Le Bossu/I/II/9

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Le Bossu — 2e partie
A. Dürr (p. 103-126).


IX

— Le plaidoyer. —


Cette grande salle de l’hôtel de Lorraine, qui avait été déshonorée ce matin par l’ignoble enchère, qui, demain, devait être polluée par le troupeau des brocanteurs adjudicataires, semblait jeter à cette heure son dernier et plus brillant éclat.

Jamais, assurément, fût-ce au temps des grands ducs de Guise, assemblée plus illustre n’avait siégé sous sa voûte.

Gonzague était le plus intime favori du régent de France, Gonzague avait eu des raisons pour vouloir que rien ne manquât à l’imposante solennité de cette cérémonie.

Les préparatifs s’en étaient faits secrètement, les lettres de convocation, lancées au nom du roi, dataient de la veille au soir.

On eût dit, en vérité, une affaire d’État, — un de ces fameux lits de justice où s’agitaient en famille les destins d’une grande nation.

Outre le président de Lamoignon, le maréchal de Villeroy et le vice-chancelier d’Argenson, qui étaient là pour le régent, on voyait aux gradins d’honneur le cardinal de Lorraine, entre le prince de Conti et l’ambassadeur d’Espagne, — le vieux duc de Beaumont-Montmorency auprès de son cousin Montmorency-Luxembourg ; — Grimaldi, prince de Monaco, les deux Larochechouart, dont l’un duc de Mortemart, l’autre prince de Tonnay-Charente ; Cossé-Brissac, Grammont, Harcourt, Croy, Clermont-Tonnerre.

Nous ne citons ici que les princes et les ducs.

Quant aux marquis et aux comtes, ils étaient par douzaines.

Les simples gentilshommes et les fondés de pouvoir avaient leurs sièges au bas de l’estrade. Il y en avait beaucoup.

Cette vénérable assemblée se divisait tout naturellement en deux partis : ceux que Gonzague avait achetés et ceux qui étaient hors de prix.

Parmi les premiers, on comptait un duc et un prince, plusieurs marquis, bon nombre de comtes et presque tout le fretin menu titré. — Gonzague espérait en sa parole et en son bon droit pour conquérir les autres.

Avant l’ouverture de la séance on causa familièrement. Personne ne savait bien au juste pourquoi la convocation avait eu lieu. Beaucoup pensaient que c’était un arbitrage entre le prince et la princesse au sujet des biens de Nevers.

Gonzague avait ses chauds partisans ; madame de Gonzague était défendue par quelques vieux honnêtes seigneurs et par quelques jeunes chevaliers errants.

Une autre opinion se fit jour après l’arrivée du cardinal. Le rapport que fit ce prélat, touchant la situation d’esprit actuelle de madame la princesse, engendra l’idée qu’il s’agissait d’une interdiction.

Le cardinal, qui ne ménageait point ses expressions, avait dit :

— La bonne dame est aux trois quarts folle !

La croyance générale était d’après cela qu’elle ne se présenterait point devant le tribunal.

On l’attendit pourtant, comme cela était convenable. Gonzague, lui-même, exigea ce délai avec une sorte de hauteur, dont on lui sut très bon gré. — À deux heures et demie, M. le président de Lamoignon prit place au fauteuil. Ses assesseurs furent le cardinal, le vice-chancelier, M. de Villeroy et M. de Clermont-Tonnerre.

Le greffier en chef du parlement de Paris prit la plume en qualité de secrétaire ; quatre notaires royaux l’assistèrent comme contrôleurs-greffiers.

Tous les cinq prêtèrent serment en cette qualité.

Jacques Thellemens, le greffier en chef, fut requis de donner lecture de l’acte de convocation.

L’acte portait en substance que Philippe de France, duc d’Orléans, régent, avait compté présider de sa personne cette assemblée de famille, tant pour l’amitié qu’il portait à M. le prince de Gonzague, que pour la fraternelle affection qui l’avait lié jadis à feu M. le duc de Nevers, — mais que les soins de l’administration, dont il ne pouvait abandonner les rênes, ne fût-ce que pendant un jour, au profit d’un intérêt particulier, l’avaient retenu au Palais-Royal.

En place de Son Altesse Royale, étaient institués commissaires et juges royaux MM. de Lamoignon, de Villeroy et d’Argenson ; — M. le cardinal devant servir de curateur royal à madame la princesse.

Le conseil était constitué en cour souveraine, devant décider, arbitralement en dernier ressort et sans appel, de toutes les questions relatives à la succession du feu duc de Nevers, — pouvant trancher notamment toutes questions d’état, — pouvant même au besoin ordonner, au profit de qui de droit, l’envoi en possession définitive des biens de Nevers.

Gonzague lui-même eût rédigé de sa main le protocole, que la lettre n’en eût pu lui être plus complètement favorable.

On écouta la lecture avec un religieux silence, puis M. le cardinal demanda au président de Lamoignon :

— Madame la princesse de Gonzague a-t-elle un procureur ?

Le président répéta la question à haute voix.

Comme Gonzague allait répondre lui-même pour demander qu’on en nommât un d’office et qu’il fût passé outre, la grande porte s’ouvrit à deux battants et les huissiers de service entrèrent sans annoncer.

Chacun se leva. Il n’y avait que Gonzague ou sa femme qui pût faire ainsi son entrée.

Madame la princesse de Gonzague se montra en effet sur le seuil, habillée de deuil comme à l’ordinaire, mais si fière et si belle qu’un long murmure d’admiration courut de rang en rang à sa vue.

Personne ne s’attendait à la voir, — personne surtout ne s’attendait à la voir ainsi.

— Que disiez-vous donc, mon cousin ? dit Mortemart à l’oreille du cardinal de Lorraine.

— Sur ma foi ! répondit le prélat ; — que je sois lapidé !… J’ai blasphémé !… Il y a là-dessous du miracle.

Du seuil, la princesse dit d’une voix calme et distincte :

— Messieurs, point n’est besoin de procureur ; me voici.

Gonzague quitta précipitamment son siège et s’élança au-devant de sa femme. Il lui offrit la main avec une galanterie pleine de respect. Madame la princesse ne refusa point, mais on la vit tressaillir au contact de la main du prince, et ses joues pâles changèrent de couleur.

Au bas de l’estrade se trouvait Navailles, Gironne, Montaubert, Nocé, Oriol, etc. ; ils furent les premiers à se ranger pour faire un large passage aux deux époux.

— Bon petit ménage ! dit Nocé, pendant qu’ils montaient les degrés de l’estrade.

— Chut ! fit Oriol, — je ne sais si le patron est content ou fâché de cette apparition !

Le patron, c’était Gonzague. — Gonzague, lui-même ne le savait peut-être pas.

Il y avait un fauteuil préparé d’avance pour la princesse. Ce siège était à l’extrême droite de l’estrade, auprès de la stalle occupée par M. le cardinal.

À droite de la princesse, se trouvait immédiatement la draperie couvrant la porte de l’hémicycle.

La porte était fermée et la draperie tombait.

L’agitation produite par l’arrivée de Madame de Gonzague fut du temps à se calmer. — Gonzague avait sans doute quelque changement à faire dans son plan de bataille, car il semblait plongé dans un recueillement profond.

Le président fit donner une seconde fois lecture de l’acte de convocation, puis il dit :

— M. le prince de Gonzague ayant à nous exposer ce qu’il veut, de fait et de droit, nous attendons son bon plaisir.

Gonzague se leva aussitôt. Il salua profondément sa femme d’abord, puis les juges pour le roi, puis le reste de l’assistance.

La princesse avait baissé les yeux après un rapide regard jeté à la ronde. Elle reprenait son immobilité de statue.

C’était un bel orateur que ce Gonzague : tête haut portée, traits largement sculptés, teint brillant, œil de feu.

Il commença d’une voix retenue et presque timide :

— Personne ici ne pense que j’aie pu réunir une pareille assemblée pour une communication d’un intérêt ordinaire, et cependant, avant d’entamer un sujet bien grave, je sens le besoin d’exprimer une crainte qui est en moi, une crainte presque puérile. Quand je pense que je suis obligé de prendre la parole devant tant de beaux et illustres esprits, ma faiblesse m’effraye, et il n’y a pas jusqu’à cette habitude de langage, cette façon de prononcer les mots dont un fils de l’Italie ne peut jamais se défaire, il n’y a pas jusqu’à mon accent qui ne me soit obstacle… Je reculerais en vérité devant ma tâche, si je ne réfléchissais que la force est indulgente, et que votre supériorité même me sera une assurée sauvegarde.

À ce début hyper académique, il y eut des sourires sur les gradins d’élite. Gonzague ne faisait rien à l’étourdie.

— Qu’on me permette d’abord, reprit-il, — de remercier tous ceux qui, en cette occasion, ont honoré notre famille de leur bienveillante sollicitude ; M. le régent le premier, M. le régent dont on peut parler à cœur ouvert, puisqu’il n’est pas au milieu de nous, ce noble, cet excellent prince, toujours en tête quand il s’agit d’une action digne et bonne…

Des marques d’approbation non équivoque se firent jour. Oriol et consorts applaudirent chaleureusement du bonnet.

— Quel avocat eût fait notre cher cousin ! dit Chaverny à Choisy, qui était près de lui.

— En second lieu, poursuivit Gonzague, — madame la princesse, qui, malgré sa santé languissante et son arrivée de la retraite, a bien voulu se faire violence à elle-même et redescendre des hauteurs où elle vit jusqu’au niveau de nos pauvres intérêts humains, — en troisième lieu, ces grands dignitaires de la plus belle couronne du monde : les deux chefs de ce tribunal auguste, qui rend la justice et règle en même temps les destinées de l’État, un glorieux capitaine, un de ces soldats géants, dont les victoires serviront de thème aux Plutarque à venir, un prince de l’église et tous ces pairs du royaume, si bien dignes de s’associer sur les marches du trône… Enfin, vous tous, messieurs, quel que soit le rang que vous occupez… Je suis pénétré de reconnaissance, et mes actions de grâce, mal exprimées, partent au moins du fond du cœur.

Tout ceci fut prononcé avec une mesure parfaite, de cette voix chaleureuse et sonore qui est le privilège des Italiens du Nord.

C’était l’exorde. Gonzague sembla se recueillir. Son front s’inclina et ses yeux s’abaissèrent.

— Philippe de Lorraine, duc de Nevers, continua-t-il d’un accent plus sourd, était mon cousin par le sang, mon frère par le cœur… Nous avons mis en commun les jours de notre jeunesse… Je puis dire que nos deux âmes n’en faisaient qu’une, tant nous partagions étroitement nos peines comme nos joies… C’était un généreux prince, et Dieu seul sait quelle gloire était réservée à son âge mûr… Celui qui tient dans sa main puissante la destinée des grands de la terre voulut arrêter le jeune aigle à l’heure même où il prenait son vol… Nevers mourut avant que son cinquième lustre ne fût achevé… Dans ma vie, souvent et durement éprouvée, je ne me souviens pas d’avoir reçu de coup plus cruel… Je puis parler ici pour tout le monde : dix-huit ans écoulés depuis la nuit fatale n’ont point adouci l’amertume de nos regrets… Sa mémoire est là ! s’interrompit-il en posant la main sur son cœur et en faisant trembler sa voix ; — sa mémoire vivante, éternelle, — comme le deuil de la noble femme qui n’a pas dédaigné de porter mon nom après le nom de Nevers…

Tous les yeux se dirigèrent vers la princesse.

Celle-ci avait le rouge au front. Une émotion terrible décomposait son visage.

— Ne parlez pas de cela ! fit-elle entre ses dents serrées ; — voilà dix huit ans que je passe dans la retraite et dans les larmes…

Les juges sérieux, les magistrats, princes et pairs de France, tendirent l’oreille à ce mot.

Les clients, ceux que nous avons vus réunis dans l’appartement de Gonzague, firent entendre un long murmure. — Cette chose obscène qu’on nomme la claque dans le langage usuel n’a pas été inventée par les théâtres.

Oriol, Nocé, Gironne, Montaubert, Tavanne et compagnie faisaient leur métier en conscience.

M. le cardinal de Lorraine se leva :

— Je requiers, dit-il, M. le président, de réclamer le silence. Les dires de madame la princesse doivent être écoutés ici au même titre que ceux de M. de Gonzague.

Et, se rasseyant, il glissa dans l’oreille de son voisin Mortemart, avec toute la joie d’une vieille commère qui se sent sur la piste d’un monstrueux cancan :

— M. le duc, j’ai idée que nous allons en apprendre de belles…

— Silence ! ordonna M. de Lamoignon, dont le regard sévère fit baisser les yeux à tous les amis imprudents de Gonzague.

Celui-ci reprit, répondant à l’observation du cardinal :

— Non pas au même titre, Votre Éminence, s’il m’est permis de vous contredire, mais à titre supérieur, puisque madame la princesse est femme et veuve de Nevers… je m’étonne qu’il se soit trouvé parmi nous quelqu’un pour oublier, ne fût-ce qu’un instant, le respect profond qui est dû à madame la princesse de Gonzague.

Chaverny se mit à rire dans sa barbe.

— Si le diable avait des saints, pensa-t-il, — je plaiderais en cour de Rome pour que mon cousin fût canonisé !

Le silence se rétablit.

L’escarmouche effrontée que Gonzague venait de tenter sur un terrain brûlant avait réussi. Non seulement sa femme ne l’avait point accusé d’une manière précise, mais il avait pu se parer lui-même d’un semblant de générosité chevaleresque.

C’était un point de marqué.

Il releva la tête et reprit d’un ton affermi :

— Philippe de Nevers mourut victime d’une vengeance ou d’une trahison… Je dois glisser très-légèrement sur les mystères de cette nuit tragique… M. de Caylus, père de madame la princesse, est mort depuis longtemps et le respect me ferme la bouche…

Comme il vit que madame de Gonzague s’agitait sur son siège, prête à se trouver mal, il devina qu’un nouveau défi resterait sans réponse.

Il s’interrompit donc pour dire avec un ton d’exquise et bienveillante courtoisie :

— Si madame la princesse avait quelque communication à nous faire, je m’empresserais de lui céder la parole.

Aurore de Caylus fit effort pour parler, mais sa gorge, convulsivement serrée, ne put donner passage à aucun son.

Gonzague attendit quelques secondes, puis il poursuivit :

— La mort de M. le marquis de Caylus, qui sans nul doute aurait pu fournir de précieux témoignages, la situation isolée du lieu où le crime fut commis, la fuite des assassins et d’autres raisons que la plupart d’entre vous connaissent ne permirent pas à l’instruction criminelle d’éclairer complètement cette sanglante affaire… Il y a eu des doutes… Un soupçon plana… Enfin, justice ne put être faite… Et pourtant, messieurs, Philippe de Nevers avait un autre ami que moi, un autre frère… un ami, un frère plus puissant… Cet ami, ai-je besoin de le nommer ? ce frère vous le connaissez tous : il a nom Philippe d’Orléans ; il est régent de France… qui oserait dire que Nevers assassiné a manqué de vengeurs !

Il y eut un silence. Les clients du dernier banc échangeaient entre eux diverses pantomimes. On entendait partout ces mots, répétés à voix basse :

— C’est plus clair que le jour !

Aurore de Caylus collait son mouchoir à ses lèvres où le sang venait, tant l’indignation lui serrait la poitrine.

— Messieurs, reprit Gonzague, j’arrive aux faits qui ont motivé votre convocation. Ce fut en m’épousant que madame la princesse déclara son mariage secret, mais légitime avec le feu duc de Nevers… Ce fut en m’épousant qu’elle constata également l’existence d’une fille, issue de cette union… les preuves écrites manquaient ; le registre paroissial, lacéré en deux endroits, ne portait aucune constatation, et je suis forcé de dire encore que M. de Caylus seul au monde aurait pu nous donner quelques éclaircissements à cet égard. Mais M. de Caylus, vivant, garda toujours le silence ; à l’heure qu’il est, nul ne peut interroger sa tombe… La constatation dut se faire au moyen du témoignage sacramentel de dom Bernard, chapelain de Caylus, qui inscrivit mention du premier mariage et de la naissance de mademoiselle de Nevers en marge de l’acte qui donna mon nom à la veuve de Nevers… Je voudrais que madame la princesse voulût bien donner à mes paroles l’autorité de son adhésion.

Tout ce qu’il venait de dire était d’une exactitude rigoureuse.

Aurore de Caylus resta muette. — Mais le cardinal de Lorraine s’étant penché vers elle, se releva et dit :

— Madame la princesse ne conteste point.

Gonzague s’inclina et poursuivit :

— L’enfant disparut la nuit même du meurtre… Vous savez, messieurs, quel inépuisable trésor de patience et de tendresse renferme le cœur d’une mère… Depuis dix-huit ans, l’unique soin de madame la princesse, le travail de chacun de ses jours, de chacune de ses heures, est de chercher sa fille… Je dois le dire : les recherches de madame la princesse ont été jusqu’à présent complètement inutiles… Pas une trace, pas un indice… Madame la princesse n’est pas plus avancée qu’au premier jour.

Ici, Gonzague jeta encore un regard vers sa femme. — Aurore de Caylus avait les yeux au ciel.

Dans sa prunelle humide, Gonzague chercha en vain ce désespoir que devaient provoquer ses dernières paroles.

Le coup n’avait pas porté. Pourquoi ? — Gonzague eut peur.

— Il faut maintenant, reprit-il en faisant appel à tout son sang-froid, — il faut, messieurs, malgré ma vive répugnance, que je vous parle de moi… Après mon mariage, sous le règne du feu roi, le parlement de Paris, à l’instigation de feu M. le duc d’Elbeuf, oncle paternel de notre malheureux parent, rendit, toutes chambres assemblées, un arrêt qui suspendait indéfiniment (sauf les limites posées par la loi) mes droits à l’héritage de Nevers. C’était sauvegarder les intérêts de la jeune Aurore de Nevers, en cas qu’elle fût encore de ce monde : je fus bien loin de m’en plaindre. Mais cet arrêt, messieurs, n’en a pas moins été la cause de mon profond et incurable malheur…

Tout le monde redoubla d’attention.

— Écoutez ! écoutez ! fit-on sur les petits bancs.

Un coup d’œil de Gonzague venait d’apprendre à Oriol, Gironne et compagnie, que c’était là l’instant critique.

— J’étais jeune encore, continua Gonzague, — assez bien en cour… riche, très riche déjà… ma noblesse était de celles qu’on ne conteste point… j’avais pour femme un trésor de beauté, d’esprit et de vertu… Comment échapper, je vous le demande, aux sourdes et lâches attaques de l’envie ? Sur un point j’étais vulnérable : le talon d’Achille ? — L’arrêt du parlement avait fait ma position fausse, en ce sens que, pour certaines âmes basses, pour ces cœurs vils dont l’intérêt est le seul maître, il semblait que je devais désirer la mort de la jeune fille de Nevers…

On se récria, surtout au banc d’Oriol.

— Eh ! messieurs ! fit Gonzague avant que M. de Lamoignon eût imposé silence aux interrupteurs, — le monde est fait ainsi… nous ne changerons pas le monde… j’avais intérêt… intérêt matériel… donc je devais avoir une arrière-pensée… La calomnie avait beau jeu contre moi… la calomnie ne se fit pas faute d’exploiter le filon !… un seul obstacle me séparait d’un immense héritage… Périsse l’obstacle !… Qu’importe le long témoignage de toute une vie pure !… On me soupçonna des intentions les plus perverses… les plus infâmes !… on mit (je dois tout dire au conseil) on mit la froideur, la défiance, presque la haine entre madame la princesse et moi… on prit à témoin cette image en deuil qui orne la retraite d’une sainte femme…, on opposa au mari vivant l’époux mort… et pour employer un mot trivial, messieurs, un pauvre mot qui est l’expression du bonheur des humbles, — hélas ! ce qui ne semble pas fait pour nous autres qu’on appelle grands, on troubla, on empoisonna, on perdit mon ménage…

Il appuya fortement sur ce mot.

— Mon ménage, entendez-vous bien ? mon intérieur, mon repos, ma famille, mon cœur… Oh ! si vous saviez quelles tortures les méchants peuvent infliger aux bons !… si vous saviez les larmes de sang qu’on pleure en invoquant la sourde providence… si vous saviez !… je vous affirme ceci sur mon honneur et sur mon salut… je vous le jure !… j’aurais donné mes titres… j’aurais donné mon nom… j’aurais donné ma fortune pour être heureux à la façon des petites gens qui ont un ménage !… c’est-à-dire une femme dévouée… un cœur ami et toujours prêt à recevoir le saint épanchement…, des enfants qui vous aiment et qu’on adore… la famille… enfin la famille, cette parcelle de félicité céleste que Dieu bon laisse tomber parmi nous !

Vous eussiez dit qu’il avait mis son âme tout entière dans son débit… ces dernières paroles furent prononcées avec un entraînement tel qu’il y eut dans l’assemblée comme une grande commotion.

L’assemblée était touchée au cœur.

Il y avait plus que de l’intérêt, il y avait une respectueuse compassion pour cet homme, tout à l’heure si hautain, pour ce grand de la terre, — pour ce prince qui venait mettre à nu, avec des larmes dans la voix et dans les yeux, la plaie terrible de son existence.

Ces juges étaient, pour bon nombre, des gens de famille. La fibre du père et de l’époux remua en eux violemment.

Les autres, roués ou coquins, ressentirent je ne sais quel vague effet, comme des aveugles qui devineraient les couleurs ; — ou comme ces filles perdues qui s’en vont au théâtre pleurer toutes leurs larmes aux accents de la vertu persécutée.

Il n’y avait que deux êtres pour rester froids au milieu de l’attendrissement général :

Madame la princesse de Gonzague et M. le marquis de Chaverny.

La princesse avait les yeux baissés. Elle semblait rêver, — et certes, cette tenue glacée ne plaidait point en sa faveur auprès de ses juges prévenus.

Quant au petit marquis, il se dandinait sur son fauteuil et mâchait entre ses dents :

— Mon illustre cousin est un coquin sublime !

Les autres comprenaient à l’attitude même de madame de Gonzague ce que l’infortuné prince avait dû souffrir.

— C’est trop ! dit M. de Mortemart au cardinal de Lorraine ; — soyons justes, c’est trop !

M. de Mortemart s’appelait Victurnien de son nom de baptême, comme tous les membres de la maison de Rochechouart. Ces divers Victurniens étaient généralement de bons hommes. Les mémoires méchants leur font cette querelle d’Allemand qu’aucun d’eux n’inventa la poudre.

Le cardinal de Lorraine secoua son jabot, chargé de tabac d’Espagne. Chaque membre du respectable sénat faisait ce qu’il pouvait pour garder sa gravité austère.

Mais, aux petits bancs, on ne se gênait point. Gironne s’essuyait les yeux qu’il avait secs ; Oriol, plus tendre ou plus habile, pleurait à chaudes larmes.

— Quelle âme ! dit Tavanne.

— Quelle belle âme ! amenda M. de Peyrolles qui venait d’entrer.

— Ah ! fit Oriol avec sentiment, on n’a pas compris ce cœur-là !

— Quand je vous disais, murmura le cardinal un peu remis, que nous allions en apprendre de belles… Mais écoutons : Gonzague n’a pas fini.

Gonzague, en effet, reprenait, pâle et beau d’émotion :

— Je n’ai point de rancune, messieurs, Dieu me garde d’en vouloir à cette pauvre mère abusée !… les mères sont crédules parce qu’elles aiment ardemment… Et si j’ai souffert, n’a-t-elle pas eu, elle aussi, de cruelles tortures… L’esprit le plus robuste s’affaiblit à la longue dans le martyre… l’intelligence se lasse… Ils lui ont dit que j’étais l’ennemi de sa fille… Et pourquoi non ! s’interrompit-il avec amertume, puisque j’ai des intérêts opposés à ceux de sa fille ?… des intérêts, vous comprenez bien cela, messieurs ! des intérêts, moi Gonzague ; — le prince de Gonzague, — l’homme de France le plus riche après Law !…

— Avant Law !… glissa Oriol.

Et certes, il n’y avait là personne pour le contredire.

— Ils lui ont dit, poursuivait Gonzague : cet homme a des émissaires partout… des agents sillonnent en tous sens la France, l’Espagne, l’Italie… cet homme s’occupe de votre fille plus que vous même !…

Il se tourna vers la princesse et ajouta :

— On vous a dit cela, n’est-ce pas, madame ?

Aurore de Caylus, sans lever les yeux et sans bouger, laissa tomber ces mots :

— On me l’a dit.

— Voyez !… s’écria Gonzague en s’adressant au conseil.

Puis, se tournant de nouveau vers sa femme :

— On vous a dit aussi, pauvre mère : Si vous cherchez en vain, si vos efforts sont restés si longtemps inutiles, c’est que sa main est là, — dans l’ombre, — sa main qui donne le change à vos recherches, qui égare vos poursuites… sa main perfide…, n’est-il pas vrai, madame, qu’on vous a dit cela ?

— On me l’a dit ; repartit encore la princesse.

— Voyez ! voyez ! mes juges et mes pairs ! fit Gonzague ; — et ne vous a-t-on pas dit quelque chose encore, madame ?… Cette main qui agit dans l’ombre… cette main perfide… la main de votre mari… ne vous a-t-on pas dit que peut-être l’enfant n’était plus… qu’il y avait des hommes assez infâmes pour tuer un enfant… et que peut-être… je n’achève pas, madame, mais on vous a dit cela !

Aurore de Caylus, pâle autant qu’une morte, répondit pour la troisième fois.

— On me l’a dit.

— Et vous avez cru, madame ? interrogea le prince, dont l’indignation altérait la voix.

— Je l’ai cru, repartit froidement la princesse.

De toutes les parties de la salle s’élevèrent à ce mot des réclamations.

— Vous vous perdez, madame, dit tout bas le cardinal à l’oreille de la princesse ; — à quelque conclusion que puisse arriver M. de Gonzague, vous êtes sûre d’être condamnée.

Elle avait repris son immobilité silencieuse.

Le président de Lamoignon ouvrait la bouche pour lui adresser quelques remontrances, lorsque Gonzague l’arrêta d’un geste respectueux.

— Laissez, M. le président, je vous en prie, dit-il, — laissez, messieurs… je me suis imposé sur cette terre un devoir pénible ; je le remplis de mon mieux ; Dieu me tiendra compte de mes efforts… S’il faut vous dire la vérité tout entière, cette convocation solennelle avait pour but principal de forcer madame la princesse à m’écouter une fois en sa vie… Depuis dix-huit ans que nous sommes époux, je n’avais pu encore obtenir cette faveur… je voulais parvenir jusqu’à elle, moi, l’exilé du premier jour des noces, je voulais me montrer tel que je suis, à elle qui ne me connaît pas… j’ai réussi : grâces vous en soient rendues, mais ne vous mettez pas entre elle et moi, car j’ai le talisman qui va lui ouvrir enfin les yeux.

Puis, parlant d’eux, mais pour la princesse toute seule, et s’adressant à elle directement, au milieu du silence profond qui régnait dans la salle :

— On vous a dit vrai, madame, j’avais plus d’agents que vous en France, en Espagne, en Italie… car, pendant que vous écoutiez ces accusations infâmes portées contre moi, je travaillais pour vous… je répondais à toutes ces calomnies par une poursuite plus ardente, plus obstinée que la vôtre… je cherchais, moi aussi… je cherchais sans cesse et sans repos avec ce que j’ai de crédit et de puissance, avec mon or, avec mon cœur !… Et aujourd’hui… vous voilà qui m’écoutez, maintenant !… Aujourd’hui, récompensé enfin de tant d’années de peines, je viens à vous qui me méprisez et me haïssez, moi qui vous respecte et qui vous aime… je viens à vous, et je vous dis : — Ouvrez vos bras, heureuse mère, je vais y mettre votre enfant !

En même temps, il se tourna vers Peyrolles qui attendait ses ordres.

— Qu’on amène, ordonna-t-il à haute voix, — mademoiselle Aurore de Nevers !