Le Bouclier d’Alexandre/1

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 1-8).


I


Il était deux frères à Tarente, Grecs d’origine, descendants d’une famille autrefois célèbre, quand elle exerçait, dans la cité de Corinthe, les arts du fondeur et du ciseleur. Hermotime et Nicias avaient reçu en héritage des traditions qu’ignoraient leurs rivaux italiotes, et, non moins bien que leurs ancêtres, ils savaient animer l’or, l’argent et l’airain. Dans leurs ateliers, les esclaves, instruits dès la jeunesse, devenaient de grands artistes. Tous leurs ouvrages étaient reconnaissables à certain éclat mystérieux qui était comme la fleur du métal et qui désespérait les fondeurs de Brindisi et d’Alexandrie. Les deux frères comptaient, parmi leurs clients, le divin Trajan lui-même. Ils exécutèrent plusieurs statues pour le Palatin et, la faveur impériale les soutenant, ils firent commerce de statues et d’objets ciselés avec toutes les provinces de l’empire.

Nicias venait d’épouser une Syracusaine quand Hermotime, dégoûté de la vie sédentaire, prit la résolution de voyager, rompant ainsi une association fort heureuse. Ils partagèrent leurs biens et le cadet garda l’établissement de Tarente dont il vit croître la prospérité. Cependant, l’aîné parcourait l’Orient, seul ou avec des caravanes, si bien qu’il apprit les divers langages et les traditions de tous les peuples barbares qui vivent entre le Pont-Euxin et l’Indus.

Après dix ou quinze ans d’aventures, Hermotime connut un banquier macédonien qui lui donna sa fille en mariage, et lui céda son comptoir. Bientôt, il perdit coup sur coup son beau-père, sa femme et sa fille unique. Dans cette épreuve, Hermotime montra une fermeté philosophique vraiment digne d’admiration. Il se consola en faisant des affaires et ne voulut pas se remarier, car il avait déjà la tête blanche. D’ailleurs, il ne manquait pas d’héritiers et il consentait que sa fortune enrichît — le plus tard possible — son cher Nicias, le seul être qu’il eût aimé profondément, ou les enfants de Nicias. Séparés depuis tant d’années, les deux frères entretenaient toujours des relations affectueuses. Ils se procuraient l’un à l’autre de bons clients, surtout depuis qu’Hermotime, sur le conseil de Nicias, s’occupait de réunir des pierres gravées et des médailles anciennes, fort recherchées des collectionneurs.

Or, c’était le temps heureux où la paix romaine couvrait le monde. L’Italie, fatiguée de gloire militaire, connaissait cette douceur de vivre qui précède les catastrophes, si l’on croit les gens chagrins. L’autorité d’Hadrien s’exerçait sans tyrannie. Cet empereur cultivé, spirituel et sceptique n’aimait pas la guerre, bien qu’il eût réprimé l’audace des barbares et la turbulence insupportable des juifs. Il avait ce tempérament particulier de l’archéologue, plus soucieux de restaurer que de détruire et de conserver que de conquérir. Une curiosité insatiable le poussait à voyager. Il visita une grande partie de son empire, dont il avait ramené les bornes en deçà des frontières marquées par Trajan et difficiles à défendre. Sous ses pas, les villes anéanties ressuscitèrent. Il dessina des plans, composa des tableaux, cisela des épigrammes, visita les sanctuaires célèbres, sollicita toutes les initiations et reçut, dans le Panthéon de Rome, tous les dieux qui voulaient bien souffrir la compagnie de dieux étrangers. Hadrien les confondait dans un même culte et, ne croyant à rien, s’amusait de tout. À son exemple, les gens des hautes classes prirent figure d’amateurs et de curieux. Ils se firent, selon la mode, une âme grecque ou une âme égyptienne. La superstition, cette lie de la foi, demeura intacte quand les vieilles croyances disparurent ; mais un esprit de tolérance naissait du scepticisme, et le fanatisme religieux resta l’apanage des femmes ignorantes, du bas peuple et des sectaires juifs ou chrétiens.

Après la mort de son favori Antinoüs, noyé dans le Nil par un accident peut-être volontaire, l’empereur cessa de voyager. Il habita plus volontiers son palais de Tibur où il contenta, par la seule imagination, son goût inquiet de l’exotisme. Au flanc des monts Sabins, il recréa le Pœcile d’Athènes, l’Alphée, Canope, Tempé, les Champs-Élysées et le Tartare. Entouré d’artistes et de philosophes, il rivalisait avec eux et les traitait familièrement. Un sot patricien n’avait pas de crédit à sa cour, tandis qu’un affranchi comme Phlégon possédait toute sa confiance. Ce rhéteur grec, élevé au rang de secrétaire intime et de collaborateur littéraire d’Hadrien, ouvrit les portes de Tibur à ses compatriotes. Il provoqua une véritable invasion de Grecs — architectes, sculpteurs, peintres, bibliothécaires, médecins — et il favorisa particulièrement Nicias de Tarente.

Quantité de statues, de vases, de plats, de miroirs, qui ornaient la demeure impériale, sortaient des ateliers de Nicias. Souvent, il était mandé à Tibur. Hadrien lui soumettait les pièces rares que proposaient certains marchands. Nicias donnait librement son avis et se faisait un jeu de démasquer les faussaires. Chacune de ces expertises lui valait une avantageuse rétribution.


Ainsi, par ses talents personnels et par la faveur d’Hadrien, Nicias devint le plus riche citoyen de Tarente, et bien qu’il fût Grec de race et qu’il affectât de ne jamais parler latin, des personnages consulaires l’honoraient de leur amitié. Il imitait l’empereur en toutes ses manières, portant comme lui les cheveux courts et la barbe taillée en rond, une belle barbe couleur de châtaigne, sans un poil gris, frisée au fer et parfumée. Son front était large, ses yeux bruns, son nez droit ; l’arc de ses lèvres fines lançait aisément la flèche de la moquerie. Il donnait à ses vêtements un style archaïque ou oriental. La noblesse de ses attitudes était incomparable. À force de vivre parmi les statues des anciens maîtres, il semblait avoir appris de Phidias lui-même l’art difficile de se draper.

Son double caractère se révéla dans la conduite de sa vie. Il était à la fois un amateur d’esthétique et un industriel avisé, un voluptueux et un diplomate. Il parlait bien et mesurait toujours ses paroles ; il ne flattait pas les puissants, mais il utilisait leurs faiblesses ; il était secourable aux malheureux, mais il ne s’embarrassait pas des gens qu’un mauvais destin poursuit. Une sagesse naturelle, qu’il avait cultivée à l’école de l’expérience, le défendit contre le périlleux orgueil qu’engendre une extrême prospérité ; ses largesses désarmèrent l’envie, et, parvenu au sommet de sa fortune, il n’eut plus d’ambition que pour ses fils.