Le Bon Amour/X

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Paul Ollendorff (p. 103-123).
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X


Un de mes parents, habitant la province, mariait sa fille. Je l’avais connue enfant ; son père me pria de l’assister comme témoin. J’acceptai d’autant plus volontiers qu’une ancienne affection nous liait. Je ne prévoyais pas encore que ce retour à des pensées charmantes et tristes me deviendrait un inévitable sujet de douleurs. J’arrivai la veille du mariage : je descendis dans la maison même de mon parent.

Selon la coutume des petites villes, un grand repas réunit les invités. On m’avait placé à la droite de la mariée. J’eus ainsi près de moi, pendant toute la durée du festin, ce petit cœur qui pour la première fois connaissait l’amour. Sans être jolie, elle avait le charme des natures droites et modestes ; mais, dans le grand changement de sa vie, avec les idées graves que lui inspirait le sentiment de ses devoirs nouveaux, son visage avait presque de la beauté. Je fus pénétré une fois de plus de cette vérité que la beauté, dans son expression la plus haute, est le reflet de l’exaltation morale où sont projetées les âmes aux heures de sensibilité suprême. Le mariage ramène pour une jeune fille chrétienne, à la veille de l’instant où elle va être femme, l’infiniment tendre splendeur mystique qui flottait en lumières pâles et profondes dans ses prunelles au temps de la Première communion. Ce sont les deux âges de sa vie où la blancheur de sa robe apparaît réellement symbolique de son état de pureté, et elle s’y manifeste comme détachée de la terre avec un visage qui, même chez les plus laides, s’illumine d’une grâce spirituelle.

Toute pâle et frémissante sous ses satins d’argent, ma jeune parente m’évoqua les petites vierges des triptyques après la visitation de l’Ange. Elle ne parlait pas et demeurait comme perdue dans un songe, ses mains sur la table, ses longues mains fines auxquelles le prêtre venait de passer l’anneau.

La gaîté des convives bientôt monta ; mais à mesure qu’elle devenait plus bruyante, moi qui m’étais abstenu de vin, je me prenais à repenser à l’heure de ma vie où, comme l’époux qui, parfois, pressait à la dérobée les doigts de cette enfant novice, je me tenais assis près de Fréda. Alors aussi, comme ce jeune homme, je croyais voir s’ouvrir devant moi des seuils de bonheur ; et Fréda, dans tout l’éclat de sa beauté, grave, souriante, toute pâle, avait l’âge de la douce mariée.

Cette pensée ne me quitta plus. Elle devint pour moi la cause d’un si grand tourment que, profitant du tumulte qui s’accroît au moment où les époux quittent la table, je me glissai parmi les groupes et gagnai la rue.

Dans le soir du trottoir, sous la première neige de l’hiver, la marquise était restée, avec ses hampes lancéolées d’or, comme une tente de parade. Là, tout à l’heure, à petits flots de satin et de velours, en sillages légers de parfums, avait défilé le décolletage emmitouflé des dames ; là, très vite, dans le froufroutement des satins, avaient couru les petits pieds blancs de la mariée après l’église. Comme un cortège, les flexibles tailles, les belles épaules nues aux pâleurs frémissantes de grandes fleurs, se déroulaient.

Et maintenant la nuit était tombée. Un petit coupé mystérieux stationnait près de la marquise, avec son cocher en palatine, immobile sous le vol des flocons blancs, les rênes et le fouet dans ses gros gants fourrés. Les hautes fenêtres du rez-de-chaussée et de l’étage se découpaient en lumières d’or sur la façade sombre aux balcons ouatés, aux cariatides habillées d’hiver. Des silhouettes constamment se mouvaient sur la transparence claire des stores. Des corsages de femme, des ombres fines de jeunes filles, des épaules d’homme passaient avec des gestes de marionnettes, frêles et brusques. Toute la vie du vieil hôtel semblait s’être concentrée dans cette clarté égale, heureuse, tiède, versée par les lustres et les girandoles. Plus haut le second étage, tout noir, alignait dans la nuit sa rangée de grandes vitres froides, derrière lesquelles se reculait la mort des chambres.

Le petit coupé attend ; son caisson est duveté de neige ; le cheval s’impatiente et fait sonner ses gourmettes. À peine les passants prennent attention à ce cocher rentré en boule sous ses fourrures. Pourtant il est là, dans son attitude de personnage muet, comme une figure du destin. Jamais la petite mariée n’oubliera la minute qui suivra, le coupé dans la neige, le claquement de la portière retombant sur sa gêne de petite femme toute neuve, frileusement blottie au fond des capitons.

Les ombres là-haut défilent et s’agitent avec des airs de pavanes et de madrigaux. Les flocons, comme des plumes de cygne, dansent aux palettes de l’éventail lumineux que, dans l’air glacé, dessine l’écartement des stores. Quelquefois le vieux cocher étire la nuque de dessous sa palatine. Il ne regarde pas les grandes fenêtres illuminées ; mais, du coin de l’œil, il observe si nulle clarté n’apparaît dans le haut de l’hôtel. Il sait qu’il y a là une chambre d’où viendra le signal du départ, une chambre qui, dans un instant, s’éclairera pour les derniers apprêts.

Une traînée de lumière bientôt glisse derrière les rideaux, court dans la nuit de l’étage. Quelqu’un a posé une lampe sur la table, près d’une des fenêtres ; le reflet rosé d’un abat-jour allume une nuance d’aurore aux vitres. Et, comme sur les grands stores des salons, le découpage d’une petite ombre fiévreuse, le jeune dessin d’une épaule s’agite dans le halo de la lampe. Mais d’autres silhouettes, autour du gracieux profil, bientôt remuent ; des bras cassent des gestes étranges, affairés, peut-être la mère ou les sœurs… Une femme de chambre soulève un des rideaux, regarde tomber la neige. Et tout se brouille : les images flottent comme dans un mystère, un nuage. Deux mains, un instant, ont l’air de soulever une étoffe précieuse qui se déploie très longue et garde l’onduleux et le féminin d’une personne vivante. Déjà la petite dame en blanc de l’église et du repas nuptial a résigné le symbole d’innocence. La belle robe de satin aux fleurs d’oranger piquées dans les froissis lumineux a glissé des épaules et n’est plus qu’un adorable simulacre qu’une des femmes un instant tient entre ses poings levés près de la fenêtre.

L’enfant, devant la glace, à présent se regarde, surprise, d’un regard déjà changé. Elle ne s’aperçoit plus la même : elle n’est plus tout à fait la jeune fille qu’elle était, elle n’est pas encore la femme qu’elle va devenir, et quelque chose semble arrivé où elle se voit une étrangère pour elle-même. Sa gorge mi-nue bat au corset, toute frêle, aux courbes encore indécises. Elle ne sent plus la petite gêne rose qui, pour l’entrée de quelqu’un dans sa chambre, autrefois la faisait se voiler très vite. Ses sœurs, les filles de service l’entourent et ne la troublent pas. C’est vaguement comme le sentiment qu’elle ne s’appartient plus, qu’un autre tout à l’heure pourra librement la regarder. Elle rit, elle voudrait pleurer, elle se sent un peu absente de tout ce monde qui s’agite, évanouie comme dans un rêve… Et l’heure est très douce ; une fièvre délicieuse l’électrise, elle tourne la bague à son doigt. Son regard ensuite étrangement une dernière fois se fixe sur ses épaules ; puis celles-ci se voilent et elle croit sentir le frôlement d’une moustache ; un baiser l’effleure, fait courir à sa peau un émoi rose. Elle veut ignorer qu’il est là, qu’il la contemple avec le regard dont elle-même s’est regardée. Et, tout de suite, pour donner le change, elle se met à babiller d’une folie de petite perruche.

Sa légère cervelle est à la fois très calme et terriblement agitée, battue d’un vertige. Elle voudrait se sentir déjà emportée par le train, être très loin, et, en même temps, il lui semble qu’elle pourrait rester longtemps ainsi sans penser à autre chose. Cependant tout lui rappelle qu’elle va partir, que, dans un instant, cette maison de son enfance cessera d’être la sienne. Ses sœurs aussi ont des rires un peu fous, un peu au-dessus du ton, comme si elles s’étourdissaient et lui cachaient quelque chose. Et la table, les fleurs du tapis, l’étagère aux livres, le lit étroit sous sa dalmatique fleur-de-pêcher ne sont plus les mêmes… Tout cela subitement si triste, si reculé dans le passé, avec l’air de reproche des choses déjà oubliées ! Oh ! à présent, elle voudrait être seule, rien qu’une minute, les toucher, ces chers vieux objets restés frémissants de sa vie et qui, elle partie, ne seront plus que des reliques, faire ses adieux aux livres aimés, baiser l’oreiller où elle rêva le premier rêve d’amour… Et, tout à coup, elle s’aperçoit que les draps ont été retirés.

Alors la crise, longtemps retenue, éclate : il lui vient les larmes du vrai départ, de la définitive séparation. Elle ne couchera plus dans le petit lit blanc qui était à elle seule ; elle n’a plus que le sentiment d’une grande solitude.

« Voyons, folle !… » C’est sa mère qui l’entoure de ses bras, toute chaude de passion courageuse, et toutes deux demeurent pressées l’une contre l’autre en sanglotant. « Oh ! maman ! maman ! » Mais la maman trouve le mot qui délie le charme triste : « Que dirait ton mari s’il te voyait ainsi ? » Le sourire renaît ; les baisers ont bu les dernières larmes. Et l’enfant ne pense plus qu’à cette chose charmante : « J’ai un mari ! »

Maintenant, le tournoiement des silhouettes se précipite… Distinctement, le cocher a aperçu l’ombre d’une petite main qui fixe sur un front une capote… Et ensuite, la fenêtre redevient toute claire : il n’y a plus derrière les rideaux que le geste d’une femme qui remet de l’ordre dans le bousculement de la chambre. Alors il ajuste à ses genoux les plis de la couverture, il taquine de la mèche de son fouet les oreilles du cheval, à la longue assoupi. Des voix. Un valet s’avance, tient ouverte la portière. Puis deux ombres rapidement se glissent.

Clic ! clac ! On dirait une fuite. Dans la neige, là-bas, s’est perdu le roulement du petit coupé…

Ah ! petite mademoiselle ! petite madame !

Un léger coupé aussi avait attendu devant la porte et puis nous avait emportés.

Mes sanglots s’élevèrent.

— Un petit coupé… un petit coupé… me répétais-je infiniment comme s’il eût suffi de l’évocation de cette forme matérielle pour me faire revivre l’illusion de l’heure nuptiale dans ma vie. J’aurais voulu pleurer longtemps, la tête dans mes mains.

Pendant des heures j’errai dans le soir des rues. Quand je rentrai dans la grande maison vide de la chère présence qui l’avait animée jusque-là, les hôtes de cette après-midi de promesses et de joie en étaient tous partis.