Le Bon Amour/VI

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Paul Ollendorff (p. 57-68).
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VI


Ces mouvements de ma sensibilité nouvelle, déterminés par des faits d’apparence menue, maintenant suffisaient à ma vie. Celle-ci eut un axe et se mut au rythme plus large de mon cœur. Je sentis que je pourrais vivre pour elle, en vivant avec elle pour les autres ; et nos deux existences n’étaient plus séparées, mais se trouvaient rapprochées dans la charité et l’idéal. Fréda me revenait dans le temps où j’avais oublié que nous avions souffert l’un par l’autre, où mûri par d’anciennes douleurs, j’avais dépouillé l’âme orageuse qui fut la cause première de nos déchirements. Elle cessa de m’apparaître comme l’ombre blessée, comme le léger fantôme en deuil du passé : elle fut bien plutôt l’Esprit eucharistique qui m’apportait les baumes et m’ouvrait les portes de la résurrection.

Ma vie fut régie par la correspondance mystérieuse de nos âmes au sein de la souffrance ; et elles ne souffraient pas, elles ne semblaient plus se souvenir. Les lies de la douleur semblèrent s’être décantées pour ne laisser subsister qu’une essence très pure, la liqueur généreuse qu’aucun moût ne fermente plus et qui procure l’apaisement des certitudes.

Il me parut vraiment que nos âmes, dégagées de nous, s’étaient déportées dans les autres à travers un fluide subtil ; et nous n’étions pas atteints matériellement par leur souffrance, nous ne ressentions que la joie inexprimable de les consoler. Ou plutôt ce fut la sensation délicieuse d’un état de nos âmes où hors de nous, nous vivions la détresse humaine et n’en gardions que l’exaltation de nous être perçus en plus intime accord avec nous-mêmes.

Ces nuances délicates d’une sorte d’impersonnalité de nos êtres, je ne les éprouvai peut-être si vivement que pour les avoir ressenties à travers son grand cœur secourable.

Fréda, de l’immense supériorité de son sacrifice quotidien, car elle ne se bornait pas à sa mission d’infirmière à l’Œuvre et chaque jour séjournait de longues heures au chevet des malheureux, régla ainsi les mouvements de ma vie. Elle avait cessé de vivre pour elle et vivait pour l’infortune des autres. Elle parut avoir renoncé à la vie pour mieux la transmettre à ceux qui en étaient dénués ou manquaient des énergies nécessaires à la prolonger. Elle était l’image même du secours et de la persévérance dans les voies de la miséricorde.

Elle prit bientôt assez de confiance en moi pour me révéler la loi qu’elle s’était faite de ne perdre aucun jour sans approcher de la Sainte-Table des communions fraternelles. Elle parlait de cela simplement, avec une humilité qui était comme la pudeur de ses charités. Peut-être ne m’en eût-elle rien dit si, en me les révélant, elle n’avait cherché à m’y associer.

Je visitai les détresses qu’elle me signala ; je fus le médecin des agonies sur lesquelles s’étendait sa main propitiatoire. Cependant elle ne m’accompagnait pas : je sentis que je n’avais pas mérité encore de me rencontrer avec elle au bord des lits dont elle était la providence.

Je compris alors aussi que cette odeur de l’âme, ce parfum miraculeux et floral de la beauté intérieure que la légende fait s’exhaler de la présence magnifique des béatifiées et qui rendait divines les approches de sainte Rose de Lima, n’était pas une fiction. Je demeurais penché sur l’âme de Fréda et savourais son arome délicat à l’égal d’un subtil jardin rafraîchi par les rosées du matin.

Ma vie, en se confondant à la sienne, eut des fastes ignorés, des retentissements délicieux d’elle à moi où toutes choses nous devenaient concomitantes même à travers la distance comme par l’effet d’une télépathie ; et nous ne nous parlions pas de nous-mêmes ; nous en restions bien mieux l’un avec l’autre.

Certaines existences sans profondeurs apparentes sont ainsi dirigées par de simples événements obscurs auprès desquels la destinée compliquée des empires et les lois qui les projettent en divers sens ne semblent pas plus merveilleuses. Un enchaînement de causes mystérieuses nous avait, des bords opposés de la vie, ramenés par des chemins purifiés, avec des yeux clairs qui en nous regardèrent s’éveiller une autre âme visible et meilleure, revirginisée aux eaux lustrales de la douleur et de la charité.

Cependant je ne raisonnais plus mes sentiments. Je me laissais aller à l’entraînement des heures, au charme bienfaisant de la sentir vivre en moi comme une vie qui était encore la mienne. Je subissais je ne sais quelle intime évidence que nous n’étions pas les maîtres de nos vies, qu’elles finissent toujours par s’arranger d’elles-mêmes selon le plan de leur prédestination. J’étais sûr à présent que la mienne me mènerait vers le point auquel elle devait aboutir ; mais je ne m’entretenais pas de cela avec moi-même, comme si je m’étais avéré l’inutilité de toute participation de la volonté à l’ordre préétabli des conjonctions.

La nécessité de me surveiller devant les autres dames de l’Asile ne rompait pas cette harmonie tranquille. Nos rencontres étaient graves et émues ; elles avaient la simplicité des choses sans mystère et qui cependant ne sont pas usuelles. Nous n’avions rien à nous cacher devant les personnes présentes, puisque nous n’avions plus rien à nous dire de tout le temps de notre existence qui n’était pas les moments que nous passions l’un près de l’autre. Pourtant ces moments gardaient quelque chose de secret et d’inavoué qui nous les rendait plus délicieux. De quelque nom que nous nous fussions appelés dans le passé, elle et moi nous sentions maintenant unis aux sources mêmes de l’être par une communion d’autant plus profonde qu’elle n’éprouvait pas le besoin de s’exprimer. Nous parlions peu ; elle me disait d’un regard ce qu’elle avait à me dire ; et ce qu’elle me disait se rapportait aux autres plus qu’à nous-mêmes.

J’eus ainsi bientôt le sentiment qu’elle commençait seulement d’exister pour moi ; j’étais vis-à-vis d’elle comme un homme qui ne se souvient pas d’avoir connu autrefois la femme qu’il a devant les yeux. L’avais-je vraiment connue avant la minute où elle me révéla son essence véritable ? Et tout le reste ne se bornait-il à des apparences engendrées d’une âme qui s’ignore encore elle-même ? Les âmes, comme les espèces, n’arrivent à la vie qu’à la condition de germer dans des milieux propices. Je la revoyais donc sans trouble extérieur, sans qu’il me fût à présent nécessaire de faire un effort pour oublier qu’il y avait en nous des choses que le monde ne devait plus savoir. Et Fréda aussi sembla oublier que notre vie nouvelle n’était que le secret d’une autre.