grande muraille.

Quant au vainqueur de Ghi-Joun, le prince Yei-man, il s’était proclamé souverain de la Corée septentrional. Son fils lui succèda sur le trône, mais son petit-fils You-Kio ne régna pas longtemps. Il fut attaqué par le quatrième empereur de la dynastie Chinoise de Han et dépouillé par lui. Cet empereur, homme d’une bravoure extraordinaire, lutta également contre les Huns qu’il refoula à l’Ouest. Son empire s’étendit jusqu’à la mer Caspienne. L’ancien royaume de Ghi-si, ne forma plus qu’une province du Céleste Empire (109 av. J.-C.) et son nom même disparut pour quelque temps.

Soixante douze ans après un étranger du nom de Co-Shou-mô, étant venu dans la partie septentrionale de la Corée, s’en empara et s’en proclama roi.

C’est avec Co-Shou-mô, fondateur d’une dynastie qui régna pendant huit siècles, que nous arrivons à la troisième période de l’histoire de la Corée. D’où venait ce conquérant ? Du royaume de Pou-Yo que l’on doit vraisemblablement placer en Sibérie. Voici en effet ce qu’on lit à ce sujet dans un vieux géographe : « Le royaume de Pou-Yo, se trouvait à mille ri (un ri vaut à peu près 400 mètres) au nord du Tcio-shen. C’était un pays barbare. La naissance de Co-Shou-mô est entourée de légendes. En voici quelques traits.

Le roi de Pou-Yo rencontra un jour une jeune vierge, fille du « Dieu de la rivière ». Il l’emmena dans son palais, d’où il ne la laissa plus sortir. Or, au retour d’un long voyage, le roi trouva la jeune fille sur le point d’être mère. Il voulut la tuer, mais lui demanda d’abord quelques explications. Voici ce que raconta la jeune fille. « Le soleil dardait sur moi des rayons brûlants, dans ma chambre. J’ai voulu m’y soustraire et me suis retirée en marchant à reculons. Mais la lumière me suivait toujours. C’est depuis cette époque que je me sens enceinte ». Cette réponse mystérieuse sauva la jeune fille. Le roi lui laissa la vie. Bientôt elle mit au monde un garçon. À cause de son habileté à tirer de l’arc, celui-ci reçut le nom de Shou-mô, qui signifie « tireur adroit ». L’adresse de Shou-mô s’accroissant d’année en année, lui valut de nombreux envieux qui résolurent de l’assassiner. Il s’enfuit dans la direction du midi. Arrivé dans une région appelée Kouré, il s’y établit et prit le titre de roi. Son nom de famille étant « Cô », il appela d’abord son royaume Cô-Kouré. Par abréviation on se contenta bientôt de dire Corée. C’est là la vraie origine de l’appellation sous laquelle aujourd’hui encore notre pays est connu en Europe.

Avant de s’enfuir du royaume de Pou-Yo, Shou-mô avait contracté une union dont après son départ, il naquit un fils, auquel on donna le nom de Roui-ri Quand cet enfant fut arrivé à l’adolescence et qu’il eut appris la haute situation de son père, il alla rejoindre ce dernier en compagnie de sa mère. La polygamie existait-elle à cette époque en Corée, ou Shou-mô ne tarda-t-il pas à perdre son épouse après qu’elle l’eut rejoint ? Nous ne sommes point fixés sur ce point. L’histoire nous apprend seulement que Shou-mô se remaria avec la fille du roi de Pou-Yo. De ce second mariage, deux fils naquirent. L’aîné reçut le nom de Foutsou-Rieou, en souvenir d’une tribu du même nom soumise par Shou-mô. Le second fut nommé Ousho. Le royaume devait revenir à Roui-ri, le premier fils de Shou-mô. Les deux autres jeunes princes, craignant que Roui-ri ne les maltraitât un jour, s’enfuirent ; Foutsou-Rieou, chercha un asile dans la partie méridionale de la Corée, qui se subdivisait alors en trois petits États formant une sorte de confédération. Pour comprendre cette partie de l’histoire coréenne, nous sommes obligés de revenir sur nos pas, et de dire un mot du plus grand de ces trois petits États, celui connu sous le nom de Kam et dont nous avons déjà parlé à propos de Ghi-Joun.

L’État de Kam, correspondait à cette partie de la Corée que nous avons désignée plus haut sous le nom de Shim. Lorsque Ghi-Joun arriva dans ce pays, il habita d’abord une petite île située au midi, puis se proclama roi du pays tout entier. Ba-kam, Ben-kam et Shin-kam, tels étaient les noms des trois régions formant le Shim. La plus importante était le Bakam qui ne comprenait pas moins de cinquante trois tribus. Ghi-Joun fut le premier roi de ce pays. Ses fils lui succédèrent pendant deux siècles sur le trône. Lorsque Foutsou-Rieou et son frère arrivèrent dans la contrée, le roi les accueillit avec bienveillance. Il donna même à Foutsou-Rieou un vaste domaine.

Ce prince n’en jouit pas longtemps, car il mourut très-jeune et à sa mort, les habitants du pays soumis à son autorité, donnèrent à leur district le nom de Koutara. Quant au frère de Foutsou-Rieou, Ousho, il vécut quelque temps dans l’obscurité. Devenu populaire, il en profita pour attaquer le souverain du Ba-kam, le surprit, et se rendit maître du pays tout entier. Ainsi s’éteignit la dynastie de Ghi-Joun. Ousho, donna au territoire qu’il avait soumis, le nom de Koutara, sous lequel il a toujours été désigné depuis cette époque.

Les deux autres petits États de la Corée méridionale, le Ben-kam et le Shin-kam comprenaient chacun douze tribus. On ne connaît pas exactement l’époque de leur fondation en tant qu’États distincts. Ils existaient déjà sous cette forme quand Ghi-Joun vint s’établir dans le pays. On a vu plus haut, qu’à ce moment même, les Chinois émigraient en foule pour échapper à la corvée de la construction de la Grande Muraille. Les sujets du Céleste-Empire ne tardèrent pas à se mêler et à se fondre avec les indigènes. Le Ben-kam et le Shin-kam, tout en jouissant d’une certaine indépendance, étaient cependant rattachés par de nombreux liens au Bakam. Les trois petits États, formaient comme nous l’avons déjà dit, une sorte de confédération.

Parmi les douze tribus du Shin-kam, la plus importante était celle de Shinra. Celle-ci produisit un héros fameux du nom de Kokou-Kyo-Shei, qui après avoir été reconnu comme maître par toute sa tribu, reçut le nom de Shei-Kyo-Khan. Le mot Khan signifie en coréen, comme en Tartare, chef des chefs. C’est peut-être le plus ancien de ces Khans farouches, dont les uns attaquèrent le Céleste-Empire, tandis que les autres ravageaient l’Asie occidentale. Devenu maître du Shin-kam tout entier, Shei-Kyo-Khan, s’empara ensuite du Ben-kam. À partir de cette époque, les noms de Shin-kam et de Ben-kam disparaissent de l’histoire de la Corée. On ne connut plus que ceux de Shinra, de Corée et de Koutara.

Sous le règne du neuvième successeur de Shei-Kyo-Khan, la partie occidentale du Japon se révolta à l’instigation des habitants du Shinra. L’empereur du Japon alla combattre les rebelles, accompagné de l’impératrice. Le souverain étant mort dans son camp, son épouse n’en continua pas moins la campagne. Elle voulait châtier les habitants du Shinra, toujours prêts à encourager les Japonais à la rébellion. Dans ce but, elle fit équiper une très grande flotte, dont elle prit elle-même le commandement. Elle débarqua sur la côte du Shinra et ne tarda pas à rencontrer le roi du pays. Celui-ci frappé de la beauté resplendissante de l’impératrice, crut voir devant ses yeux une déesse, et se jeta à ses pieds. Les rois de Corée et du Koutara vinrent également présenter leurs respectueux hommages à la belle impératrice. Celle-ci repartit après avoir signé un traité (200 après J.-C.).

C’est de cette époque que datent les relations entre la presqu’île coréenne et le Japon. Ce dernier pays, qui ne connaissait encore presque rien de la civilisation chinoise, y fut initié par l’entremise des Coréens. Sciences, arts, industrie, religion même, les Japonais empruntèrent tout à leurs voisins. Aussi un écrivain français a-t-il dit avec raison : « la Chine et la Corée ont fait au Japon, ce que nous ont fait les Grecs et les Romains. » Rien n’est plus exact, et c’est au IIIe siècle de l’ère chrétienne que les Japonais se firent nos élèves.

Du VIe au VIIe siècle après J.-C., l’histoire de la presqu’île coréenne ne présente aucun fait saillant. Au milieu du VIIe siècle, le royaume de Koutara attaqua celui de Shinra. Ce dernier eut en outre à lutter contre l’Etat de Corée avec lequel il n’avait jamais entretenu de bons rapports. Pour combattre avantageusement ses ennemis, le Koutara fit appel à la Chine. La Corée et le Shinra demandèrent des secours au Japon. La victoire resta aux alliés du Céleste-Empire. Le résultat de la guerre, fut l’annexion de la plus grande partie de la Corée et du Shinra à la Chine. Le nom même de Corée disparut momentanément. Le Shinra s’augmenta de son côté, de quelques districts des deux royaumes écrasés. (662-668).

A dater de cette époque, la moitié septentrionale de notre presqu’île fut une dépendance de la Chine. Seul le royaume de Shinra continua à constituer un État autonome. Au commencement du Xe siècle, il fut en proie à des troubles fréquents. De tous côtés éclataient des révoltes, et on vit plusieurs chefs de rebelles prendre le titre de roi. L’un d’entre eux, nommé O-Ken, acquit assez d’influence, pour fonder un nouveau royaume de Corée, et se rendre maître de tout le territoire dont le Shinra s’était emparé grâce à l’alliance chinoise (935 après J.-C.).

La dynastie d’Oh, fondée par O-Ken, avec qui commence la quatrième période de notre histoire, régna paisiblement pendant trois siècles. Elle ne possédait à vrai dire que la moitié méridionale de la péninsule. Au commencement du XIIIe siècle, l’autorité de l’empire chinois fut ébranlée par Ghengis-Khan. Ce héros fameux que certains historiens japonais considèrent comme originaire de leur pays, fit d’immenses conquêtes. Il ne dirigea pas ses attaques du côté de la Corée, mais son successeur, rendit à la dynastie d’Oh, les territoires que la Chine s’était annexés au VIIe siècle. C’est depuis cette époque que les descendants d’O-Ken, régnèrent sur la péninsule presque tout entière.

Koubilaï-Khan, petit-fils de Genghis-Kan, voulut faire reconnaître son autorité par le Japon lui-même. Il envoya dans ce but plusieurs messagers coréens à la cour de l’empereur japonais. Celui-ci ne fit aucune réponse. Koubilaï-Khan en vint aux menaces. Les porteurs de ses lettres comminatoires furent mis à mort par ordre du gouvernement japonais. Mais quand Koubilaï-Khan, devenu maître de la Chine en totalité, eut fondé la dynastie des Youen, la face des choses changea. Le conquérant, faisant appel aux Coréens, équipa une flotte nombreuse qui fit voile vers le Japon. Il s’empara d’une dizaine d’îles, puis s’approcha des côtes méridionales de l’empire japonais. Un long mur, haut de 10 mètres, avait été élevé par les Japonais, qui pouvaient ainsi facilement accabler de traits les assaillants. Ceux-ci, pour ne pas être surpris, avaient relié entre eux tous leurs navires, à l’aide de chaînes en fer. Ils attendaient un moment propice pour commencer l’attaque, quand une tempête terrible, comme il s’en élève souvent à l’époque de la mousson, vint les arrêter dans leurs desseins. Attachés les uns aux autres, les navires s’entrechoquant avec fracas, furent tous brisés. Ce fut un désastre sans pareil. Nous en trouvons un écho, exagéré peut-être dans les historiens chinois : « Pendant plusieurs jours », dit l’un d’eux, « les vagues rejetèrent des cadavres dans les golfes qui s’en trouvèrent obstrués. Sur cent mille soldats mongols, trois seulement survécurent. 7000 Coréens sur 10000 périrent. » Il y a certainement de l’exagération dans ce récit ; les historiens chinois donnent généralement un cours trop libre à leur imagination poétique. Néanmoins, ce fut pour Koubilaï-Khan une défaite extraordinaire, à laquelle seule le Japon dut son salut (1281 après J.-C.).

La dynastie fondée par Koubilaï-Khan, ne se maintint pas longtemps sur le trône de Chine. Un siècle ne s’était pas écoulé, qu’elle devait céder la place à la dynastie des Ming. En Corée, le pouvoir des descendants d’O-Ken, allait également s’affaiblissant de jour en jour. Le dernier représentant de cette famille abandonna de lui-même le trône et alla vivre obscurément dans une province. Un général, Li-Shei-Kei prit le titre de roi. C’est lui qui fonda la dynastie qui est encore au pouvoir aujourd’hui (1392 après J.-C.).

Ici commence la cinquième période de notre histoire. Le roi Li, maître de la péninsule tout entière, changea le nom de Corée en celui de Tciô-Shen (1398). Il signa un traité avec la Chine, et les relations les plus amicales existèrent entre les deux pays. Ce fait paraît étrange de prime abord et demande une explication.

Avant de monter sur le trône, Li-Shei-Kei, avait vécu retiré dans un monastère bâti sur les flancs des monts Tcio-Hakou. Cette chaîne montueuse sert de limite, au Nord, à la Corée du côté de la Chine. Dans ce même monastère se trouvait un jeune homme, du nom de Tchou-Youan-Tchang, qui devint plus tard le fondateur de la dynastie des Ming en Chine. Quoique voisins, les deux hommes appelés à de si brillantes destinées, n’échangèrent pas un mot pendant leurs dix années de séjour au monastère. Mais, par une sorte d’intuition, ils s’étaient rendus compte de leurs capacités réciproques. Ce fut Tchou-Youan-Tchang qui quitta le premier le monastère. Au moment de son départ, il dit à son compagnon : « Vous régnerez un jour sur le pays qui s’étend au sud de ces montagnes ; moi-même j’aurai en partage l’empire du Milieu ». Il s’éloigna sur ces mots. Sa prophétie se réalisa et les deux souverains qui avaient vécu si longtemps côte à côte comme s’ils eussent été muets, conservèrent sur le trône l’amitié tacite qui les avait unis auparavant.

Il n’est pas moins intéressant de savoir en quels termes les gouvernements de la Chine et du Tcio-Shen vivaient avec le Japon. Dans ce pays, on avait vu s’établir le militarisme féodal, sous l’autorité du Mikado (1086). Le véritable chef du gouvernement était le Shiogoun, qui en sa qualité de général suprême, détenait le pouvoir exécutif. Bientôt la fonction de Shiogoun devint quasi héréditaire. À l’époque de l’histoire coréenne où nous sommes arrivés, c’était Oshikaga qui gouvernait. Le pouvoir de ce personnage n’était qu’un pâle reflet du prestige exercé par ses prédécesseurs. Des révoltes avaient éclaté sur tous les points de l’empire. Les petites provinces étaient la proie des grandes. Partout, régnait l’anarchie. Ce fut alors qu’un homme d’une très grande valeur, Hidéyoshi, qui avait commencé par être valet d’un prince, renversa le shiogoun et prit sa place. Il rétablit l’ordre dans le pays, et bientôt personne n’osa plus contester son autorité. Très ambitieux, il avait de bonne heure rêvé d’asservir la Chine au Japon. La perte d’un enfant qu’il adorait avait rempli son cœur de tristesse. Pour échapper à son chagrin, il résolut de tenter une grande expédition contre le Céleste-Empire. Il ordonna à tous les princes féodaux de lever des troupes, et se trouva ainsi à la tête d’une armée de 50.000 hommes. Plusieurs milliers de navires furent équipés pour le transport de ces troupes. La flotte fit voile pour la Corée. L’armée débarqua sans obstacles. Ne se fiant pas à leurs propres forces pour repousser l’invasion, les Coréens firent appel à la Chine. L’empereur envoya une nombreuse armée sous les ordres du général Li-Jio-Shiô. Elle fut défaite, et son chef rentra en Chine, où il demanda, sous prétexte de maladie à être relevé de son commandement. Le souverain chinois dépêcha sur le lieu des hostilités le plus éloquent de ses sujets, Shin-i-Kei, avec mission, de conclure la paix avec le Japon. Shin-i-Kei, s’acquitta à merveille de sa tâche. Il s’entendit avec le général japonais en qui le shiogoun avait la plus absolue confiance. Un traité en quatre articles fut proposé. D’après le dernier de ces articles Hidéyoshi devait être « couronné ». Informé de ce fait, le shiogoun donna son acquiescement au traité projeté, et la paix fut conclue. Des ambassadeurs chinois et coréens, vinrent apporter au shiogoun un cachet d’or, le costume rouge complet et une lettre d’investiture. S’étant revêtu de ces insignes, Hidéyoshi ordonna qu’on lui lût la lettre de l’empereur chinois. Or cette lettre disait simplement : « Je te nomme roi du Japon ». À ces mots, Hidéyoshi entra dans une colère furieuse. Lacérant les habits qu’il avait endossés, ainsi que la lettre impériale, il s’écria : « Je croyais qu’on m’avait promis de me reconnaître empereur de Chine. C’est pour cela que j’ai arrêté mes troupes en plein succès. Si je voulais prendre le titre de souverain du Japon, je n’aurais besoin du secours de personne ». Immédiatement, le shiogoun ordonna une nouvelle expédition contre la Chine. Le théâtre de la guerre fut la Corée. La lutte se prolongea pendant plusieurs années. Hidéyoshi étant tombé malade, ordonna à ses troupes de revenir au Japon. Peu de temps après il mourut. À vrai dire, il n’avait pas porté le titre de shiogoun, mais celui de kouan-bakou, ou grand conseiller impérial. Après le monarque, il avait été le personnage le plus important de l’empire, et avait joui d’une autorité presque absolue.

Six ans après la mort d’Hidéyoshi, l’empereur nomma shiogoun Tokougava. C’était un homme très-habile, complétement dépourvu de cet esprit d’aventure qui avait caractérisé Hidéyoshi. Tokougava voulait avant tout pacifier le Japon. Il demanda à la Corée de signer avec le gouvernement japonais un traité de paix, ce qui fut accepté. Le Tcioshen en profita pour demander à la Chine de retirer les garnisons qu’elle avait établies dans la péninsule pour la défendre contre les Japonais. C’est en 1604 que fut conclu ce traité entre la Corée et le Japon.

Depuis cette époque la péninsule coréenne a vécu avec calme et sans bruit. En Chine on a vu une nouvelle dynastie arriver au pouvoir après une longue guerre civile (1661), tandis que le Japon a secoué le joug de la féodalité en renversant le shiogoun (1868). Les deux empires qui nous avoisinent à l’Est et à l’Ouest, sont entrés en contact avec l’Europe. La Chine a ouvert ses ports au commerce européen en 1842 ; le Japon a suivi son exemple en 1859. Nous mêmes, fûmes l’objet des sollicitations des gouvernements étrangers. Mais, tant que nous fûmes sous la dépendance chinoise, il nous a été impossible de conclure des traités. La cour de Pékin ayant autorisé la Corée à traiter, puis finalement reconnu son indépendance, le gouvernement signa d’abord une convention avec le Japon (1876). Puis, ce fut le tour des États-Unis, (1886), de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre, de la Russie, etc. Tous ces pays ont envoyé à Séoul des ministres plénipotentiaires ou des chargés d’affaires. Mais le gouvernement préoccupé des réformes intérieures, n’a pu jusqu’ici déléguer aucun ambassadeur en Europe. Ce sera chose faite dans quelque temps.

J’ai essayé de résumer à grands traits l’histoire de mon pays, histoire qui est totalement inconnue à l’étranger. J’espère que ces quelques pages exciteront la curiosité d’un certain nombre de lecteurs et que la Corée deviendra à son tour l’objet des études des savants européens.

Il y a juste cinq cents ans que la dynastie actuelle occupe le trône en Corée. Nous souhaitons une existence éternelle à la famille de nos souverains, car nos rois ont toujours été les bienfaiteurs du pays. Je n’ignore pas que j’écris pour des Français, habitués à vivre en république. Mais je suis sûr qu’ils ne nous en voudront pas de notre attachement à la forme de gouvernement instituée par nos pères. C’est affaire de tempérament. Il y a longtemps qu’on a démontré l’influence du climat sur les mœurs des peuples. Nul ne songe à reprocher aux Indiens, de ne pas s’habiller de même que les Esquimaux. Ainsi en est-il des constitutions des différents pays. Tout en conservant notre forme de gouvernement, nous désirons profiter à notre tour de la civilisation européenne. Tous ceux qui nous aideront dans cette œuvre, sont assurés d’avance de notre estime et de notre affection.

Quand Voltaire, ce grand railleur, voulait parler de quelque chose de lointain et de ténébreux, il ne manquait pas de mettre en avant la Corée. C’est qu’à l’époque où vivait le célèbre écrivain, notre pays était en effet bien loin de la France. Il n’eût pas fallu moins de dix-huit mois à un navire à voiles pour se rendre d’un port français jusqu’en Corée. Aujourd’hui il n’en est plus de même. D’ailleurs, quand il existe une sympathie réciproque entre deux hommes ou deux pays, ils ne sont jamais trop éloignés l’un de l’autre. J’espère que la lecture de ce roman, attirera vers nous les regards de mes lecteurs. Cet ordre d’idées me rappelle les vers que le poëte chinois fait écrire à son héros, obligé de vivre loin de celle qu’il aime :

« Qui donc dit que le fleuve Jaune est large ?
Une feuille de roseau permettrait de le traverser.
Qui donc dit que la province de Soug est loin ?
Je n’ai qu’à me dresser sur mes talons pour la voir. »

Les distances n’existent pas pour les amoureux. Je souhaiterais qu’il en fût de même entre les pays. Quand les Français auront appris à aimer la Corée, notre pays ne leur paraîtra plus situé aux confins du monde. Pour ma part, je m’estimerais le plus heureux des hommes, si j’avais pu contribuer en quelque mesure au rapprochement de deux pays qui ne pourraient que gagner à se connaître réciproquement.

Le 15 Janvier 1893.
HONG TJYONG-OU.




LE BOIS SEC REFLEURI


I


À l’époque où la ville de Hpyeng-Yang était encore la capitale de la Corée, elle comptait parmi ses habitants un haut dignitaire de la cour, du nom de Sùn-Hyen, qui ne devait sa situation élevée qu’à sa seule intelligence.

Très-riche, Sùn-Hyen ne méprisait personne, cherchant au contraire à obliger tous ceux qui s’adressaient à lui. Son plus grand bonheur était précisément de soulager les misères d’autrui. Aussi était-il très-aimé du peuple, qui voyait en Sùn-Hyen son protecteur le plus désintéressé et avait en lui une confiance absolue.

Or un jour tout changea. La fortune longtemps favorable à Sùn-Hyen, l’abandonna tout à coup. D’heureux et de puissant, notre héros devint le plus infortuné et le plus misérable des hommes. Voici à la suite de quelles circonstances.

Le roi de Corée donnait un grand banquet. Ses principaux convives étaient les gouverneurs de province et les dames de la cour. La fête fut très-joyeuse ; ce n’étaient que chants d’allégresse, au son d’une musique harmonieuse. Quand on vint en informer Sùn-Hyen, celui-ci, au lieu de se réjouir, fut en proie à une grande tristesse. Pour s’arracher à ses préoccupations, il résolut d’aller voir son ami San-Houni, un des plus grands savants de la Corée. Sùn-Hyen sortit accompagné de son intendant.

En chemin, son attention fut subitement attirée par un grand rassemblement. « Allez-voir ce que c’est dit-il à son intendant ». Celui-ci s’éloigna en courant pour exécuter l’ordre de son maître. Il s’ouvrit un chemin à travers la foule rassemblée et put bientôt se rendre compte de ce qui se passait

On venait de relever plusieurs personnes, mortes sur la voie publique. Dès que l’intendant eut vu ce spectacle, il revint promptement vers son maître, et le mit au courant de l’événement.

Sùn-Hyen se sentit profondément ému en apprenant la chose. Mais, sans perdre de temps, il fit appeler un agent de police, auquel il demanda :

— Savez-vous à quoi il faut attribuer la mort de ces malheureux ?

— Oui Seigneur ; ils sont morts de faim.

— Pourquoi ne pas les relever alors, et les laisser ainsi au milieu de la rue, reprit Sùn sur un ton de reproche.

— Je vais sur le champ faire ce que vous m’indiquez, Seigneur, dit l’agent qui se dirigea d’un pas empressé vers l’attroupement.

Sùn de son côté, n’alla pas chez son ami San-Houni. Il se rendit au palais, et fut immédiatement introduit auprès du roi.

Le monarque fit à Sùn un excellent accueil en lui disant :

— Il y a très-longtemps que vous ne m’avez pas fait le plaisir de venir me voir.

— Sire, répondit Sùn, je ne quitte que rarement ma maison.

— Et qu’est-ce qui vous retient ainsi chez vous ?

— Mes occupations, Sire, ou la maladie. Si je suis venu vous trouver aujourd’hui, c’est que j’avais une communication très-importante à vous faire. Plusieurs de vos sujets viennent de mourir de faim sur la voie publique. La chose me parut d’abord incroyable. Je ne pouvais supposer que si mon roi connaissait la triste situation de ses sujets, il se livrerait aux plaisirs comme vous le faites, Sire. Pourtant, j’ai dû me rendre à l’évidence. Il y a quelques minutes à peine, j’ai vu de mes propres yeux, trois malheureux morts d’inanition.

Ces paroles impressionnèrent profondément le roi, qui, d’une voix émue demanda à Sùn :

— Que faut-il faire, selon vous ? Je ne puis croire que ce malheur provienne de ce que je mène une existence de fête et de plaisirs.

— Sire, reprit respectueusement Sùn, c’est là au contraire qu’est le mal. Qui est-ce qui paie les frais de vos distractions ? C’est votre peuple, et les gouverneurs au lieu de faire leur devoir, mènent, eux aussi, joyeuse vie. Croyez en la parole de votre vieux serviteur dont vous connaissez le dévouement à vos intérêts.

— Je vous remercie de votre franchise reprit le roi, mais, franchement, je ne me doutais guère de ce que vous venez de me dire. Je tâcherai de réparer mes fautes.

Sur ces mots, Sùn prit congé du souverain et rentra chez lui, où il raconta à sa femme ce qui venait de se passer.

— Vous avez noblement agi dit-celle-ci. Mais, j’ai comme un pressentiment que votre dévouement au roi vous coûtera cher.

— Pourquoi demanda Sùn.

— Le roi ne suivra pas votre conseil, car voici ce qui va se passer. Les gouverneurs mis en cause par vous, ne se laisseront pas ainsi accabler. C’est sur vous que retombera leur colère. Oui, je redoute les suites de tout cela.

— Rassurez-vous, ma chère. Le roi a fait le meilleur accueil à mes paroles, et jusqu’ici il n’a jamais méprisé mes conseils.

— Je souhaite de tout mon cœur que vous ayez raison. Laissons donc faire le temps.

Cependant le roi se laissait aller au repentir. Sa conduite lui causait des remords, et ne voulant pas tarder davantage à suivre les conseils de Sùn, il fit mander son premier ministre.

Celui-ci, accourut aussitôt. Il se nommait Ja-Jyo-Mi. C’était un homme auquel sa dureté de caractère avait valu une terrible réputation. Il avait formé le dessein d’usurper le trône, mais ne s’en était ouvert à personne jusqu’à ce jour.

Le roi demanda à son ministre :

— N’avez-vous rien de nouveau à m’apprendre ?

— Absolument rien, Sire.

A ces mots, le roi s’écria d’un ton très-animé :

— Comment, vous premier ministre, vous ne savez même pas qu’il vient de mourir plusieurs personnes sur la voie publique, et que leur mort est attribuée au manque de nourriture. S’il y a quelqu’un qui doive être bien renseigné sur ce qui se passe dans mon royaume, c’est pourtant bien vous.

— Sire, de qui tenez-vous cette nouvelle.

— De M. Sùn-Hyen.

— Ah ! Cela n’empêche cependant pas, que j’aie peine à y croire. Je viens en effet de recevoir les rapports de la police, et je n’y vois pas un mot au sujet de cet évènement. Aussi, suis-je de plus en plus étonné.

— Quoi qu’il en soit dit le roi, je veux que la fête de ce soir, ne continue pas un instant de plus.

— Vos ordres vont être exécutés Sire. Dès que je les aurai transmis, je me rendrai à mon bureau et prendrai des informations au sujet de ce que vous venez de m’apprendre.

S’inclinant respectueusement devant le monarque Ja-Jyo-Mi s’éloigna. Quelques minutes à peine étaient écoulées, que le palais où retentissaient jusqu’alors des bruits de fête, rentra dans le plus complet silence.

Le premier ministre, de retour dans son bureau, se mit à réfléchir sur la situation. Il était très-inquiet, craignant de se voir dépossédé de son rang, à la suite des révélations de Sùn-Hyen. C’est ce dernier qui est la cause de tout, c’est de lui qu’il faut tirer vengeance. Pour empêcher que de pareils faits se reproduisent, il n’y a qu’un moyen : c’est de se débarasser de Sùn en l’exilant. Ce dangereux personnage une fois parti, rien ne pourra contrarier Ja-Jyo-Mi, dans l’exécution de ses ambitieux projets, et il pourra facilement monter sur le trône.

Telles sont les réflexions du premier ministre. Mais il fallait trouver un prétexte à l’exil de Sùn. Ja-Jyo-Mi eut bientôt arrêté son plan.

Il résolut d’écrire lui-même à San-Houni, une lettre, pleine d’amères critiques et de menaces contre le roi. Cette lettre il la signera du nom de Sùn-Hyen. Puis il la remettra, au roi en lui disant qu’elle a été trouvée sur la voie publique par un agent de police.

Aussitôt dit, aussitôt fait. La lettre est écrite. Ja-Jyo-Mi, s’étant déguisé, sort, laisse tomber sa missive en passant auprès d’un agent de police, et s’éloigne rapidement. Quand l’agent de police qui s’est baissé pour ramasser le paquet se relève, il ne voit plus personne. Il va porter sa trouvaille à son chef, pour que celui-ci prenne connaissance de la lettre et la fasse restituer à son auteur.

Le chef de la police lut en effet la lettre. Grand fut son étonnement. Voulant faire preuve de son zèle, il courut au palais, et d’un air mystérieux demanda à être reçu immédiatement par le roi.

Le monarque, fit introduire sur le champ le chef de la police, qui lui apprit ce qui venait d’avoir eu lieu. On s’imagine la surprise du roi. Voulant éclaircir la chose, il fit de nouveau appeler son premier ministre.

Ja-Jyo-Mi accourut avec empressement. Dès qu’il fut arrivé, le roi lui tendit la fameuse lettre, en lui demandant s’il croyait que Sùn-Hyen en fût vraiment l’auteur.

Le premier ministre feignit de lire la missive. Il vit que le roi était dans l’incertitude, et résolut d’en profiter pour accabler Sùn-Hyen.

— Sire, dit-il, il arrive souvent qu’on soit trompé par ceux qu’on se croit les plus dévoués. En ce qui concerne Sùn, je le crois parfaitement capable de cette infamie. Je sais depuis longtemps qu’il ne songe à rien moins qu’à prendre votre place sur le trône. Quant aux troubles dont il est venu vous entretenir, c’est lui-même qui les a suscités.

— Cela suffit, mon fidèle Ja-Jyo-Mi, dit le roi. Qu’on jette Sùn en prison, il sera ensuite jugé.

Le premier ministre, joyeux de son triomphe, fit à l’instant arrêter Sùn. Le roi prévenu, alla trouver lui-même le prisonnier.

— Reconnaissez-vous cela, lui demanda-t-il avec colère, en lui montrant la lettre ?

Rien ne saurait donner une idée de l’étonnement de Sùn. Il comprit qu’il était victime d’une machination infâme, mais telle était sa stupéfaction, qu’il ne put proférer une parole. Il éclata en gémissements.

Cependant le roi lui dit encore :

— Je n’aurais jamais attendu cela de vous.

— Sire, je n’y comprends rien, dit le malheureux Sùn.

Ces mots exaspérèrent le roi. Ah, vous n’y comprenez rien, s’écria-t-il. Mais, me direz vous quel est l’auteur de cette lettre ?

— En tous cas, ce n’est pas moi Sire.

— Naturellement. Mais veuillez m’écouter. Vous savez ce que c’est que la fumée.

— Oui, Sire.

— Eh bien, quand on met du bois dans la cheminée, et qu’on ne l’allume pas, il ne s’élève pas de fumée. Au contraire, si on l’allume, il se produira immanquablement de la fumée. Je veux dire par là, que si vous n’étiez pas animé à mon égard d’intentions hostiles, vous n’eussiez pas adressé cette lettre à votre ami.

— Sire, je vois d’où me vient ce malheur. Les révélations que je vous ai faites m’ont attiré l’inimitié de certains personnages qui ont intérêt à ma perte. Je vous jure que je suis innocent.

— C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? Cela suffit.

Le roi laissant Sùn, en proie au désespoir, s’éloigna. Il ordonna au premier ministre de bannir Sùn, et de lui assigner comme lieu d’exil Kang-Syn. San-Houni, compromis dans cette affaire, fut exilé à Ko-Koum-To.

Rentré chez lui, sous la conduite d’un agent de police, Sùn informa son épouse de ce qui lui arrivait. La malheureuse femme fut au comble du désespoir. « Que t’avais-je dit, l’autre jour » dit-elle à son mari. Mais elle se ressaisit bien vite et envisagea d’un œil calme le malheur qui venait de fondre sur eux. Celui-ci lui donna le bon exemple, en ajoutant :

— Résignons-nous, ma chère amie. Sans doute, il nous sera pénible de vivre ainsi loin de notre roi. Mais au moins, nous aurons la tranquillité, à l’avenir.

On s’occuppa sans retard des préparatifs du départ. Sùn fit appeler les familles pauvres, auxquelles il distribua l’argent qu’il possédait.

Bientôt, le moment de partir arriva. Sùn-Hyen et sa femme, durent s’arracher des bras de leurs parents et de leurs amis éplorés.


II


Le transport de Sùn-Hyen et de sa femme dans l’île de Kang-Tjyen, s’était effectué rapidement. Ils ne tardèrent pas à se trouver seuls sur la terre de l’exil, leurs surveillants étant retournés dans la capitale.

Ce qui chagrinait surtout Sùn, c’était l’idée que sa femme allait s’ennuyer à mourir, en cet endroit désert. Il en parla à son épouse, qui lui répondit avec beaucoup d’amabilité : « Soyez sans inquiétude à mon sujet. Décidée à vous suivre partout où vous irez, je ne trouverai jamais le temps long, tant que je serai avec vous. »

Effectivement les jours s’écoulèrent pour nos deux exilés, aussi vite que s’ils avaient vécu au milieu de leurs parents et de leurs amis. Bientôt, la belle saison annonça son retour. Sùn dit un jour à sa femme :

— Voici déjà le printemps. Il fait beau aujourd’hui. Si nous en profitions pour aller faire une excursion ?

— Avec plaisir mon ami.

— Eh bien ! allons dans la montagne.

Les voilà partis. À les voir, on ne dirait pas qu’ils ont été accablés par l’adversité. Ils se laissent aller tout entiers au charme du paysage qui les environne, et se sentent l’âme délicieusement émue. Madame Sùn, surtout semble au comble du bonheur.

— Comme tout est tranquille, dit-elle à son mari. J’éprouve un vrai plaisir à me promener ainsi seule avec toi. Quand nous habitions la capitale, je ne pouvais t’accompagner dans tes promenades.

— Tu as raison ; j’étais obligé de me conformer à l’habitude reçue.

— Nous voici au pied de la montagne, dit-elle encore. Quel admirable panorama se déroule devant nos yeux ! Contemplons-le un instant. Le souffle poétique envahit mon âme. Ecoute ces strophes :

« Le temps est beau ; le feuillage touffu cache les fleurs,

Que les papillons cherchent avidement. On dirait qu’ils comptent les feuilles.

Le serpent engourdi par la chaleur, est voluptueusement couché dans les branches.

La grenouille sautille sur les branches des saules et se laisse bercer par le vent.

Le rossignol vole de tous côtés, happant au passage les mouches qu’il porte à sa nichée. »

— Oui, ajouta-t-elle, ces animaux sont plus heureux que nous.

— Qu’est-ce qui te fait dire cela ? demanda Sùn.

— C’est que ces animaux ont une progéniture, tandis que nous, nous sommes privés d’enfants.

— Console-toi, ma chère. Nous ne sommes pas encore à un âge où une union ne peut plus être bénie. Aie confiance dans l’avenir. Mais, je crois qu’il est temps de rentrer. Le soleil est à son déclin, et tu dois être fatiguée.

Les deux époux regagnent lentement leur demeure, tous deux très rêveurs.

A quelque temps de là, l’épouse de Sùn fit un rêve. Elle vit la lune se détacher du firmament et venir se poser sur son propre corps. Réveillée en sursaut par l’étrangeté de cette vision, elle alla immédiatement l’apprendre à son mari.

— Oui, dit celui-ci, c’est assez bizarre. Mais n’aie aucune inquiétude. C’est la fatigue qui t’a occasionné ce cauchemar.

La vérité était que la noble dame portait un enfant dans ses flancs.

Elle ne tarda pas en effet, à mettre au monde une fille à laquelle on donna le nom de Tcheng-Y. Sùn était au comble de la joie. Malheureusement sa femme tomba gravement malade. Bientôt il n’y eut plus d’espoir de la sauver, et le médecin dut se contenter d’adoucir les souffrances de la malade. Trois jours à peine s’étaient écoulés depuis la naissance de la petite Tcheng-Y, que sa mère quittait ce monde. Elle avait très bien senti les approches de la mort, et quelques instants avant d’expirer elle avait dit à son mari :

— Mon cher ami je vais te quitter. Je sais que ton chagrin sera immense, mais je te prie de ne pas trop t’abandonner à la douleur. Avant tout il faut songer à notre enfant et tu devras lui chercher une nourrice.

D’un suprême effort, la moribonde attire à elle le petit être, et lui donne le sein : « Hélas, dit-elle, avec un profond soupir, c’est la première et la dernière fois que je t’ai ainsi près de moi. »

Cependant Sùn, en proie à la plus profonde douleur disait à son épouse :

— Ma chère femme, est-il vrai que tu veuilles me quitter ? Nous avons toujours protégé les malheureux, et les dieux nous laissent accabler par la mauvaise fortune. C’est vraiment trop d’injustice.

Sa femme n’entendit pas ces derniers mots. Déjà la mort avait posé sa main sur elle. Sùn s’en aperçut, mais n’en voulut pas d’abord croire ses yeux. Il appelle son épouse avec des pleurs dans la voix, mais hélas ! ses paroles restent sans réponse.

— Me voilà donc seul, s’écrie-t-il, au comble du désespoir. Que deviendrai-je, avec cette enfant ?

Il cherche sa fille du regard, et la voit encore suspendue au sein de sa mère. Cette vue redouble la douleur de Sùn. Il prend la pauvre enfant et la confie aux soins d’une nourrice. Puis, à moitié fou, il dut s’occuper de l’ensevelissement de sa femme.

Tout cela s’était passé si vite, que Sùn croyait avoir rêvé. Il lui fallait bien cependant se rendre à la triste évidence. Chaque jour on le voyait se diriger vers l’endroit où reposait sa femme. Ces visites fréquentes entretenaient son chagrin, et sa douleur ne pouvait se calmer.

Notre héros toujours en pleurs, ne pouvant trouver aucun repos, vit bientôt fondre sur lui un nouveau malheur. Pour avoir versé trop de larmes, Sùn devint aveugle.

Ce coup terrible ne le terrassa pas. Il continua à mener la même vie. Son plus grand regret était de ne pouvoir contempler les traits de sa fille. C’est que Tcheng-Y grandissait. Elle venait d’atteindre sa treizième année, et c’était elle qui était obligée de pourvoir à l’entretien de son père infortuné, privé de toute ressource. Elle n’avait qu’un moyen pour empêcher Sùn, de mourir de faim, c’était de mendier. Elle accomplissait ce triste devoir sans fausse honte. Cependant son intelligence s’éveillait. Un jour elle dit à son père :

— Il y a quelque chose qui me frappe, et que je ne comprends pas bien.

— Qu’est-ce donc, mon enfant ?

— Eh ! bien, mon père, pourquoi, tandis que les autres vivent au milieu de leurs parents et de leurs amis, sommes nous ainsi réduits à la solitude ?

— Hélas ! ma fille, il est bien vrai que nous sommes abandonnés à nous-mêmes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps où j’habitais la capitale avec ta pauvre mère, et où nous étions entourés d’un cercle de parents et d’amis. J’occupais une haute situation. Notre famille appartient à la meilleure noblesse, et a toujours entretenu de très bons rapports avec la cour royale. Mais un jour, à la suite d’une dénonciation calomnieuse, le roi me croyant coupable, m’exila ici. Mon ami San-Houni, compromis dans la même affaire, dut s’exiler à Ko-Koum-To. Il a partagé mon malheur, car lui aussi descend d’une excellente famille. Je songe avec chagrin que depuis mon arrivée dans cette île, je suis sans nouvelle de mon vieil ami.

— C’est que sans doute, il ne lui est pas possible de communiquer avec vous, dit l’enfant pour consoler le vieillard. Elle ajouta : Excusez-moi, mon père, il est temps que je sorte pour travailler.

— Va, mon enfant ; et rentre de bonne heure.

La petite Tcheng-Y, s’éloigna d’un pas rapide. Elle se rendit d’abord au cimetière pour prier un instant sur la tombe de sa mère. Tcheng-Y était aussi travailleuse qu’intelligente. Elle consacrait ses nuits à l’étude, et le jour, elle allait de maison en maison pour recueillir des aumônes. Souvent, dans ses rêveries, elle songeait à sa mère qu’elle n’avait jamais eu le bonheur de connaître.

Un jour, elle était allée comme d’habitude pleurer sur la tombe de celle qui lui avait donné le jour. Elle s’y était attardée, et n’était pas rentrée à la maison à la même heure que d’habitude.

Sùn, ne voyant pas revenir sa fille était très-inquiet. À la fin, il résolut d’aller à la rencontre de Tcheng-Y. S’appuyant sur son bâton, il se mit en route. Malheureusement, arrivé au bord d’un lac qui se trouvait près de là, il fit un faux pas, et tomba à l’eau.

Sùn poussa un cri de détresse, et se mit à se lamenter.

— Me voici voué à une mort certaine, disait-il, et ma pauvre fille qui me cherche peut-être de tous côtés !

Par bonheur, les gémissements du malheureux homme furent entendus par le disciple d’un anachorète qui vivait retiré dans la montagne, à peu de distance du lac. Il accourut et retira Sùn de l’eau. Il lui demanda :

— Où habitez-vous ?

— Tout près d’ici.

— Mais comment se fait-il que vous sortiez seul, étant aveugle ? Vous vous exposez ainsi aux plus grands dangers.

— Oui, je le sais. Aussi je ne sors jamais seul. Aujourd’hui je me suis hasardé hors de ma maison pour aller au devant de ma fille. Celle-ci n’est pas rentrée à l’heure habituelle, et alors je me suis mis en route. Voilà comment je suis arrivé à tomber dans le lac, dont je ne serais plus jamais sorti, sans votre intervention. Vous m’avez sauvé la vie.

— Je n’ai fait que mon devoir, dit le disciple.

Il prit Sùn par le bras, et l’accompagna jusqu’à sa demeure. En route il lui demanda :

— Ajouterez-vous foi, à ce que je vais vous dire.

— Certainement.

— Eh ! bien, je vous prédis, ou plutôt je lis sur votre visage, que vos malheurs ne dureront pas toujours. Dans trois ans vous recouvrerez la vue, et de plus vous deviendrez premier ministre. Aucune fortune n’égalera la vôtre. Pour atteindre ce but, il vous faudra prier Tchen-Houang (l’empereur du ciel).

— Ai-je bien entendu, demanda Sùn au comble de l’étonnement et de la joie.

— Rien n’est plus vrai, répondit gravement le disciple.

— Mais que dois-je faire, renseignez-moi !

— Il faut que vous me donniez trois cents sacs de riz. Je prierai à votre place.

— Hélas ! je ne puis vous donner ce que vous me demandez.

— Cela ne fait rien ; je ne demande pas la livraison immédiate de ces trois cents sacs. Il suffit que vous preniez l’engagement par écrit, de vous acquitter quand vous en aurez les moyens.

— J’accepte, à ces conditions, reprit Sùn. Le disciple lui tendit un livre, sur lequel le pauvre aveugle apposa sa signature.

— Je suis forcé de vous quitter, dit alors le disciple.

— Alors, au revoir, et à bientôt.

Resté seul, Sùn réfléchit à ce que lui avait dit le disciple. La perspective de revoir la lumière du jour, et d’arriver au faîte des honneurs, remplissait son âme d’une douce émotion. D’autre part, l’obligation de fournir trois cents sacs de riz, diminuait considérablement sa joie. Lui dont la fille était obligée de mendier pour ne pas le laisser mourir de faim, n’arriverait jamais à remplir l’engagement qu’il avait contracté. Il regrettait même d’avoir donné une promesse qu’il ne pourrait jamais tenir.

Sùn, fut tiré de ses rêveries par l’arrivée de sa fille.

— D’où, vous vient cette mélancolie, mon père ? demanda l’enfant. Est-ce parce que je suis en retard aujourd’hui, que vous semblez si triste ?

Je vous demande mille fois pardon. J’étais allée au cimetière, et de là, recueillir des aumônes. On m’a donné quelque nourriture, comme vos doigts vous permettront de le constater. M’avez-vous pardonné ?

— Ce n’est pas toi, ma chère enfant qui me rend triste. Ecoute, ce qui m’est arrivé. Ne te voyant pas revenir, et pris d’inquiétude, je voulus aller à ta rencontre. En route, je tombai dans un lac, et me croyais perdu, quand je fus sauvé par le disciple d’un anachorète. Cet homme me ramena ici, et me dit pendant que nous marchions : « Je vous prédis que vous cesserez d’être aveugle et que vous deviendrez un jour premier ministre du roi ». Malheureusement je devrai fournir trois cents sacs de riz et ne pourrai jamais le faire. Voilà ce qui me rend triste.

— Ne vous inquiétez pas trop mon père. Je tâcherai de trouver un moyen qui vous permette de tenir votre promesse.

Après le repas, la jeune fille remonta dans sa chambre. Elle se mit à réfléchir à ce que lui avait raconté son père. Ne pouvant réussir à s’endormir, elle sortit et alla prendre un bain dans la rivière. Après cela, elle se mit en devoir de dresser dans le jardin la table des sacrifices, sur laquelle elle plaça un vase rempli d’eau. Elle alluma encore des brûle-parfums, ainsi que deux lumières, et commença à prier le ciel. Ses prières se prolongèrent jusqu’à la pointe du jour.

Alors seulement Tcheng-Y, rentra dans sa chambre. Brisée par la fatigue, elle s’endormit presque aussitôt. Elle rêva qu’un vieillard lui disait : « Tout à l’heure il passera quelqu’un près de vous. Cette personne vous proposera quelque chose. N’hésitez pas à accepter car c’est une occasion unique ».

A son réveil, l’enfant se rappelant ce rêve, demeura longtemps pensive. Et cependant, le songe allait bientôt se réaliser.

A l’époque où se passe cette histoire, des marchands coréens traversaient chaque année pour les besoins de leur commerce, la mer Jaune qui s’étend entre la Chine et la Corée. La traversée était très-difficile à cause de la rapidité du courant en un certain endroit. À chaque voyage on avait à déplorer la perte de quelque bateau. Croyant écarter le danger, les marchands avaient recours à une pratique très-ancienne, très-barbare. Dans chaque ville où ils s’arrêtaient, ils achetaient une jeune fille. Celle-ci était précipitée dans les flots, et on pensait avoir ainsi conjuré le péril.

Or, ce jour là, Tcheng-Y, à peine sortie de chez elle, rencontra précisément un de ces marchands, à la recherche d’une victime humaine. Ce marchand demanda à la jeune fille, si elle ne savait pas, où il pourrait trouver ce qu’il cherchait.

A cette demande Tcheng-Y répondit :

— Vous n’avez pas besoin d’aller plus loin. Si vous voulez me prendre, j’accepte de remplir le rôle dont vous m’avez parlé. Que me donnerez-vous en échange de ma vie ?

— Tout ce que vous exigerez.

— Et si je vous demandais trois cents sacs de riz ?

— J’accepterais le marché. Mais, j’ai des associés. Il faut que je m’entende avec eux, et je ne pourrai vous rendre réponse que dans quelques jours.

— J’attendrai donc.

— A bientôt dit le marchand.

Heureuse d’avoir conclu cette affaire si grave pour elle, la jeune fille attendit impatiemment le retour du marchand. Un matin, elle le vit se diriger vers la maison qu’elle habitait. Aussitôt elle alla à sa rencontre.

— L’affaire est-elle conclue ? lui demanda-t-elle sans trahir la moindre émotion.

— Oui, Mademoiselle. Vous aurez vos trois cents sacs de riz. Les voulez-vous sur le champ.

— Mais oui, avec plaisir. Cependant, attendez un moment. Il faut que j’aille prévenir mon père.

Tcheng-Y rentra dans la maison. Elle ne savait comment s’y prendre pour faire part à son père de sa fatale détermination.

Lui dire la vérité, se disait-elle, c’est le condamner à mourir de chagrin. Je me rappelle son inquiétude, le jour où je fus un peu en retard. Que sera-ce s’il ne me voit pas revenir. Mais le voilà…

La jeune fille se jette au cou de son père et lui dit d’une voix joyeuse :

— Mon père, j’ai trouvé un moyen de vous procurer les trois cents sacs de riz que vous avez promis au disciple. Faisons d’abord venir votre débiteur.

Quand le disciple fut là, Tcheng-Y le conduisit chez le marchand et lui fit remettre les trois cents sacs de riz. Elle lui demanda en échange le papier signé par son père, et après l’avoir remercié de ce qu’il avait sauvé la vie à Sùn-Hyen, elle le pria instamment de continuer ses prières à Tchen-Houang, en faveur de l’aveugle. Le disciple s’y engagea et prit congé de la jeune fille.

Celle-ci toute radieuse de son sacrifice, courut retrouver son père. Elle lui remit l’engagement qu’il avait signé.

— D’où tiens-tu cette pièce ? demanda Sùn.

— Du disciple, auquel j’ai fait donner les trois cents sacs de riz que vous lui aviez promis.

— Mais, comment t’es-tu procuré tout ce riz, ma fille ?

— D’une façon, bien simple. Je me suis vendue, l’autre jour ?

— Que dis-tu ! Ah ! malheureuse, tu veux donc ma mort ?

— Ne vous chagrinez pas ainsi, mon père, et laissez-moi aller jusqu’au bout de ce que j’ai à vous dire. Il est vrai que je me suis vendue, mais je n’irai pas loin d’ici, et pourrai vous voir tous les jours. Vous n’avez donc pas lieu de vous désoler. C’est avec la plus grande joie que j’ai fait le sacrifice de ma liberté afin d’assurer votre bonheur. Quand nous aurons ramassé assez d’argent, je rembourserai le prix du riz, alors, redevenue libre, rien ne m’empêchera de rester à jamais auprès de vous.

La jeune fille, heureuse d’avoir rassuré un moment son père, courut ensuite chez le marchand, s’informer de la date de son départ.

Le marchand lui répondit qu’on ne s’embarquerait pas avant trois mois. Durant tout ce temps la jeune fille fut constamment préoccupée de l’état de dénûment dans lequel son père allait se trouver après son départ. Qu’allait devenir le pauvre aveugle seul et sans ressources ? Cette pensée hantait nuit et jour l’esprit de Tcheng-Y. Aussi, dans sa pitié filiale s’efforçait-elle de ramasser quelqu’argent et quelques provisions qui permissent à l’aveugle de vivre sans soucis pendant quelque temps.

Bientôt les trois mois furent écoulés. Le marchand vint rappeler sa promesse à la jeune fille. Celle-ci lui demanda à parler une dernière fois à son père, auquel elle n’avait pas encore révélé la triste vérité. Le marchand y consentit volontiers et accompagna même Tcheng-Y.

— Mon père, dit celle-ci à l’aveugle, il faut que je vous quitte.

— Me quitter ma fille, et où veux-tu aller ?

— Mon père, je vous ai trompé l’autre jour. Ce n’est pas ma liberté, c’est ma vie que j’ai donnée en échange des trois cents sacs de riz que vous deviez au disciple. Oui, je me suis vendue, corps et âme, et je dois aller au fond de la mer Jaune prier les dieux d’accorder une traversée favorable aux navigateurs.

Tcheng-Y avait tendrement enlacé son père pour lui faire ce fatal aveu. Néanmoins, l’aveugle ne put supporter cette secousse, et tomba évanoui.

Quand il fut un peu revenu à lui, il dit d’une voix qu’on entendait à peine : « Malheureuse enfant, est-il bien vrai que tu veuilles aussi m’abandonner ? Faudra-t-il qu’après avoir vu mourir ta mère, je te voie disparaître de la terre avant moi ? Dis-moi, que ce n’est pas vrai, ma fille ! Dis-moi que c’est un rêve ! Regarde ton vieux père aveugle, et songe à ce qu’il deviendrait s’il ne t’avait plus ! Non, n’est-ce pas, tu ne veux pas mourir ! ».

Sùn-Hyen éclate en sanglots. Sa fille essaye vainement de retenir ses propres larmes. Elle aussi, pleure et sent son cœur brisé. Le marchand témoin de cette scène est lui-même ému par ce spectacle déchirant. Il attire à lui la jeune fille et lui dit.

« Je vous donnerai encore cent sacs de riz, et nous ne partirons que dans trois jours ».

Tcheng-Y le remercia avec effusion, et le reconduisit jusqu’à la porte. Puis, quand elle fut en possession des cent sacs de riz, elle alla trouver le premier magistrat de la ville. Celui-ci consentit à se charger de l’entretien du vieil aveugle, en échange des cent sacs de riz qu’il reçut en dépôt.

Jusqu’au moment où le marchand revint la chercher, la jeune fille ne quitta plus son père, tâchant de lui prodiguer les plus douces consolations. Quand l’heure de la séparation sonna, ce fut déchirant. Sùn-Hyen, s’attachant désespérément à sa fille disait en sanglotant : « Je veux mourir avec toi ; je ne te laisserai pas partir seule ». Les cris du pauvre aveugle avaient attirés de nombreux voisins, qui pleuraient eux-mêmes devant ce spectacle. À la fin le marchand, saisissant la jeune fille lui dit :

— Allons partons.

Accablé par la douleur, Sùn, s’affaissa, ce qui rendit la jeune fille libre de ses mouvements.

— Adieu, mon père, lui dit-elle. Calmez votre douleur. Nous nous retrouverons dans un monde meilleur où rien ne manquera à notre bonheur.

Tcheng-Y, s’éloigna alors, après avoir renouvelé ses recommandations au premier magistrat. Ce dernier resta quelques moments auprès de l’infortuné père et essaya de le consoler, sans pouvoir y réussir.


III


Le savant San-Houni, ami intime de Sùn-Hyen, avait dû à cette amitié même une condamnation à l’exil. Il lui fallut donc quitter la capitale de la Corée, et il éprouva d’autant plus de regrets, que sa femme Tjeng-Si, dont il n’eût voulu se séparer à aucun prix, était dans un état de grossesse très-avancé. Mais à quoi servent l’innocence et les regrets, quand un premier ministre a réussi à vous rendre odieux au monarque ! San-Houni était banni, il dût se mettre en route pour l’île de Ko-Koum-To, qui lui avait été assignée comme lieu de résidence.

C’était un assez long voyage. Il y avait à faire une traversée de plusieurs jours. Des particuliers se chargeaient, moyennant une redevance, de transporter les voyageurs à destination. San-Houni se mit en quête d’un batelier. Son choix ne fut pas heureux. Le plus violent contraste existait entre le caractère de Sù-Roung et celui de Sù-Yeng, les deux frères avec qui San-Houni avait fait prix pour la traversée. Il devait en résulter les plus grands malheurs.

Tant qu’on fut en face des côtes, tout alla bien. Mais lorsque nos voyageurs furent en pleine mer, le sinistre Sù-Roung dévoila ses projets.

— Je suis épris de la femme de votre passager, dit-il à son frère. Il me la faut. Le mari me gêne. Je le supprimerai.

— Vous êtes insensé, répliqua Sù-Yeng. Croyez-vous que je laisse jamais s’accomplir un pareil forfait.

— Ah, oui, vous êtes jaloux de moi, cria Sù-Roung furieux.

— Pas le moins du monde, mais vos projets me révoltent.

Sù-Roung n’insista pas. Cependant il était facile de voir qu’il n’avait nullement renoncé à son entreprise.

Ce qu’il y avait de plus terrible, c’est que San-Houni et sa femme avaient tout entendu. Grande était leur anxiété. Ils songeaient avec épouvante au péril qui les menaçait, et se demandèrent comment ils pourraient bien y échapper.

Ils n’eurent pas le temps de réfléchir beaucoup. Sù-Roung venait d’appeler les rameurs et leur dit :

— Allons, saisissez-vous de cet homme et de son domestique. Prenez leur l’argent qu’ils ont sur eux, puis tuez-les. La femme seule doit survivre.

Sù-Yeng voulut intervenir :

— Je comprends que vous leur preniez leur argent, mais laissez-leur au moins la vie sauve.

— Mêlez-vous de vos affaires, s’écria Sù-Roung irrité ; je suis le maître ici. Je vous ordonne de vous retirer.

Sù-Yeng dut obéir à cette injonction. Aussitôt San-Houni et son domestique furent mis à mort. Cet assassinat fut commis sous les yeux-mêmes de la femme de l’infortuné savant. Elle était folle de douleur. Ne voulant pas survivre à son époux, elle se précipita dans la mer en s’écriant : « Malgré tout, je suivrai mon mari ».

Mais Sù-Roung enjoignit à ses matelots de se jeter à l’eau pour ramener la malheureuse. Au bout de quelques minutes, Tjeng-Si était remontée saine et sauve sur le bateau.

Alors, l’assassin, jugeant inutile de continuer à naviguer dans la direction de Ko-Koum To, fit virer de bord. Le bateau revint à son point de départ. Sù-Roung débarqué le premier, fit sur le champ mander une vieille femme à laquelle il dit :

— Prenez une barque et rendez-vous à bord de mon bateau. Vous y trouverez une dame que vous conduirez chez vous. Soyez très aimable avec elle ; prodiguez-lui les encouragements et les consolations, car elle est très affligée.

La vieille se mit aussitôt en demeure de faire ce que Sù-Roung lui avait ordonné.

Pendant ce temps, Sù-Roung débarquait son butin. En signe de satisfaction, il convia les complices de son crime à un festin. La fête fut très animée. On but énormément, et bientôt tous les convives furent en proie à l’ivresse. Seul Sù-Yeng avait conservé sa raison. Il avait été désespéré de la tournure qu’avaient prises les choses et de son impuissance à empêcher le crime de s’accomplir. Aussi résolut-il de profiter de la situation pour porter secours, si c’était possible, à la malheureuse captive de son frère. Il quitta donc le festin, sans qu’aucun des assistants s’en aperçût. D’un pas rapide, il gagna le domicile de la vieille femme. Au moment d’entrer, il s’arrêta pour écouter ce qui se disait et, au milieu des gémissements de Tjeng-Si, il entendit ces paroles.

— De quel pays êtes vous ?

— De la capitale.

— Vraiment. Tiens, moi aussi j’ai habité Hpyeng-Yang.

— Alors comment se fait-il que vous vous trouviez ici ?

La vieille femme (car c’était elle qui conversait ainsi avec Tseng-Si) poussa un profond soupir :

— Hélas ! si j’habite ici depuis dix ans, c’est bien contre mon gré. Je suis comme vous une victime de Sù-Roung, qui a assassiné mon mari. J’attends l’heure de la vengeance, mais elle est bien lente à venir ! Ce monstre restera-t-il donc toujours impuni ?

Attendrie par ce récit, Tseng-Si, oubliant son propre malheur, versa des larmes de compassion.

C’est à ce moment même que Sù-Yeng, entrant dans la chambre où se trouvaient les deux femmes, leur dit d’une voie émue :

— Ne vous désespérez pas trop. Vous serez peut-être bientôt délivrées. Quelqu’un veille sur vous. C’est moi, qui ai horreur des crimes de mon frère. Ecoutez-moi. Si vous voulez vous enfuir, rien ne vous est plus facile en ce moment.

— Est-ce possible ? Mais votre frère.

— Ne craignez rien. Il est incapable pour le moment de se mettre à votre poursuite, car il dort, terrassé par l’ivresse. Mais il n’y a pas une minute à perdre. Vous qui connaissez le pays puisque vous l’habitez depuis longtemps, vous montrerez le chemin à Madame qui vient seulement d’arriver. Tenez, prenez cet argent ; il vous permettra de vous nourrir en route. Mais, encore une fois, n’attendez pas davantage.

Les deux femmes se jettent au pied de leur sauveur et le remercient en pleurant.

Sù-Yeng les relève, et les presse de nouveau de partir. Qu’elles prennent l’avance, de façon à échapper à Sù-Roung, dont la colère s’il les rattrapait serait terrible.

Cédant aux instances de Sù-Yeng, les deux femmes se mettent en route. Leur sauveur les accompagne quelque temps. Bientôt elles sont seules. Elles marchent aussi vite que leurs forces le leur permettent. Au bout de deux heures, Tjeng-Si fatiguée demanda à s’arrêter pendant quelques instants. Sa compagne y consentit volontiers. Les deux fugitives s’assirent pour reposer leurs membres fatigués. À un moment donné, la plus âgée des deux dit à l’autre.

— Je voudrais vous demander quelque chose ?

— Parlez, que puis-je faire pour vous ?

— Eh bien, vous me feriez le plus grand plaisir si vous consentiez à me donner vos chaussures en échange des miennes.

Cette demande parut très vivement intriguer Tjeng-Si. Elle ne comprenait pas dans quel but elle lui était faite. D’ailleurs la vieille femme ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— Vous êtes, lui dit-elle, comme moi, très fatiguée. Mais, vous êtes encore jeune, par conséquent capable d’endurer de plus grandes fatigues que moi, qui suis déjà âgée. Partez en avant. Si Sù-Roung arrive — et il ne peut tarder — je lui dirai que j’ignore dans quelle direction vous êtes allée. Remettez-vous donc en route, mais laissez-moi vos souliers, si vous voulez m’être agréable.

Tjeng-Si se leva aussitôt. Elle remercia sa compagne de son excellent conseil, puis lui remit ses chaussures, sans comprendre à quel mobile la vieille femme obéissait en lui adressant cette demande. Déjà elle s’éloignait, quand la vieille lui dit encore :

— Attendez, je vais vous indiquer la route que vous aurez à suivre pour échapper à Sù-Roung. D’abord, vous marcherez tout droit devant vous. Arrivée à une forêt de bambous, reposez-vous un moment. Ensuite vous continuerez à marcher jusqu’à ce que vous rencontriez un temple de la doctrine de Ro-ja. À partir de cet endroit vous serez hors de danger. Surtout conformez-vous exactement à mes indications.

— Je suivrai vos conseils de point en point.

— C’est bien. Maintenant partez. Adieu.

Quand Tjeng-Si se fut un peu éloignée, la vieille femme se leva à son tour. Prenant les souliers de sa compagne, elle se dirigea vers un lac qui se trouvait tout près de là. Elle déposa les souliers de Tjeng-Si au bord de l’eau, fit une courte prière entremêlée de pleurs et se précipita dans les flots.

Cependant Tjeng-Si, tout en marchant, avait entendu les dernières plaintes de la vieille femme. Aussitôt, elle revint sur ses pas et arriva à son tour au bord du lac. Elle aperçut d’abord ses souliers placés en évidence sur la rive, puis le cadavre de la vieille femme flottant sur l’eau. Ce spectacle la remua jusqu’aux entrailles.

— Pourquoi cette pauvre femme s’est-elle noyée, se demanda-t-elle. Serait-ce… Mais oui… Cette insistance à me demander mes chaussures… La malheureuse ! Elle avait déjà formé le projet de mourir avant de me dire de partir. Elle n’a pas voulu que sa mort fût inutile, et c’est pour faire croire à mon propre décès qu’elle a déposé mes chaussures au bord de ce lac ! Infortunée ! Tu t’es dévouée pour moi. Puisses-tu en être récompensée là-haut !

Si elle n’eût écouté que son cœur, Tjeng-Si fût restée encore longtemps à se lamenter sur le sort de sa malheureuse compagne. Se rappelant les recommandations de cette dernière, elle se remit en route. Bientôt elle arriva à la forêt de bambous. À ce moment elle se sentit en proie à une douleur étrange. Elle tremblait, frissonnait, souffrant atrocement. Elle comprit qu’elle allait être mère. Terrible situation que la sienne. Seule, loin de tous, qu’allait-elle devenir ! La voilà qui a un fils. Elle saisit le pauvre petit être, le couvre de larmes et de baisers.

— Pauvre enfant, lui dit-elle, que vais-je faire de toi. Tu n’as plus de père, et ta mère ne sait elle-même ce qu’elle va devenir.

Heureusement pour Tjeng-Si quelqu’un avait entendu ses plaintes. C’était une religieuse du temple dont lui avait parlé la vieille femme. Cette religieuse, ayant distingué des gémissements, s’était dirigée du côté d’où ils semblaient parvenir. Elle ne fut pas peu étonnée en se trouvant en face d’une femme qui venait de mettre au monde un enfant. Lui prodiguant les premiers soins, elle lui demanda à la suite de quelles circonstances elle était venue accoucher en cet endroit ?

Tjeng-Si raconta brièvement sa lamentable histoire. La sœur fut profondément émue en écoutant le récit de tant de malheurs. Elle s’intéressait vivement au sort de Tjeng-Si.

— Que comptez-vous faire ? lui demanda-t-elle.

— Hélas ! je suis bien embarrassée. Seule, sans ressources, comment éléverai-je mon enfant ? Il va falloir que je l’abandonne. Mais, je ne pourrai vivre plus longtemps, et je suis décidée à mourir.

— Ce serait très mal agir. Suivez plutôt mon conseil. Donnez votre enfant à quelque personne charitable, et venez vivre avec moi.

— Je ne demande pas mieux. Mais pourquoi ne voulez-vous pas me laisser emmener mon fils ?

— Parce que l’on ne reçoit pas d’enfants chez nous. Certes, il est douloureux pour vous d’abandonner cet enfant qui vient à peine de naître. Mais, puisque vous ne pouvez pas faire autrement, il faut vous résigner. Si vous continuiez votre route en portant votre fils, vous retomberiez bientôt entre les mains des brigands. Du reste, rien ne dit que vous ne puissiez pas retrouver un jour votre enfant. Devenu homme, il vous aidera à venger son père.

Tjeng-Si fut bien obligée de se rendre aux conseils de la religieuse. Elle enveloppa tant bien que mal l’enfant, en lui faisant des langes de ses propres vêtements. Puis elle voulut qu’il y eût un signe qui lui permît un jour de reconnaître son fils. Elle prit le bras de l’enfant et, à l’aide d’une aiguille, elle traça sur ce bras des lettres formant le nom de San-Syeng. Puis elle repassa ces lettres avec de l’encre de Chine. Enfin, détachant la bague qu’elle portait au doigt, elle la glissa dans les langes qui emmaillottaient l’enfant. Cela fait, elle se mit en route avec la sœur. Elles devaient d’abord aller jusqu’à la ville voisine déposer l’enfant au coin d’une rue, puis revenir au temple.

Bientôt Tjeng-Si aperçut les premières maisons de la ville où elle devait se séparer de son fils. Ainsi, cet enfant dont elle et son mari avaient depuis si longtemps souhaité la naissance, il lui fallait l’abandonner, comme si elle eût été une mère dénaturée ! En quelques jours elle avait épuisé la coupe des malheurs. Son mari assassiné sous ses yeux ; son fils laissé au coin d’une rue. Tous ces sentiments agitaient convulsivement le cœur de la pauvre mère. Plus morte que vive, elle déposa à terre son enfant après l’avoir embrassé une dernière fois. Faisant un dernier appel à son courage, elle s’éloigna en versant des larmes abondantes, que les vagissements du pauvre petit venaient encore redoubler.

Elle marchait avec beaucoup de peine, brisée par tant d’émotions et de chagrins. La religieuse écoutait ses plaintes, se sentant elle-même émue jusqu’au fond du cœur.

— Priez le ciel, dit-elle à Tjeng-Si. Vous retrouverez un jour votre fils. Oui, il vous sera rendu quand il sera homme. Je vous en donne l’assurance. Mais, résignez-vous à cette longue séparation ; prenez courage.


IV


Cependant Sù-Roung, une fois les vapeurs de son ivresse dissipées, avait tout à coup pensé à sa captive. Il courut chez la vieille femme à laquelle il avait confié la garde de la veuve de San-Houni. Grand fut son étonnement de trouver la maison vide. Il eut beau se mettre en colère, crier, hurler, personne ne répondit à ses appels.

A la fin, suffoquant de rage, il alla trouver son frère.

— Avez-vous vu ces deux femmes ?

— Non. Je ne les ai pas encore aperçues depuis que je suis ici.

— Elles ont disparu, mais je saurai bien les retrouver.

Aussitôt Sù-Roung se met en route. Son frère le suit. Il redoute que Sù-Roung ne se laisse aller à un éclat, s’il parvient à rejoindre les fugitives. Sù-Yeng veut être là pour les protéger, s’il leur arrive malheur.

Marchant très vite, les deux frères arrivèrent bientôt sur les bords du lac dont nous avons déjà parlé. Là, ils virent les souliers de Tjeng-Si déposés sur la rive, et le cadavre flottant au milieu du lac.

Sù-Roung lui-même, très ému par ce spectacle, s’écria :

— La malheureuse s’est noyée !

— Mon frère, répondit Sù-Yeng, vous n’avez pas voulu m’écouter ; vous êtes puni. Vous avez voulu vous rendre maître de cette femme. Elle vous échappe malgré tous vos efforts. C’est un grand malheur pour nous !

— Vous allez dire que c’est de ma faute, reprit Sù-Roung avec rage. C’est vous le coupable. Pourquoi avez-vous laissé s’échapper ma captive ?

La dispute dura encore quelques temps, sur ce ton, entre les deux frères. Au lieu de retourner sur leurs pas, ils se dirigèrent vers la ville voisine. Ce furent eux qui aperçurent les premiers l’enfant que Tjeng-Si avait laissé là quelques instants auparavant. Très content de cette aventure, Sù-Roung prit le petit être, et l’emporta avec lui. Il le confia à une nourrice, en lui recommandant d’en prendre le plus grand soin.

Sù-Roung questionna à diverses reprises son frère au sujet de la disparition des deux femmes. Ne pouvant rien apprendre sur ce sujet, il n’en parla bientôt plus.

Maintenant, l’assassin de San-Houni consacrait tout son temps à l’éducation de l’enfant qu’il avait recueilli. Il le traitait comme s’il eût été son propre fils. Il faut dire que l’enfant ne lui donnait que des sujets de satisfaction. Il était très beau, très intelligent et se développait rapidement. Un jour, il demanda à Sù-Roung.

— Mon père, où donc est ma mère ?

— Ta mère, répondit Sù-Roung, très embarrassé par cette question, ta mère est morte quelque temps après ta naissance.

Sù-Roung conduisait lui-même à l’école son fils adoptif. Le jeune écolier ne tarda pas à se distinguer entre tous ses camarades. Ceux-ci ne furent pas sans en concevoir de la jalousie et du dépit. Pour se venger, ils ne trouvèrent rien de mieux, que de reprocher à leur condisciple de n’avoir pas de parents.

— Moi pas de parents, répondit l’enfant indigné. Mais j’ai encore mon père et, c’est un grand malheur pour moi si j’ai perdu ma mère sans avoir pu la connaître. Je ne vois pas ce que signifient vos reproches.

— Cela signifie que tu ne sais rien sur ton propre compte. Sù-Roung n’est pas du tout ton père. C’est tout simplement un brigand ; il t’a trouvé au coin d’une rue, et t’a recueilli.

Cette révélation troubla profondément l’enfant. Il en fit part à Sù-Roung.

— Ne t’inquiète pas de cela, mon enfant, lui répondit celui-ci. Tes camarades sont jaloux de toi, et inventent ces racontars pour te contrarier. Cela ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête.

Le fils de Tjeng-Si fut un peu rassuré par ces paroles. Mais d’autres circonstances éveillèrent de nouveau ses soupçons. Ce fut ainsi, qu’il découvrit par hasard le nom de San-Syeng inscrit sur son bras. Un autre indice lui fut fourni le jour où il trouva au milieu de vieux bibelots une bague. Il cacha précipitamment le précieux objet dans sa poche, et se dit en lui-même :

— Au fond, ce que mon camarade m’a dit est peut-être vrai.

A partir de ce moment, San-Syeng fut constamment préoccupé de savoir quels étaient ses véritables parents. Afin de mieux résoudre ce difficile problème, il résolut de voyager, pensant qu’il arriverait peut-être à retrouver la trace de ceux à qui il devait le jour.

Dès qu’il eut atteint sa dix-septième année, San-Syeng demanda à Sù-Roung la permission d’entreprendre un voyage, afin de perfectionner son instruction. Sù-Roung ne fit aucune opposition. Il eût mieux aimé que son fils adoptif eût un compagnon de route. Néanmoins, il consentit à laisser partir San-Syeng seul. L’absence du jeune homme devait durer deux ans.

Il y avait déjà plusieurs semaines que San-Syeng était en route, lorsqu’il arriva dans une ville où il ne comptait faire qu’un très court séjour. Jusque là, son voyage s’était passé sans incident. Maintenant le moment des aventures était arrivé. La première de ces aventures fut assez désagréable. San-Syeng s’était arrêté un moment dans la rue à voir jouer des enfants. Tout à coup notre voyageur tressaillit. Il venait d’entendre l’un des gamins demander à un de ses petits camarades :

— Connais-tu le voleur Sù Roung ?

— De nom, oui ; mais je ne l’ai jamais vu. À quel propos me demandes-tu cela ?

— C’est qu’on raconte une histoire extraordinaire sur le compte de ce personnage. Un de mes amis a été à l’école avec le fils, ou plutôt avec l’enfant adoptif de ce voleur. Il paraît en effet que Sù-Roung ayant trouvé cet enfant au coin d’une rue l’a emporté chez lui et l’a élevé. Grâce à ses rapines, cet homme est très riche. Il vient d’envoyer son fils adoptif faire un grand voyage. Voilà ce que m’a raconté mon camarade.

San-Syeng n’avait pas perdu un mot de cette conversation. Sa curiosité était excitée au plus haut point. Il s’avança vers l’enfant qui avait parlé de la sorte et lui demanda :

— Pardon mon ami, pourriez-vous me dire votre nom ? Connaissez-vous Sù-Roung.

— Monsieur, je ne connais cet homme que pour en avoir entendu parler souvent. Cette réponse ne satisfit guère San-Syeng. Cependant, croyant que l’enfant était intimidé, il ne voulut pas pousser plus loin son interrogatoire pour le moment, et s’éloigna.

San-Syeng arriva ensuite dans la ville de Tjen-Jou. Il décida d’y faire un séjour de quelques jours, afin de se reposer de ses fatigues. Avant de chercher un logement il se promena dans la ville pour en visiter les curiosités. Ses regards furent attirés par une grande maison, entourée d’un vaste jardin. Il se dirigea donc de ce côté, et s’arrêta tout à coup saisi d’admiration. Dans le jardin, il venait d’apercevoir une jeune fille d’une beauté extraordinaire. Impossible de s’approcher d’elle, car le jardin où elle se promenait était entouré d’un mur continu. San-Syeng s’en attrista. Il s’éloigna de quelques pas, mais, cédant à je ne sais quelle impulsion, il revint sur ses pas. La jeune fille était toujours là. Elle dirigeait sur le promeneur son regard candide ; ce qui causa au jeune homme une douce émotion. Il est vrai que ses yeux n’avaient jamais vu un pareil spectacle. Une figure ravissante, aussi fraîche qu’un fruit à moitié mûr ; des yeux dont l’éclat rivalisait avec celui des étoiles ; des cheveux qui retombaient dans le dos, semblables à des nuages disparaissant derrière une montagne. Ajoutez à cela, une main très petite, et une démarche plus légère que le vol d’un oiseau. L’émerveillement de San-Syeng était à son comble. Il ne quittait pas des yeux la jeune fille. Celle-ci, tout en se promenant, jetait de temps en temps un coup d’œil sur celui qui la contemplait.

San-Syeng était dans une véritable extase. Longtemps, il resta à la même place, après que la belle inconnue eut disparu. À la fin, il se décida à s’éloigner pour aller chercher un gîte. Il espérait aussi recueillir quelques renseignements au sujet de l’adorable apparition qui le tenait encore sous le charme. Aussi son premier soin, en arrivant à l’hôtel, fut-il de demander :

— A qui donc appartient cette maison qui est entourée d’un si beau jardin ? Son propriétaire est sans doute un personnage important ?

— Oui, c’est le domaine d’une famille très-riche, dont le chef, Yeng-Yen-Sa, est malheureusement mort. Les seuls habitants de cette grande maison sont la femme et la fille de ce seigneur.

— La fille est-elle mariée ?

— Non, Monsieur. Elle a à peine dix-sept ans.

La curiosité de San-Syeng était satisfaite pour le moment. Resté seul, il donna libre cours à ses pensées. D’abord il résolut de prolonger son séjour à Tjen-Jou. Il brûlait du désir de revoir sa belle inconnue. Chaque jour il allait se promener, durant des heures entières, aux environs du jardin où il avait aperçu pour la première fois la jeune fille à laquelle il pensait constamment. Hélas ! la jolie promeneuse restait enfermée chez elle. Notre héros en était triste à mourir. Un soir où son chagrin, ravivé encore par le souvenir de ses parents, l’étreignait d’avantage, il chercha à se distraire par la musique. Il prit donc une flûte, et revenant près du jardin, il improvisa la poésie suivante :

— « Fils du monde, je ne connais ni le ciel ni la terre[1].

« Je voyage seul, désespéré, cherchant en vain ceux qui m’ont donné le jour.

« Dans un jardin, il y a une fleur d’une beauté éclatante.

« Cette fleur je voudrais la cueillir, mais les branches qui la portent sont si hautes que je ne puis l’atteindre.

« Aussi mon désir le plus ardent serait de mourir et devenu papillon d’aller me poser sur cette fleur adorable. »

San-Syeng exécuta ensuite sur son instrument l’air auquel on pouvait adapter cette poésie. Il le fit avec beaucoup de sentiment.

Cependant, la jeune fille avait tout entendu. Profondément troublée, elle se demandait ce que pouvaient signifier les mots charmeurs qui avaient frappé son oreille.

— Si ce jeune homme, se dit-elle, ne connaît ni la terre ni le ciel, cela veut dire qu’il a perdu ses parents. S’il demande à être changé en papillon afin de pouvoir aller voleter auprès d’une fleur, c’est qu’il aime une jeune fille.

Très intriguée, elle envoya son domestique s’enquérir qui pouvait bien être l’auteur des vers qu’elle venait d’entendre. Quand elle fut au courant, elle se demanda immédiatement si son voisin n’était pas le jeune homme qu’elle avait vu quelques jours auparavant se promener auprès du jardin. Encore impressionnée de ce qu’elle venait d’entendre, elle prit son instrument de musique et improvisa à son tour les vers suivants :

— « Les araignées tissent leur toile, d’une branche à l’autre, au-dessus de la fleur. Le papillon ne vient pas.

« J’ai creusé un lac au milieu du jardin pour attirer les cygnes, mais c’est en vain.

« J’ai planté dans mon jardin un arbre pour servir de refuge au rossignol. Mais l’oiseau aimé reste insensible à mes appels, tandis qu’il accourt une foule d’oiseaux déplaisants.

« Aujourd’hui, cependant, j’ai entendu le chant du rossignol. Il est enfin arrivé, bientôt il sera près de moi.

« L’âge de seize ans, est la plus belle époque de la vie. Si je veux être heureuse, il ne faut pas que j’attende plus longtemps.

Ces paroles avaient rempli San-Syeng d’une émotion indicible. Elles lui semblaient une réponse à ses propres strophes, et il se sentait enivré de bonheur.

— Demain soir, se disait-il, mon âme sera satisfaite, car je viendrai ici, et verrai celle qui me charme ainsi.

Il rentra ; mais ce fut en vain qu’il chercha le sommeil.

De son côté, la jeune fille avait l’esprit très préoccupé de ce qui venait de se passer. Elle aussi s’endormit difficilement. Son père lui apparut dans un rêve, et lui dit : « Ma fille, il est descendu dans l’hôtellerie la plus proche de notre maison un voyageur sur lequel j’appelle ton attention. C’est le fils du savant San-Houni, le meilleur de mes amis. Je désire que tu épouses ce jeune homme ».

Comme elle objectait qu’elle ne connaissait pas ce personnage.

— Si ma fille, lui répondit son père. Tu l’as déjà vu au jardin. Il appartient à une très noble famille. Adieu ma fille.

La jeune fille voulut retenir son père ; mais, à son grand chagrin, ses efforts furent inutiles. Elle s’éveilla tout en larmes. Puis elle se mit à réfléchir au sujet de son rêve. — Comment me conformerai-je aux ordres de mon père, se demandait-elle. Il faut que je trouve un moyen pour entrer en relations avec ce jeune homme. J’irai au jardin ce soir, peut-être verrai-je celui que mon père m’a ordonné d’épouser.

Elle ne fut pas trompée dans son attente. Lorsqu’à la tombée de la nuit elle descendit dans le jardin, elle aperçut San-Syeng. Mais au lieu d’aller à la rencontre du jeune homme, elle rentra précipitamment dans la maison.

San-Syeng avait été stupéfait et désolé par cette brusque disparition. Désespérant de pouvoir parler à celle qu’il aimait, il résolut de lui écrire. Le lendemain soir, il retournait au jardin avec une lettre. De nouveau, la jeune fille lui apparut quelques minutes. Il passa devant elle et laissa tomber à terre la lettre qu’il avait apportée. Puis il sortit du jardin.

La jeune fille s’empressa de ramasser ce papier. Elle put y lire ce qui suit :

— Mademoiselle, excusez mon audace. Je n’ai que quelques mots à vous dire. Savez-vous ce que c’est que le papillon ? C’est un insecte qui recherche les fleurs. La nuit, attiré par la lumière des lampes qu’il prend pour des fleurs, il va se précipiter dans la flamme et en meurt.

— Voici une comparaison qui se rapporte directement à moi, pensa la jeune fille. Je répondrai demain soir à ce jeune homme.

Lorsqu’effectivement San-Syeng fut revenu au jardin, il vit la jeune fille lever par deux fois la main, et désigner du doigt la lune. Après cela, elle se retira.

San-Syeng rentra chez lui très intrigué. Elle m’a fait des signes, pensait-il, mais que signifient ces signes. Longtemps il réfléchit, faisant hypothèse sur hypothèse. À la fin, il se frappa joyeusement le front en s’écriant : « Je crois que j’ai trouvé. La jeune fille a levé deux fois la main. C’est qu’elle veut parler du nombre dix. Elle m’a du doigt désigné la lune, cela signifie le soir. Elle voulait me dire qu’elle m’attendait demain soir à dix heures. »

Il attendit avec impatience l’arrivée de la nuit suivante. Bien avant l’heure fixée, il était dans le jardin, se demandant avec anxiété s’il ne s’était pas trompé dans l’interprétation qu’il avait donnée aux signes de la jeune fille. À dix heures, celle-ci entrait dans le jardin. Elle s’avançait gaie et souriante, s’arrêtant pour prendre un brin d’herbe qu’elle mettait entre ses lèvres. On eût dit qu’elle jouait de la flûte, si doux était le son qui s’échappait de sa bouche. D’autres fois, elle ramassait une branche morte et s’amusait à en frapper les feuilles dont elle jonchait le sol. San-Syeng la contemplait avec bonheur et ne faisait pas un mouvement. On eût dit un chat guettant une souris. Arrivée à quelques pas de lui, la jeune fille s’arrêta comme effrayée, et fit un mouvement de recul. Alors San-Syeng s’avança vers elle. « Comme elle est belle », pensait-il. Telle était son émotion qu’il ne trouva pas un mot à dire. La jeune fille de son côté restait muette. « Il faudrait, pensait San-Syeng, que mes premières paroles pussent exprimer tout l’amour que j’éprouve pour elle, mais j’en suis incapable. De quel sentiment est-elle animée à mon égard ? Comment m’en rendre compte ? A-t-elle un cœur tendre et aimant, ou bien la méchanceté a-t-elle déjà pénétré dans cette jeune âme ? Ayons recours à un stratagème. »

Soudain, la jeune fille vit San-Syeng s’affaisser sur le sol. Sans un instant d’hésitation, elle se précipita à son secours, soulevant sa tête de ses mains, époussetant ses habits salis par la chute. Elle aida le jeune homme à se relever, et le conduisit à un banc qui se trouvait près de là.

Alors San-Syeng, comme s’il revenait à lui, dit : — Pardonnez-moi, Mademoiselle, je suis confus de toute la peine que je vous donne.

— Vous ne m’avez pas donné la moindre peine, Monsieur, répondit la jeune fille ; je suis très heureuse d’avoir pu vous être de quelque secours. Je vous demanderai seulement la permission de vous adresser une question. Où habitez-vous ?

— J’habite Nam-Hai, Mademoiselle.

— Y a-t-il longtemps que vous avez quitté cette ville ?

— Il y a six mois, à peu près, Mademoiselle.

— Et avez-vous vu beaucoup de choses intéressantes pendant votre voyage ?

— Oui, Mademoiselle.

— Vous avez sans doute encore vos parents ?

— Non, Mademoiselle, je les ai perdus depuis longtemps. Et vous, possédez-vous encore votre père et votre mère ?

— Mon père est mort et je vis avec ma mère. N’est-ce pas vous qui êtes venu jouer de la flûte, tout près d’ici, l’autre soir ?

— C’est moi, Mademoiselle. Ne m’avez-vous pas répondu sur votre instrument ?

— Si, Monsieur.

— Je vous en suis infiniment reconnaissant. Mon âme déborde pour vous d’une gratitude infinie. Vous avez daigné m’écouter, vous m’avez répondu, et ce soir vous me procurez le plus grand des plaisirs en me permettant de m’entretenir avec vous.

— Mais pourquoi, Monsieur, vous êtes-vous trouvé mal, tout à l’heure.

— Mademoiselle, c’est mon amour pour vous qui m’a fait perdre la tête. Oserai-je, à mon tour, vous demander pourquoi vous n’avez pas répondu à ma lettre ? Vous m’avez fait des signes ; j’ai compris que vous m’invitiez à revenir ce soir à dix heures. Etait-ce bien cela ?

— Oui, Monsieur, vous avez très bien deviné ma pensée. Savez-vous que vous avez fait preuve d’une grande intelligence ? Vous avez pris mon cœur, sans le moindre effort, comme le pêcheur qui attrape un poisson surpris de se voir ainsi capturé !

A ces mots, San-Syeng, prenant la main de la jeune fille, la couvrit de baisers.

— Je n’ai pas cherché à vous surprendre, Mademoiselle, lui dit-il. C’est mon amour seul, mon amour sans bornes pour vous qui m’a poussé à agir ainsi. Mais, il se fait tard. Votre mère pourrait s’apercevoir de votre absence et concevoir des inquiétudes. Séparons-nous. Demain, à la même heure, nous nous reverrons.

La jeune fille inclina la tête en signe d’assentiment et s’éloigna.

Dans sa chambre, elle songea longuement aux événements de la soirée. « J’aime ce jeune homme, pensait-elle ; il est si beau et a l’air si intelligent. En lui donnant mon cœur, je n’ai d’ailleurs fait que suivre les conseils de mon père. Aussi ne dois-je avoir aucun remord au sujet de ma conduite. Je me marierai avec celui que j’aime, accomplissant ainsi le vœu de mon père. »

Des réflexions analogues agitaient l’esprit de San-Syeng. « Comme elle est belle et bonne, se disait-il. Je l’aime éperdûment. Jamais je ne pourrai attendre jusqu’à demain soir pour la revoir. Que cette nuit et cette journée vont me paraître longues ! »

Les heures passèrent cependant, et le moment vint pour San-Syeng d’aller retrouver la jeune fille à laquelle il avait donné son cœur. Elle vint à lui la figure rayonnante de joie et de bonheur. Après qu’ils eurent échangé quelques paroles, la jeune fille dit à San-Syeng.

— Rentrons à la maison. Nous serons beaucoup mieux pour causer. Je vous recevrai dans ma chambre, où personne ne nous dérangera.

— Mais ne craignez-vous pas que votre mère ne s’aperçoive de quelque chose ?

— Ma mère est très âgée et très faible ; nous n’avons rien à redouter d’elle.

San-Syeng suivit la jeune fille. Il fut frappé d’admiration, en voyant avec quel goût et quelle intelligence elle avait arrangé sa chambre. Il lui en fit ses compliments et ajouta : — Comme vous êtes heureuse.

— Et vous, Monsieur, n’êtes-vous pas heureux ?

— Hélas, j’ai perdu mes parents et je suis seul sur terre. La vie n’a pas de charmes pour moi. Vous m’avez causé le premier plaisir de ma vie et je vais être obligé de repartir.

— Pourquoi voulez-vous repartir. Ne m’avez-vous pas dit que vous m’aimiez ?

— Oui, je vous aime de toutes mes forces. Mais c’est un nouveau malheur pour moi, puisque je ne pourrai jamais vous épouser.

— Que dites-vous là, mon ami ?

— Je ne pourrai jamais vous épouser parce que vous êtes riche, tandis que moi je n’ai aucune fortune.

— Fi, le méchant, dit la jeune fille, en attirant à elle San-Syeng. Ne savez-vous pas que je vous aime et que rien ne m’empêchera d’être votre compagne ? Unissons-nous dès maintenant. Ne me quittez plus. Restez près de moi cette nuit, ma mère ne s’apercevra de rien.

Leurs lèvres s’étaient unies en un long baiser. L’amour les tenait tout entiers et ils s’abandonnèrent l’un à l’autre. Au matin, San-Syeng se retira. Il se considérait comme le plus heureux des hommes, et se promettait de n’épargner aucun effort pour rendre l’existence agréable à celle qui avait si tendrement accepté d’être sa compagne.

Chaque soir, le jeune homme se rendait auprès de son épouse. Une nuit, la mère, ne pouvant dormir, se leva et se promena dans toute la maison. En passant devant la chambre de sa fille, elle entendit, au milieu d’un bruit de baisers, sa fille qui parlait avec quelqu’un. Immédiatement, elle entra dans une grande colère. Elle voulut ouvrir la porte, mais n’y réussit pas. Elle appela alors un domestique et lui dit :

— Prends un sabre et viens te placer devant cette porte. Tu tueras la première personne qui sortira de la chambre.

San-Syeng et son épouse n’avaient pas entendu ces paroles. Ils s’étaient endormis. La jeune femme eut de nouveau un rêve dans lequel elle vit son père. « Ma fille, lui dit celui-ci ; vous courez un grand danger. La vie de ton mari est menacée. Lève-toi et va voir ce qu’il y a derrière la porte. Trouve un moyen pour faire échapper ton époux et donne-lui mon cheval favori pour qu’il puisse prendre la fuite ; tu lui remettras aussi mon sabre. Vous serez séparés quelque temps, mais vous vous retrouverez. »

Réveillée, la jeune femme alla doucement ouvrir la porte. Elle aperçut le domestique.

— Que fais-tu là, ainsi armé ? lui demanda-t-elle.

— Je monte la garde, sur les ordres de votre mère, et je dois tuer la première personne qui sortira de votre chambre.

— Mais, ma mère est folle. Il n’y a personne chez moi. Je voulais justement aller te réveiller pour te demander d’aller faire une commission. Je voudrais écrire, et ne possède plus une seule feuille de papier. Veux-tu aller m’en chercher ?

— Je ne puis m’éloigner d’ici, Mademoiselle.

— Pourquoi cela ? Si tu as peur que le prisonnier imaginaire de ma mère ne s’échappe, laisse-moi ton sabre. Je te remplacerai pendant que tu iras chercher ce que je te demande. » Le domestique se laissa persuader. À peine fut-il parti, que la jeune femme courut vers son époux et lui dit : « Lève-toi vite, sans quoi tu es perdu. Ma mère s’est aperçue qu’il y avait quelqu’un chez moi et a placé devant ma porte un domestique chargé de tuer la personne qui sortirait de ma chambre. Va m’attendre dans le jardin. »

San-Syeng se leva en toute hâte et descendit au jardin. Le domestique revint à ce moment. Il reçut l’assurance que personne n’était sorti de la chambre dont il devait garder la sortie.

— Je vais me promener au jardin, ajouta la jeune femme.

Elle se rendit d’abord à l’écurie et détacha le cheval dont lui avait parlé son père. Elle l’amena à San-Syeng. Avant de se quitter, les deux époux s’embrassèrent longuement. Ils pleuraient amèrement d’être forcés de se séparer ainsi. La jeune femme avait pris tous ses bijoux, ainsi que l’argent qu’elle possédait. Elle remit ces objets à San-Syeng, en même temps que le sabre favori de son père. San-Syeng dut accepter de force tout cela. Il détacha de son doigt la bague qu’il avait jadis trouvée sans en connaître la provenance.

— Prends ce souvenir, dit-il à la jeune femme. C’est le gage certain de mon amour. Tant que je vivrai je ne penserai qu’à toi, et j’espère bientôt revenir te chercher. J’irai à la capitale, puis je me remettrai en route pour te rejoindre. Adieu.

Il s’éloigna tristement, tandis que la jeune femme, le suivant des yeux, versait des larmes abondantes. Elle le vit s’engager dans un bois :

— Que ne puis-je incendier cette forêt, s’écria-t-elle. San-Syeng avait à contourner une montagne.

— Je voudrais que ces montagnes fussent précipitées dans la mer, se disait la malheureuse. Au moins pourrais-je encore voir mon époux.

Longtemps elle resta à la même place, en proie à la plus profonde douleur. À la fin, elle se décida à regagner sa chambre, suivant toujours en esprit San-Syeng qui galopait vers la capitale. Il y arriva au moment même où une grande effervescence régnait dans la population, à la suite de la mort du roi et de l’exil du jeune prince dans l’île de Tchio-To ; événements dont il sera parlé dans le chapitre suivant.


V


C’était le premier ministre, Ja-Jyo-Mi, qui avait été la cause première de tous les malheurs arrivés à Sùn-Hyen et à San-Houni. Ce personnage n’ayant plus personne à redouter jouissait maintenant d’un pouvoir absolu. Le roi avait en lui la confiance la plus entière, et se reposait sur lui de tous les soins du gouvernement. Ja-Jyo-Mi en avait profité pour donner toutes les fonctions importantes à ses créatures. C’est ainsi qu’il se débarrassa d’un général qui lui était hostile et le remplaça par un de ses plus dévoués partisans. Tant de puissance ne satisfaisait pas encore l’ambitieux ministre. Pourquoi n’irait-il pas jusqu’au bout, et ne s’assoirait-il pas sur le trône ? Pour le moment ce n’était qu’un rêve, mais Ja-Jyo-Mi espérait bien le réaliser un jour. Il attendait une occasion favorable. Celle-ci ne tarda pas à se présenter.

Le roi tomba subitement malade. Son état était si grave que les médecins durent avouer leur impuissance à guérir le monarque. Ce dernier ne se faisait pas d’illusions. Il sentait la mort l’effleurer de son aile, de son aile faite des larmes de l’humanité. Quelques instants avant de mourir, il manda le premier ministre, auquel il parla de la façon suivante :

— Je vais mourir. Mon plus grand regret est de laisser un fils trop jeune encore pour bien gouverner le pays. Les factieux vont profiter de la situation pour troubler le royaume. Et pourtant je veux que mon fils me succède sur le trône. Aussi j’attends de vous une dernière preuve de dévouement. Promettez-moi de faire profiter cet enfant de vos conseils ; apprenez-lui à gouverner en suivant le bon chemin ; achevez son éducation. »

Ja-Jyo-Mi jura solennellement qu’il observerait de point en point les dernières recommandations de son maître. Le moribond désirant voir son fils, ce dernier accourut. Le monarque serra tendrement l’enfant dans ses bras ; il semblait vouloir par lui se rattacher à la vie qui l’abandonnait. Mais l’heure fatale était arrivée. Le roi exhala son dernier soupir en un sanglot. Son fils, écrasé par la douleur, poussait des cris désespérés : « Oh ! mon père, mon seul soutien, pourquoi m’abandonnes-tu ? Pourquoi me quitter ? » A la fin il s’évanouit.

Le premier ministre qui avait assisté à cette scène, chercha à prodiguer au jeune prince d’hypocrites consolations. Ses paroles étaient loin de concorder avec ses pensées. La mort du roi le remplissait de joie, car elle rendait plus facile l’exécution du projet qu’il méditait depuis si longtemps.

Quand toutes les cérémonies des funérailles eurent été terminées, les gouverneurs des différentes provinces se réunirent. Il s’agissait de désigner le nouveau roi. Les gouverneurs portèrent leur choix sur le fils du roi défunt. Cette décision exaspéra Ja-Jo-Mi. Il protesta hautement, disant que le prince était trop jeune pour s’occuper des affaires du pays. Il fit un tableau effrayant de ce que serait le gouvernement en de pareilles mains, puis ajouta :

— D’ailleurs, le roi mourant m’a désigné pour gouverner jusqu’au moment où son fils sera capable de me remplacer.

Le premier ministre attendait un grand effet de cette communication. Les gouverneurs se contentèrent d’échanger entre eux des regards d’intelligence, et ne soufflèrent mot.

Cet accueil glacial ne pouvait laisser à Ja-Jo-Mi le moindre doute au sujet des dispositions des gouverneurs à son égard. Renonçant à la persuation, il résolut d’employer la force. Il fit venir le général dont le concours lui était assuré, et lui dit :

— Vous jetterez en prison tout gouverneur qui me sera hostile. » Le général, s’inclina en signe d’obéissance et de respect. Quoique très effrayés, les gouverneurs ne cédèrent pas à cette nouvelle intimidation. Alors Ja-Jo-Mi condamna plusieurs d’entre eux, et des plus influents, au bannissement. Personne ne pouvait s’opposer à l’exécution de ses ordres.

Ayant ainsi dompté l’opposition des gouverneurs, Ja-Jo-Mi s’en fut trouver le jeune roi.

— Prince tout puissant, dit-il en s’inclinant respectueusement, pardonnez-moi si j’ose troubler votre douleur. Le bien du peuple exige que je vienne vous entretenir de certaines choses dont je n’eusse pas sans cela voulu vous parler dès maintenant.

— Parle, dit le jeune roi.

— Vous n’ignorez pas que, d’après les règles établies par le grand philosophe Kong-Tji, nul ne peut régner avant d’avoir atteint un certain âge. Or, malgré votre haute intelligence et vos remarquables aptitudes, vous êtes encore trop jeune pour gouverner seul. Votre père, mon regretté maître, m’a prié, en mourant, de m’occuper des intérêts de l’Etat, en attendant que vous fussiez en mesure de le faire vous-même. C’est avec regret que je vous rappelle cette volonté dernière du roi défunt, car je ravive votre douleur. Mais j’espère que vous vous conformerez aux désirs de votre père et aux conseils de la philosophie.

Ja-Jo-Mi avait espéré convaincre le jeune prince en employant de pareils arguments. Grand fut donc son étonnement quand le nouveau roi lui répondit :

— Vous interprêtez à votre guise et dans votre intérêt les dernières paroles de mon cher père. Il vous a prié de me guider, de me conseiller ; mais non pas de me remplacer à la tête de l’Etat. Sachez que j’ai l’intention de gouverner par moi-même. Je n’ai rien à ajouter.

C’était un congé en bonne forme. Ja-Jo-Mi, feignant de se rendre aux ordres de son souverain dit, en se retirant à reculons : « Sire, il sera fait ainsi que vous l’ordonnez. »

Ainsi l’ambitieux ministre avait rencontré dans l’énergie du jeune roi un obstacle à l’exécution de son projet. Cependant il ne se découragea pas. Puisque le prince ne voulait pas lui céder la place de bon gré, il l’usurperait par la force. Rien n’était plus facile. Tous les fonctionnaires de la capitale étaient dévoués à Ja-Jo-Mi, car c’était de lui qu’ils tenaient leurs places. Le peuple n’était pas à redouter ; car il manquait de chefs. Un beau jour, le roi se vit arrêté et transporté à Tchyo-To. Le premier ministre avait ordonné que le prisonnier fût jour et nuit gardé à vue par les troupes. Et de fait, le prince déchu était l’objet de la surveillance la plus étroite.

Ja-Jo-Mi était pour le moment maître du terrain. Il espérait être bientôt complètement débarrassé du roi légitime, et finir tranquillement ses jours sur le trône qu’il avait traitreusement usurpé.

Ces évènements avaient jeté un trouble profond dans toute la Corée. Le peuple murmurait, mais sans oser manifester trop ouvertement son mécontentement. La conduite du premier ministre était l’objet de toutes les conversations. Dans les rues, il se formait des rassemblements où l’on discutait avec animation. Un jour que San-Syeng se promenait, il vit un de ces attroupements. Il s’empressa de rentrer à son hôtel et dit à Hang-tjoun (son propriétaire) qui avait autrefois occupé une position importante dans l’armée : Qu’est-il arrivé ? J’ai vu les habitants de cette ville, généralement très calmes, en proie à une surexcitation extraordinaire. Quelle en est la cause ?

— Comment, vous ne savez rien ? répondit Hang-tjoun. On dit que le premier ministre, qui jouissait d’une réputation détestable, vient de mettre le comble à son infamie en exilant le fils du roi défunt. Au lieu d’occuper le trône notre jeune prince est en prison.

San-Syeng fut consterné. N’écoutant que son noble cœur, il résolut de venir par un moyen ou un autre au secours de l’infortuné jeune roi.

Un rêve qu’il eut cette nuit là ne fit que le confirmer dans sa résolution. Il se vit abordé, en songe, par une personne qu’il avait déjà rencontrée au cours de son voyage et qui lui demanda son nom.

— Je m’appelle San-Syeng.

— Eh bien, j’appartiens à la même famille que vous ; je me nomme San-Houni ; j’ai été exilé de la capitale par Ja-Jo-Mi. Je devais me rendre à l’île de Ko-Koum-To, mais j’ai été assassiné en route par le voleur Sù-Roung. Ecoutez, j’ai quelque chose à vous demander. En ce moment, le fils du roi défunt est en exil à Tchyo-To. Il est, lui aussi, une victime de Ja-Jo-Mi. Allez à son secours.

San-Syeng répondit à son interlocuteur qu’il était tout à fait disposé à seconder le jeune roi. — Ne pourriez-vous pas, demanda-t-il ensuite, me donner quelques renseignements au sujet de ma famille ?

— Il m’est impossible de satisfaire votre désir pour le moment, lui fut-il répondu. Là-dessus, San-Syeng se réveilla. Il se rappelait son rêve dans ses moindres détails.

Quel était donc ce mystère qui planait sur Sù-Roung ? San-Syeng avait entendu traiter de voleur celui qu’il avait considéré comme son père, et maintenant on le lui représentait comme un assassin ! Tout cela donnait beaucoup à réfléchir au jeune homme. Cependant, le plus pressé pour le moment était d’aller au secours du jeune roi exilé. San-Syeng se mit immédiatement en route pour Tchyo-To.

C’était une île d’un abord assez facile. Mais, sur les ordres de Ja-Jo-Mi, personne ne pouvait débarquer sans une autorisation du premier ministre. San-Syeng tenta vainement de tromper la surveillance des soldats placés en faction. Il dut bien s’avouer que, pour le moment, il lui était impossible de pénétrer dans l’île. Sans se décourager, il résolut d’attendre, qu’une circonstance favorable lui permît de mettre son projet à exécution.


VI


Revenons sur nos pas. Le lecteur se souvient comment l’admirable Tcheng-Y, fille de l’infortuné Sùn-Hyen, avait consenti, pour procurer quelques ressources à son père, à être la victime que des marchands coréens devaient offrir à la mer Jaune.

Quand le bateau qui emportait la jeune fille eut gagné le large, les marchands, après s’être préparés à la prière, firent venir Tcheng-Y.

— Le moment du sacrifice est venu, lui dirent-ils. Auparavant, retirez-vous un instant. Purifiez votre corps, revêtez-vous de vos plus beaux habits. Nous vous attendrons ici.

Tcheng-Y se conforma ponctuellement à cet ordre. Bientôt elle reparut sur le pont. Fraîche comme une rose, on eût dit qu’elle s’en allait à l’hymen, et non pas à la mort.

Les marchands avaient dressé une grande table au milieu du pont. C’était la table du sacrifice, tendue de blanc. Au milieu un brûle-parfums laissait s’échapper les volutes bleues de la myrrhe ; à chaque extrémité de la table brûlait un cierge, dont la brise faisait vaciller la flamme.

La jeune fille fut placée entre les deux cierges, en face du brûle-parfums. Les marchands s’agenouillèrent et se mirent à prier. Tcheng-Y aussi élevait son âme au ciel. Non pas qu’elle regrettât pour elle-même de quitter la vie. Sa dernière pensée était pour son père qu’elle laissait seul sur terre.

Les prières terminées, la jeune fille, sans manifester la moindre émotion, se jeta résolument à la mer. Tandis que le bateau s’éloignait, Tcheng-Y, qui s’attendait à mourir en quelques secondes, s’aperçut avec stupéfaction qu’elle restait à la surface de l’eau. Dans sa chûte, elle avait rencontré un obstacle, et cet obstacle n’était autre chose qu’une gigantesque tortue de mer. L’animal continua à nager, sans paraître incommodé par ce fardeau imprévu. La jeune fille saisit cette chance inespérée de salut. Elle se laissait emporter par la tortue et éprouvait un tel sentiment de béatitude que bientôt elle s’endormit. Elle fit un rêve. Sa mère lui apparut, transportée là par un nuage. Elle lui dit : — Ma chère fille, sois sans crainte. Ecoute ce que je vais te dire, et surtout, suis bien mes conseils. Ne quitte pas la tortue qui t’a sauvé la vie avant qu’elle t’ait déposée sur un rivage. Sur ces mots l’apparition s’évanouit.

A son réveil, Tcheng-Y, en promenant ses regards de tous côtés, aperçut une île. Voilà sans doute ma demeure, se dit-elle. Mon rêve commence déjà à se réaliser. Suivons bien les indications que m’a données ma chère mère.

Cependant, la tortue, arrivée près du rivage, s’engagea dans un long souterrain et ne cessa de nager qu’au bout de quelques heures. La naïve Tcheng-Y, sautant alors à terre, ne put s’empêcher de dire : — Merci, tortue, mon sauveur. Tandis que l’animal regagnait la mer, la jeune fille essaya de se rendre compte de la situation dans laquelle elle se trouvait. Au milieu de cette obscurité profonde, elle fut, malgré elle, saisie d’une grande peur. Hélas ! disait-elle, malheureuse que je suis. J’ai échappé à la mort, mais pour un instant seulement. Comment sortir de ce souterrain. Tout à coup, elle fut comme éblouie par un rayon de soleil qui fusait à travers la voûte. Elle se dirigea de ce côté et aperçut, éclairée par ce rayon lumineux, deux jolies bouteilles. En évidence, une lettre à l’adresse même de Tcheng-Y. La jeune fille avait en peu de temps eu tellement d’aventures que cette étrange coïncidence ne l’étonna pas outre mesure. Elle marchait d’émerveillement en émerveillement. Rompant le cachet de la lettre, elle lut ce qui suit : Buvez le contenu de ces deux flacons. Grâce à l’un vous ne sentirez plus la fatigue causée par un si long voyage. L’autre éclaircira vos idées que vos aventures, en apparence étranges, ont sans doute troublées.

Tcheng-Y but les breuvages qu’elle avait devant elle. Aussitôt elle sentit la vigueur renaître dans son corps. Une lucidité parfaite se fit dans son esprit. Elle grimpa le long des parois de la voûte par où pénétrait le soleil. Quand elle se vit arrêtée, elle écarta de ses mains la terre qui lui faisait obstacle. Bientôt elle eut pratiqué une ouverture. La jeune fille, se hissant à travers cet orifice, se trouva dans le tronc creux d’un arbre gigantesque dont les racines plongeaient jusqu’au fond du souterrain.

Tcheng-Y se laissait inonder avec délices par la lumière éclatante du jour. Elle se voyait transportée dans un jardin enchanteur. Ce n’étaient qu’arbres à la luxuriante verdure, que fleurs épanouies caressées par l’haleine tiéde des papillons et des oiseaux mouches. L’air était embaumé d’enivrantes senteurs. Un grand mur servait de clôture à ce splendide jardin. Au centre, s’élevait une jolie maison, s’harmonisant délicieusement avec le reste.

Après quelques minutes de repos, la jeune fille, sauta d’un pied leste par dessus les ronces qui embarrassaient le tronc de l’arbre dans lequel elle se trouvait. Puis, elle se mit à marcher au hasard.

Or, cette jolie maison, ce jardin féerique, servaient de résidence et de lieu de promenade au jeune roi que le premier ministre, Ja-Jo-Mi, avait de sa propre autorité exilé, comme nous l’avons vu plus haut. Il y avait déjà plusieurs mois que cette captivité durait. Le jeune prince, en proie à la plus profonde douleur, ne pouvait détacher sa pensée du souvenir de ses parents. Sans cesse, il songeait à son père, à sa mère, qui tous deux l’avaient entouré d’une si tendre affection. Quelquefois il envisageait l’avenir. Il ne voyait d’autre issue à la situation dans laquelle il se trouvait, que la mort.

Pourquoi tiendrait-il à la vie ? Cette solitude éternelle n’était elle pas le plus cruel des supplices ? Oui, il valait mieux mourir de suite, pensait le jeune prince, si triste qu’à son approche les oiseaux cessaient de chanter.

Ce jour là, il était fermement résolu de mettre à exécution son lugubre dessein. Tous les préparatifs étaient faits. Une corde solidement fixée à une branche d’arbre d’un côté, passée autour du cou du jeune prince à l’autre extrémité, tel devait être l’instrument de délivrance. La malheureuse victime de Ja-Jo-Mi fait ses dernières prières. Dans quelques minutes son corps se balancera dans l’espace… Mais le jeune prince hésite…

Il vient d’apercevoir, à quelques pas de lui, une jeune fille qui, semblable à une blanche apparition, se promène dans les allées ombreuses du jardin.

— Quelle est cette jeune fille ? se demande le prince. Ne suis-je donc pas seul ici ? Je veux éclaircir ce mystère.

Il renonce à l’idée de mourir ; sa tristesse se dissipe. La vue seule de la jeune fille opère cet effet. Il détache la corde qui lui serrait le cou, et se met en mesure de rejoindre la charmante apparition. Peine perdue ! La jeune fille, tournant autour d’un arbre, disparaît tout à coup comme par enchantement.

Le jeune prince était vivement intrigué. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Mais non, ses yeux avaient bien vu. Comme la nuit commençait à tomber, le prisonnier rentra dans sa maison. Il chercha le sommeil, mais toute la nuit il fut hanté du souvenir de la jeune fille qu’il avait aperçue dans le jardin.

Aussi, le jour à peine venu, le jeune prince s’habilla en toute hâte et se rendit dans le jardin.

Un papillon voletait autour de lui. Il voulut le prendre, mais n’y réussit pas. S’obstinant, le jeune prince se mit à courir après le papillon, le suivant dans ses mille et mille détours. Tout à coup l’insecte disparut. Il s’était engagé dans le tronc creux d’un arbre. Le jeune homme avait fort bien suivi ce manège, et certain maintenant de tenir sa proie, il s’avançait la main ouverte. Il s’attendait à voir un papillon, ce fut une jeune fille qu’il aperçut. Telle fut la surprise de l’adolescent qu’il se jeta d’abord en arrière. Mais, réprimant bien vite ce mouvement instinctif, il s’avança vers la jeune fille et lui dit.

— Excusez-moi, Mademoiselle, de vous avoir dérangée dans votre retraite. Cela m’est arrivé tout à fait par hasard. Je poursuivais un papillon qui s’est réfugié dans le tronc creux de cet arbre, et c’est en voulant m’emparer de cet insecte que je vous ai aperçue.

Tcheng-Y avait besoin d’entendre ces paroles pour être rassurée. À la vue du jeune homme elle avait été saisie d’une peur extraordinaire, et son émotion l’empêchait de parler. Le jeune roi reprit :

— Je suis désespéré de vous avoir effrayée. Remettez-vous, Mademoiselle. Oserai-je vous demander où vous habitez ?

— Je n’ai ni parents, ni patrie, Monsieur. En me promenant au bord de la mer, je suis tombée à l’eau. Une tortue me reçut sur son dos et me transporta dans cette île, où je me trouve depuis plusieurs jours.

— Je suis comme vous orphelin, reprit le jeune roi. Fils du défunt roi de la Corée, je me suis vu, à la mort de mon père, exilé par le premier ministre Ja-Jo-Mi. Nous sommes tous deux bien malheureux, Mademoiselle. Mais, vous déplairait-il de venir un instant vous reposer dans ma maison ?

— Merci, de tout cœur. Mais puisque vous êtes prisonnier, vous ne devez pas avoir la liberté de vos actions.

— Détrompez-vous, Mademoiselle. Il est bien vrai que je suis prisonnier, mais personne ne trouble ma solitude. On a pensé que derrière ces hautes murailles, autour desquelles on a disposé de nombreuses troupes, il était inutile de m’infliger d’autres gardiens. Vous pouvez me suivre sans crainte. Venez, cela vous distraira un peu.

Tcheng-Y suivit le jeune homme. La main dans la main, ils se dirigèrent vers la maison qui servait de résidence à l’exilé. En route, ils échangèrent quelques paroles.

— Voici votre chambre, dit le jeune roi, je vous laisse.

Tcheng-Y, demeurée seule, réfléchit à ce qui venait de lui arriver. Ce jeune homme est charmant, et d’une amabilité exquise, pensait-elle. Comme moi, il a eu de grands malheurs. De son côté Ki-si, qui avait totalement oublié qu’un instant auparavant il était décidé à mourir, ne songeait qu’à la jeune fille. Il fut tiré de sa rêverie par l’arrivée du gardien qui venait chaque jour lui apporter sa nourriture.

— C’est bien, dit le jeune roi : déposez tout cela sur cette table, et retirez-vous. Je me servirai moi-même aujourd’hui.

Quand le gardien se fut retiré, Ki-si alla trouver la jeune fille.

— Voulez-vous partager mon dîner ? lui demanda-t-il ?

— Mais oui, Monsieur.

Ils se mirent à table.

— Comme je suis heureux de prendre mon repas en votre société ! dit le jeune prince.

— Pourquoi cela, Monsieur ?

— Parce qu’il y a si longtemps que je vis seul ici.

— Oui, je comprends tout ce que cela doit avoir de pénible pour vous.

Leur conversation continua sur ce ton. Le repas terminé ; ils descendirent dans le jardin. Le jeune roi raconta tous ses malheurs à Tcheng-Y, qui très émue, lui répondit :

— Ne vous chagrinez pas, mon ami. Prenez patience. Plus tard, remonté sur le trône, vous oublierez tous ces mauvais moments.

— Non, dit le jeune homme, je ne serai jamais roi. Ja-Jo-Mi me fera tuer.

Tcheng-Y, lui donnant gentiment une petite tape sur la joue, dit :

— Cessez de vous désoler. Vous verrez que l’avenir vous sourira.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs jours. Un après midi, les deux jeunes gens étaient allés s’asseoir comme de coutume sur un banc dans le jardin. Le jeune prince, riant dédaigneusement, désigna du regard à Tcheng-Y des tombes éparses dans l’herbe ensoleillée.

— Pourquoi riez-vous ainsi ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ? répondit-il, doucement et comme dans un songe. Je ris en songeant à la vie qui n’est qu’une longue suite d’amertumes et de regrets et qui dure si peu ! Telles les mouches qui volent le temps d’un rayon de soleil, tels nous ne vivons qu’un instant ! Nous recherchons les honneurs, la gloire, que sais-je ! A quoi bon, puisque la mort qui nous réunit tous en son grand linceul pâle doit nous égaliser. L’amitié et l’amour devraient seuls nous lier les uns aux autres.

Il se tut, et promena ses yeux tristes tout à l’entour de lui. Le contraste entre ses propres sentiments et l’aspect de la nature était frappant. La tristesse la plus profonde emplissait son cœur. Tout, au contraire, dans la nature semblait respirer le bonheur. Partout des fleurs épanouies, des oiseaux et des insectes s’ébattant amoureusement.

Le jeune roi, sa tête effleurant presque la coquille de nacre ambrée qui était l’oreille de la jeune fille poursuivit :

— Vous voyez ce papillon, là-bas ! Il butine une petite fleur blanche. Ne dirait-on pas qu’il s’enivre de son parfum, et ne croirait-on pas voir un baiser effleurant deux lèvres roses ? Ah ! les animaux sont bien plus heureux que nous.

Tcheng-Y était pensive. Elle songeait aux malheurs qui avaient amené le jeune prince à faire si peu de cas de la vie. Mais en même temps, elle se disait que pour voir ainsi partout l’amour dans la nature, son âme ne devait pas être insensible à ce doux sentiment. Peut-être était-elle aimée de son compagnon.

Elle lui dit : Chassez votre chagrin. Vous ne serez pas toujours malheureux. Le printemps succède à l’hiver, les rires aux larmes. Parfois la lune brille, la lune qui aime le soleil et qui dans la nuit le suit. La pluie s’annonce ; déjà la terre est humide.

Le soleil tombait à l’horizon dans une brume d’or. Partout s’annonçait l’heure du repos. Les oiseaux s’envolaient vers leurs nids, frôlant les branches de leur aile. Un grand silence s’étendait sur la nature entière. Alors le jeune prince, dit, en prenant la main étroite et fine de Tcheng-Y :

— Je vous aime.

— Je vous aime, répondit la jeune fille.

Après ce doux aveu, ils restèrent encore longtemps côte à côte, sans prononcer une parole. Tous deux s’abîmaient dans une profonde rêverie, songeant à leur amour réciproque.

Quand ils furent rentrés et qu’ils eurent terminé leur repas, Ki-si dit à la jeune fille.

— D’ordinaire, ce sont les parents qui marient leurs enfants. Orphelins tous deux, comment ferons-nous pour nous unir ?

— Procédons nous mêmes à notre mariage, répondit la jeune fille.

— Eh bien ! nous allons préparer la cérémonie.

Ils dressèrent une grande table qu’ils couvrirent d’étoffe rouge, deux cierges[2], deux vases remplis de fleurs[3], une aiguille et du fil[4], un brûle-parfums, ornaient cet autel improvisé devant lequel les deux fiancés s’agenouillèrent pour prier.

Ensuite, ils burent au même verre le vin du sacrifice.

La cérémonie était terminée. L’amour les conviait aux nuptiales tendresses. Les jours suivants virent les jeunes mariés goûtant un bonheur ineffable.

Mais une nuit le jeune prince eut un songe. Il vit une bouteille, cassée à sa partie supérieure ; un sang rouge s’en échappait. Réveillé en sursaut, Ki-si effrayé éveilla sa compagne : « Ja-Jo-Mi va me tuer, dit-il dans un sanglot. Je vais te quitter ma chère âme. Ecoute ce que j’ai rêvé ».

A son tour, Tcheng-Y se laisse aller au désespoir. « Sauvons-nous, dit-elle. Nous incendierons votre demeure et nous gagnerons la mer. Ja-Jo-Mi vous croira mort ».

— Non, dit le jeune roi, c’est inutile ; j’ai fait un rêve qui m’annonce un malheur auquel je chercherais en vain à échapper.

— Mais j’y songe, reprit Tcheng-Y. Tu as tort de t’alarmer de ce rêve, il n’a pas le sens que tu lui attribues. Quand on a cassé le col d’une bouteille on la porte religieusement par le fond, comme une statue. C’est ainsi que tes peuples t’apporteront le bonheur, et le sang qui dégoutte de la bouteille figure la pourpre qui te sera dévolue…

Cette explication ne tranquillisa qu’imparfaitement Ki-si. Néanmoins il dit à Tcheng-Y.

— Eh bien, partons ! que le feu consume ce lieu où j’ai pleuré mon malheur.

Ayant allumé des brasiers aux divers coins de la maison, ils s’élancèrent dans le jardin. Ils se dirigèrent vers l’arbre dans lequel Ki-si avait trouvé sa future compagne. Par-là, ils descendirent dans le souterrain. Bientôt ils furent au bord de la mer.

Comment aller plus loin ? Ils n’avaient pas de bateau. Le jeune roi, plutôt que de tomber entre les mains de Ja-Jo-Mi, résolut de mourir sur le champ. Il s’élance à la mer. Prompte comme l’éclair, Tcheng-Y avait retenu son mari par ses vêtements. Elle lui fit de tendres reproches.

— Pourquoi veux-tu m’abandonner. Ne dois-je pas te suivre partout, même au fond de la mer. Si tu es décidé à mourir, mourons ensemble.

— Non, mon amie. Vois, tu es jeune ! Je t’ai rencontrée par hasard ; il n’est pas juste que ta destinée soit liée à la mienne. La vie pour toi peut être encore heureuse. Laisse-moi te quitter, laisse-moi mourir seul.

Mais Tcheng-Y s’attache désespérément à son époux. Elle veut le suivre dans le noir gouffre ; elle cherche même à l’y précéder.


VII


Il y avait déjà plusieurs mois que San-Syeng attendait vainement l’occasion de pénétrer dans l’île de Tchyo-To, lieu d’exil du jeune roi. Il commençait à se décourager, quand il eut un nouveau rêve. Ce fut San-Houni qui apparut au jeune homme pour lui dire : — Prends un bateau ; rends-toi à l’extrémité méridionale de l’île. Tu y trouveras le jeune roi avec son épouse. Mais, hâte-toi, sans cela tu ne trouveras plus le prince vivant.

Sur la foi de ce nouveau songe, San-Syeng se mit immédiatement en devoir de se rendre à l’endroit qui lui avait été désigné. Avant même d’aborder, il aperçut sur le rivage un homme et une femme, tous deux très jeunes, se parlant avec beaucoup de vivacité. Il crut distinguer à quelques mots qu’une brise, légère comme un baiser, lui apporta qu’un grave désaccord avait éclaté entre les deux jeunes gens. S’approchant d’eux, il leur demanda poliment :

— Pourquoi vous querellez-vous ainsi, alors que le printemps vous sourit si agréablement ?

Ki-si répondit :

— Nous voulions traverser la mer ; mais n’ayant pas de bateau et dénués de toute ressource nous cherchons à mourir. Mais je ne veux pas que ma tendre compagne me suive dans mon trépas, tandis qu’elle, au contraire, veut à tout prix mourir en même temps que moi. C’est pour cela que nous nous disputons.

— Laissez-là vos lugubres idées, repartit San-Syeng. Ne songez plus à mourir. Je mets mon bateau à votre disposition et vous conduirai où vous voudrez.

— Merci, vous nous sauvez la vie, s’écria Ki-si.

Aussitôt le jeune roi et son épouse montèrent dans l’embarcation. San-Syeng leur fit rapidement traverser le bras de mer qui sépare l’île de Tchyo-To de la ville de Tchang-Yang.

Quand on fut arrivé, Ki-si demanda à San-Syeng, de vouloir bien lui indiquer un endroit où il pourrait passer la nuit avec sa femme.

San-Syeng proposa aux deux époux de descendre dans le même hôtel que lui ; ce qu’ils acceptèrent.

Jusqu’ici le rêve de San-Syeng s’était parfaitement réalisé. Il ne lui restait qu’à s’assurer si les deux jeunes gens qu’il avait ramenés étaient bien ceux que San-Houni lui avait désignés. Mais ce n’était pas facile. Il ne fallait pas songer à demander aux jeunes époux des renseignements sur leur propre compte. Ils avaient trop intérêt à cacher la vérité. San-Syeng résolut d’attendre que le hasard vînt éclaircir ses doutes.

Pendant que les jeunes gens s’enfuyaient, la maison que le jeune prince avait habitée depuis son départ de la capitale était la proie des flammes. Le gardien, préposé au service de Ki-si, courut immédiatement avertir de ce qui se passait le général que Ja-Jo-Mi avait chargé de garder l’île de Tchyo-To. Le général, très inquiet, ordonna de redoubler de surveillance autour du mur qui entourait le jardin. On devait arrêter toute personne qui essaierait de sortir.

D’autres soldats reçurent mission d’aller combattre l’incendie. Il était trop tard. La maison ne formait plus qu’un immense brasier.

— Qu’on cherche partout le fils du roi, ordonna le général. S’il n’est pas mort, il doit être caché dans le jardin. Qu’on fouille dans tous les coins et recoins.

Ce fut sans succès. Le général en conclut que le prisonnier avait péri dans les flammes. Il le fit immédiatement savoir à Ja-Jo-Mi.

A cette nouvelle le premier ministre éprouva une vive joie. La mort du roi légitime écartait le dernier obstacle à l’exécution de son plan. Aussitôt il manda près de lui le général qu’il avait envoyé à Tchyo-To. Le général accourut.

— Quel bonheur ! lui dit Ja-Jo-Mi. Un évènement aussi heureux pour nous mérite d’être fêté. Faites préparer un grand banquet, auquel tous nos amis seront conviés.

Tous les partisans de Ja-Jo-Mi étaient transportés d’aise. Ils entrevoyaient avec délices une ère de fêtes et de débauches. Ils chantaient bien haut la gloire de Ja-Jo-Mi, le futur roi de Corée. Le peuple au contraire murmurait ; mais la crainte du tyran l’empêchait d’exhaler trop haut ses plaintes.

Ki-si, que Ja-Jo-Mi croyait mort, était toujours dans la ville de Tchang-Yang. Un jour qu’il causait avec San-Syeng, le propriétaire de l’hôtel vint en courant leur dire :

— Il règne une animation extraordinaire dans la rue. De nombreuses troupes, se rendant, à la capitale, viennent d’arriver.

— Qu’y-a-t-il de surprenant à cela ? demanda San-Syeng.

— C’est que ces troupes avaient été chargées de garder notre jeune roi exilé dans l’île de Tchyo-To. Il paraît que l’infortuné prince a péri dans les flammes. C’est pour cela que le général chargé de la surveillance du prisonnier ramène ses troupes. Le peuple déteste Ja-Jo-Mi, qui a pour lui l’armée, et qui fait peser un joug de fer sur la Corée. De là, cette émotion qui s’est emparée de tout le monde à la vue de ces troupes.

— Détestez-vous aussi Ja-Jo-Mi, demanda San-Syeng à l’hôtelier.

— Comme tout le monde, Monsieur.

— Oui, mais il ne me paraît pas facile de renverser Ja-Jo-Mi. Celui-ci a le secours de l’armée qui n’aime pas le peuple.

— Vous vous trompez, Monsieur. Les seules troupes vraiment dévouées au premier ministre sont celles de la capitale. Les autres lui sont hostiles. Ainsi, la garnison de notre ville, ainsi que le mandarin, sont opposés à Ja-Jo-Mi. Si notre mandarin adressait un appel aux troupes qui sont ici et que son exemple fût imité par les autres mandarins, on pourrait facilement entrer en lutte avec Ja-Jo-Mi et ses partisans.

— Mais Ja-Jo-Mi une fois renversé, qui mettra-t-on sur le trône ?

— Oui voilà le point difficile. Le fils du roi est malheureusement mort. Peut-être cependant trouvera-t-on un membre de la famille royale pour prendre le pouvoir.

— Et si, par hasard, il n’était pas vrai que le fils du roi soit mort ?

— Rien ne serait plus simple que de lui donner la succession de son père.

— Vous raisonnez parfaitement, reprit San-Syeng. Vous jouissez d’un grand crédit auprès du peuple et êtes l’ami du mandarin. Voulez-vous que nous tentions l’entreprise ?

— Très volontiers, répondit l’hôtelier. Nous allons tout combiner. Mais, il faut que je vous quitte un instant.

Resté seul avec Ki-si, San-Syeng lui demanda :

— Voulez-vous vous réunir à nous pour combattre Ja-Jo-Mi ?

A cette demande le prince, qui depuis quelques instants semblait en proie à un malaise étrange, s’abattit sur le sol, évanoui.

San-Syeng s’empressa de prodiguer ses soins au jeune prince. Celui-ci semblait inanimé et était incapable de proférer le moindre son. Alors San-Syeng appela Tcheng-Y, qui accourut effrayée auprès de son mari. Le fils de San-Houni lui expliqua ce qui s’était passé. La jeune femme, se jetant sur le corps de son mari, l’arrosait de ses larmes. San-Syeng, profondément ému par ce spectacle, dit à Tcheng-Y :

— Au nom du ciel, Madame, dites-moi qui vous êtes !

— J’ai confiance en vous Monsieur. Vous nous avez une première fois sauvé la vie. Je vais vous dire la vérité. Mon mari n’est autre que le fils du roi, la victime de Ja-Jo-Mi. Je l’ai connu par hasard. Tombée à la mer, j’ai été sauvée par une tortue qui m’a transportée dans l’île qu’habitait le prince. Je suis devenue sa femme, et nous avons quitté ensemble notre prison. C’est vous qui nous avez sauvés et transportés ici. Voilà notre histoire. Vous comprenez tout, n’est-ce pas, maintenant ?

Cependant le jeune roi avait recouvré ses sens. Alors, San-Syeng, se retirant à reculons jusqu’auprès de la porte, dit :

— Sire, excusez mon impatience.

Ki-si, voulut le retenir.

— Non Sire. Il faut avant tout que vous me pardonniez la familiarité avec laquelle je vous ai traité jusqu’ici. Mon excuse est que j’ignorais à quels augustes personnages je parlais. Maintenant que je sais tout, il n’est plus admissible que je reste dans cette chambre en même temps que vous.

A ce moment même, le propriétaire de l’hôtel, vint à passer devant la porte de la chambre où se trouvaient Ki-si et sa femme. San-Syeng le mit au courant de tout. L’hôtelier, se prosternant la face à terre, dit :

— C’est un honneur sans égal pour moi de loger vos Majestés.

Immédiatement il courut prévenir le mandarin. Celui-ci était au comble de l’étonnement ; mais avait de la peine à dissimuler sa joie. Immédiatement, escorté de nombreuses troupes, il se rendit à l’hôtel où le roi était descendu. Les soldats entourèrent la maison, tandis que le mandarin, en grand costume, allait présenter ses hommages au souverain.

Le prince lui fit le meilleur accueil. Il avait à ses côtés San-Syeng qui, après avoir adressé un compliment au roi, dit au mandarin :

— Il faut mener votre souverain au To-ouone (palais du mandarin, hôtel-de-ville) afin qu’il soit logé dans une maison digne de son rang.

Le mandarin approuva cette proposition. Aussitôt tout le monde se mit en route pour le To-ouone.

A peine installé, le roi manda près de lui San-Syeng.

— Je veux, lui dit-il, réorganiser le gouvernement.

— Sire, toutes mes forces sont à votre disposition, répondit respectueusement San-Syeng.

— Eh bien, je vous nomme général, reprit le prince.

San-Syeng était confus. Il dut se soumettre aux ordres du prince. Celui-ci distribua toutes les fonctions à ceux qu’il se savait le plus dévoués. Il ordonna de préparer un grand banquet et d’envoyer de tous côtés des courriers pour annoncer son avènement aux populations.

Cette grande nouvelle causa une joie extraordinaire parmi le peuple. Ce n’étaient partout que chants d’allégresse.

« 0 notre cher roi ! La nuit s’est dissipée pour faire place au jour. L’ère du malheur est finie, voici venir l’ère du bonheur. — Les nuages obscurcissaient le soleil et les plantes privées de lumière dépérissaient ; mais, le vent a dissipé les nuages. La clarté nous est revenue. Tout revit sous les rayons bienfaisants du soleil. — Holà ! mon fils ; holà ! mon frère, avancez donc ! Ne vous laissez arrêter ni par le feu, ni par l’eau, ni par les montagnes. Ecartez tous les obstacles. Si les méchants essaient de vous arrêter, tuez-les. Mais regardez toujours le soleil. Sa chaleur vous donnera force et courage. — Nous t’avons reconnu, roi bien-aimé. Puissions-nous te garder toujours ! Pour le moment, faisons trêve à l’amour et courons à la guerre. »

Pendant que le peuple manifestait ainsi sa joie, le roi s’inquiétait des mesures à prendre pour renverser l’usurpateur. Il interrogea San-Syeng, sur la distance à laquelle on se trouvait de la capitale. Cette distance était assez considérable ; aussi, sur le conseil de son général, le roi décida-t-il qu’on se mettrait en marche le plus tôt possible.

San-Syeng s’occupait activement de l’armée. Pour aguerrir ses soldats, il leur fit attacher aux pieds de petits sacs de sable très lourds. Durant toute une journée ils durent marcher avec cet équipement.

Le lendemain l’armée se mit en marche. Les soldats, n’ayant que leurs armes à porter, avançaient rapidement. Au bout de deux jours on était devant la capitale. San-Syeng disposa ses troupes tout autour de la ville, avec ordre de ne laisser entrer ni sortir qui que ce fût.

Puis il écrivit un manifeste qu’il fit reproduire sur des lamelles de bambou, qui furent répandues dans la capitale. Ce manifeste annonçait l’arrivée du roi légitime à la tête d’une armée. Sa Majesté venait combattre Ja-Jo-Mi, le ministre infidèle.

Ce dernier était dans la sécurité la plus absolue. Les fêtes succédaient aux fêtes, les festins aux festins. Tout à coup on vint annoncer à Ja-Jo-Mi que le fils du roi était aux portes de la ville avec une armée, et que la population de la capitale était fortement surexcitée.

Ja-Jo-Mi, au comble de l’étonnement manda immédiatement son général. Il éclata en violents reproches : « Comment, vous m’avez annoncé que le fils du roi était mort et maintenant on me dit que la ville est assiégée ? Qui est-ce qui est à la tête des troupes qui viennent nous attaquer ? »

— Il est impossible que ce soit le fils du roi, répondit le général. Je suis certain qu’il est mort dans les flammes. C’est sans doute un aventurier quelconque qui a amené cette bande de pillards jusqu’ici.

Ils n’eurent pas le temps d’en dire davantage. Le peuple, qui avait lu les lamelles de bambou, se soulevait. Déjà il s’avançait vers le palais du premier ministre. Tout est envahi. Ja-Jo-Mi et son général sont saisis ; le palais est incendié. Au même moment, le roi entrait dans la ville et le peuple remettait entre ses mains le ministre usurpateur et son général.

Ki-si, fait venir le général San-Syeng.

— Que personne ne soit mis à mort. Il suffit pour le moment de jeter les coupables en prison. Peu de temps après il ordonne qu’on ne garde prisonniers que Ja-Jo-Mi, le général et leurs principaux complices.

Le nouveau roi était à peine rentré dans le palais de ses pères qu’il ordonnait de diminuer les impôts qui pesaient sur le peuple. Sa femme approuvait hautement ces mesures. Elle désirait même qu’on allât plus loin :

— Qui sait, dit-elle, si les mandarins des provinces exécuteront les ordres et ne continueront pas à pressurer le peuple à leur profit ? Il faudrait s’assurer que tout se passe selon tes vœux et envoyer des fonctionnaires chargés d’examiner si tes ordonnances sont respectées.

Le roi, se rendant à la justesse de cette idée, chargea San-Syeng d’envoyer dans toutes les directions des hommes sûrs et dévoués. Le nouveau général quitta lui-même la capitale. Il avait repris les vêtements qu’il portait au moment où le roi lui avait confié le commandement des troupes.


VIII


C’est San-Syeng qui avait le plus puissamment contribué à rétablir le souverain légitime de la Corée, sur son trône. Il ne considérait pas sa tâche comme terminée ; car il lui restait à retrouver ses parents, et à aller rejoindre l’adorable jeune fille à qui il avait donné son cœur. Au milieu de toutes les aventures qu’il venait de traverser, il n’avait pas un instant cessé de penser à Tjyang-So-Tyjei. Il était loin de se douter que, de ce côté là aussi, il s’était passé des événements extraordinaires.

Quelque temps après le départ de San-Syeng, Tjyang-So-Tyjei avait un jour trouvé sa mère morte dans sa chambre. La pauvre jeune femme fut accablée de douleur. Elle ne pouvait se consoler de ce malheur irréparable dont la solitude lui faisait apprécier encore davantage l’étendue. Bientôt une nouvelle calamité vint fondre sur elle. Le peuple, révolté contre la noblesse, porta partout l’incendie et le pillage. Tjyang-So-Tyjei eut à peine le temps de s’enfuir par une porte secrète.

En peu de mois la jeune fille avait perdu sa mère et sa fortune. Elle ne se désespéra cependant pas. « Il me reste San-Syeng, se disait-elle. J’irai le retrouver dans la capitale ». Afin de pouvoir plus facilement exécuter son projet, elle revêtit le costume masculin. Ainsi équipée, elle se mit en route.

Malheureusement, n’ayant aucune notion du chemin qu’elle devait suivre, elle ne tarda pas à s’égarer. Un brouillard intense vint encore aggraver la situation. La jeune femme marcha longtemps, ne rencontrant jamais, à son grand désespoir, la moindre maison pour se reposer. Harassée de fatigue, elle s’assit près d’une forêt de bambous. Elle ne voulait prendre que quelques instants de repos ; mais, malgré ses efforts elle ne tarda pas à s’endormir.

La forêt de bambous vers laquelle le hasard avait dirigé les pas de Tjyang-So-Tyjei était précisément celle où, de longues années auparavant, Tjyeng-Si avait mis au monde San-Syeng. La malheureuse mère, forcée d’abandonner son enfant et de se faire religieuse, venait souvent faire un pèlerinage en ces lieux qui lui rappelaient de si douloureux souvenirs. Elle se plaisait à raviver sa douleur en contemplant l’endroit où elle était devenue mère, et qu’elle arrosait de ses larmes.

Un jour, en revenant de sa triste promenade, la religieuse vit tout à coup un jeune homme qui, couché au travers du chemin, dormait profondément. Elle s’effraya d’abord, puis se risqua à contempler le dormeur. « Mon fils doit avoir le même âge, se dit-elle ; je vais attendre le réveil de ce jeune homme pour lui parler. » Elle s’assit auprès de lui, ne pouvant détacher ces regards de sa figure. À la fin, n’y tenant plus, et après s’être bien assurée que personne ne la voyait, elle se décida à réveiller le voyageur étranger.

— Excusez ma curiosité, Monsieur, mais votre aventure est bien étrange.

— Quelle aventure ? demanda Tjyang-So-Tyjei.

— Comment se fait-il que vous soyez venu vous coucher dans ce sentier ?

— Cela vient de ce que j’étais très fatigué.

— Où demeurez-vous ?

— A Tjin-Tjyou ; mais je fais route pour la capitale.

— Pour la capitale ? Mais vous n’êtes pas du tout sur la bonne route.

— Me serais-je égaré ? Comment vais-je faire ?

La pauvre jeune femme avait les larmes aux yeux. Tjyeng-Si de son côté était tout émue.

— Pourquoi, demanda-t-elle encore, pourquoi voyagez-vous ainsi, seul ? Ce n’est pas prudent.

— Je le sais, Madame, mais j’y suis bien obligé, car je suis orphelin.

— Voulez-vous venir avec moi ?

— Oui ; mais je ne pourrai accepter votre hospitalité que pour peu de temps.

Sur ces mots, nos deux personnages se dirigèrent vers le temple de Ro-ja.

La sœur Out-Poug consentit à recevoir le jeune voyageur ; mais le prévint qu’il lui était impossible de garder plus de deux ou trois jours un homme dans la maison.

Tjyang-So-Tyjei n’en demandait pas tant. Quand elle se fut installée dans sa chambre, elle alla trouver Tjyeng-Si. Celle-ci lui raconta tous ses malheurs. Ce récit émut jusqu’aux entrailles la jeune femme qui pleura longtemps avec sa nouvelle amie.

Le lendemain matin, Tjyeng-Si vint dans la chambre du voyageur. Apercevant une bague sur la table, elle l’examina attentivement, puis demanda brusquement :

— Je suis peut-être très indiscrète ; mais je vous serais fort obligée de me dire de qui vous tenez cette bague ?

— C’est un souvenir de mon meilleur ami.

— Et où est-il cet ami ?

— Il est allé à la capitale. Je voulais justement le rejoindre, et j’espère être bientôt auprès de lui.

— Quel âge a-t-il ?

— Nous sommes à peu près aussi âgés l’un que l’autre. Mais pourquoi toutes ces questions ?

Tjyeng-Si ne répondit pas immédiatement. Ses yeux étaient gonflés de larmes. Tout à coup, elle éclata en sanglots.

— Mon fils ! mon pauvre fils ! Où es-tu ? dit-elle.

Ces paroles frappèrent très vivement Tjyang-So-Tyjei. Est-ce que cette pauvre femme serait la mère de mon mari ? songea-t-elle.

Elle attira doucement vers elle sa pauvre compagne tout en larmes, et lui demanda :

— Votre fils s’appellerait-il San-Syeng ?

A ce nom, Tjyeng-Si, plus émue que jamais s’écria :

— Oui, c’est ainsi que je l’ai nommé, et j’ai moi-même inscrit sur le bras de mon enfant ce nom de San-Syeng en caractères ineffaçables. Cette bague que j’ai regardée tout à l’heure je l’ai glissée dans les langes de mon fils lorsque je dus l’abandonner.

— Ma mère, ma chère mère, dit Tjyang-So-Tyjei en se jetant dans les bras de Tjyeng-Si, votre fils est mon mari, et je suis à sa recherche.

— Est-ce que j’entends bien ! s’écria Tjyeng-Si. Mais alors, que signifie ce costume ?

— Je l’ai endossé afin de pouvoir voyager avec plus de sécurité.

Les deux femmes tendrement enlacées pleuraient à chaudes larmes. La sœur Out-Poug, qui passait à ce moment, entendant sangloter entra dans la chambre.

— Pourquoi pleurez vous ainsi ? demanda-t-elle.

— Ma bonne sœur, nous avons donné l’hospitalité non pas à un jeune homme ; mais à la propre femme de mon fils, répondit Tjyeng-Si.

— Comme je suis heureuse pour vous !

Tjyang-So-Tyjei, expliqua à la religieuse pourquoi elle avait revêtu des habits d’homme.

— Vous avez raison, reprit la sœur ; mais quel motif vous a fait quitter la ville que vous habitiez.

La jeune femme raconta toutes ses infortunes. Plus que jamais elle brûlait du désir de retrouver son mari.

— Je le retrouverai facilement, ajouta-t-elle, fût-il complétement changé. Il a probablement conservé le cheval que je lui ai donné lors de son départ et, à défaut du maître, je reconnaîtrai la monture.

— Eh bien ! dit la religieuse à Tjeng-Si, le terme de tous vos chagrins est proche. Suivez votre fille ; vous retrouverez ensemble celui que vous avez appelé San-Syeng.

— Oui, nous ferons tous nos efforts pour réussir dans cette entreprise.

Habituées depuis si longtemps à vivre ensemble, Tjeng-Si et la religieuse éprouvèrent un vrai chagrin à se quitter Mais la sœur Out-Poug avait été la première à conseiller à Tjeng-Si de partir avec sa bru. Dans sa tristesse, elle était encore heureuse du bonheur qui arrivait à sa compagne.

Tjeng-Si et Tjyang So-Tyjei se mirent en route. Quand elles arrivèrent près de la forêt de bambous, la mère de San-Syeng ne put retenir ses larmes.

— Pourquoi pleurez-vous ainsi, ma mère ?

— C’est là ma fille, qu’il y a dix sept ans, j’ai mis au monde celui qui devait être votre mari. C’est à quelque distance d’ici que je l’ai abandonné, pour suivre, la sœur Out-Poug. Tous ces souvenirs m’étreignent douloureusement le cœur. Les deux femmes continuèrent leur chemin ; au bout de plusieurs heures de marche, elles arrivèrent auprès d’un grand lac. Tjeng-Si, s’arrêtant un instant, et levant les yeux au ciel s’écria en pleurant :

— Chère et infortunée amie, qu’es-tu devenue ?

Elle raconta à Tjang-So-Tyjei le sublime dévouement de celle grâce à laquelle elle avait pu échapper aux poursuites de Sù-Roung.

Les jours suivants, le voyage se passa sans incidents. Les deux femmes arrivèrent dans la ville de Saug-Tjyou. Elles résolurent de s’y arrêter quelques jours car elles étaient épuisées par la fatigue, et entrèrent dans le premier hôtel qu’elles rencontrèrent.

Le fils de l’hôtelier ne tarda pas à tomber amoureux de Tjang-So-Tyjei, qui était une merveille de grâce et de beauté. Voyant ses avances repoussées, il résolut de se venger. Une servante fut chargée de cacher dans la chambre de la jeune femme des bijoux appartenant au jeune homme. La chose se fit sans difficulté. La servante dut jurer qu’elle ne dirait rien.

Le lendemain, l’amoureux évincé entrant dans la chambre de Tjang-So-Tyjei, lui dit :

— Madame, veuillez m’excuser. On m’a volé mes bijoux. J’ai fait des recherches dans toutes les chambres de la maison et vous demande la permission d’en faire autant chez vous.

— Très volontiers, Monsieur.

Les deux femmes ne furent pas médiocrement étonnées de voir le jeune homme retrouver, comme par enchantement, chez elles les bijoux qu’il prétendait lui avoir été volés. Elles jurèrent qu’elles étaient innocentes ; mais ce fut inutile. Bientôt on vint les arrêter de la part du mandarin, et elles durent subir un premier interrogatoire.

Elles renouvelèrent énergiquement leurs dénégations. Le mandarin les écouta. Il avait été frappé de l’admirable beauté de Tjang-So-Tyjei. N’en laissant rien paraître, il ordonna de mener les deux femmes en prison. Quelques minutes après, il leur faisait dire que, si Tjang-So-Tyjei consentait à l’épouser, on ne reparlerait plus de ce vol. En cas de refus, c’était la mort.

La jeune femme répondit avec indignation à l’envoyé du mandarin :

— Dites à votre maître, qu’il est un infâme. Je suis mariée et ne trahirai jamais mon époux ; même pour échapper à la mort.

Le mandarin très irrité donna des ordres pour que l’exécution des prisonnières eût lieu à trois jours de là. Le gardien de la prison, en même temps bourreau, fit ses sinistres préparatifs. Vivement touché de l’infortune des deux femmes, il alla les trouver et leur dit :

— Je serais très heureux de vous rendre tel service que vous me demanderiez. Je suis obligé de me conformer aux ordres du mandarin ; mais je ne crains pas de dire que c’est le plus misérable des hommes.

Le gardien pleurait en parlant ainsi. Tjeng-Si et sa bru, au comble du désespoir, se lamentaient. Ainsi, il leur fallait quitter la vie sans avoir revu l’une son fils, l’autre son mari !

— O mon San-Syeng, ô mon San-Syeng ! s’écriaient-elles. Telle était leur douleur qu’à la fin elles perdirent connaissance.


IX


En quittant la capitale, San-Syeng s’était proposé un triple but : s’assurer de la bonne exécution des ordres du roi ; rechercher ses parents ; rejoindre son épouse. Le jeune homme ne se dissimulait pas les difficultés d’une pareille entreprise. Résolu à tout mettre en œuvre, il avait le plus ferme espoir de voir ses efforts finalement couronnés de succès.

Avant tout, San-Syeng avait hâte de revoir l’adorable Tjyang-So-Tyjei. Au moment de s’approcher de la ville de Tjin-Tjyou, où demeurait la jeune femme, le nouveau général apprit que cette localité était ensanglantée par l’émeute. Immédiatement, San-Syeng requiert des troupes dans les villes voisines, et en peu de temps l’ordre est rétabli. Le mandarin, dont les exactions avaient été la cause première de la rébellion, fut arrêté. On le transféra dans la capitale en compagnie des principaux meneurs.

Son devoir accompli, San-Syeng tout heureux s’apprêtait à aller surprendre joyeusement Tjyang-So-Tyjei. Hélas ! la maison dans laquelle il comptait retrouver son épouse avait été la proie des flammes. Il ne put maîtriser sa douleur et éclata en sanglots. L’intendant qui l’accompagnait chercha à le consoler. San-Syeng, à moitié fou, se laissa emmener. Il apprit que la mère de Tjang-So-Tyjei était morte, et que l’orpheline s’était enfuie au moment de l’incendie, sans qu’on sût de quel côté elle avait dirigé ses pas.

San-Syeng résolut de se mettre immédiatement à la recherche de sa jeune femme ; mais, brisé de fatigue, il dut se résoudre à prendre quelques instants de repos. Pendant son sommeil San-Houni lui apparut pour la troisième fois et lui dit :

— Mon pauvre enfant, vous cherchez vos parents et ne pouvez réussir à les retrouver. Apprenez que c’est moi qui suis votre père. Je jouissais autrefois d’une grande influence à la cour, mais mon ennemi Ja-Jo-Mi, m’a fait exiler en même temps que mon meilleur ami Sùn-Hyen. J’ai été assassiné par Sù-Roung qui devait me transporter à Ko-Koum-To. Quant à votre mère et à votre épouse elles se trouvent actuellement à Saug-Tjyou. Un mandarin scélérat les a condamnées à mort. Hâtez-vous d’aller à leur secours ; le moindre retard serait funeste.

San-Syeng, réveillé, se mit immédiatement en route. Bientôt il atteignit la ville dont San-Houni lui avait parlé en rêve. Il ne tarda pas à apprendre que sa mère et sa femme, injustement accusées de vol, étaient effectivement en prison et devaient le lendemain même être mises à mort.

Le jeune homme courut à la prison. Il lui fut impossible d’y pénétrer. Il eut alors recours à un stratagème. Entrant chez un marchand, il déroba un objet quelconque et feignit de s’enfuir. Arrêté, il fut jeté en prison.

Avant d’employer cette ruse, San-Syeng avait ordonné à son serviteur de venir se poster le lendemain, dans la matinée, devant la prison avec le cheval de son maître.

La salle dans laquelle le jeune homme fut introduit après son arrestation, était fort obscure. Plusieurs personnes y étaient déjà enfermées ; mais il lui fut impossible de les distinguer. Pour avoir de la lumière il se disputa avec un de ses voisins, ce qui devait inévitablement avoir pour résultat l’arrivée du gardien. À peine celui-ci eut-il entendu des cris, qu’il accourut. Il s’interposa entre les deux hommes.

— Je vais vous signaler au mandarin, dit-il au fils de San-Houni. Quel est votre nom ?

— San-Syeng.

En entendant ce nom, Tjyang-So-Tyjei et Tcheng-Si furent au comble de l’étonnement. Elles parlèrent entre elles à voix basse : « C’est bien ainsi que s’appelle mon fils, dit Tcheng-Si ; mais ce n’est pas lui qui se trouve ici, car il n’est pas un voleur. »

La nuit se passa sans que San-Syeng eût pu se faire reconnaître par les deux femmes. Au matin, on entendit tout à coup le hennissement d’un cheval. Aussitôt Tjyang-So-Tyjei, s’approchant de l’ouverture qui laissait pénétrer la lumière dans la prison, s’écria :

— Venez donc voir ma mère ! Le cheval qui vient de hennir est celui-là même que j’ai donné à mon mari, ou en tout cas lui ressemble d’une façon frappante.

Tcheng-Si, répondit en gémissant :

— Hélas, qui sait où est mon pauvre fils.

Alors San-Syeng s’approchant de celle qui était sa mère lui demanda la cause de son chagrin. Tcheng-Si lui raconta ses tristes aventures, depuis son départ pour l’exil avec San-Houni jusqu’à son arrestation et à sa condamnation par le mandarin de Sang-Tjyou.

A son tour, le jeune homme fit le récit de ses malheurs. « Je porte gravé sur mon bras le nom de San-Syeng, dit-il en terminant, mais j’ignore qui m’a fait cette empreinte ineffaçable. »

Tjyang-So-Tyjei qui avait assisté à cette conversation, s’écria :

— Dites-moi, comment s’appelle votre femme, et dans quelle ville elle habite.

— Tjang-So-Tjyei est le nom de mon épouse ; elle habitait la ville de Tjiù-Tjyou ; mais j’ai trouvé sa maison brûlée.

— O mon cher San-Syeng, dit la jeune femme, je te retrouve enfin. Et, s’adressant à Tcheng-Si :

— Ma mère, voici votre fils.

Tous trois s’embrassent en pleurant. Les deux femmes étaient encore plus tristes, en songeant que bientôt elles devraient mourir après avoir touché de si près au bonheur. San-Syeng les rassura. Il jouissait de pouvoirs extraordinaires dont il allait sur-le-champ faire usage.

A ce moment même l’intendant du jeune général entrait dans la prison. Il reçut l’ordre de faire annoncer dans la ville l’arrivée de San-Syeng, représentant spécial du roi. On devait mettre la main sur le mandarin et le mener à son tour en prison.

Quelques instants après l’intendant revenait annoncer à son maître que ses ordres étaient exécutés. En même temps tous les fonctionnaires accouraient à la prison. Ils s’empressaient autour de San-Syeng et lui présentaient respectueusement leurs hommages. Sur leurs instances, le fils de San-Houni quitta la prison avec ses compagnes pour se rendre à l’hôtel-de-ville.

Tjyang-So-Tjyei, ayant aperçu le cheval qu’elle avait donné à son mari, courut vers le brave animal et l’embrassa tendrement sur les naseaux. Le coursier semblait comprendre, car ses yeux, tournés vers la jeune femme, étaient mouillés de larmes.

— Ne pleure pas, mon cher cheval, dit Tjyang-So-Tjyei. N’as-tu pas été plus heureux que moi en accompagnant sans cesse celui que j’aime et dont j’étais séparée ?

San-Syeng, témoin de cette scène, attira doucement sa femme sur son cœur et lui dit, en baisant ses cheveux :

— Désormais nous ne nous quitterons plus.

— San-Syeng, au comble du bonheur d’avoir retrouvé à la fois sa mère et sa femme, désirait aussi être renseigné au sujet de son père. Tcheng-Si, les larmes aux yeux, lui raconta les infortunes de San-Houni.

— Ne te désole pas, ma chère mère, dit San-Syeng. Après tant de souffrances, tu auras le bonheur en partage. Je ferai tout ce qui pourra contribuer à te rendre heureuse. Allons d’abord voir la sœur Out-Poug qui a été si bonne pour toi.

Cette proposition fit un très grand plaisir à Tcheng-Si. On se mit en route pour le temple de Ro-ja. En passant près du lac qui lui rappelait de si tristes souvenirs, Tcheng-Si arrêta son fils. Elle lui fit un touchant récit du dévouement de la vieille femme qui s’était sacrifiée sans aucun espoir de récompense.

— Ma mère, dit San-Syeng, je veux qu’il soit élevé en cet endroit un monument pour perpétuer à jamais le souvenir du sublime dévouement de ta pauvre compagne.

L’intendant reçut l’ordre de faire venir immédiatement des ouvriers pour procéder à l’érection du monument.

Avant d’arriver au temple de Ro-ja, Tcheng-Si, en passant près de la forêt de bambous, rappela à son fils dans quelles tristes circonstances il était venu au monde. Tous ces souvenirs arrachaient des larmes à la mère infortunée, et ses enfants, de leur côté, ne pouvaient s’empêcher de laisser paraître leur profonde émotion.

La sœur Out-Poug ne s’attendait pas à revoir si promptement Tcheng-Si et sa bru.

— Voici mon fils, dit l’ancienne compagne de la religieuse.

San-Syeng adressa à la religieuse de chaleureux remerciements pour toute la bonté qu’elle avait témoignée à Tcheng-Si.

— Ne me remerciez pas, Monsieur, dit la sœur, je n’ai fait que mon devoir en protégeant une femme malheureuse. C’est le Bouddha qui a eu pitié d’elle et qui l’a récompensée de sa piété et de sa longue attente en lui permettant de vous retrouver.

Sous la surveillance de l’intendant une pagode avait été rapidement élevée sur les bords du lac. On pouvait y lire cette inscription : A la bienfaitrice de ma mère, je voue une éternelle reconnaissance.

La religieuse consentit à aller avec ses hôtes voir le monument qui venait d’être élevé. San-Syeng avait donné des ordres pour qu’on dressât la table du sacrifice devant la pagode et qu’on lui amenât Sù-Roung. On devait saisir toutes les richesses du voleur.

A ce moment même, Sù-Roung racontait à son frère Sù-Young le rêve étrange qu’il avait fait la nuit précédente. Il s’était vu entouré de flammes, la tête dans une grande chaudière.

— Cela prouve que ta fin est prochaine et que tu mourras par la volonté d’un homme, dit Sù-Young. Pourquoi aussi te laisses-tu toujours aller à l’emportement ? Il se pourrait bien que ce soit le remords et la crainte que t’inspire la présence dans le pays d’un envoyé du roi qui trouble ainsi ton sommeil.

Sù-Young n’avait pas achevé ces paroles qu’on frappait à la porte. En quelques minutes Sù-Roung était réduit à l’impuissance et solidement garotté. Les objets volés furent saisis, et l’on se dirigea vers la pagode.

Quand le voleur eut été amené en face du jeune général, celui-ci lui demanda :

— Je m’appelle San-Syeng. Me connaissez-vous ?

Sù-Roung, très surpris, mais ne pouvant s’imaginer que son fils adoptif eut été élevé à la haute dignité d’envoyé du roi, répondit :

— Votre nom ne m’est pas inconnu ; mon fils se nomme aussi San-Syeng.

— Vous avez donc un fils ?

— Oui. Il m’a quitté il y a trois ans pour se rendre à la capitale et depuis je n’ai pas eu de ses nouvelles.

— Eh bien, apprenez que je suis celui dont vous vous vantez d’être le père. Je ne suis pas le fils d’un assassin. J’ai retrouvé ma mère qui m’a instruit de ma naissance et de vos crimes. La reconnaissez-vous, ma mère ? ajouta San-Syeng en désignant Tcheng-Si, au brigand.

Tcheng-Si, qui depuis un moment considérait attentivement Sù-Roung, s’écria :

— Comment misérable, tu vis encore ? Je rends grâce au ciel qui m’a permis de te retrouver pour assouvir ma vengeance. Mon fils voici le meurtrier de ton père. Tue-le de ta propre main. Je veux me repaître de son foie.

La mère de San-Syeng était hors d’elle. Son fils chercha à la calmer. Il dut lui représenter qu’il n’avait pas le droit de faire mourir un homme sans un ordre du roi. Tcheng-Si n’insista pas. D’autres pensées l’envahirent quand elle se fut, avec tous les assistants, agenouillée dans la pagode afin de prier pour l’âme de la malheureuse vieille femme à qui elle devait la vie.

Sù-Roung fut dirigé sur la capitale. San-Syeng, s’adressant à Sù-Young, lui dit :

— Vous avez toujours été un homme loyal. Prenez ces objets que votre frère s’est injustement approprié.

— Je vous remercie. Je n’ai plus besoin de rien ; car je vais mourir avec mon frère.

— Je ne comprends pas votre détermination.

— Quand on coupe un arbre, les branches continuent-elles à vivre ?

— Mais si votre frère était un criminel, vous n’avez rien à vous reprocher personnellement.

— C’est vrai ; je n’en persiste pas moins à vouloir quitter la vie en même temps que mon frère.

San-Syeng ne put faire renoncer Sù-Young à son fatal dessein. Avant de retourner dans la capitale, le fils de San-Houni visita encore plusieurs provinces. Quand sa mission fut terminée, il alla rendre compte au roi de tout ce qui lui était arrivé. La reine avait demandé à entendre le récit des aventures du jeune général. Quand San-Syeng, eut cessé de parler, Tcheng-Y s’écria en pleurant :

— Vous êtes plus heureux que moi.

A bout de forces, elle se laissa glisser à terre.

Chacun s’empressa respectueusement autour de la reine, qui ne tarda pas à recouvrir ses sens. Alors San-Syeng lui demanda, en se prosternant devant elle, quelle était la cause de son chagrin subit.

— Hélas ! répondit Tcheng-Y, il y a trois ans que j’ai quitté mon père, et depuis je n’ai jamais eu aucune nouvelle de lui. Voilà ce qui m’attriste si profondément.

Le roi et son général assurèrent qu’ils useraient de tous les moyens possibles pour faire retrouver le père de la souveraine. Celle-ci, après avoir longuement réfléchi, s’écria tout à coup :

— Eh bien, qu’on réunisse tous les aveugles du royaume en un grand banquet. Je veux leur faire à chacun un cadeau.

— Majesté, répondit San-Syeng, il sera fait selon vos ordres.

Immédiatement l’ordre fut expédié à tous les mandarins d’avoir à envoyer à la capitale tous les aveugles de la Corée.


X


De longs mois s’étaient écoulés depuis le jour où le malheureux Sùn-Hyen avait dû, le cœur brisé, laisser partir sa fille vouée à une mort certaine. Il traînait une existence lamentable, soutenu seulement par l’espoir que, conformément à la promesse du disciple, la vue lui serait rendue au bout de trois ans. Hélas ! ce laps de temps était passé, et l’infortunée victime de Ja-Jo-Mi n’avait nullement recouvré l’usage de ses yeux. Sa tristesse était sans bornes, et il attendait avec impatience que la mort vînt le délivrer de ses maux.

Or, un jour, Sùn-Hyen fut troublé dans ses douloureuses méditations par l’arrivée dans sa pauvre demeure du mandarin même de la province.

— Le roi, lui dit ce fonctionnaire, désire réunir tous les aveugles du royaume dans un grand banquet. Il faut que vous vous rendiez à la capitale.

— Jamais mes forces ne me permettront d’accomplir un si long trajet, répondit Sùn-Hyen ; c’est à peine si je puis faire quelques pas devant ma maison.

— Soyez sans crainte à ce sujet ; je vous fournirai un cheval et un guide.

— Je vous remercie de tout mon cœur ; mais est-il bien nécessaire de faire tant de dépenses pour moi ?

— C’est l’ordre du roi. Tout est préparé, et vous pouvez vous mettre en route à l’instant même.

Sùn-Hyen se laissa emmener passivement. Quelques jours après il arrivait dans la capitale.

Sur les ordres de San-Syeng un immense festin avait été préparé. Une dame d’honneur avait été chargée de veiller à ce que rien ne manquât aux malheureux aveugles amenés de tous les coins du royaume. Elle les surveillait, et venait à leur aide quand, par le fait de leur cécité, ils se trouvaient embarrassés. Le banquet tirait à sa fin, lorsque Sùn-Hyen arriva. Des domestiques le conduisirent vers la dame d’honneur qui, à sa vue, ne put s’empêcher de faire une grimace de dégoût. En effet le nouvel arrivé était dans un état de malpropreté extraordinaire. La dame d’honneur en fit la remarque. Sùn-Hyen lui répondit :

— Je me rends très bien compte de ce que vous me dites ; veuillez m’écouter un instant.

Les actions des hommes diffèrent toutes les unes des autres, mais le goût est unique.

Les méchants cachent sous de belles apparences un cœur lâche et vil.

Les gens de bien ne s’attachent pas à la forme, mais au fond, qui pour eux est la bonté.

Quand vous voyez une pomme qui a l’air très appétissant, mais qui renferme un ver, vous contemplez ce fruit, et vous n’y mordez pas.

Seul, le ciel est tel qu’il nous apparaît, c’est-à-dire d’une beauté infinie.

J’ai été trompé par le disciple qui n’a d’autre but que de supplanter son maître.

J’ai planté un arbre fruitier ; il a fleuri d’une fleur unique ; mais si belle ! Un coup de vent a emporté cette fleur vers la mer où elle a été longtemps délicieusement bercée par la vague. La fleur pensait à l’arbre dont elle avait été détachée, et celui-ci, privé de son unique produit, s’est lentement desséché, miné par le chagrin.

Le croissant de la lune semble émerger de la mer. Les poissons sont effrayés, croyant voir l’hameçon doré d’une ligne gigantesque qui veut les prendre.

Chaque mois la lune se voile un instant ; mais bientôt sa lumière réapparaît dans tout son éclat. Moi, au contraire, je n’ai pas revu le jour depuis que j’ai été frappé par la cécité.

Depuis trois ans, mes yeux versent des larmes plus abondantes que la pluie déversée par le ciel. Je pousse des soupirs, plus tristes que le souffle du vent dans les arbres pendant la nuit.

L’aveugle dit en terminant :

— Si mon peu de propreté vous inspire du dégoût, mettez-moi seul dans un coin.

La dame d’honneur avait été stupéfaite d’entendre sortir des paroles si profondes et si poétiques de la bouche de ce vieillard. Elle lui demanda pardon de l’avoir traité avec si peu d’égards. Sur les instances de Sùn-Hyen, on le laissa seul à une table.

Pendant qu’il mangeait la dame d’honneur se rendait auprès de la reine et lui répétait ce qu’elle venait d’entendre.

Tcheng-Y fut très frappée par ce récit. Elle fit part de ses impressions à son mari ; puis, manifesta le désir de voir défiler devant elle, l’un après l’autre, tous les aveugles réunis dans le palais.

— A chacun je veux faire un cadeau, dit-elle.

Immédiatement le défilé commença. Sùn-Hyen était le dernier. Quand il arriva devant la reine, la dame d’honneur dit :

— Majesté, voici l’aveugle dont je vous ai rapporté les étonnantes paroles.

Tcheng-Y fit avancer plus près d’elle le vieillard et lui dit :

— Pourquoi es-tu en révolte contre le monde, la religion, le gouvernement ?

— Parce que le monde, la religion, le gouvernement, m’ont causé des maux sans nombre. J’ai été puissant : on m’a exilé. J’avais la meilleure des femmes : je l’ai perdue. Je suis devenu aveugle, et ma dernière consolation, mon unique enfant, ma fille, m’a été ravie. Elle a donné le plus bel exemple de piété filiale, en sacrifiant sa vie sur la promesse que je cesserais d’être aveugle. La malheureuse est morte ; mais je suis toujours privé de la lumière du jour.

Ces paroles avaient causé une émotion extraordinaire à Tcheng-Y. Dans ce vieillard sordide, elle avait reconnu son père. Un cri s’échappa de sa bouche :

— Connaissez-vous Tcheng-Y ?

— Ma fille, répondit Sùn-Hyen ; et subitement ses yeux s’ouvrirent et ce qu’il vit d’abord, ce fut son enfant qu’il croyait à jamais perdue.

La prédiction du disciple s’était enfin accomplie, et dans les plus heureuses des circonstances. Accablés par l’émotion, le père et la fille restaient dans les bras l’un de l’autre, n’ayant que la force de verser des larmes abondantes.

Le roi témoin de cette scène, pour lui d’abord incompréhensible, ne tarda pas à se rendre compte de ce qui se passait.

— Quittons le banquet, dit-il, de pareils épanchements demandent la solitude.

Demeurée seule avec son père et son époux, Tcheng-Y raconta à ce dernier l’histoire de sa famille.

Sùn-Hyen, complètement transfiguré, écoutait avec délices parler sa fille. Quand elle eut terminé son récit, il lui demanda :

— Comment as-tu échappé à la mort ? Comment es-tu devenue l’épouse du roi ?

Tcheng-Y narra à son père toutes ses aventures, depuis son embarquement sur le navire des marchands jusqu’à son arrivée dans la capitale en compagnie du roi.

— Alors, s’écria Sùn-Hyen, c’est San-Syeng qui t’a sauvée ?

— Oui, mon père.

— Que fait-il ? Où est-il ?

— Le roi l’a nommé général et je vais le faire appeler.

Quand San-Syeng fut arrivé, Sùn-Hyen lui demanda :

— Comment s’appelait votre père.

— San-Houni.

En entendant ce nom, Sùn-Hyen se jeta dans les bras du jeune homme :

— O ! fils du plus cher de mes amis, lui dit-il, apprends moi vite où est ton père.

— Hélas, il n’est plus de ce monde. Il avait été exilé en même temps que vous ; mais il a été assassiné par le voleur Sù-Roung avant d’atteindre l’endroit où il devait se rendre.

— Eh quoi ! il est mort ! s’écria le vieillard en pleurant. San-Syeng aussi versait des larmes au souvenir de son père infortuné, qu’il n’avait jamais connu.

Le roi leur prodigua des paroles de consolation.

— Vous serez mon premier ministre, dit-il, en terminant à Sùn-Hyen.

Le vieillard accepta cette lourde charge.

— Retournons maintenant au banquet, dit la reine.

Les aveugles avaient été mis au courant de ce qui s’était passé. Tous enviaient le sort de Sùn-Hyen :

— Hélas ! gémissaient-ils, nous ne pouvons même pas contempler son bonheur.

Sùn-Hyen leur parla sur un ton affectueux, et, avec l’autorisation du roi, les invita à demeurer encore plusieurs jours au palais. Les aveugles acceptèrent avec joie.

Cependant, le nouveau premier ministre s’occupait de tout avec activité.

Le roi avait sans cesse recours à ses conseils. Un jour il le fit appeler et lui dit :

— J’ai l’intention de diriger une expédition contre le Tjin-Han. Mon père a subi un échec en attaquant ce pays et c’est mon devoir de le venger. Qu’en pensez-vous ?

— Sire, répondit Sùn-Hyen, je vous demande la permission de réfléchir quelques jours avant de vous répondre.

Le même jour, San-Syeng questionnait le beau-père du roi au sujet du jugement de Ja-Jo-Mi et de Sù-Roung. Le jeune général était altéré de vengeance. Il s’attendait à trouver Sùn-Hyen dans des dispositions d’esprit semblables ; mais le premier ministre lui répondit ainsi qu’au roi :

— Vous connaîtrez ma décision dans quelques jours ; j’ai besoin de réfléchir.

Effectivement, resté seul, Sùn-Hyen s’abîma en une longue méditation.

Des malheurs dont il avait été frappé, il ne conservait aucun ressentiment contre l’humanité. Il se sentait pris d’une indulgence profonde pour ses ennemis les plus déclarés. « A quoi bon se venger ? » pensait-il. « A quoi bon, surtout, déclarer une guerre qui tôt ou tard amènera des représailles ? »

Animé de pareils sentiments le premier ministre alla trouver le souverain.

— Sire, lui dit-il, ne pensez vous pas qu’avant d’entrer en campagne il serait bon de savoir ce que vos sujets pensent de la guerre ?

— Assurément, répondit le roi, je serais très-curieux d’être fixé sous ce rapport. Mais comment arriverons-nous à connaître l’opinion de tous les Coréens ?

— Rien de plus facile, Sire. Convoquez vos sujets à une grande réunion dans la capitale. Je leur adresserai quelques paroles, et ensuite nous commencerons la guerre si vous persistez dans vos intentions.

Le roi approuva l’idée de Sùn-Hyen. Aussitôt celui-ci donna des ordres pour qu’un banquet gigantesque fût préparé. De nombreuses tables furent dressées. Les convives devaient former cinq groupes : le groupe royal, les gouverneurs, le peuple, l’armée, les criminels. Le repas — le premier de ce genre — fut extraordinairement animé. Avant que les convives se séparassent Sùn-Hyen fit faire silence et, d’une voix éclatante, prononça les paroles suivantes :

— En ma qualité de premier ministre, je me permets de vous adresser à tous la même question. Le roi, notre maître, veut entreprendre une expédition contre le Tjin-Han, afin de venger la défaite subie par son père. Cette expédition est-elle opportune ? Pour moi, la guerre est le pire des fléaux. Elle cause des ruines sans nombre. Combien d’innocents périssent sur les champs de bataille ? D’où viennent tous ces impôts, sinon du besoin d’entretenir une nombreuse armée ? Avec la paix, rien de semblable. La fortune publique s’accroîtrait rapidement. Les peuples, faits pour s’aimer et non pour s’entre-tuer, entretiendraient des relations qui augmenteraient leurs richesses réciproques. La nature ne nous donne-t-elle pas l’exemple de la paix ? Quand nous voyons dans la rue un chien fort et vigoureux maltraiter un autre chien incapable de se défendre, nous venons au secours du plus faible de ces animaux. Pourquoi sommes-nous plus féroces à l’égard de nos semblables qu’envers les animaux ? Sans doute, chez ceux-ci le plus fort cherche à opprimer le plus faible. Mais, ne sommes-nous pas des êtres supérieurs, et n’avons nous pas la raison qui nous commande l’indulgence et la clémence vis-à-vis d’autrui ? Aussi ne suis-je pas d’avis, Sire, que nous entreprenions cette guerre. Je ne veux pas davantage qu’on châtie les coupables, dont plusieurs m’ont pourtant fait beaucoup de mal. Pardonnons-leur, et que l’exemple de leur repentir serve de leçon à ceux qui auraient de mauvaises pensées.

Ces paroles élevées soulevèrent une approbation unanime. Chacun se rangea à l’avis de Sùn-Hyen. Ce n’était qu’un concert de louanges à l’adresse du premier ministre. « Quel bonheur est le nôtre ! Nous ressemblons aux plantes que le printemps vivifie. Telle une pluie bienfaisante après une longue sécheresse. » De cette foule immense s’élevait comme un hymne d’allégresse, une action de grâces, une prière profonde pour l’avenir de la patrie.

Bienheureuse époque pour notre pays ! Le bonheur régnait partout. Sous l’influence bienfaisante de Sùn-Hyen, chacun vivait content. Un jour, le premier ministre disparut. Sans doute, il avait été transporté sur un nuage dans le ciel, sa dernière et véritable patrie.


FIN

  1. En langage poétique : mon père ma mère.
  2. Vie commune.
  3. Jeunesse.
  4. Union.