Le Bonheur conjugal (trad. Bienstock/Partie2/4

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IV

La maison vide de Nikolskoié, pas chauffée depuis longtemps, s’anima de nouveau, mais la vie vécue là ne revint pas. Ma belle-mère n’était plus et nous étions seuls en face l’un de l’autre. Mais, maintenant, la solitude non seulement ne nous était pas nécessaire, mais nous gênait.

L’hiver était pour moi d’autant pire que j’étais malade et ne me remis qu’après l’accouchement de mon second fils. Mes relations avec mon mari continuaient à être les mêmes : froides et amicales comme au temps de notre séjour dans la capitale. Mais, à la campagne, chaque planche, chaque mur, chaque siège me rappelait ce qu’il était pour moi et ce que j’avais perdu. Une offense impardonnée semblait être entre nous, on eût dit qu’il me punissait pour quelque chose et feignait de ne pas le remarquer lui-même. Il n’y avait pas de quoi demander pardon ou grâce : il me punissait seulement en ce qu’il ne me donnait pas toute son âme comme autrefois. Mais il ne la donnait à personne et à rien, comme s’il n’en avait pas.

Parfois je me disais qu’il feignait seulement pour me tourmenter, mais qu’en lui vivait encore le sentiment ancien, et j’essayais de l’éveiller. Mais chaque fois il avait l’air d’éviter la franchise, comme s’il me soupçonnait de feindre et craignait, comme ridicule, chaque sentimentalité. Son regard et son ton semblaient dire : « Je sais tout, je sais tout. Il n’y a rien à me dire, mais je sais tout ce que tu veux dire. Je sais aussi que tu diras une chose et feras une autre. » Au commencement je m’effrayai de cette peur de la franchise, mais ensuite je m’habituai à cette pensée que ce n’était pas un manque de franchise, mais l’absence du besoin de franchise. Maintenant, la langue ne me tournait pas pour lui dire spontanément que je l’aimais, ou lui demander de prier avec moi ou de m’entendre jouer. Entre nous on sentait déjà certaines conditions de convenance. Nous vivions chacun à part, lui avec ses occupations qui maintenant m’étaient indifférentes, moi avec mon oisiveté qui ne le choquait et ne l’attristait pas comme auparavant. Les enfants étaient encore trop petits et ne pouvaient encore nous unir.

Mais le printemps arriva. Katia et Sonia vinrent à la campagne pour passer l’été ; on réinstalla notre maison de Nikolskoié et nous allâmes vivre à Pokrovskoié. Elle était restée la même, notre maison de Pokrovskoié, avec sa terrasse, sa table pliante, le piano dans la salle claire et mon ancienne chambre aux rideaux blancs et mes rêves de jeune fille oubliés là-bas.

Dans cette chambre il y avait deux petits lits : mon ancien, où chaque soir je bénissais le grassouillet Coco et l’autre, un petit où, du maillot, sortait le petit visage de Yania. Après les avoir bénis, souvent je m’arrêtais au milieu de la douce chambrette et, tout à coup, de tous les coins, des murs, des rideaux, se détachaient des visions anciennes, oubliées. De vieilles voix commençaient à chanter des chansons du temps de ma jeunesse. Et où sont ces visions ? Où ces chansons délicieuses et douces ? Tout ce que j’avais à peine osé espérer s’était réalisé. Les rêves vagues, confus étaient devenus réalité, et la réalité, une vie pénible, dure, sans joie. Et tout était resté semblable : de la fenêtre on voyait le même jardin, le même sentier, le même banc.

Voilà, là-bas, sur les ravins, arrivent de l’étang les mêmes chansons du rossignol, les mêmes lilas sont fleuris, la même lune est au-dessus de l’horizon. Et tout s’est changé en quelque chose de si affreux, de si horrible ! Tout ce qui pouvait être si cher, si intime, est si froid !

De même qu’autrefois, je m’asseyais avec Katia dans le salon, et toutes deux à mi-voix, parlions de lui. Mais Katia a jauni, s’est ridée, ses yeux ne brillent plus de joie et d’espoir, mais expriment la triste compassion et le regret. Nous ne nous enthousiasmons plus de lui comme autrefois, nous le jugeons. Nous ne nous disons plus, étonnées : pourquoi et par quelles raisons nous sommes heureuses ; nous ne voulons pas, comme autrefois, raconter à tout le monde ce que nous pensons. Nous chuchotons comme des conspirateurs et pour la centième fois demandons pourquoi tout s’est-il changé si tristement. Et lui est toujours le même ; seulement, entre les sourcils, des rides plus profondes, sur les tempes plus de cheveux gris. Mais le regard profond, attentif m’est toujours voilé d’un nuage. Moi aussi, je suis toujours la même ; mais, il n’y a en moi ni amour, ni désir d’aimer. Il n’y a pas de besoin de travail, pas de satisfaction de soi-même. Et mes anciens élans religieux sont si loin et me semblent aussi impossibles que mon ancien amour pour lui et ma plénitude ancienne de vie. Je ne comprends pas maintenant ce qui me semblait jadis si clair et si juste : le bonheur de vivre pour un autre. Pourquoi pour un autre, quand pour moi-même, il n’y a pas de désir de vivre ? Depuis Pétersbourg, j’avais abandonné tout à fait la musique ; mais maintenant le vieux piano, l’ancienne musique m’entraînaient de nouveau. Un jour, me sentant mal à l’aise, je restai à la maison ; Katia et Sonia allèrent avec lui à Nikolskoié regarder la nouvelle bâtisse. La table à thé était couverte et, en les attendant, je suis allée en bas, devant le piano.

Je retrouvai la sonate « Una quasi fantasia » et commençai à la jouer. On ne voyait et n’entendait personne, les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin et les sons connus, tristes et solennels éclataient dans la chambre. Je terminai la première partie, et, tout à fait inconsciemment, par une vieille habitude, je me retournai vers ce coin où parfois il s’asseyait et m’écoutait. Mais il n’y était pas. La chaise, depuis longtemps abandonnée, était dans son coin et, par la fenêtre, on apercevait le bouquet de lilas au clair soleil couchant et la fraîcheur du soir entrait par la fenêtre ouverte. Je m’appuyai sur le piano, je couvris mon visage à deux mains et demeurai pensive. Pendant longtemps je restai assise ainsi, me rappelant avec douleur le vieux temps irretrouvable et pensant craintivement au présent. Plus rien ne me semblait à attendre ni à espérer. — « Ai-je déjà vécu ? » — pensai-je, et avec effroi, je dressai la tête, et, pour oublier et ne plus penser, je continuai de jouer le même andante. — « Mon Dieu, pardonne-moi, si je suis coupable, ou rends-moi tout ce qui était si beau dans mon âme, ou apprends-moi ce qu’il me faut faire, comment vivre maintenant ? »

Un bruit de roues s’entendit sur l’herbe et devant le perron puis sur la terrasse, résonnèrent les pas mesurés, connus qui, ensuite, s’arrêtèrent. Mais déjà la sensation ancienne ne renaissait pas au bruit de ces pas. Quand j’eus achevé, les pas s’entendaient derrière moi et une main s’appuyait sur mon épaule.

— Comme tu es gentille d’avoir joué cette sonate, — dit-il.

Je me tus.

— Tu n’as pas pris de thé ?

Je hochai négativement la tête et ne le regardai pas pour ne point trahir mon émotion.

— Elles viendront tout à l’heure, le cheval s’est emballé ; elles sont descendues à la grand’route.

— Attendons-les, — dis-je, et je sortis sur la terrasse en espérant qu’il m’y suivrait. Mais il s’informa des enfants et se rendit près d’eux.

De nouveau, sa présence, sa voix simple, bonne, me disait que quelque chose était perdu par ma faute. Que puis-je désirer ? Il est bon, doux, bon mari, bon père, je ne sais moi-même ce qui me manque encore.

Je sortis sur le balcon et m’assis sous la tente de la terrasse, sur ce banc ou j’étais assise le jour de notre explication. Le soleil était déjà couché ; il commençait à faire nuit, des nuages sombres de printemps étaient suspendus au-dessus de la maison et du jardin ; à travers les arbres on n’apercevait qu’un coin pur du ciel avec le soleil couchant et la petite étoile du soir tout à l’heure allumée. Partout l’ombre d’un léger nuage, et tout attendait la petite pluie douce du printemps. Le vent se calmait, pas une seule feuille, une seule herbe ne se mouvait. L’odeur de lilas et de merisier emplissait le jardin et la terrasse, tellement qu’on eût dit que l’air était en fleurs. Tantôt il diminuait, tantôt augmentait si bien qu’on avait le désir de fermer les yeux, de ne rien voir, rien sentir, sauf cette odeur agréable. Les dahlias et les massifs de roses encore incolores s’élançaient immobiles sur leurs tiges noires, et paraissaient monter lentement sur leurs supports blancs, taillés. Les grenouilles, comme pour profiter du dernier moment avant la pluie, coassaient de toutes leurs forces au-dessous du ravin. Un bruit tenu, ininterrompu, venant de l’eau, dominait ce cri. Les rossignols s’interpellaient, et on entendait comment, anxieux, ils volaient d’une branche à l’autre. Ce printemps, un rossignol avait essayé de nouveau de s’installer dans le massif, sous la fenêtre, et quand je sortis, je l’entendis s’enfuir derrière l’allée ; de là, moduler encore une fois et se taire comme en une attente.

En vain je me tranquillisais, j’attendais et regrettais quelque chose.

Il descendit d’en haut et vint s’asseoir près de moi.

— Je crois qu’elles se mouilleront ? — dit-il.

— Oui, — répondis-je. Et tous deux, nous nous tûmes assez longtemps.

Le nuage, sans aucun vent, s’abaissait de plus en plus ; l’air devenait encore plus doux, plus parfumé, plus immobile ; et, tout à coup, une goutte tomba, bondit sur la toile de la terrasse, une autre s’écrasa sur le sable du sentier. Quelque chose bruissa sous les ronces et la pluie toujours croissante se mit à tomber à grosses gouttes.

Les rossignols et les grenouilles se turent tout à fait, seul le bruit fin de l’eau, bien qu’il parût plus éloigné à cause de la pluie, montait toujours dans l’air, et un oiseau, probablement en s’enfonçant dans les feuilles sèches, non loin de la terrasse, émettait régulièrement ses notes monotones.

Il se leva et voulut s’en aller.

— Où vas-tu ? — dis-je, le retenant… — Il fait si beau ici.

Il faut leur envoyer des parapluies et des galoches.

— Non, ça passera tout de suite.

Il consentit et nous restâmes près de la rampe de la terrasse. J’appuyai ma main sur la planche mouillée, glissante, et avançai la tête. La pluie fraîche mouillait mes cheveux et mon cou. Les nuages s’éclaircissaient et les gouttes tombaient plus rarement sur nous. Le bruit régulier de la pluie faisait place à celui des gouttes rares qui tombaient des feuilles. De nouveau, en bas, les grenouilles se mirent à coasser, de nouveau, les rossignols s’animèrent et, du buisson, commencèrent à s’interpeller, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Tout s’éclairait devant nous.

— C’est beau ! — prononça-t-il en s’asseyant sur la rampe et passant sa main sur mes cheveux mouillés.

Cette caresse simple agit sur moi comme un reproche ; je voulais pleurer.

— Et que faut-il encore à l’homme ? — dit-il. — Je suis maintenant si content, qu’il ne me faut rien, je suis tout à fait heureux !

« Ce n’est pas ainsi que tu me parlais du bonheur, autrefois, — pensai-je. — Si grand qu’il fût, tu disais que tu voulais encore et encore autre chose, et maintenant tu es tranquille et heureux, quand, dans mon âme il y a le repentir inexprimé et des larmes non versées. »

— Et moi aussi je me sens bien, — dis-je, — mais je suis triste précisément parce que tout est si beau devant moi. En moi tout est si vague, si vide,… j’ai le désir de quelque chose,… et ici tout est beau et tranquille. Est-ce que chez toi aussi, au plaisir de la jouissance de la nature ne se mêle pas quelque regret, le désir de quelque chose qui n’est plus ?

Il retira sa main de ma tête et se tut un moment.

— Oui, avant, ça m’est arrivé aussi, surtout le printemps, — dit-il comme en se souvenant. — Moi aussi j’ai passé des nuits à désirer et à espérer de bonnes nuits !… Mais alors tout était l’avenir et maintenant tout est le passé ; maintenant ce qu’il y a suffit et je me sens bien, — conclut-il avec une négligence si assurée que malgré toute la peine que j’avais à l’entendre, je crus qu’il disait vrai.

— Et tu ne désires rien, demandai-je ?

— Rien d’impossible — répondit-il en devinant ce que je pensais. — Voilà, tu te mouilles la tête, — ajouta-t-il en me caressant comme on caresse un enfant et passant encore une fois sa main dans mes cheveux. — Toi, tu envies les feuilles, les herbes parce que la pluie les mouille, tu voudrais être l’herbe, la feuille et la pluie. Et moi, je me réjouis en observant tout ce qui au monde est beau, jeune et heureux.

— Et tu ne regrettes rien du passé ? — demandai-je encore, en sentant un poids de plus en plus lourd sur le cœur.

Il devint pensif et de nouveau se tut. Je vis qu’il voulait répondre tout à fait franchement.

— Non, répondit-il.

— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! — dis-je en me tournant vers lui et en le regardant dans les yeux. — Tu ne regrettes pas le passé ?

— Non ! répéta-t-il encore une fois. Je suis très reconnaissant du passé, mais ne le regrette pas.

— Mais ne voudrais-tu pas le retrouver ?

Il se détourna et se mit à regarder dans le jardin.

— Je ne le désire pas, de même que je ne désire pas qu’il me pousse des ailes. C’est impossible !

— Et tu ne veux pas revenir au passé. Tu ne reproches rien… ni à toi, ni à moi ?

— Jamais ! Tout est pour le mieux.

— Écoute, — dis-je en touchant sa main, pour qu’il se retournât vers moi. — Écoute, pourquoi ne m’as-tu jamais dit que tu voulais que je vécusse précisément comme tu l’entendais ; pourquoi m’as-tu donné une liberté dont je ne pouvais profiter ? pourquoi as-tu cessé de m’apprendre à vivre ? Si tu l’avais voulu, si tu m’avais guidée, rien, rien ne serait arrivé — dis-je d’une voix perçaient plutôt le dépit froid et le reproche que l’amour ancien.

— Qu’est-ce qui ne serait pas ? — dit-il en se tournant vers moi, étonné. — Il n’y a rien du tout. Tout est bien. Très bien, ajouta-t-il en souriant.

« Est-ce qu’il ne me comprend pas, ou pis encore, ne veut-il pas me comprendre ?» pensai-je ; — et des larmes parurent dans mes yeux.

— Il n’y aurait pas ceci : qu’absolument innocente devant toi, je suis punie par ton indifférence, par ton mépris, — dis-je tout d’un coup. — Il n’y aurait pas que, sans aucune faute de ma part, tu m’aies ôté tout ce que j’avais de plus cher ?

— Qu’as-tu mon amie ? — dit-il comme s’il ne comprenait pas ce que je disais.

— Non, laisse-moi parler… tu m’as ôté ta confiance, ton amour même, ton respect, parce que je ne croirai pas que tu m’aimes maintenant après ce qui était auparavant. Non, il me faut d’un coup, dire tout ce qui me tourmente depuis longtemps. Suis-je coupable, je ne connaissais pas la vie, et tu m’as laissé chercher seule… Suis-je coupable, si maintenant j’ai compris moi-même ce qui m’est nécessaire. Quand, il y a un an bientôt, je m’efforçai de retourner à toi, tu me repoussas comme si tu ne comprenais pas ce que je voulais, et toujours de telle façon qu’on ne peut te faire aucun reproche et que je suis coupable et malheureuse ! Oui, tu veux me jeter de nouveau dans cette vie qui aurait pu faire mon malheur et le tien.

— Mais par quoi t’ai-je montré cela ? demanda-t-il avec un effroi et un étonnement sincères.

— N’as-tu pas dit hier et ne répètes-tu pas sans cesse que je ne m’habituerai pas ici, qu’il faut, pour l’hiver, retourner à Pétersbourg qui m’est odieux ? Au lieu de me soutenir, tu évites toute franchise, toute parole tendre et sincère avec moi, et, après, quand je serai tout à fait perdue, tu me feras des reproches et te réjouiras de ma chute.

— Attends, attends — fit-il sévèrement, froidement. — Ce que tu dis, maintenant, n’est pas bien. Cela prouve seulement que tu es mal disposée à mon égard, que tu ne…

— Que je ne t’aime pas ! Dis ! Dis ! — Et des larmes coulèrent de mes yeux. Je m’assis sur le banc et cachai mon visage dans mon mouchoir.

« Voilà comme il m’a comprise », — pensai-je en tâchant de retenir les sanglots qui m’oppressaient.

« Fini, fini, notre ancien amour », disait une voix dans mon cœur. Il ne s’approchait pas de moi, ne me consolait pas ; il était offensé de ce que j’avais dit. Sa voix était calme et sèche.

— Je ne sais pas ce que tu me reproches, — commença-t-il. — Si c’est de ne pas t’aimer comme auparavant…

— Aimer ! — prononçai-je dans mon mouchoir ; et des larmes chaudes se mirent à couler plus abondantes.

— … C’est la faute du temps et de nous-mêmes. Chaque saison a son amour… — Il se tut. — Veux-tu que je te dise toute la vérité ? Veux-tu la franchise ? De même que cette année, quand je t’ai connue, j’ai passé des nuits sans sommeil pensant à toi et à mon amour, — et mon amour grandissait, grandissait dans mon cœur, — de même à Pétersbourg, à l’étranger, j’ai passé d’horribles nuits sans dormir, j’ai brisé et détruit cet amour qui me faisait souffrir. Je ne l’ai pas détruit, j’ai détruit seulement ce qui me tourmentait ; je me suis tranquillisé, et j’aime encore, mais d’un autre amour…

— Oui, tu appelles cela de l’amour, mais c’est une souffrance — prononçai-je. — Pourquoi m’as-tu permis de fréquenter le monde, si tu le jugeais si nuisible que tu aies cessé de m’aimer à cause de lui ?

— Ce n’est pas le monde, mon amie.

— Pourquoi n’as-tu pas employé ton pouvoir, ne m’as-tu pas ligotée, tuée ? Ce serait mieux que d’être privée de tout ce qui faisait mon bonheur. Je me sentirais bien, je n’aurais pas honte.

Je sanglotai de nouveau et cachai mon visage.

À ce moment, Katia et Sonia, gaies et mouillées, en causant et riant fort, entrèrent sur la terrasse. Mais, en nous apercevant, elles se turent et sortirent aussitôt.

Nous nous tûmes longtemps. Je versai toutes mes larmes et me sentis soulagée. Je le regardai. Il était assis, la tête appuyée sur la main et voulait dire quelque chose en réponse à mon regard ; mais il soupira lourdement et s’accouda de nouveau. Je m’approchai de lui, retirai sa main. Son regard pensif se tourna vers moi.

— Oui, se mit-il à dire, — continuant ses pensées, — oui, nous tous, et surtout vous, femmes, devons parcourir nous-mêmes toute la sottise de la vie pour retourner à la vie vraie ; on ne peut se fier à l’expérience des autres. Tu étais encore loin alors d’épuiser cette charmante et délicate frivolité que j’admirais en toi et je t’ai laissé vivre. J’ai senti que je n’avais pas le droit de te gêner, bien que pour moi le temps fût passé depuis longtemps.

— Pourquoi me permettais-tu la frivolité si tu m’aimais ? — dis-je.

— Parce que même, si tu l’avais voulu, tu n’aurais pu me croire ; tu devais apprendre toi-même et tu as appris.

— Tu as raisonné, beaucoup raisonné, tu aimais peu.

Nous nous tûmes de nouveau.

— C’est cruel ce que tu viens de dire, mais c’est vrai, — prononça-t-il tout à coup en se levant et en commençant à marcher sur la terrasse. — Oui, c’est vrai. — Il s’arrêta en face de moi. — Ou je ne devais pas du tout me permettre de t’aimer, ou aimer plus simplement ; oui.

— Oublions tout, — dis-je timidement.

— Non, ce qui est passé est passé et ne se retrouvera jamais.

À ces paroles sa voix s’adoucit.

— Tout est retrouvé déjà ! — dis-je en posant une main sur son épaule.

Il retira ma main et la serra.

— Non, je n’ai pas dit vrai, en disant que je ne regrette pas le passé ; non, je le regrette, je pleure cet amour qui n’est plus et ne peut plus être. À qui la faute ? Je ne sais. L’amour reste, mais différent. Sa place reste, mais lui a presque disparu. Il n’y a déjà plus en lui la force et la suavité, seul est resté le souvenir reconnaissant, mais…

— Ne parle pas ainsi, — l’interrompis-je — que tout soit comme avant… Cela peut être. Oui ? — demandai-je en le regardant dans les yeux.

Mais ses yeux étaient clairs, calmes, son regard sans profondeur.

Pendant que je parlais, je sentais l’impossibilité de ce que je désirais et demandais. Il sourit d’un sourire calme, heureux, qui me sembla sénile.

— Comme tu es encore jeune et moi si vieux ! dit-il. En moi, il n’y a déjà plus ce que tu cherches. Pourquoi se tromper ? — ajouta-t-il avec le même sourire.

En silence, j’étais près de lui et mon âme devenait plus tranquille.

— N’essayons pas de répéter la vie, — conclut-il. — Ne nous mentons pas. Qu’il n’y ait plus les troubles anciens, les émotions, et Dieu soit loué ! Il ne nous faut rien chercher et nous émouvoir. Nous avons déjà trouvé et notre sort fut assez heureux. Maintenant nous devons déjà nous écarter et laisser la place, voilà à qui, — il montrait la nourrice qui s’avançait avec Vania sur les bras et s’arrêtait à l’entrée de la terrasse. — C’est ça, ma chère amie — conclut-il en inclinant ma tête vers lui et la baisant.

Ce n’était pas un amant mais un vieil ami qui m’embrassait.

Et du jardin, la fraîcheur parfumée du soir arrivait de plus en plus pénétrante et douce ; les sons et le silence devenaient de plus en plus solennels ; au ciel les étoiles s’allumaient de plus en plus souvent. Je le regardai et soudain mon âme devint légère comme si l’on en eût enlevé un nerf malade et douloureux. Tout à coup je compris clairement que les sentiments d’autrefois étaient passés pour toujours, comme le temps lui-même, et qu’il était non seulement impossible d’y retourner, mais que ce serait pénible et gênant. Ce temps qui me semblait si heureux, était-il si beau ? Y a-t-il si longtemps, si longtemps ?

— Cependant il est temps de prendre le thé, — dit-il ; et ensemble nous allâmes dans la salle à manger. Dans la porte nous rencontrâmes de nouveau la nourrice avec Vania. Je pris l’enfant dans mes bras, couvris ses petites jambes nues, rouges, le serrai contre moi et, l’effleurant à peine de mes lèvres, je l’embrassai.

Lui, tout endormi, remuait ses petits doigts écartés, ouvrait ses petits yeux vagues comme pour chercher ou se rappeler quelque chose. Tout à coup ses petits yeux s’arrêtèrent sur moi, l’étincelle de la pensée brilla en eux, les petites lèvres ouvertes se plissèrent en un sourire. « Le mien, le mien, le mien ! » pensai-je. Avec un heureux tremblement de tous les membres, le serrant contre ma poitrine et me retenant à grand peine pour ne pas lui faire mal, je commençai à baiser ses petites jambes froides, son petit ventre, ses mains, sa petite tête à peine couverte de cheveux. Mon mari s’approcha de moi. Je couvris rapidement le visage de l’enfant et de nouveau le découvris.

— Ivan Sergueïtch ! prononça mon mari en touchant l’enfant sous le menton. Mais rapidement, je couvris de nouveau Ivan Sergueïtch. Personne, excepté moi, ne devait le regarder longtemps. Je regardai mon mari. Ses yeux riaient aux miens et, pour la première fois depuis longtemps, je le regardai sans gêne et avec joie.

De ce jour se terminait le roman avec mon mari. Le sentiment ancien devint un souvenir cher, irretrouvable, et un sentiment nouveau, l’amour pour les enfants et leur père, marqua le commencement d’une nouvelle vie heureuse, mais tout autrement, et qui n’est pas encore achevée…