Le Bon Vaccin

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(signé Fœmina)
Le Figaro du 21 mars 1907 (p. 2-13).

Le Bon Vaccin

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Tout Paris est vacciné ! Les cas de petite vérole sont, paraît-il, plus rares en ce moment qu’à l’ordinaire… Mais demain ?… La peur est merveilleusement prompte, elle court, se répand, il y en a partout. Vite une piqûre au bras ! La voilà faite : on respire, on n’a plus peur, on pense à autre chose.

Pourtant nous savons bien que, si le vaccin donne beaucoup de chances pour échapper à l’horrible maladie, il ne les donne pas toutes. On peut être dûment vacciné et prendre la petite vérole… N’importe, l’image rassurante a eu la force de se substituer à l’image épouvantable, elle met l’esprit en défense contre l’inquiétude, et le fait de nous sentir protégés nous protège… Bon vaccin !

En voyant cette confiance un peu puérile — et si intelligente ! — je songe, une fois de plus au pouvoir des images concrètes et à la facilité avec laquelle nous en créons, pour notre bien parfois, et souvent pour notre mal. Quel emploi heureux on en ferait, si on habituait le cerveau à fabriquer à point celles dont on a besoin pour vivre et bien vivre, et si on les opposait à celles qui détruisent l’énergie. On guérirait bien d’autres choses que la peur des maladies épidémiques…

Malheureusement nous ne sommes pas les maîtres de nos images, elles naissent à leur gré, nous dominent, ne nous permettent pas de leur donner des concurrentes, et d’ailleurs nous voulons d’autant moins les vaincre qu’elles nous nuisent davantage… Il faudrait de la patience, de l’entraînement. Personne n’a envie de prendre tant de peine.

Je ne crois pas qu’en aucun temps on ait eu un amour si excessif, et tout ensemble si mal entendu, de soi-même, ni une pareille absence de discipline intérieure, ni un goût plus déterminé pour les faiblesses qui abîment la personnalité. Chacun, penché avec une douloureuse admiration sur ce qu’il a en lui de malade, s’émerveille des détraquements de sa sensibilité et vénère les symptômes de sa propre désorganisation. C’est si doux de s’occuper de soi, d’y penser pitoyablement et sans cesse de se tripoter l’âme !…

Cette manie n’est pas spéciale à quelques jolies dames nerveuses : beaucoup de vilains hommes la partagent, et vous aussi, et moi, et presque tout le monde ! Captifs, enfermés dans l’étroite limite de notre personnage tant chéri, nous n’allons même pas voir ce qui se cache peut-être de beautés et de forces dans les coins obscurs de cette geôle d’élection ; nous piétinons sur place. Et nous nous lamentons avec toute l’éloquence dont nous sommes susceptibles, et nous racontons des choses délicates et singulières à propos des murs qui nous étouffent… On est très mal là dedans ? Pourquoi n’en pas sortir ? Pourquoi ? On ne le peut, on est retenu par les mauvaises images qui montrent les craintes, les chagrins, les désirs grossis à tel point qu’ils cachent tout le reste et qu’on ne sait plus que l’univers plein de soleil et de chances existe ! Le prêtre du moi se sent tellement important que la moindre menace qui s’approche lui devient formidable, et la moindre gêne déchirante. Quelle situation ! il se croit seul dans le monde vide, il n’y a que lui pour éprouver tout ce qui s’éprouve, c’est sur lui que tout se ramasse… Le malheureux !

Et pourtant, songez-y, pourtant il a suffi de la piqûre d’une lancette et la peur des contagions s’est effacée de notre esprit… Ces pauvres gens qui souffrent de trop et de si mal s’aimer pourraient guérir de leur angoisse si un moment, un seul, ils substituaient une autre image à l’image d’eux-mêmes qui leur cache les choses, s’ils prenaient un contact sincère avec ce qui les entoure, s’ils s’extériorisaient enfin.

Ce n’est pas très aisé, mais on parvient à regarder le paysage ou la rue pour les voir, tout simplement ; à écouter les gens qui vous parlent au lieu de préparer une réponse aux mots qu’on n’a même pas entendus ; à aimer bêtement sans démonter les rouages de son émotion ; à être plus curieux de la personnalité des autres que de l’opinion qu’ils ont de nous ; à se répandre dans la nature, dans les cœurs offerts, dans tout, au lieu de chercher à tout absorber… On y arrive, et c’est la santé et la joie.

Seulement il faudrait aimer la santé et la joie ; or on ne les aime pas, ce n’est plus la mode. La joie est généreuse, elle donne largement ; les prêtres du moi ne sont pas généreux : ils n’aspirent qu’à prendre sans donner jamais rien. D’ailleurs ils sont adroits à vêtir leur égoïsme morbide d’habits fort élégants ; leur amertume mélancolique a du style, leur pessimisme une noble attitude intellectuelle, leur mépris est de grande allure. S’ils sont mal portants, affreusement tristes et perpétuellement déçus, c’est que leurs natures prodigieusement fines les rendent aptes à ressentir des tortures ignorées du commun. Je le crois bien, ils n’ont pas le tissu héroïque qui se refait vite après la blessure, et ils ne cessent de taquiner leurs plaies avec une habile perversité ! Ils méprisent la joie, ils n’en veulent pas, ils ont monopolisé la souffrance distinguée et s’y obstinent non sans se plaindre abondamment.

Certes, la souffrance est belle, c’est l’eau de pureté où se lavent les âmes, mais il y a dans la souffrance une partie féconde et une partie stérile, il faut encore savoir choisir ! La souffrance féconde, c’est celle qui après une défaite réunit un peuple, le rapproche dans l’ardente volonté de durer ; c’est celle qui, lorsque le cœur crève, inspire l’irrésistible besoin de se donner, d’être utile, d’employer à faire du bonheur pour ses voisins les forces étranges qui surgissent quand on a renoncé à être heureux ; c’est le souci d’autrui que l’on voit à certains malades torturés, c’est le détachement et l’amour. Il y a la possibilité de ces sublimes efforts dans toute souffrance, même dans celle dont les motifs sont les moins nobles. Il y a aussi — c’est l’alliage — des principes de découragement, de haine, et d’affreuses rancœurs, et des désirs de vengeance, et par-dessus tout une mauvaise pitié de soi qui exagère le sens de la personnalité, et persuade que tant de peine éprouvée suffit à vous dégager de tout devoir. Il m’a parfois semblé que c’était là la souffrance que cultivaient plus particulièrement les prêtres du moi. Ils y renonceraient — et pour leur bien — s’ils savaient employer les images, et par exemple s’ils avaient l’énergie de se représenter la douleur des autres. Ils s’en gardent !

N’allez pas, pour la distraire, raconter à cette pauvre jeune femme jalouse l’histoire d’une autre femme dont les petits meurent de faim : elle vous trouverait sot. Pensez-vous que, avec des nerfs si vifs, une imagination si violente, on ne soit pas aussi déchirée à la pensée de voir s’en aller une tendresse qui était toute la vie qu’on est déchiré en écoutant ses enfants crier de besoin ? Elle vous dira que le mal qu’on a ne permet pas de se représenter clairement le mal qu’ont les autres ; elle vous dira encore que la pauvresse dont vous parlez a sur elle cet avantage immense d’être tirée de la contemplation de sa misère par la nécessité d’agir. Et cette fois elle aura raison, la jeune dame jalouse. L’autre a devant les yeux les fortes images qui empêchent de céder à la neurasthénie… Si on lui avait enseigné les bonnes disciplines mentales, la jeune dame aurait aussi de ces images-là qui viendraient à son secours. Elle chercherait autour d’elle — et les trouverait — de petits ou de grands devoirs qu’elle a négligés dans l’hypnose de sa détresse, elle leur donnerait une importance qu’ils n’ont pas peut-être, se contraindrait à les remplir en y fixant sa pensée. Sans doute cela ne la consolerait pas, mais cela nettoierait son chagrin de l’égoïsme qui le rend vénéneux ; et, si elle avait eu la force de repousser une fois l’image cruelle, il est probable qu’une autre fois elle en serait mieux maîtresse, et quelque raison qu’elle eût de souffrir, eh bien oui, elle souffrirait moins.

Il n’y a que les fous qui soient hors d’état d’arrêter et de changer leur pensée. Nous tous, qui ne sommes fous qu’à demi, nous pouvons interrompre la mauvaise image, nous en défaire pour une seconde, et peu à peu pour une heure, la contrarier, lui marchander l’espace, lui en opposer une autre, choisie hors de nous-mêmes, et qui lui soit hostile, qui déplace le terrain où elle a coutume de se déployer, qui l’amoindrisse par son contraste. Nous pourrions nous accoutumer à des exercices analogues à la méditation des religieux, admirable pratique qui, isolant l’homme de ses passions, de ses intérêts, le met à l’abri de lui-même. Voilà le bon vaccin qui, comme l’autre, nous donnerait le repos de l’esprit et la possibilité d’être utiles et meilleurs…

Nous pourrions faire ainsi, mais nous ne voulons pas. Nous aimons mieux nous enfoncer dans notre inquiétude, dans nos malaises, nos peines, notre égoïsme, nous regarder sans cesse avec des yeux avides, passionnés et tristes, nous chérir, nous plaindre et nous détruire lentement avec des mains tendres… si tendres !

Fœmina.