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Le Bonheur conjugal (Pert)/11

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Librairie universelle (p. 185--).

LA MAÎTRESSE

Beaucoup d’hommes font de leur femme leur maîtresse, c’est-à-dire que, loin de la traiter dans l’intimité avec respect et réserve, ils l’initient à toutes les joies amoureuses que l’on goûte auprès des professionnelles de l’amour, créent en elle un être, en somme, un peu fictif, uniquement bon pour le plaisir, suppriment ou détournent en elle le sentiment et la fonction de maternité.

Un grand nombre de femmes imaginent que dans cet état réside la suprême félicité conjugale et sont fières d’incarner pour leur mari la Femme, l’Amour.

Atteignent-elles par là au suprême bonheur ? Ont-elles lieu de se réjouir et de s’enorgueillir de cette façon de comprendre la vie et le mariage ? C’est ce qu’il est bien difficile de déterminer rigoureusement.

D’une façon toute générale, l’on peut dire que l’amour sensuel, les relations d’amants entre époux ont autant de fragilité, malgré le lien conjugal, que lorsque cet amour et ces relations ont lieu librement et en dehors de toute attache légitime.

La volupté dans laquelle deux êtres communient n’a qu’un temps forcément court, et si cet amour sensuel n’est pas accompagné d’une affection, d’une amitié qui en est absolument distincte, le jour où il s’évanouira, il ne laissera aucun lien entre les époux, Ce serait une profonde erreur de croire que des souvenirs de sensualité une fois le charme rompu, puissent rattacher deux individus l’un à l’autre : ils ne seront au contraire qu’une cause de froissement, de rancune, de subtils griefs pour les complices déliés.

Pour ne pas s’exposer à d’amers déboires, il faudrait admettre que l’amour dans le mariage, le fait que des époux soient amants pendant un temps plus ou moins considérable, peut leur apporter des joies aiguës, des sensations et des émotions extrêmes, mais que cette compréhension des relations conjugales n’a aucune chance d’assurer ni à l’homme, ni surtout à la femme, un bonheur stable et durable.

Au point de vue du mari, une question se pose. La femme, maîtresse de son époux, sera-t-elle pleinement satisfaite par les joies qui lui seront procurées ; ou celles-ci l’inciteront-elles à en désirer d’autres plus parfaites encore, ou simplement nouvelles ? L’amant légitime ne donnera-t-il pas à sa femme le besoin d’autres amants ?

La réponse que l’on doit faire diffère naturellement selon le caractère et le tempérament de la femme dont on s’occupe ; pourtant, en général, l’observation m’a montré que la connaissance, et surtout la pratique de la volupté légitime est loin d’être un préservatif pour la vertu, et qu’une femme, maîtresse ardente de son mari, a beaucoup plus de chances d’en arriver à désirer les émotions d’un autre amour que l’épouse froide et chaste.

Pour la femme, c’est une autre question qui dresse son point interrogatif. Un mari sera-t-il plus fidèle à une épouse-maîtresse qu’à une femme chaste et sévère se refusant aux suprêmes voluptés ?

Le plus souvent — oui — quoique évidemment ce ne soit pas une garantie absolue ni surtout durable pour l’épouse jalouse.

Puis, combien ce rôle pour la femme — même si elle y réussit pleinement — a d’écueils et de périls, moraux et physiques ! Combien de fois il la livre, esclave désarmée, à l’égoïsme de son mari.

Andrée,
ou la martyre conjugale.

C’était la plus délicieuse créature que l’on pût imaginer. Blonde, fraîche, potelée, taille mince, extrémités mignonnes, yeux étincelants de finesse et de gaieté, caractère charmant, d’une humeur toujours égale ; avec cela, courageuse on ne peut plus et énergique, malgré sa fragilité féminine apparente. Son mari, un industriel intelligent, travailleur, déjà dans une jolie situation, en était vivement épris.

Je causai avec Andrée, en pleine lune de miel, et, après plusieurs réticences, en rougissant, elle m’avoua qu’elle et son mari s’aimaient en amants fougueux, que peut-être dépassaient-ils la limite de ce que la morale austère permet aux époux, mais que, quant à elle, elle ne savait rien refuser à Jacques et que, d’ailleurs, pour le satisfaire et le garder, elle était prête à se damner, si vraiment le bon Dieu s’occupait de ce qui se passe, entre mari et femme, défend ceci, permet cela ou le tolère.

Six mois plus tard, ayant appris que ma petite amie, souffrante, gardait le lit, je courus chez elle. Je la trouvai un peu pâlie, un peu nerveuse, mais plus jolie que jamais, et très courageuse.

Elle me dit qu’elle avait fait une fausse couche « un peu exprès », parce que sa grossesse intempestive, arrivée on ne sait comment, contrariait extrêmement Jacques.

— Oh ! nous voulons des enfants, mais plus tard, beaucoup plus tard, quand nous serons très raisonnables et lassés de nous aimer si fort…

Je multipliai les recommandations, les avis de prudence pour l’avenir. Andrée souriait, affectant de traiter son accident comme quelque chose d’absolument insignifiant.

À l’automne, je la revis en effet sur pied, plus pleine d’entrain que jamais et plus amoureuse encore qu’auparavant.

Lorsque l’hiver vint, le jeune ménage s’installa, fit des visites, reçut. Jacques estimait que les relations d’affaires les meilleures sont celles qui se nouent à table, ou au fumoir, après un bon repas. Deux fois par semaine, Andrée donnait à dîner et le reste du temps sortait. D’une santé de fer, sanguin, fortement constitué, son mari se trouvait on ne peut mieux de ce régime auquel il joignait des heures de travail acharné ; Andrée fut vite surmenée.

Leur fortune n’était point assez forte pour qu’elle se désintéressât de la surveillance de son ménage et les réceptions fréquentes que son mari voulait irréprochables l’occupaient beaucoup. Sa toilette, le soin de sa beauté, les courses, les visites indispensables se disputaient toutes ses minutes. Et ce qui eût dû être un repos pour elle, les heures nocturnes qu’elle passait aux côtés de son mari, la brisaient.

Sensuel mais prudent, connaissant fort bien son tempérament et le ménageant comme il lui convenait, Jacques goutait auprès de sa femme un large, mais un sain plaisir à son égard. Il n’en était pas de même pour Andrée. Il la laissait toujours énervée à l’extrême, bouleversée, jamais satisfaite.

Malgré ses heures très surchargées, elle venait me voir fort souvent ; ce lui était un besoin, non de se plaindre, elle s’estimait très heureuse, mais de me conter son labeur incessant.

Le métier d’amour pour les filles qui s’y consacrent est déjà des plus absorbants, mais que l’on songe à ce qu’il devient lorsqu’il est doublé par les soins d’un intérieur et par toutes les obligations mondaines…

Quelque tardive que fut l’heure de son coucher et quelque fatigues amoureuses eussent accidenté sa nuit, Andrée se levait à sept heures. Sa toilette, les soins méticuleux qu’elle prenait de sa personne l’occupaient jusqu’à neuf heures. Elle consacrait une heure à sa maison, puis sortait tous les jours de dix heures à midi, marchant beaucoup à pied, par hygiène, et accomplissant à ce moment de la journée toutes les courses nécessitées pour sa toilette ou sa maison.

Le déjeuner et les minutes qui suivaient étaient le seul moment de repos de sa journée. Dès deux heures, elle se remettait à ranger, à fureter en son appartement, vérifiait l’ouvrage de ses domestiques, puis s’habillait pour les visites qui l’occupaient jusqu’à six heures. Nouvelle toilette, sortie presque quotidienne et, au retour, l’adorée corvée d’amour.

Tous les jours d’hiver se succédaient ainsi pareils, sans un repos, sans une détente, sans un après-midi passé à flâner, à rêver, en robe de chambre.

Du reste, elle adorait cette vie qui la tuait. Elle me racontait, fière, l’amour persistant de son mari, l’orgueil qu’il avait d’elle, combien il aimait ses recherches raffinées de toilette, de dessous, les soins qu’elle prenait de son corps. Elle me répétait, les yeux brillants, les compliments qu’il lui faisait, les comparaisons à son avantage qu’il établissait entre elle et les maîtresses demi-mondaines qu’il avait eues autrefois.

— Pourtant, ma chère marraine, des femmes tout ce qu’il y a de plus chic, et dont c’est le métier d’être jolies et soignées !…

Cependant, un jour, moins gaie que de coutume, elle m’avoua de petites misères féminines qui l’ennuyaient, dans sa crainte perpétuelle de plaire un peu moins à son mari.

Malgré les régimes, les traitements les plus énergiques, elle dépérissait, ses yeux se cernaient, son teint se fanait. En deux ans elle devint méconnaissable.

Comme remède, dans la pensée qu’elle se ménagerait, un docteur conseilla une grossesse.

Ce fut la débâcle. Devenue enceinte en de mauvaises conditions de santé, elle endura d’incessants malaises, faillit périr en accouchant et prise d’une péritonite, languit au lit durant trois mois.

L’hiver suivant, elle toussait ; on craignit pour sa poitrine ; on l’envoya dans le Midi. Quand elle rentra dans sa maison, ses amies n’eurent rien de plus pressé que de lui apprendre que son mari était notoirement l’amant de la femme de son caissier, une jolie créature ambitieuse et très avisée qui le menait à la baguette.

Ma pauvre petite Andrée essaya de lutter, s’acharna à reconquérir son mari, retomba malade, désespéra et, finalement, lors d’une seconde grossesse, fut emportée par une scarlatine attrapée on ne sait comment.

À l’enterrement, on plaignait très fort Jacques L… d’avoir « eu si peu de chance » et l’on s’étonnait qu’une femme avec toutes les apparences de la force eût eu « si peu de santé ».

Moi, bien douloureusement affectée, je me remémorais ses confidences et je revoyais cette lutte de tous les instants, cette écrasante besogne de la femme légitime qui assume, en plus de ses devoirs, la tâche d’être la maîtresse de son mari.

Michèle,
ou l’égoïste victorieuse.

Une autre de mes petites « filleules » résolut, au contraire, le problème tout à son avantage.

Je la vois encore telle qu’elle était au moment de son mariage. Grande, mince, élancée, avec quelque chose de solide dans son ensemble, malgré l’élégance de sa taille ; d’une beauté durable, faite de toutes sortes d’attraits réunis, juxtaposés.

Seul, parfois, son regard dur et sans reflet de généreuses émotions la déparait en révélant son immense égoïsme, l’inaltérable froideur de son cœur.

Elle ne m’aimait pas, mais je lui plaisais ; j’amusais son esprit délié, cela l’intéressait presque passionnément de percer les mobiles qui me poussaient à m’entourer de jeunes âmes joyeuses ou souffrantes. Du resto, elle était incapable de concevoir la très simple satisfaction que l’on éprouve à faire un peu de bien moral autour de soi, à prêter sa sympathie, à offrir ses bras et son cœur, maternellement.

Sa dot était médiocre et, comme elle était résolue à ne faire qu’un mariage riche, ou au moins fort aisé, elle se décida à se montrer peu difficile sur les autres qualités d’un fiancé qui posséderait les avantages pécuniaires qu’elle souhaitait.

Dès l’âge de seize ans, très mûre, très réfléchie, elle était en chasse.

Elle épousa, à dix-neuf ans, un gros garçon commun, timide, blafard, malsain, orphelin, unique héritier d’un fabricant de cires et cierges qui avait su créer en quarante ans de labeur acharné une industrie rapportant environ quatre-vingt mille francs.

Le « marchand de chandelles », ainsi que l’appelait la jeune sœur moqueuse de Michèle, était extrêmement épris de sa future, dont la distinction, la situation de famille supérieure et la beauté l’enchantaient.

Avec une science vraiment étonnante chez une jeune fille qui, en somme, n’avait pas encore fréquenté beaucoup le monde, ni lu, ni eu souvent l’occasion de se documenter sur la vie, les passions et les hommes, elle s’empara de son mari et le posséda tout entier, le mena avec l’impérieux et cruel despotisme de certaines maîtresses toutes puissantes — de celles qui tiennent leurs amants par on ne sait quel charme indestructible, sans posséder d’autre intelligence par ailleurs, ni grâce particulière, ni gaieté, ni bonté, ni même souvent de beauté :

Quel est leur talisman ? C’est ce que je me suis toujours demandé.

À force de regarder autour de moi et d’étudier attentivement les ménages qu’il m’a été donné d’approcher jusque dans l’intimité la plus complète, voici les « qualités » que j’ai reconnues dans la femme dominatrice de l’homme un égoïsme implacable, vindicatif, hypertrophié ; une constante préoccupation vigilante d’asservir l’homme dont elle a besoin et l’oubli sincère de tous les autres ; un tempérament absent ; une grande souplesse ; une dissimulation raffinée ; un manque complet du sentiment de dignité.

Les moyens, multiples, sont d’une manière générale, de s’imposer perpétuellement, en tout et pour tout à son mari, de le harceler sans cesse de soi, — il sera parfois excédé, mais, au fond, le sentiment de satisfaction vaniteuse de se croire indispensable, unique, prépondérant l’emportera, — puis, de se montrer tour à tour humble, flagorneuse, et impérieuse, atrabilaire, obéissante et entêtée, — en gardant l’humilité, l’obéissance pour les petites questions indifférentes, et l’inflexibilité pour ce qui est important.

L’homme sera toujours vaincu par la saturation adroite de son amour-propre. Mais il faut que celui-ci soit choyé, engraissé sans cesse, sans jamais un accroc, une défaillance, directement et indirectement.

L’homme passera tout à la femme à laquelle il se croit supérieur en tout ; et celle qui veut le commander tel qu’un esclave inconscient doit s’appliquer à le persuader de cette supériorité supposée, s’incliner devant elle, l’adorer servilement la lui prouver en simulant une légèreté, un manque de logique, une ignorance qui, par contraste, feront éclater les mérites de l’époux.

Supériorité d’intelligence, d’esprit, de conduite, de réflexion, supériorité dans le savoir, dans l’acquis et dans l’inné ; supériorité physique, morale, intellectuelle, matérielle, voilà ce qu’il faut feindre de reconnaître dans le dernier des médiocres, des imbéciles, des crétins.

Que la femme soit convaincue que l’homme, quelque faible que soit sa valeur réelle, se croit d’une autre race, d’une autre essence qu’elle, qu’il est persuadé que la virilité confère des facultés auxquelles il est impossible à une femme de prétendre, qu’elle ne peut même pas concevoir ; que son cerveau à lui est différent et que ses qualités sont transcendantes par cela même qu’il est homme.

Qu’elle paraisse admettre comme vérité indiscutable, fondamentale que le pire des goujats, que la brute la plus abjecte, lui est encore supérieur, au même titre que le sauvage le plus primitif est encore d’un échelon plus élevé que l’animal.

Quand un homme est fermement convaincu que sa femme rend un profond et sincère hommage à cette supériorité, il lui accordera tout, lui cédera en tout. Devant ses pires caprices, il pliera en souriant avec indulgence : « Que voulez-vous, la femme est comme cela !… »

Se soumettre ne lui coûtera jamais quand il croira le faire pour contenter un caprice absurde, au lieu que, mécontent, blessé, il se cabrera devant une volonté sérieuse, avisée ; un esprit raisonnant sensément avec lui.

Michèle m’ouvrit un jour des horizons sans bornes avec cette simple phrase :

— Moi ? Jamais je ne discute avec Charles !… À quoi bon, il est persuadé qu’il ne peut avoir tort et tout mon intérêt est de l’entretenir dans cette croyance… Je lui dis « Je veux cela, il est possible que ce soit déraisonnable, absurde… Cela m’est égal, j’en ai envie, je le veux ! » Et je ne répète que cela, jusqu’à ce qu’il hausse les épaules, sourie à mon infériorité féminine et cède en se congratulant de sa supériorité qui lui permet de s’élever au-dessus de ces insignifiances !…

Et comme je l’interrogeais, elle continua :

— Il m’est livré pieds et poings liés uniquement parce qu’il est convaincu que je lui obéis en tout et pour tout, parce que je me donne pour lui la silhouette que tout homme veut voir en sa femme… Tête légère, inconsidérée, être sans logique, sans volonté, sans raisonnement… l’« éternelle blessée » pour qui il faut avoir les ménagements et les indulgences que l’on montre à l’enfant !…

Son rire fusa.

— Pauvre Charles ! fit-elle avec une indicible pitié méprisante.

Et devant moi s’évoqua l’image balourde ; niaise, disgracieuse du mari de mon amie. Et le contrasté avec l’intellect délié, l’esprit aiguisé, le raisonnement prompt et juste, la culture variée de Michèle était si frappant que je ne pus m’empêcher de crier :

— Par quel miracle as-tu pu persuader à cet homme que tu lui étais inférieure ?

Elle fit un léger mouvement des épaules :

— Il m’eût été bien plus difficile de l’amener à reconnaitre le contraire !

Je la pressai encore ; elle ajouta :

— Je sais comment vous expliquer… C’est assez subtil… Il est évident que je ne lui crie pas : « Ô quel génie !… Ô quelle intelligence ! » Si bête qu’il soit, il verrait l’ironie… Je fais plutôt ressortir pour lui-même sa supériorité par opposition avec le caractère que je me donne… avec mes désirs puérils, fantasques, mes sautes d’humeur, mon manque de logique voulu, mes caprices systématiques… Je l’ai amené à dire sincèrement : « Il est inutile de raisonner avec ma femme… elle ne comprend ni ceci, ni cela. » Il va de soi qu’en même temps qu’il constate ceci il ajoute : « Donc, puisque moi je raisonne, je palpe, la nécessité, la valeur de choses, devant lesquelles elle demeure inconsciente, c’est qu’elle m’est infiniment inférieure… » Son amour, son asservissement dont il n’a pas idée me sont assurés par cette conviction. Je flatte sa vanité… Quand il me regarde, il se mire complaisamment en moi… il s’y voit grand, majestueux, superbe ; il jouit divinement de cette suprématie que je lui nie en paroles qui ne font que le confirmer dans sa persuasion.

Michèle avait évidemment trouvé la bonne, l’unique formule ; mais combien de femmes seraient incapables de l’imiter et considéreraient comme le pire des supplices l’humiliante comédie perpétuelle par laquelle le despotisme de la femme s’édifie dans le mariage ou l’amour !…