Le Bonheur (Sully Prudhomme)/La Philosophie moderne

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Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 241-252).


VI

LA PHILOSOPHIE MODERNE


L’aurore soit bénie ! Elle rend l’espérance.
Il n’est de plaie au cœur que l’aurore ne panse !
Après les nuits de fièvre et les tardifs sommeils,
Ses sereines clartés ont d’apaisants conseils
Et de frais réconforts pour la plus âpre tâche.

Reposé par un court mais bienfaisant relâche
Et les yeux caressés par le jour souriant
Qui colore d’un rose enchanteur l’Orient,
Faustus ouvre son âme à l’effluve de joie
Que la jeune lumière à la pensée envoie.
Il se penche et longtemps s’enivre d’admirer
Sa compagne qu’à peine il entend respirer.
Il pleure en sa beauté l’idole qu’il néglige
Pour un culte morose et dont l’amour s’afflige.
Il veut hâter la fin de cette trahison.
Éteindre sans délai la soif de sa raison,

Pour n’avoir bientôt plus d’autre sujet d’étude
Que les traits de Stella, d’autre sollicitude
Que le zèle à servir sa douce volonté.
Étreignant de nouveau le mystère affronté,
Il se recueille, assis sur le bord de la couche.
Ce qu’agite son front vient éclore à sa bouche,
Et des flambeaux dressés dans l’ombre anciennement
Il poursuit en ces mots l’ardu recensement :

« Il n’est de sablier dont les grains si minimes
Puissent compter des cœurs les mouvements divers ;
Toutes les passions, basses ou magnanimes,
S’y lèvent tour à tour comme les flots des mers ;
Une seule dans l’homme obstinément demeure :
La soif de l’Inconnu qui nous tente et nous leurre.
Malgré le souvenir de son stérile effort,
La pensée est rebelle au philtre qui l’endort.
C’est en vain que la Foi propose aux fronts dociles
Le paisible oreiller des tendres Évangiles :
Ils n’y peuvent dormir qu’un sommeil agité.
Hélas ! en les lavant de leur impureté,
Le baptême n’a point guéri ces vieux malades,
La fièvre de nouveau les tourmente.

_______________________________« O Plotin,
Crois, et laisse Platon, les stériles triades :
Le Christ a dit d’aimer, et l’amour est certain.
Confesse ton passé vaincu, noble Augustin !
Sur l’hérésie appelle ardemment l’anathème ;

Défends contre les dieux du vrai Dieu la Cite ;
Prouve l’âme immortelle et succombe au problème
D’y marier la grâce avec la liberté !
Anselme, ta foi tremble et ta raison l’assiste.
Toute perfection dans ton Dieu se conçoit :
L’existence en est une, il faut donc qu’il existe ;
Le concevoir parfait, c’est exiger qu’il soit.
 
« Les types éternels des formes éphémères,
Qu’avait dans l’absolu vus resplendir Platon,
Sont-ils réels ? Un genre, est-ce un être, est-ce un nom ?
Les genres ne sont-ils que d’antiques chimères ?
Ou le monde sans eux n’est-il qu’un vain chaos ?
Ces débats ont de longs et sonores échos !

« Dans l’ombre et dans la paix froide des monastères
Abailard anxieux agite tour à tour
Deux torches : la raison rebelle aux saints mystères
Et, plus impie encore, ô saint Bernard, l’amour !

« Le mysticisme rêve en saint Bonaventure.
L’esprit semble un fiévreux qui bataille en dormant ;
A peine un moine anglais ose vers la Nature
Un mâle et fier retour, qu’il tente isolément.
Aristote surpris renaît chrétien dans Rome :
Sa logique offre au dogme un profane secours.
Saint Thomas accomplit sa gigantesque Somme,
Et l’Église après lui pense par lui toujours.
Fort d’un zèle que rien n’étonne et rien ne lasse,

Pour endormir le doute il rêve d’allier
La raison et la foi, la nature et la grâce,
Que nul génie, hélas ! ne peut concilier. »

Ah ! dans cet âge ardent quelle étrange mêlée
D’actes de foi prescrits par la loi révélée
Et d’arguments subtils par l’esprit découverts !
La vérité n’a point des fondements divers,
Et Faustus cherche encor l’unique et ferme assise
Où se puisse assurer sa croyance indécise.

Il néglige ces grands mais stériles essais ;
Deux hommes en feront table rase à jamais :
Bacon, Descartes ! Gloire à leurs deux disciplines !
Par elles Archimède et Socrate auront pu,
Sur la matière, l’âme et les choses divines,
Voir renaître et mûrir leur songe interrompu.

« Sentant que l’Etre échappe aux sciences humaines,
Qu’à leurs prises toujours l’Absolu se soustrait,
Enfin François Bacon se fie aux phénomènes,
Les observe, les classe et suit leur fil secret.
Il enseigne à saisir, sous leur flux qui varie,
Leurs lois, seul objet sûr et fixe du savoir…
L’homme abjure à regret sa noble rêverie,
Les yeux encore épris de l’impossible à voir.

« Descartes, fondateur nouveau de la pensée,
Sur tout ce qu’il a su fait une nuit sensée.

Soudain la conscience, au choc de la raison,
Jette son étincelle, et l’Infini s’éclaire !
Alors, fermant sa porte au brouillard séculaire,
Il rebâtit le monde en sa propre maison.
Où le doute acculé n’a plus trouvé d’asile.

« Enfin, tous las de battre un océan stérile,
Les chercheurs abordaient l’inébranlable sol !
Le prêtre même y dresse en toute confiance
Un contrefort nouveau pour sa vieille croyance,
Et Malebranche y prend son élan pour son vol :
Dieu, c’est l’éternel Vrai sous l’accident qui passe,
C’est de tous les esprits le principe et le lieu,
L’Infini de pensée et l’Infini d’espace ;
Dieu seul fait tout en nous, nous voyons tout en Dieu.

« Bossuet fait crier sous son étreinte forte
Le sphinx mal terrassé ; d’un vin mêlé de miel
Il enivre l’esprit et malgré lui l’emporte
Sur le rayon brûlant qui va du cœur au ciel.

« Fénelon souffle une âme à la dialectique,
Il prête à ce squelette un trépied pour soutien.
Dans ses bras il l’échauffe, avec grâce il applique
A son orbite vide une paupière antique
Où perlent les beaux pleurs du sentiment chrétien.

« La foi n’est dans Pascal qu’une agonie étrange.
On croirait voir lutter Jacob avec son ange :
Il veut passer, quelqu’un lui barre le chemin.

Aux dogmes du chrétien le penseur se résigne ;
Sitôt qu’il y résiste, il a peur, il se signe,
Mais son front mal dompté tressaille sous sa main.
Enfin le géomètre effrayé du problème,
Ne pouvant ni prouver ni renier son Dieu,
Risque la vérité dans un pari suprême
Dont, sur un noir tapis, le bonheur est l’enjeu.

« Un juif cartésien, plus hardi que le maitre,
Arrache, imperturbable, à ses leçons leur fruit
Et le condamne en forme à nommer Dieu tout l’Être,
Dont le temple infini soi-même se construit.
Spinoza dans la Bible est entré sans surprise.
Mais, pendant qu’il y plonge, il se sent la main prise
Dans le poignet de fer de la Nécessité !
Le front calme, à la suivre il n’a pas hésité.
L’Être assiste, éternel, au cours changeant des âges,
Le froid de la raison fait du monde un cristal ;
L’homme en est une face où de pâles images
Répètent l’univers sous un angle fatal.

« Leibniz divise l’Être en milliers de génies.
Qu’il fait miroirs du monde, obscurs, troubles ou clairs.
Monades sans liens et cependant unies ;
Un Dieu, pour en former le meilleur univers,
D’avance en a réglé toutes les harmonies.
Locke n’avait chargé que les sens de pourvoir
Par leur lumière aveugle à l’œuvre du savoir ;
Leibniz, de ces flambeaux dénonçant l’indigence,

Y joint l’éclair sacré né de l’intelligence.
Il voit les faits aux faits continûment s’unir
Et l’existence éclore au sein du devenir. »

Ces penseurs ont, d’un œil ou profond ou sagace,
Cherché l’être du monde à travers ses aspects ;
Ils n’ont, dans leurs efforts pour l’y voir face à face,
Que révélé combien son beau voile est épais.
C’est dans la conscience et c’est dans l’âme humaine
Que Faustus a l’espoir de le saisir sans fard :
Il va consulter ceux dont l’œil baissé promène
Dans le domaine intime un pénétrant regard.

« Berkeley, que l’horreur des sens grossiers inspire,
Fait de leur témoignage un hostile examen :
Du corps, fantôme creux, l’âme usurpe l’empire.
Il ne reste que Dieu devant l’esprit humain !
Hobbes n’avait à l’homme octroyé de connaître
Que la ferme matière, unique fonds de l’Être :
Dieu, l’esprit, que sont-ils ? Rien ! des mots seulement.
— Tout ! répond Berkeley, car la matière ment !

« Hume reprend leur œuvre, il la pousse et l’achève :
Il prouve qu’ils ne font l’un et l’autre qu’un rêve,
Et le balai du doute emporte sans merci
Avec le corps nié l’âme niée aussi.
La cause, nœud des faits, déçoit l’expérience :
Elle n’est qu’habitude, et le savoir croyance.
Tout le miroir du vrai se dérobe obscurci.
A recouvrer sa foi la raison s’évertue.


« Condillac soutient Locke en fidèle héritier.
Pour soumettre au scalpel la pensée, il la tue
Et change le penseur orgueilleux en statue
Où de l’éveil des sens éclôt l’esprit entier.

« Voltaire, dégonflant les outres des systèmes,
Du vent qu’il en exprime aiguise un clair sifflet ;
Modérateur, il s’arme, entre les camps extrêmes,
Du bon sens qui rassure et du rire qui plaît.

« Rousseau pour sûr asile ouvre la conscience,
Temple unique d’un Dieu qui se passe d’encens,
Et Jacobi nous rend la saine confiance
Dans l’Être extérieur qui se mire en nos sens.

« Mais Kant fouille aussi l’âme et, cruel, lui murmure :
« Ah ! tu prétends ouvrir tes sens sur la Nature
« Pour laisser la lumière entrer dans ta prison !
« Je t’en ferai tâter l’invincible cloison.
« Le monde, c’est toi-même, et le temps et l’espace
« Ne sont que ta prunelle où ta vision passe.
« Tu te fais ton soleil, ton sol, ton horizon !
« Qui te renseigne ? Parle, et je te vais confondre :
« Quand tu te crois en paix, la guerre est sous le front.
« Les sens vont témoigner, la raison va répondre ;
« Elle niera toujours ce qu’ils affirmeront :
« L’Univers est borné, mais il ne saurait l’être ;
« Il a dû commencer, mais il n’a pas pu naître ;
« Rien n’est sûr que la voix qui commande ou défend. »

Puis il daigne ajouter dans sa miséricorde :
« Un Dieu te fait plaisir ? Hé bien ! je te l’accorde,
« Comme avec une image on console un enfant. »

« À ces mots, ton génie, ô profonde Allemagne,
S’ébranle avec lenteur, puis il entre en campagne
Comme un lourd bâtiment dont l’hélice de fer
Toujours droit devant soi marche en forant la mer,
Et, prévenant les vents qui se faisaient attendre,
Précipite à son but la force de son pas,
Ouvrière impassible, incapable d’entendre
Et les foudres d’en haut et les rumeurs d’en bas.

« Fichte se lève et dit : « Le Dieu qu’il nous propose
« N’est qu’une aumône au cœur 1 J’y consens, l’âme est close.
« Elle est de l’univers la borne et le milieu :
« S’il n’est rien hors de moi, c’est moi qui ferai Dieu. »
Seul, où la conscience allume sa veilleuse,
Il plonge et dans lui-même il voit surgir divin,
À cette humble clarté qui grandit radieuse.
Le vrai monde qu’aux sens il réclamait en vain.
Schelling approfondit ce rêve et le féconde :
Le cerveau, fleur suprême, en sa trame qui sent
Marie au poids le jour et la pensée au monde ;
Le monde est l’esprit même aux yeux apparaissant.
L’âme de la Nature a la forme pour signe ;
C’est pourquoi l’Art unit aux songes les rayons,
Et, prêtant au modèle une splendeur insigne.
Sent Dieu collaborer à ses créations !


« Hégel vient. Sa pensée aux efforts téméraires
Du devenir sans fin veut gravir les degrés
Où naissent de l’hymen étrange des contraires
Les êtres, du néant jusqu’à l’homme engendrés.
Elle prétend dicter ses propres lois à l’Être.
Vain rêve ! Elle ressemble au lierre, dans la tour,
Qui grimpe obstinément de fenêtre en fenêtre
Pour aspirer la vie et voir un peu de jour.
L’édifice croulant de toutes les doctrines
Dans son âpre montée est son soutien peu sûr ;
On ne sait si ce lierre est l’étai des ruines
Ou, pour ne pas tomber, se cramponne au vieux mur.

« Par le dernier regard que sa philosophie
A plongé dans l’abime où frissonne la vie,
L’homme de son audace est mal récompensé.
On dirait que sur lui le mystère offensé
Se venge en s’éclairant d’un faux jour qui le blesse
Et que, pour châtier sa hautaine faiblesse,
Dans l’œuvre universelle il ne lui laisse voir
Qu’un long enfantement d’infini désespoir.
Héraclite renaît, prouvant que tout conspire
Dans ce monde mauvais à le vouer au pire.
L’art d’un Machiavel en a tramé le sort :
L’Être veut, le vouloir s’efforce, et tout effort
Est douleur. Le progrès, conquête dérisoire.
N’offre au mal, seul réel, qu’un remède illusoire ;
Les sciences, les arts ne font que découvrir
Des raisons et créer des chances de souffrir ;

Chaque instinct n’est qu’un piège et l’amour qu’une embûche
Où le couple attiré par l’espèce trébuche
Et rougit de pourvoir la mort en procréant.
Volonté, ton salut, c’est de tendre au néant !

« Voilà donc où la soif de tout connaître amène ;
Voilà le dernier mot de la pensée humaine ;
Non : ce n’est pas possible ! Ici, mon propre sort
Atteste un renouveau céleste dans la mort ! » —

En achevant ces mots, Faustus tourne la tête
Et voit pleurer Stella dont le regard s’arrête
Avec une douceur souffrante sur le sien.
« Et pourtant, mon ami, je ne te suis plus rien.
Dit-elle ; je me sens dans ton cœur supplantée.
Ah ! si l’œuvre aujourd’hui par ton cerveau tentée
Peut satisfaire en toi le plus noble besoin,
Je veux de ton bonheur lui résigner le soin.
Mais homme ne crains-tu d’essayer l’impossible ?
L’entière vérité nous est-elle accessible ?
Tu perds le sûr amour pour un bien peu certain,
La présente beauté pour un spectre lointain. »
Faustus lui prend les mains et tendrement les baise ;
« Il n’est que ma Stella qui pour toujours me plaise.
L’amour du vrai n’est point pour le nôtre alarmant ;
L’ardeur en est moins vive et la source moins chère,
Et dans mon âpre zèle à m’y livrer j’espère
Moins trouver un plaisir qu’apaiser un tourment.

Courte sera l’épreuve ; accorde à ma pensée
Le loisir d’achever sa tâche commencée.
Elle s’arrache à toi, mais pour te revenir
Et, libre désormais, te mieux appartenir. »