Aller au contenu

Le Bossu/II/III/10

La bibliothèque libre.
Le Bossu — 6e partie
A. Dürr (p. 237-256).


X

— Amende honorable. —


Les exécutions nocturnes qui avaient lieu derrière les murailles de la Bastille n’étaient pas nécessairement des exécutions secrètes. Tout au plus pourrait-on dire qu’elles n’étaient point publiques. — À part celles que l’histoire compte et constate qui furent faites sans forme de procès, sous le cachet du roi, toutes les autres vinrent ensuite d’un jugement et d’une procédure plus ou moins régulière.

Le préau de la Bastille était un lieu de supplice avoué et légal tout comme la place de Grève.

M. de Paris avait seul le privilège d’y couper les têtes.

Il y avait bien des rancunes contre cette Bastille, bien des rancunes légitimes. — La petite Parisienne reprochait surtout à la Bastille de faire écran au spectacle de l’échafaud.

Quiconque a passé la barrière d’Enfer une nuit d’exécution capitale, pourra dire si de nos jours le peuple de Paris est guéri de son goût barbare pour ces lugubres émotions.

La Bastille devait encore cacher, ce soir, l’agonie du meurtrier de Nevers, condamné par la chambre ardente du Châtelet, mais tout n’était pas perdu. L’amende honorable au tombeau de la victime et le poing coupé par le glaive du bourreau valaient bien encore quelque chose.

Le glas de la Sainte-Chapelle avait mis en rumeur tous les bons quartiers de la ville. Les nouvelles n’avaient point pour se répandre les mêmes canaux qu’aujourd’hui, mais par cela même, on était plus avide de voir et de savoir. En un clin d’œil les abords du Châtelet et du palais furent encombrés. — Quand le cortége sortit par la porte Cosson, ouverte dans l’axe de la rue Saint-Denis, dix mille curieux formaient déjà la haie.

Personne dans cette foule ne connaissait le chevalier Henri de Lagardère. Ordinairement, il se trouvait toujours bien dans la cohue quelqu’un pour mettre un nom sur le visage du patient : ici, c’était une ignorance complète. — Mais l’ignorance dans ce cas n’empêche pas de parler ; au contraire, elle ouvre le champ libre aux hypothèses.

Pour un nom qu’on ne savait pas, on trouva cent noms. Les suppositions se choquèrent. — En quelques minutes, tous les crimes politiques et autres passèrent sur la tête de ce beau soldat qui marchait les mains liées, à côté de son confesseur dominicain, entre quatre gardes du Châtelet, l’épée nue.

Le dominicain, visage have, regard de feu, lui montrait le ciel à l’aide de son crucifix d’airain qu’il brandissait comme un glaive.

Devant et derrière chevauchaient les archers de la prévôté.

Et dans la foule, on entendait çà et là :

— Il vient d’Espagne où la reine lui avait compté mille quadruples pistoles pour mettre à mort le duc d’Orléans.

— Et nous en verrons d’autres, car il avait des complices.

— Oh ! oh ! il a l’air d’écouter assez bien le père.

— Voyez, madame Dudouit, quelle perruque on ferait avec ses beaux cheveux blonds !

— Il y a donc, pérorait-on dans un autre groupe, — que madame la duchesse du Maine l’avait fait venir à Sceaux pour être secrétaire de ses commandements… Il devait enlever le jeune roi, la nuit où M. le régent donnait son ballet au Palais-Royal.

— Et qu’en faire, du jeune roi ?

— L’emmener en Bretagne… mettre Son Altesse Royale à la Bastille… déclarer Nantes capitale du royaume…

Un peu plus loin.

— Il attendait M. Law dans la cour des Fontaines… et lui voulut donner un coup de couteau comme celui-ci montait dans son carrosse…

— Quelle misère, s’il avait réussi !… Du coup, Paris mourait sur la paille !

Quand le cortège passa au coin de la rue de la Ferronnerie, on entendit un cri aigu poussé par un chœur de voix de femmes. La rue de la Ferronnerie continuait la rue Saint-Honoré. Madame Balahault, madame Durand, madame Guichard, et toutes nos commères de la rue du Chantre n’avaient eu qu’à suivre le pavé pour venir jusque-là.

Elles reconnurent toutes en même temps le ciseleur mystérieux, le maître de dame Françoise et du petit Jean-Marie Berrichon.

— Hein ! s’écria madame Balahault, vous avais-je dit que cela finirait mal ?

— Nous aurions dû le dénoncer tout de suite, reprit la Guichard, puisqu’on ne pouvait pas savoir ce qui se passait chez lui.

— A-t-il l’air effronté, Seigneur Dieu ! fit la Durand.

Les autres parlèrent du petit bossu et de la belle jeune fille qui chantait à sa fenêtre.

Et toutes, dans la sincérité de leurs bonnes âmes :

— On peut dire que celui-là ne l’a pas volé !

La foule ne pouvait pas beaucoup précéder le cortège, parce qu’on ignorait le lieu de sa destination. Archers et gardes étaient muets. De tout temps, le plaisir de ces utiles fonctionnaires a été de faire le désespoir des cohues par leur importante et grave discrétion.

Tant qu’on n’eut pas dépassé les halles, les habiles crurent que le patient allait au charnier des Innocents, où était le pilori. Mais les halles furent dépassées.

La tête du corége suivit la rue Saint-Denis et ne tourna qu’au coin de la petite rue Saint-Magloire.

Les plus avancés virent alors deux torches allumées à l’entrée du cimetière, et les conjectures d’aller leur train.

Mais les conjectures s’arrêtèrent bientôt devant un incident que nos lecteurs connaissent : un ordre du régent mandait le condamné en la grand’salle de l’hôtel de Nevers.

Le cortège entra tout entier dans la cour de l’hôtel.

La foule prit position dans la rue Saint-Magloire et attendit.

L’église de Saint-Magloire, ancienne chapelle du couvent de ce nom, dont les moines avaient été exilés à Saint-Jacques du Haut-Pas, puis maison de repenties, était devenue paroisse depuis un siècle et demi. Elle avait été reconstruite en 1680, et Monsieur, frère du roi Louis XIII, en avait posé la première pierre. C’était une nef de peu d’étendue, située au milieu du plus grand cimetière de Paris.

L’hôpital, situé à l’est, avait aussi une chapelle publique, ce qui avait fait donner à la ruelle tortueuse montant de la rue Saint-Magloire à la rue aux Ours le nom de rue des Deux-Églises.

Un mur régnait autour du cimetière qui avait trois entrées : la principale, rue Saint-Magloire, la seconde, rue des Deux-Églises, la troisième dans un cul-de-sac sans nom qui revenait vers la rue Saint-Magloire, derrière l’église.

Il y avait en outre une brèche, par où passait la procession des reliques de Saint-Gervais.

L’église, pauvre, peu fréquentée et qu’on voyait encore debout au commencement de ce siècle, s’ouvrait sur la rue Saint-Denis, à la place où est actuellement la maison portant le no  166. Elle avait deux portes sur le cimetière.

Depuis quelques années déjà, on n’enterrait plus autour de l’église. Le commun des morts s’en allait hors Paris. Quatre ou cinq grandes familles seulement conservaient leurs sépultures au cimetière Saint-Magloire, et notamment les Nevers, dont la chapelle funéraire était un fief.

Nous avons dit que cette chapelle s’élevait à quelque distance de l’Église. Elle était entourée de grands arbres et le plus court chemin pour y arriver était la rue Saint-Magloire.

C’était environ vingt minutes avant l’entrée du cortège dans la cour de l’hôtel de Gonzague. La nuit était complète et profonde dans le cimetière, d’où l’on apercevait à la fois les fenêtres brillamment éclairées de la grand’salle de Nevers et les croisées de l’église, derrière lesquelles une lueur faible se montrait.

Les murmures de la foule entassée dans la rue arrivaient par bouffées.

À droite de la chapelle sépulcrale, il y avait un terrain vague, planté d’arbres funéraires qui avaient grandi et foisonné. Cela ressemblait à un taillis ou mieux à un de ces jardins abandonnés qui au bout de quelques années prennent tournure de forêt vierge.

Les affidés du prince de Gonzague attendaient là.

Dans le cul-de-sac ouvert sur la rue des Deux-Églises, des chevaux tout préparés attendaient aussi.

Navailles avait la tête entre ses mains. Nocé et Choisy s’adossaient au même cyprès. Oriol, assis sur une touffe d’herbe, poussait de gros soupirs.

Peyrolles, Montaubert et Taranne causaient à voix basse.

C’étaient les trois âmes damnées ; pas plus dévoués que les autres, mais plus compromis.

Nous ne surprendrons personne en disant que les amis de M. de Gonzague avaient agité hautement, depuis qu’ils étaient là, la question de savoir si la désertion était possible. Tous, du premier au dernier, avaient rompu dans leur cœur le lien qui les retenait au maître.

Mais tous espéraient encore en son appui et tous craignaient sa vengeance.

Ils savaient que contre eux Gonzague serait sans pitié.

Ils étaient si profondément convaincus de l’inébranlable crédit de Gonzague, que la conduite de ce dernier leur semblait une comédie : selon eux, Gonzague avait dû feindre un danger pour avoir occasion de serrer le mors dans leur bouche.

Peut-être même pour les éprouver.

Ceci n’est point à leur décharge, mais il est certain que s’ils eussent cru Gonzague perdu, leur faction n’aurait pas été longue.

Le baron de Batz, qui s’était coulé le long des murs jusqu’aux abords de l’hôtel, avait rapporté que le cortège s’était arrêté et que la foule encombrait la rue.

Que voulait dire cela ? Cette prétendue amende honorable au tombeau de Nevers était-elle une invention de Gonzague ?

L’heure passait. L’horloge de Saint-Magloire avait sonné déjà depuis plusieurs minutes les trois quarts de huit heures. À huit heures, la tête de Lagardère devait tomber dans le préau de la Bastille.

Peyrolles, Montaubert et Taranne ne perdaient pas de vue les fenêtres de la grand’salle, une surtout, où brillait une lumière isolée auprès de laquelle se profilait la haute stature du prince.

À quelques pas de là, derrière la porte septentrionale de l’église Saint-Magloire, un autre groupe se tenait. Le confesseur de madame la princesse de Gonzague avait gagné l’autel. Aurore, toujours à genoux, semblait une de ces douces statues d’anges qui se prosternent au chevet des tombes. Cocardasse et Passepoil, immobiles, restaient debout et l’épée nue à la main aux deux côtés de la porte. Chaverny et dona Cruz causaient à voix basse.

Une ou deux fois, Cocardasse et Passepoil avaient cru ouïr des bruits suspects dans le cimetière. Ils avaient bonne vue l’un et l’autre, et pourtant leurs yeux, collés au guichet grillé, n’avaient rien pu apercevoir.

La chapelle funèbre les séparait de l’embuscade. La lampe perpétuelle qui brûlait devant le tombeau du dernier duc de Nevers éclairait l’intérieur de la voûte et plongeait dans une obscurité plus profonde les objets environnants.

Tout à coup cependant, nos deux braves tressaillirent. Chaverny et dona Cruz cessèrent de parler.

— Marie, mère de Dieu ! prononça distinctement Aurore, ayez pitié de lui !

Un bruit de nature inexplicable, mais tout proche, avait éveillé toutes les oreilles attentives.

C’est que, dans le fourré, notre embuscade tout entière venait de se mouvoir.

Peyrolles, les yeux fixés sur la croisée de la grand’salle, avait dit :

— Attention, messieurs !

Et chacun avait vu la lumière isolée se lever par trois fois, par trois fois s’abaisser.

C’était le signal. On ne pouvait à ce sujet garder aucun doute, et pourtant il y eut une grave hésitation parmi les fidèles. Ils n’avaient pas cru à la possibilité de la crise dont le signal était le symptôme. Le signal une fois fait, ils ne croyaient point encore à la nécessité de le faire.

Gonzague jouait avec eux. Gonzague voulait river la chaîne qui pendait à leur cou.

Cette opinion qui grandissait pour eux Gonzague à l’heure même de sa chute avouée, fut cause qu’ils se déterminèrent à obéir.

— Après tout, dit Navailles, ce n’est qu’un enlèvement.

— Et nos chevaux sont à deux pas, ajouta Nocé.

— Pour une bagarre, reprit Choisy, on ne perd point sa qualité…

— En avant ! s’écria Taranne ; il faut que monseigneur trouve la besogne faite.

Montaubert et Peyrolle avaient chacun un fort levier de fer. La troupe entière s’élança, Navailles en avant, Oriol en arrière. Au premier effort des pinces, la porte pacifique céda.

Mais un second rempart était derrière : trois épées nues.

En ce moment, un grand fracas se fit du côté de l’hôtel, comme si quelque choc subit eût écrasé la foule massée dans la rue.

Il n’y eut qu’un coup d’épée de donné. Navailles blessa Chaverny qui avait fait imprudemment un pas en avant. Le jeune marquis tomba un genou en terre et la main sur sa poitrine. En le reconnaissant, Navailles recula et jeta son épée.

— Eh bien ! fit Cocardasse qui attendait mieux que cela ; sandiéou ! montrez-nous vos flamberges…

On n’eut pas le temps de répondre à cette gasconnade. Des pas précipités retentirent sur le gazon du cimetière. Ce fut un tourbillon qui passa.

Un tourbillon ! Le perron balayé resta vide.

Peyrolles poussa un cri d’agonie, Montaubert râla, Taranne étendit les deux bras, lâcha son arme et tomba à la renverse.

Il n’y avait pourtant là qu’un homme, tête et bras nus et n’ayant pour arme que son épée.

La voix de cet homme vibra dans le grand silence qui s’était fait.

— Que ceux qui ne sont pas complices de l’assassin Philippe de Gonzague se retirent ! dit-elle.

Des ombres se perdirent dans la nuit. Nulle réponse n’eut lieu.

On entendit seulement le galop de quelques chevaux sonner sur les cailloux qui pavaient la ruelle des Deux-églises.

Lagardère, c’était lui, en franchissant le perron, trouva Chaverny renversé.

— Est-il mort ? s’écria-t-il.

— Pas, s’il vous plaît, répondit le petit marquis ; tudieu ! chevalier, je n’avais jamais vu tomber la foudre… J’ai la chair de poule en songeant que dans cette rue de Madrid… Quel diable d’homme vous faites !…

Lagardère lui donna l’accolade et serra la main des deux braves.

L’instant d’après, Aurore était dans ses bras.

— À l’autel ! dit Lagardère ; tout n’est pas fini… des torches… l’heure attendue depuis vingt ans va sonner… Entends-moi, Nevers, et regarde ton vengeur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En sortant de l’hôtel, Gonzague avait trouvé devant lui cette barrière infranchissable : la foule. Il n’y avait que Lagardère pour percer, droit devant soi, comme un sanglier, au travers de ce fourré humain.

Lagardère passa. Gonzague fit un détour.

Voilà pourquoi Lagardère, parti le dernier, arriva le premier.

Gonzague entra dans le cimetière par la brèche. La nuit était si noire, qu’il eut peine à trouver son chemin jusqu’à la chapelle funèbre, Comme il atteignait l’endroit où ses compagnons devaient l’attendre en embuscade, les croisées resplendissantes de l’hôtel attirèrent malgré lui son regard. Il vit la grand’salle toujours illuminée, mais vide. Pas une âme sur l’estrade dont les fauteuils dorés brillaient.

Gonzague se dit :

— Ils me poursuivent… mais ils n’auront pas le temps.

Quand ses yeux, aveuglés par l’éclat des lumières, revinrent vers cette sorte de taillis qui l’entourait, il crut voir de tous côtés ses compagnons debout. Chaque tronc d’arbre prenait pour lui une forme humaine.

— Holà, Peyrolles ! fit-il à voix basse, est-ce donc fini déjà ?

Le silence lui répondit.

Il donna du pommeau de son épée contre cette forme sombre qu’il avait prise pour le factotum. L’épée rencontra le bois vermoulu d’un cyprès mort.

— N’y a-t-il personne ?… reprit-il ; sont-ils partis sans moi ?

Il crut entendre une voix qui répondait : Non. Mais il n’était pas sûr parce que son pied faisait crier les feuilles sèches.

Une sourde rumeur naissait déjà, puis s’enflait du côté de l’hôtel.

Un blasphème s’étouffa dans la bouche de Gonzague.

— Je vais savoir ! s’écria-t-il en tournant la chapelle pour s’élancer vers l’église.

Mais devant lui se dressa une grande ombre, et cette fois, ce n’était pas un arbre mort. L’ombre avait à la main une épée nue.

— Où sont-ils ? où sont les autres ? demanda Gonzague, où est Peyrolles ?

L’épée de l’inconnu s’abaissa pour montrer le pied du mur de la chapelle, et il dit :

— Peyrolles est là !

Gonzague se pencha et poussa un grand cri. Sa main venait de toucher le sang chaud.

— Montaubert est là !… continua l’inconnu en montrant le massif de cyprès.

— Mort aussi ? râla Gonzague.

— Mort aussi !…

Et poussant du pied un corps inerte qui était entre lui et Gonzague :

— Taranne est là… mort aussi.

La rumeur grandissait de tous côtés, on entendait des pas qui approchaient, et la lueur des torches apparaissait, marchait derrière le taillis.

— Lagardère m’a-t-il donc devancé ? fit Gonzague entre ses dents qui grinçaient.

Il recula d’un pas, pour fuir sans doute, mais une rouge clarté brilla derrière lui, éclairant en plein tout à coup le visage de Lagardère.

Il se retourna et vit Cocardasse et Passepoil, qui venaient de dépasser l’angle de la chapelle, tenant chacun une torche à la main.

Les trois cadavres sortirent de l’ombre.

Du côté de l’église, d’autres torches venaient. — Gonzague reconnut le régent, suivi des principaux magistrats et seigneurs qui tout à l’heure siégeaient au tribunal de famille.

Il entendit le régent qui disait :

— Que personne ne franchisse les murs de cette enceinte !… des gardes partout !

— Par la mort-Dieu ! fit Gonzague qui eut un rire convulsif, on nous octroie le champ clos comme au temps de la chevalerie… Philippe d’Orléans se souvient une fois en sa vie qu’il est fils des preux… soit ! attendons les juges du camp !

En parlant ainsi, traîtreusement, et tandis que Lagardère répondait : « Soit, attendons » Gonzague, se fendant à l’improviste, lui porta son épée au creux de l’estomac.

Mais une épée, dans de certaines mains, est comme un être vivant qui a son instinct de défense. L’épée de Lagardère se releva, para et riposta.

La poitrine de Gonzague rendit un son métallique. Sa cotte de mailles avait fait son effet. L’épée de Lagardère vola en éclats.

Sans reculer d’une semelle, il évita d’un haut-le-corps le choc déloyal de son adversaire qui passa outre dans son élan. Lagardère prenait en même temps la rapière de Cocardasse que celui-ci tenait par la pointe.

Dans ce mouvement, les deux champions avaient changé de place. Lagardère était du côté des deux maîtres d’armes. Gonzague, que son élan avait porté presque en face de l’entrée de la chapelle funèbre, tournait le dos au duc d’Orléans qui approchait avec sa suite.

Ils se remirent en garde. Ce Gonzague était une rude lame et n’avait à couvrir que sa tête ; mais Lagardère semblait jouer avec lui. À la seconde passe, la rapière de Gonzague sauta hors de sa main.

Comme il se baissait pour la ramasser, Lagardère mit le pied dessus.

— Ah ! chevalier !… fit le régent qui arrivait.

— Monseigneur, répondit Lagardère, nos ancêtres nommaient ceci le jugement de Dieu… Nous n’avons plus la foi…, mais l’incrédulité ne tue pas plus Dieu que l’aveuglement n’éteint le soleil… Dieu rend toujours ses arrêts…

Le régent parlait bas avec ses ministres et ses conseillers.

— Il n’est pas bon, dit le président de Lamoignon lui-même, que cette tête de prince tombe sur l’échafaud !…

— Voici le tombeau de Nevers, reprit Henri, et l’expiation promise ne lui manquera pas… l’amende honorable est due… Ce ne sera pas en tombant sous le glaive que mon poing la donnera…

Il ramassa l’épée de Gonzague.

— Que faites-vous ?… demanda encore le régent.

— Monseigneur, répliqua Lagardère, cette épée a frappé Nevers… je la reconnais… cette épée va punir l’assassin de Nevers !

Il jeta la rapière de Cocardasse aux pieds de Gonzague qui la saisit en frémissant.

A pa pur ! grommela Cocardasse, le troisième coup abat le coq !

Le tribunal de famille tout entier était rangé en cercle autour des deux champions. Quand ils tombèrent en garde, le régent, sans avoir conscience peut-être de ce qu’il faisait, prit la torche des mains de Passepoil et la tint levée.

Le régent, Philippe d’Orléans !

— Attention à la cuirasse ! murmura Passepoil derrière Lagardère.

Il n’était pas besoin. Lagardère s’était transfiguré tout à coup. Sa haute taille se développait dans toute sa richesse ; le vent déployait les belles masses de sa chevelure et ses yeux lançaient des éclairs.

Il fit reculer Gonzague jusqu’à la porte de la chapelle.

Puis son épée flamboya en décrivant ce cercle rapide que donne la riposte de prime.

— La botte de Nevers ! firent ensemble les deux maîtres d’armes.

Gonzague s’en alla rouler mort aux pieds de la statue de Philippe de Lorraine avec un trou sanglant au milieu du front.

Madame la princesse de Gonzague et dona Cruz soutenaient Aurore. À quelques pas de là, un chirurgien bandait la blessure du marquis de Chaverny.

C’était sous la porte de l’église Saint-Magloire. Le régent et sa suite montaient les marches du perron.

Lagardère se tenait debout entre les deux groupes.

— Monseigneur, dit la princesse, voici l’héritière de Nevers, ma fille, qui s’appellera demain madame de Lagardère, si Votre Altesse Royale le permet.

Le régent prit la main d’Aurore, la baisa et la mit dans la main d’Henri.

— Merci, murmura-t-il en s’adressant à ce dernier et en regardant comme malgré lui le tombeau du compagnon de sa jeunesse.

Puis il affermit sa voix que l’émotion avait rendue tremblante et dit en se redressant :

— Comte de Lagardère, le roi seul, le roi majeur peut vous faire duc de Nevers.

FIN.