Le Bossu/II/II/2

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Le Bossu — 5e partie
A. Dürr (p. 5-24).


II

— Un coup de bourse sous la régence. —


Le bossu était entré l’un des premiers à l’hôtel de Gonzague, et dès l’ouverture des portes on l’avait vu arriver avec un petit commissionnaire qui portait une chaise, un coffre, un oreiller et un matelas.

Le bossu meublait sa niche et voulait évidemment en faire son domicile, comme il en avait le droit par son bail.

Il avait, en effet, succédé aux droits de Médor, et Médor couchait dans sa niche.

Les locataires des cahutes du jardin de Gonzague eussent voulu des jours de vingt-quatre heures. Le temps manquait à leur appétit de négoce. En route pour aller chez eux ou en revenir, ils agiotaient ; ils se réunissaient pour dîner afin d’agioter en mangeant. Les heures seules du sommeil étaient perdues.

N’est-il pas humiliant de penser que l’homme, esclave d’un besoin matériel, ne peut agioter en dormant !

La veine était à la hausse. La fête du Palais-Royal avait produit un immense effet. Bien entendu, personne, parmi ce petit peuple de spéculateurs, n’avait mis le pied à la fête ; mais quelques-uns, perchés sur les terrasses des maisons voisines, avaient pu entrevoir le ballet. On ne parlait que du ballet. La fille du Mississipi, puisant à l’urne de son respectable père de l’eau qui se changeait en pièces d’or, voilà une fine et charmante allégorie, quelque chose de vraiment français et qui pouvait faire pressentir à quelle hauteur s’élèverait dans les siècles suivants le génie dramatique du peuple qui, né malin, créa le vaudeville !

Au souper, entre la poire et le fromage, on avait accordé une nouvelle création d’actions. C’étaient les petites-filles. Elles avaient déjà dix pour cent de prime avant d’être gravées. Les mères étaient blanches, les filles jaunes ; les petites-filles devaient être bleues : couleur du ciel, du lointain, de l’espoir et des rêves !

Il y a, quoi qu’on en dise, une large et profonde poésie dans un registre à souche !

En général, les boutiques qui faisaient le coin des rues baraquées étaient des débits de boissons dont les maîtres vendaient le ratafia d’une main et jouaient de l’autre. On buvait beaucoup : cela met de l’entrain dans les transactions. — À chaque instant, on voyait les spéculateurs heureux porter rasade aux gardes-françaises, postés en sentinelles aux avenues principales.

Ces tours de faction étaient très recherchés. Cela valait une campagne aux Porcherons.

Incessamment, des portefaix et voituriers à bras amenaient des masses de marchandises qu’on entassait dans les cases ou au dehors, au beau milieu de la voie. Les ports étaient payés un prix fou. Une seule chose, de nos jours, peut donner l’idée du tarif de la rue Quincampoix, c’est le tarif de San-Francisco, la ville du golden-fever, où les malades de cette fièvre d’or payaient, dit-on, deux dollars pour faire cirer leurs bottes.

La rue Quincampoix avait du reste d’étonnants rapports avec la Californie. Notre siècle n’a rien inventé en fait d’extravagances.

Ce n’était ni l’or ni l’argent, ce n’étaient pas non plus les marchandises qu’on recherchait ; la vogue était aux petits papiers. Les blanches, les jaunes, les mères, les filles, enfin ces chers anges qui allaient naître, les petites-filles, les bleues, ces tendres actions dont le berceau s’entourait déjà de tant de sollicitudes ! voilà ce qu’on demandait de toutes parts, à grands cris, voilà ce qu’on voulait, voilà ce qui véritablement excitait le délire de tous !

Veuillez réfléchir : un louis vaut vingt-quatre francs aujourd’hui, demain il vaudra encore vingt-quatre francs, tandis qu’une petite-fille de mille livres qui, ce matin, ne vaut que cinq cents pistoles, peut valoir deux mille écus demain soir.

À bas la monnaie, lourde, vieille, immobile ! vive le papier léger comme l’air ! le papier précieux, le papier magique qui accomplit, au fond même du portefeuille, je ne sais quel travail d’alchimiste ! Une statue à ce bon M. Law ! une statue haute comme le colosse de Rhodes !

Ésope II, dit Jonas, est le bénéficiaire de cet engouement. Son dos, ce pupitre commode dont lui avait fait cadeau la nature, ne chômait pas un seul instant. Les pièces de six livres et les pistoles tombaient sans relâche dans sa sacoche de cuir. — Mais ce gain le laissait impassible. C’était déjà un financier endurci.

Il n’était point gai, ce matin ; il avait l’air malade. À ceux qui avaient la bonté de l’interroger à ce sujet, il répondait :

— Je me suis un peu trop fatigué cette nuit.

— Où cela, Jonas, mon ami ?

— Chez M. le régent qui m’avait invité à sa fête.

On riait, on signait, on payait : c’était une bénédiction !

Vers dix heures du matin, une acclamation immense, terrible, foudroyante, fit trembler les vitres de l’hôtel de Gonzague. Le canon qui annonce la naissance des fils du souverain ne fait pas à beaucoup près autant de bruit que cela. On battait des mains, on hurlait, les chapeaux volaient en l’air, la joie avait des éclats et des spasmes, des trépignements et des défaillances.

Les actions bleues, les petites-filles, avaient vu le jour ! Elles sortaient toutes fraîches, toutes vierges, toutes mignonnes, des presses de l’imprimerie royale.

N’y avait-il pas de quoi faire crouler la rue Quincampoix ? Les petites-filles ! les actions bleues ! les dernières-nées, portant la signature vénérable du sous-contrôleur Labastide !

— À moi ! dix de prime ! quinze !

— Vingt ! à moi !… comptant, espèces !

— Vingt-cinq payées en laine du Berry !…

— En épices de l’Inde… en soie grége… en vins de Gascogne !

— Ne foulez pas, mordieu, la mère !… Fi ! à votre âge !…

— Oh ! le vilain qui malmène les femmes !… N’avez-vous pas de honte !

— Gare ! gare !… une partie de bouteilles de Rouen.

— Gare ! toiles de Quintin ! plein la main… trente de prime !

Cris de femmes bousculées, cris de petits hommes étouffés, — glapissements de ténors, — grands murmures de basses-tailles.

Horions échangés de bonne foi !

Ces actions bleues-là avaient un succès tout à fait digne d’elles.

Oriol et Montaubert descendirent les marches du perron de l’hôtel. Ils venaient d’avoir leur entrevue avec Gonzague qui les avait gourmandés d’importance. Ils étaient silencieux et tout penauds.

— Ce n’est plus un protecteur, dit Montaubert en touchant le sol du jardin.

— C’est un maître ! grommela Oriol, et qui nous mène là où ne nous voulions point aller !… j’ai bien envie…

— Et moi donc ! interrompit Navailles.

Un valet à la livrée du prince les aborda, et leur remit à chacun un paquet cacheté.

Ils rompirent le sceau. Les paquets contenaient chacun une liasse d’actions bleues.

Oriol et Montaubert se regardèrent.

— Palsambleu ! fit le gros petit financier déjà tout ragaillardi, en caressant son jabot de dentelles, j’appelle ceci une attention délicate.

— Il a des façons d’agir, répliqua Montaubert attendri, qui n’appartiennent qu’à lui !

On compta les petites-filles, qui étaient en nombre raisonnable.

— Mêlons ! dit Montaubert.

— Mêlons ! accepta Oriol.

Les scrupules étaient déjà loin. La gaieté revenait.

Il y eut comme un écho derrière eux :

— Mêlons ! mêlons !

Toute la bande folle descendait le perron : Navailles, Taranne, Nocé, Albret, Gironne et le reste. Chacun d’eux avait également trouvé, en arrivant, un chasse-remords et une consolation. Ils se formèrent en groupe.

— Messieurs, dit Albret, voici des croquants de marchands qui ont des écus jusque dans leurs bottes… En nous associant, nous pouvons tenir le marché aujourd’hui et faire un coup de partie…

Ce ne fut qu’une voix :

— Associons-nous ! Associons-nous !

— En suis-je ? demanda une petite voix aigrelette, qui semblait sortir de la poche du grand baron de Batz.

On se retourna. Le bossu était là prêtant son dos à un marchand de faïence qui donnait le fond de son magasin pour une douzaine de chiffons, et qui était heureux.

— Au diable ! fit Navailles en reculant, je n’aime pas cette créature.

— Va plus loin, ordonna brutalement Gironne.

— Messieurs, je suis votre serviteur, repartit le bossu avec politesse ; j’ai loué une place et le jardin est à moi comme à vous.

— Quand je pense, dit Oriol, que ce démon qui nous a tant intrigués cette nuit, n’est qu’un méchant pupitre ambulant…

— Pensant… écoutant… parlant…, prononça le bossu en piquant chacun de ces trois mots.

Il salua, sourit et alla à ses affaires.

Navailles le suivit du regard.

— Hier, je n’avais pas peur de ce petit homme…, murmura-t-il.

— C’est qu’hier, dit Montaubert à voix basse, nous pouvions encore choisir notre chemin !

— Ton idée, Albret, ton idée ! s’écrièrent plusieurs voix.

On se serra autour d’Albret qui parla pendant quelques minutes avec vivacité.

— C’est superbe ! dit Gironne ; je comprends.

— C’est ziperbe ! répéta le baron de Batz ; ché gombrends… mais egsbliguez-moi engore !

— Eh ! fit Nocé, c’est inutile !… à l’œuvre !… il faut que dans une heure la rafle soit faite.

Ils se dispersèrent aussitôt. La moitié environ sortit par la cour et la rue Saint-Magloire, pour se rendre rue Quincampoix par le grand tour. Les autres allèrent seuls ou par petits groupes, causant çà et là bonnement des affaires du temps.

Au bout d’un quart d’heure, environ, Taranne et Choisy rentrèrent par la porte qui donnait rue Quincampoix. Ils firent une percée à grands coups de coude, et interpellant Oriol, qui causait avec Gironne :

— Une fureur ! s’écrièrent-ils, — une folie !… Elles font trente et trente-cinq au cabaret de Venise… quarante et jusqu’à cinquante chez Foulon… Dans une heure, elles feront cent… Achetez ! achetez !

Le bossu riait dans son coin.

— On te donnera un os à ronger, petit, lui dit Nocé à l’oreille, sois sage.

— Merci, mon digne monsieur, répondit Ésope II humblement, c’est tout ce qu’il me faut.

Le bruit s’était cependant répandu en un clin d’œil que les bleues allaient faire cent avant la fin de la journée. Les acheteurs se présentaient en foule. Albret, qui avait toutes les actions de l’association dans son portefeuille, vendit en masse à cinquante, au comptant ; il se fit fort en outre pour une quantité considérable à livrer au même taux sur le coup de deux heures.

Alors, débouchèrent, par la même porte donnant sur la rue Quincampoix, Oriol et Montaubert, avec des visages de deux aunes.

— Messieurs, dit Oriol à ceux qui lui demandaient pourquoi cet air consterné, je ne crois pas qu’il faille volontiers répéter ces fatales nouvelles… cela ferait baisser les fonds…

— Et quoi que nous en ayons, ajouta Montaubert avec un profond soupir, la chose se fera toujours assez vite !

— Manœuvre ! manœuvre ! cria un gros marchand qui avait ses poches gonflées de petites-filles.

— La paix, Oriol ! fit Montaubert, vous voyez à quoi vous nous exposez !

Mais le cercle avide et compact de curieux se massait déjà autour d’eux.

— Parlez, messieurs, dites ce que vous savez ! s’écria-t-on ; c’est un devoir d’honnête homme !

Oriol et Montaubert restèrent muets comme des poissons.

— Ché fais fus le tire, moi, dit le baron de Batz qui arrivait, tépâcle ! tépâcle ! tépâcle !

— Débâcle ? Pourquoi ?

— Manœuvre, vous dit-on !

— Silence, vous, le gros homme !… Pourquoi débâcle ?

— Ché sais bas ! répondit gravement le baron ; Zinguande bur zen te paisse !

— Cinquante pour cent de baisse !

— En tix minides !

— En dix minutes ! mais c’est une dégringolade !

— Ia ! c’est eine técrincolate !… ein tésasdre !… eine banigue !…

— Messieurs ! messieurs ! dit Montaubert, tout beau !… n’exagérons rien !…

— Vingt bleues, quinze de prime ! criait-on déjà aux alentours.

— Quinze bleues, quinze !… à dix de prime et du temps…

— Vingt-cinq au pair !…

— Messieurs, messieurs ! c’est de la folie !… l’enlèvement du jeune roi n’est pas encore un fait officiel…

— Rien ne prouve, ajouta Oriol, que M. Law ait pris la fuite…

— Et que M. le régent soit prisonnier au Palais-Royal ! acheva Montaubert d’un air profondément désolé.

Il y eut un silence de stupeur, puis une grande clameur, composée de mille cris.

— Le jeune roi enlevé ! M. Law en fuite ! Le régent prisonnier !

— Trente actions à cinquante de perte !

— Quatre-vingts bleues à soixante !

— À cent !… à cent cinquante…

— Messieurs ! messieurs ! faisait Oriol, ne vous pressez pas.

— Moi, je vends toutes les miennes à trois cents de perte ! s’écria Navailles qui n’en avait plus une seule, les prenez-vous ?

Oriol fit un geste d’énergique refus.

Les bleues firent aussitôt quatre cents de perte.

Montaubert continuait :

— On ne surveillait pas assez les du Maine… ils avaient des partisans… M. le chancelier d’Aguesseau était du coup, M. le cardinal de Bissy, M. de Villeroy et le maréchal de Villars… ils ont eu de l’argent par M. le prince de Cellamare… Judicaël de Malestroit, marquis de Pontcallec, le plus riche gentilhomme de Bretagne, a pris le jeune roi sur la route de Versailles et l’a emmené à Nantes… le roi d’Espagne passe en ce moment les Pyrénées avec une armée de trois cent mille hommes : c’est là un fait malheureusement avéré !

Soixante bleues à cinq cents de perte ! cria-t-on dans la foule toujours croissante.

— Messieurs, messieurs, ne vous pressez pas… il faut du temps pour amener une armée des monts Pyrénéens jusqu’à Paris !… D’ailleurs, ce sont des on dit… rien que des on dit !…

— Tes on tit !… tes on tit !… répéta le baron de Batz ; ch’ai engore eine action… ché la tonne pur zing zents vrancs !… foilà !

Personne ne voulut de l’action du baron de Batz, et les offres recommencèrent à grands cris.

— Au pis aller, reprit Oriol, si M. Law n’était pas en fuite…

— Mais, demanda-t-on, qui détient le régent prisonnier ?

— Bon Dieu ! répondit Montaubert, vous m’en demandez plus que je n’en sais, mes bonnes gens ! moi je n’achète ni ne vends, Dieu merci !… M. le duc de Bourbon était mécontent, à ce qu’il paraît… on parle aussi du clergé pour l’affaire de la constitution… il y en a qui prétendent que le czar est mêlé à tout cela et veut se faire proclamer roi de France.

Ce fut un cri d’horreur. Le baron de Batz proposa son action pour cent écus.

À ce moment de panique universelle, Albret, Taranne, Gironne et Nocé qui avaient les fonds sociaux firent un petit achat et furent signalés aussitôt. On se les montrait au doigt comme une partie carrée d’idiots. Ils achetaient ! En un clin d’œil, la foule les entoura, les assiégea, les étouffa.

— Ne leur dites pas vos nouvelles ! fit-on à l’oreille d’Oriol et de Montaubert.

Le gros petit traitant avait grand’peine à s’empêcher de rire.

— Les pauvres innocents ! murmura-t-il.

Puis il ajouta en s’adressant à la foule :

— Je suis gentilhomme, mes amis ; je vous ai dit mes nouvelles gratis et pro Deo… faites-en ce que vous voudrez, je m’en lave les mains.

Montaubert, poussant encore plus loin la complaisance, criait aux innocents :

— Achetez, mes amis, achetez ; si ce sont de faux bruits, vous allez faire une magnifique affaire.

On signait deux à la fois sur le dos du bossu. Il recevait des deux mains et ne voulait plus que de l’or. « Réaliser ! réaliser ! » c’était le cri général.

Ce qu’on appelait le pair pour les actions bleues ou petites filles, c’était 5,000 livres, taux de leur émission, bien que leur valeur nominale ne fût que de mille livres. En vingt minutes, elles tombèrent à quelques centaines de francs.

Taranne et ses lieutenants firent rafle. Leurs portefeuilles se gonflèrent comme le sac de cuir d’Ésope II, dit Jonas, lequel riait tout tranquillement en prêtant son dos à ces fiévreuses transactions.

Le tour était fait. Oriol et Montaubert disparurent.

Bientôt, de toutes parts, des gens arrivèrent essoufflés :

— M. Law est en son hôtel !

— Le jeune roi est aux Tuileries !

— Et M. le régent assiste présentement à son déjeuner !

— Manœuvre ! manœuvre ! manœuvre !

— Manèfre ! manèfre ! manèfre ! répéta le baron de Batz indigné ; ché fus tisais pien que z’édaient tes manèfres…

Il y eut des gens qui se pendirent.

Sur le coup de deux heures, Albret se présenta pour livrer ses actions vendues au taux de cinq mille cinquante francs. Malgré les gens pendus et ceux qui firent banqueroute en se bornant à s’arracher les cheveux, Albret réalisa encore un fabuleux bénéfice.

En signant le dossier transfert sur le dos du bossu, Albret lui glissa une bourse dans la main. Le bossu cria :

— Viens ça, la Baleine !

L’ancien soldat aux gardes vint, parce qu’il avait vu la bourse. Le bossu la lui jeta au nez.

Ceux de nos lecteurs qui trouveront le stratagème d’Oriol, Montaubert et compagnie par trop élémentaire, n’ont qu’à lire les notes de Cl. Berger sur les mémoires secrets de l’abbé de Choisy. Ils y verront des manœuvres bien plus grossières, couronnées d’un plein succès.

Le récit de ces coquineries amusait les ruelles. On faisait sa réputation d’homme d’esprit en même temps que sa fortune en montant ces audacieuses escroqueries.

C’étaient de bons tours qui faisaient rire tout le monde, excepté les pendus.

Pendant que nos habiles étaient à partager le butin quelque part, M. le prince de Gonzague et son fidèle Peyrolles descendirent le perron de l’hôtel. Le suzerain venait rendre visite à ses vassaux. L’agio avait repris avec fureur. On jouait sur nouveaux frais. D’autres nouvelles, plus ou moins controuvées, circulaient. La maison d’or, un instant étourdie par un spasme, avait pris le dessus et se portait bien.

M. de Gonzague tenait à la main une large enveloppe à laquelle pendaient trois sceaux, retenus par des lacs de soie. Quand le bossu aperçut cet objet, ses yeux s’ouvrirent tout grands, tandis que le sang montait violemment à son visage pâle.

Il ne bougea point et continua son office. Mais son regard était cloué, désormais sur Peyrolles et Gonzague.

— Que fait la princesse ? demanda celui-ci.

La princesse n’a pu fermer l’œil de cette nuit, répondit le factotum ; sa camériste l’a entendue qui répétait : Si c’était pourtant la fille de Nevers !

— Vive Dieu ! murmura Gonzague, en est-elle là déjà ?… Si jamais elle voyait cette belle fille, tout serait dit !

— Il y a ressemblance ? demanda Peyrolles.

— Tu verras cela !… deux gouttes d’eau !… Te souviens-tu de Nevers ?

— Oui, répliqua Peyrolles ; c’était un beau jeune homme !

— Sa fille est belle comme un ange… le même regard… le même sourire…

— Est-ce qu’elle sourit déjà ?

— Elle est avec dona Cruz… elles se connaissent… Dona Cruz la console… Cela m’a fait quelque chose de voir cette enfant-là !… Si j’avais une fille comme elle, ami Peyrolles, je crois… Mais ce sont des folies ! s’interrompit-il ; de quoi me repentirai-je ? ai-je fait le mal pour le mal ?… J’ai mon but, j’y marche… S’il y a des obstacles…

— Tant pis pour les obstacles ! murmura Peyrolles en riant.

Gonzague passa le revers de sa main sur son front.

Peyrolles toucha l’enveloppe scellée.

— Monseigneur pense-t-il que nous ayons rencontré juste ?

— Il n’y a pas à en douter, répondit le prince ; le cachet de Nevers et le grand sceau de la chapelle paroissiale de Caylus-Tarrides.

— Vous croyez que ce sont les pages arrachées au registre ?

— J’en suis sûr.

— Monseigneur pourrait, du reste, vérifier le fait en ouvrant l’enveloppe.

— Y penses-tu ! s’écria Gonzague, briser des cachets ! de beaux cachets intacts ! Vive Dieu ! chacun de ceux-ci vaut une douzaine de témoins… nous briserons les sceaux, ami Peyrolles, quand il en sera temps, quand nous représenterons au conseil de famille assemblé la véritable héritière de Nevers…

— La véritable ?… répéta involontairement Peyrolles.

— Celle qui doit être pour nous la véritable… et l’évidence sortira de là tout d’une pièce !

Peyrolles s’inclina. Le bossu regardait.

— Mais, reprit le factotum ; que ferons-nous de l’autre jeune fille, monseigneur ?

— Damné bossu ! s’écria l’agioteur qui signait en ce moment sur le dos de Jonas ; pourquoi remues-tu comme cela ?

Le bossu, en effet, avait fait un mouvement involontaire pour se rapprocher de Gonzague.

Celui-ci réfléchissait.

— J’ai songé à tout cela, dit-il en se parlant à lui-même ; que ferais-tu de cette jeune fille, toi, ami Peyrolles, si tu étais à ma place ?

Le factotum eut son équivoque et bas sourire.

— Non… non…, murmura Gonzague ; dis-moi quel est le plus perdu… le plus ruiné de tous nos satellites ?…

— Chaverny, répondit Peyrolles sans hésiter.

— Tiens-toi donc tranquille, bossu ! fit un nouvel endosseur.

— Chaverny ! répéta Gonzague dont le visage s’éclaira ; je l’aime, ce garçon-là !… mais il me gêne… cela me débarrassera de lui !