Le Bon Amour/VIII

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Paul Ollendorff (p. 85-94).
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VIII


Nous n’allâmes plus que deux fois ensuite vers le banc. De suprêmes chaleurs palpitaient au cœur des grands arbres. Un soleil las, l’or terni des feuillages, l’évent alangui des senteurs montées de la terre et des écorces suggéraient d’harmonieuses et tardives épousailles, un noble hymen d’âmes silencieuses, dépouillées du goût amer de la jeunesse. Toute la beauté n’est pas dans l’été, aux âcres et turbulents remous de la vie lascive ; celle-ci est trop près des origines ; elle touche encore à l’âge élémentaire des races ; et la jeunesse de l’homme ressemble aux périodes troubles du monde, travaillées de feux volcaniques.

C’était là une pensée qui me revenait souvent ; elle me laissait la joie de m’être accompli en vieillissant. J’avais descendu la colline de mes jours et à mesure mes pas m’avaient rapproché de la vallée verdoyante et bruissante d’eaux où, loin des orages, dans la sérénité des heures, l’âme, avec les sucs tardifs, se compose un miel que n’altère plus aucune acidité.

Il me sembla que je commençais seulement de vivre. L’autre vie, comme un passage à travers des sols bouillants et des airs furieux, n’était rien à côté des frais repos, des sédatives contemplations de cette Tempé où se goûtait la divine harmonie intérieure.

Nous fûmes seuls un matin : c’était un jour charmant du milieu de l’automne. Les fleurs expiraient un arome éteint, comme le reste des puissants bouquets de l’été. Les dernières abeilles, d’un vol déjà blessé, avec des ailes plus belles, tournoyaient au soleil.

Fréda donc était venue, car je lui avais dit que j’allais moi-même aux jardins ; et nous restâmes là un peu de temps à regarder la douceur des choses, avec le gonflement de nos cœurs, sans nous parler. Mais bientôt je lui pris la main. Je sentais que des paroles devaient être dites, irréparables comme toutes celles qui sortent de l’âme aux heures graves de la vie. Et peut-être elle était descendue aussi aux jardins pour les entendre.

Maintenant une tendre et exaltée superstition pour moi s’attachait à ce banc où pour la première fois nous avions lu au fond de nous. Il était comme le point d’une route où, par des sentiers opposés, nous étions venus l’un vers l’autre. Et je lui dis :

— Ô Fréda ! il n’y a pas de plus grande solitude que celle qui entoure deux êtres comme nous. Nous sommes, parmi la vie des êtres, si isolés que nous n’appartenons plus qu’à nous-mêmes. Aucun chemin ne va plus de nous vers le monde. Nous sommes comme des îlots perdus dans l’immensité des eaux. Et peut-être aussi il n’y a pas de plus grand bonheur ; car à présent nous avons cessé de ressembler aux autres hommes, mus par des forces aveugles en dehors de leur volonté. Et tout ce que nous ferons, nous le ferons désormais dans la plénitude de notre conscience.

Je m’aperçus alors que je parlais comme si déjà antérieurement nous avions décidé de ne plus séparer nos destinées. Cependant elle ne m’avait rien dit jusque-là qui pût me laisser croire qu’il y eût entre nous autre chose que la sympathie éveillée de nos malheurs mêmes. Nos âmes jamais n’avaient franchi les limites du mystère qu’elles étaient l’une pour l’autre ; elles s’étaient avancées jusqu’au bord de nos lèvres et ensuite elles étaient rentrées dans la maison secrète où elles vivaient solitaires.

Fréda ne me regardait plus : ses yeux, perdus devant elle, semblaient fixer moins un point de l’espace qu’un point de la durée, au fond de cet inconnu des temps où par avance sont résolus les événements. Et elle n’avait rien dit ; je tremblai qu’elle ne répondît par le silence à mon exaltation.

— Ô amie ! laissez-moi vous donner ce nom que justifia une longue conformité de peine. Amie, ne m’avez-vous pas entendu ?

Ainsi de nouveau je lui parlai avec un souffle si bas qu’à peine j’ouïs le bruit de ma voix. Et je vis dans ses yeux évanouis revenir une lumière lointaine. Elle échappa aux ombres, elle en avait gardé la pâleur et, très bas aussi, elle me dit :

— Je vous écoutais comme en rêve… Et tout cela n’est-il point un rêve en vérité ?

— La vie n’est point autre chose, Fréda. Nous croyons vivre et nous rêvons ; nous allons devant nous les yeux fermés vers des buts que nous ignorons. Et seulement notre vie en nous sait ce qu’elle veut et ne peut le dire. Vous m’êtes revenue comme du fond d’un rêve, ô céleste amie retrouvée ! Et je ne vous connaissais pas encore et cependant je vous ai reconnue. Tout cela en effet a bien l’air d’un songe.

Alors, comme si, après être restée longtemps obscure, elle sortait tout à coup d’un nuage et enfin se révélait à moi, elle me dit :

— Oui, c’est bien moi. Et pourtant, je ne suis plus l’ancienne Fréda qui vous était connue.

Sa voix me parut délicieuse comme l’éveil du matin, comme les premières rumeurs de la vie, et un jour se leva, qui n’avait point été précédé d’autres jours.

— Fréda, vous m’êtes apparue comme la jeune fille que vous étiez avant que…

Elle avança sa main vers mes lèvres, et ainsi le passé fut comme s’il n’avait jamais existé, car aussitôt, au contact de cette main qui sur ma bouche scellait l’oubli, tout s’effaça.

J’avais pris ses doigts, je les appuyai longuement à mon visage. J’aurais voulu mourir dans la douceur de cette minute, avec sa main sur mes yeux fermés. La vie fut expiée ; aucun de nous deux ne sut plus lequel avait eu des torts envers l’autre. Et ensuite, il ne fut plus jamais question entre nous deux du temps qui avait précédé celui-là.

— Ô Fréda, lui dis-je, vous m’êtes apparue la première femme et le premier matin.

Et ainsi il n’y eut plus en nous que des pensées riantes et légères.

Cependant je ne lui demandai aucun sacrifice nouveau. Nous étions comme deux âmes libres et qui se sont attendues et qui n’ont pas besoin de se prouver par des témoignages extérieurs le don qu’elles se sont fait d’elles-mêmes. Je ne lui parlai donc pas de l’avenir ; le temps pour des bonheurs comme le nôtre est contenu jusqu’en sa durée la plus profonde dans l’heure, si brève qu’elle soit, où l’on acquit la certitude de n’avoir rien à redouter de lui. Et à peine l’homme peut se faire une idée de l’éternité : pourtant, comme une mer sans rivage, elle est bue dans la goutte d’eau qui est, au regard de son énormité, la parcelle infinitésimale de la durée où nous avons soif.

J’étais près de Fréda comme un homme nouveau, comme un homme ingénu et qui ne connaît point encore la vie. Nous étions au bord des jours, dans la beauté vierge du monde. Et une éternité coula. Aucun de nous ne vit que le châtaignier au-dessus de nos têtes commençait à se dépouiller de ses feuilles ; il reverdissait bien plus vert en nous-mêmes.