Le Bois sec refleuri/V

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Anonyme
Traduction par Hong-Tjyong-Ou.
E. Leroux (Annales du Musée Guimet : Bibliothèque de vulgarisationp. 109-118).
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V


C’était le premier ministre, Ja-Jyo-Mi, qui avait été la cause première de tous les malheurs arrivés à Sùn-Hyen et à San-Houni. Ce personnage n’ayant plus personne à redouter jouissait maintenant d’un pouvoir absolu. Le roi avait en lui la confiance la plus entière, et se reposait sur lui de tous les soins du gouvernement. Ja-Jyo-Mi en avait profité pour donner toutes les fonctions importantes à ses créatures. C’est ainsi qu’il se débarrassa d’un général qui lui était hostile et le remplaça par un de ses plus dévoués partisans. Tant de puissance ne satisfaisait pas encore l’ambitieux ministre. Pourquoi n’irait-il pas jusqu’au bout, et ne s’assoirait-il pas sur le trône ? Pour le moment ce n’était qu’un rêve, mais Ja-Jyo-Mi espérait bien le réaliser un jour. Il attendait une occasion favorable. Celle-ci ne tarda pas à se présenter.

Le roi tomba subitement malade. Son état était si grave que les médecins durent avouer leur impuissance à guérir le monarque. Ce dernier ne se faisait pas d’illusions. Il sentait la mort l’effleurer de son aile, de son aile faite des larmes de l’humanité. Quelques instants avant de mourir, il manda le premier ministre, auquel il parla de la façon suivante :

— Je vais mourir. Mon plus grand regret est de laisser un fils trop jeune encore pour bien gouverner le pays. Les factieux vont profiter de la situation pour troubler le royaume. Et pourtant je veux que mon fils me succède sur le trône. Aussi j’attends de vous une dernière preuve de dévouement. Promettez-moi de faire profiter cet enfant de vos conseils ; apprenez-lui à gouverner en suivant le bon chemin ; achevez son éducation. »

Ja-Jyo-Mi jura solennellement qu’il observerait de point en point les dernières recommandations de son maître. Le moribond désirant voir son fils, ce dernier accourut. Le monarque serra tendrement l’enfant dans ses bras ; il semblait vouloir par lui se rattacher à la vie qui l’abandonnait. Mais l’heure fatale était arrivée. Le roi exhala son dernier soupir en un sanglot. Son fils, écrasé par la douleur, poussait des cris désespérés : « Oh ! mon père, mon seul soutien, pourquoi m’abandonnes-tu ? Pourquoi me quitter ? » A la fin il s’évanouit.

Le premier ministre qui avait assisté à cette scène, chercha à prodiguer au jeune prince d’hypocrites consolations. Ses paroles étaient loin de concorder avec ses pensées. La mort du roi le remplissait de joie, car elle rendait plus facile l’exécution du projet qu’il méditait depuis si longtemps.

Quand toutes les cérémonies des funérailles eurent été terminées, les gouverneurs des différentes provinces se réunirent. Il s’agissait de désigner le nouveau roi. Les gouverneurs portèrent leur choix sur le fils du roi défunt. Cette décision exaspéra Ja-Jo-Mi. Il protesta hautement, disant que le prince était trop jeune pour s’occuper des affaires du pays. Il fit un tableau effrayant de ce que serait le gouvernement en de pareilles mains, puis ajouta :

— D’ailleurs, le roi mourant m’a désigné pour gouverner jusqu’au moment où son fils sera capable de me remplacer.

Le premier ministre attendait un grand effet de cette communication. Les gouverneurs se contentèrent d’échanger entre eux des regards d’intelligence, et ne soufflèrent mot.

Cet accueil glacial ne pouvait laisser à Ja-Jo-Mi le moindre doute au sujet des dispositions des gouverneurs à son égard. Renonçant à la persuation, il résolut d’employer la force. Il fit venir le général dont le concours lui était assuré, et lui dit :

— Vous jetterez en prison tout gouverneur qui me sera hostile. » Le général, s’inclina en signe d’obéissance et de respect. Quoique très effrayés, les gouverneurs ne cédèrent pas à cette nouvelle intimidation. Alors Ja-Jo-Mi condamna plusieurs d’entre eux, et des plus influents, au bannissement. Personne ne pouvait s’opposer à l’exécution de ses ordres.

Ayant ainsi dompté l’opposition des gouverneurs, Ja-Jo-Mi s’en fut trouver le jeune roi.

— Prince tout puissant, dit-il en s’inclinant respectueusement, pardonnez-moi si j’ose troubler votre douleur. Le bien du peuple exige que je vienne vous entretenir de certaines choses dont je n’eusse pas sans cela voulu vous parler dès maintenant.

— Parle, dit le jeune roi.

— Vous n’ignorez pas que, d’après les règles établies par le grand philosophe Kong-Tji, nul ne peut régner avant d’avoir atteint un certain âge. Or, malgré votre haute intelligence et vos remarquables aptitudes, vous êtes encore trop jeune pour gouverner seul. Votre père, mon regretté maître, m’a prié, en mourant, de m’occuper des intérêts de l’Etat, en attendant que vous fussiez en mesure de le faire vous-même. C’est avec regret que je vous rappelle cette volonté dernière du roi défunt, car je ravive votre douleur. Mais j’espère que vous vous conformerez aux désirs de votre père et aux conseils de la philosophie.

Ja-Jo-Mi avait espéré convaincre le jeune prince en employant de pareils arguments. Grand fut donc son étonnement quand le nouveau roi lui répondit :

— Vous interprêtez à votre guise et dans votre intérêt les dernières paroles de mon cher père. Il vous a prié de me guider, de me conseiller ; mais non pas de me remplacer à la tête de l’Etat. Sachez que j’ai l’intention de gouverner par moi-même. Je n’ai rien à ajouter.

C’était un congé en bonne forme. Ja-Jo-Mi, feignant de se rendre aux ordres de son souverain dit, en se retirant à reculons : « Sire, il sera fait ainsi que vous l’ordonnez. »

Ainsi l’ambitieux ministre avait rencontré dans l’énergie du jeune roi un obstacle à l’exécution de son projet. Cependant il ne se découragea pas. Puisque le prince ne voulait pas lui céder la place de bon gré, il l’usurperait par la force. Rien n’était plus facile. Tous les fonctionnaires de la capitale étaient dévoués à Ja-Jo-Mi, car c’était de lui qu’ils tenaient leurs places. Le peuple n’était pas à redouter ; car il manquait de chefs. Un beau jour, le roi se vit arrêté et transporté à Tchyo-To. Le premier ministre avait ordonné que le prisonnier fût jour et nuit gardé à vue par les troupes. Et de fait, le prince déchu était l’objet de la surveillance la plus étroite.

Ja-Jo-Mi était pour le moment maître du terrain. Il espérait être bientôt complètement débarrassé du roi légitime, et finir tranquillement ses jours sur le trône qu’il avait traitreusement usurpé.

Ces évènements avaient jeté un trouble profond dans toute la Corée. Le peuple murmurait, mais sans oser manifester trop ouvertement son mécontentement. La conduite du premier ministre était l’objet de toutes les conversations. Dans les rues, il se formait des rassemblements où l’on discutait avec animation. Un jour que San-Syeng se promenait, il vit un de ces attroupements. Il s’empressa de rentrer à son hôtel et dit à Hang-tjoun (son propriétaire) qui avait autrefois occupé une position importante dans l’armée : Qu’est-il arrivé ? J’ai vu les habitants de cette ville, généralement très calmes, en proie à une surexcitation extraordinaire. Quelle en est la cause ?

— Comment, vous ne savez rien ? répondit Hang-tjoun. On dit que le premier ministre, qui jouissait d’une réputation détestable, vient de mettre le comble à son infamie en exilant le fils du roi défunt. Au lieu d’occuper le trône notre jeune prince est en prison.

San-Syeng fut consterné. N’écoutant que son noble cœur, il résolut de venir par un moyen ou un autre au secours de l’infortuné jeune roi.

Un rêve qu’il eut cette nuit là ne fit que le confirmer dans sa résolution. Il se vit abordé, en songe, par une personne qu’il avait déjà rencontrée au cours de son voyage et qui lui demanda son nom.

— Je m’appelle San-Syeng.

— Eh bien, j’appartiens à la même famille que vous ; je me nomme San-Houni ; j’ai été exilé de la capitale par Ja-Jo-Mi. Je devais me rendre à l’île de Ko-Koum-To, mais j’ai été assassiné en route par le voleur Sù-Roung. Ecoutez, j’ai quelque chose à vous demander. En ce moment, le fils du roi défunt est en exil à Tchyo-To. Il est, lui aussi, une victime de Ja-Jo-Mi. Allez à son secours.

San-Syeng répondit à son interlocuteur qu’il était tout à fait disposé à seconder le jeune roi. — Ne pourriez-vous pas, demanda-t-il ensuite, me donner quelques renseignements au sujet de ma famille ?

— Il m’est impossible de satisfaire votre désir pour le moment, lui fut-il répondu. Là-dessus, San-Syeng se réveilla. Il se rappelait son rêve dans ses moindres détails.

Quel était donc ce mystère qui planait sur Sù-Roung ? San-Syeng avait entendu traiter de voleur celui qu’il avait considéré comme son père, et maintenant on le lui représentait comme un assassin ! Tout cela donnait beaucoup à réfléchir au jeune homme. Cependant, le plus pressé pour le moment était d’aller au secours du jeune roi exilé. San-Syeng se mit immédiatement en route pour Tchyo-To.

C’était une île d’un abord assez facile. Mais, sur les ordres de Ja-Jo-Mi, personne ne pouvait débarquer sans une autorisation du premier ministre. San-Syeng tenta vainement de tromper la surveillance des soldats placés en faction. Il dut bien s’avouer que, pour le moment, il lui était impossible de pénétrer dans l’île. Sans se décourager, il résolut d’attendre, qu’une circonstance favorable lui permît de mettre son projet à exécution.