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Le Bonheur (Sully Prudhomme)/Au Lecteur

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Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 135-138).


AU LECTEUR


Le silence de ces espaces infinis m’effraie. » Cette terreur de Pascal est bien exceptionnelle. L’homme est trop occupé par sa vie militante, trop distrait par le spectacle si varié du monde pour songer habituellement au mystère et au péril de sa condition ; ou plutôt l’insouciance à cet égard ne serait-elle pas en lui une grâce de la Nature, comme l’impuissance à considérer longtemps la mort ? Toutefois la prodigieuse fortune et la persistance des religions supérieures demeureraient inexplicables si l’homme, sur son origine et sa destinée, ne couvait une inquiétude latente, susceptible d’être éveillée sinon tenue sans cesse en éveil. D’autre part, l’histoire de la philosophie témoigne que cette inquiétude devient de plus en plus consciente chez une élite à mesure que la civilisation exerce et libère davantage la pensée.

Le doute sur l’avenir d’outre-tombe, sur une compensation future des douleurs présentes, sur un règlement final de comptes à rendre, sur la sollicitude enfin, et l’existence même d’un Créateur, ce doute, pour ceux qui ont le privilège peu enviable de le concevoir et de s’y arrêter, devient à la longue très importun. Plus d’une âme qui en souffre accueillerait peut-être pour une heure, comme une diversion bienfaisante, quelque idéale satisfaction offerte à son besoin de justice et de félicité. Ce poème ne promet pas davantage au lecteur. On serait déçu si l’on y cherchait une solution rigoureuse des grands problèmes qui s’y posent : l’auteur y caresse seulement un rêve, un souhait que son imagination ne pouvait exaucer avec le plein consentement de sa raison. Il lui fallait fermer les yeux sur beaucoup d’invraisemblances inhérentes au sujet, et sur de cruelles incertitudes. Il lui fallait, en dépit de la scandaleuse et horrible mêlée des forces, admettre une divinité paternelle, et concilier le bonheur avec la peine pour n’en point bannir la dignité. Certes, si ce rêve confinait à la réalité, les cœurs droits et hauts n’auraient pas à s’en plaindre, mais c’est au hasard surtout qu’ils en pourraient faire honneur. La vérité est la récompense d’une étude opiniâtre et exclusive ; la poésie, naturellement contemplative ou passionnée, ne saurait sans outrecuidance viser à supplanter la philosophie et la science. Quand parfois elle se permet d’y puiser son inspiration, sa seule excuse est d’avoir cru voir tout au fond luire les vérités dont la révélation importe le plus au genre humain. Malheureusement, ce qui importe le plus n’est pas toujours ce qui séduit davantage, et ses jaloux amis attendent d’elle tout autre chose ; le moindre grain de mil au soleil ferait bien mieux leur affaire. L’auteur ne se le dissimule pas. Il sait du reste que si la curiosité, à titre de passion, relève de la poésie, la recherche ne peut avancer sûrement sans ramper, ni aucune notion s’éclaircir sans se décolorer ; mais les grandes découvertes lui semblent si émouvantes qu’il ne se résout pas à les exclure du domaine poétique pour peu que les formules en puissent être transposées dans la langue littéraire ; il y a là une difficulté d’art qui l’attire. Une grande part, peut-être excessive, de cet ouvrage en fait foi. Qu’on lui pardonne d’avoir reculé devant une amputation douloureuse et discutée, et qu’on lui permette de défendre la légitimité seulement de sa tentative.

Dans le conte, la fable, la comédie, le poète rencontre une difficulté analogue, car il doit souvent plier le vers à l’expression de choses d’ordre tout positif. Sa tâche est même plus ardue encore, puisqu’il n’est pas soutenu par la majesté du sujet. Personne cependant ne lui conteste son droit. C’est que l’artiste se manifeste en lui avec d’autant plus d’autorité qu’il fait un plus habile usage de ses ressources ; on lui sait gré d’avoir consacré une maxime ou décoré un simple fait de la vie ordinaire par la forme la plus mnémonique ou la plus élégante. Une seule condition, en effet, s’impose essentiellement au vers, c’est de ne jamais être plat. Le vers est tenu de différer de la prose par une cadence qui n’est pas toute dans l’hémistiche et le nombre des pieds ; un vers plat n’est pas vraiment un vers, parce que l’harmonie la plus expressive, cette harmonie ailée qui ne se définit ni ne s’enseigne, en est absente. Le devoir du poète est de communiquer à son vers une beauté de forme appropriée à sa conception, mais, s’il y parvient, ce n’est plus au nom de l’art qu’on peut lui contester cette conception ; il suffit qu’elle ne déshonore pas la Muse. S’il n’intéresse que lui-même, à coup sûr il se trompe ; mais s’il n’intéresse pas tout le monde, le tort n’est pas nécessairement de son côté.

Hâtons-nous d’ajouter que les vers philosophiques sont fort loin de prédominer dans ce poème ; l’auteur y a rencontré, non cherché, l’occasion de les y introduire. Encore une fois, il ne s’est proposé que de caresser les plus nobles aspirations par une rêverie bienfaisante qui pût faire un moment oublier le mutisme et l’immoralité de la Nature.