Le Bouif errant/Texte entier

La bibliothèque libre.
J. Ferenczi & fils (p. 3-260).
g. de La Fouchardière & Félix Celval

le Bouif errant
Roman


Paris
J. Ferenczi & fils, éditeurs
9, Rue Antoine-Chantin, 9
Il a été tiré de cet ouvrage :

10 exemplaires sur papier Lafuma
numérotés de 1 à 10.

Copyright by J. Ferenczi et Fils, 1927. Tous droits
de traduction, d’adaptation et de reproduction, réservés pour
tous pays, y compris la Russie.

Première partie


Chapitre premier

Un singulier client

— Le rasoir va-t-il bien, monsieur ?

— Pas mal, je vous remercie. Continuez. Prenez garde simplement au grain de beauté, là, sous le menton. Vous laisserez le poil qui est dessus. C’est une avantage physique à laquelle je tiens beaucoup pour des raisons morganatiques, personnelles et sentimentales.

Le barbier s’inclina sans répondre. C’était un garçon coiffeur taciturne et neurasthénique. Il ressemblait à un artiste. Il avait fait de vagues études pour entrer au Conservatoire de Musique. Il regrettait le passé et exhalait quelquefois dans le nez de ses clients des soupirs mélancoliques, en songeant que d’autres, plus heureux, connaissaient la popularité, forme artistique et lucrative de la gloire, tandis que lui, dans une vulgaire boutique de la rue de Miromesnil, gagnait, en rasant ses contemporains, des sommes beaucoup moins importantes. Cette injustice du sort l’attristait.

Par contraste, le patient qu’il opérait, sur le fauteuil, devant le lavabo de porcelaine, possédait une physionomie singulièrement réjouissante.

Entourée par les blancheurs des serviettes et du peignoir, sa tête émergeait d’un nuage de lingeries, comme celles d’un de ces angelots, privés de corps, qui peuplent les Assomptions des grands maîtres de la peinture.

À vrai dire, l’individu ressemblait beaucoup plus à un poivrot qu’à un ange. C’était un petit homme d’une cinquantaine d’années, qui paraissait fort alerte et bien portant. Un sourire perpétuel, comme celui d’un secrétaire de l’Académie française, exhibait, sous une courte moustache en brosse, une rangée de dents inégales, un peu noircies par l’usage du tabac et des spiritueux.

il y avait dans les yeux bruns de cet homme une bonne humeur à l’épreuve des pires événements ; une malice sournoise et une gaieté communicative que les glaces de l’établissement se renvoyaient et multipliaient, peuplant ainsi la boutique d’une foule de physionomies hilares, qui égayaient la vulgarité du décor.

— Vinaigre ou alcool ? interrogea de nouveau l’organe monotone du garçon.

— Alcool ! Alcool ! fit l’archange… Ne vous trompez pas. Le vinaigre est contraire à mon tempérament, mais l’alcool m’a toujours réussi. Il y a des gens qui appellent cela un produit nocif parce qu’ils en ignorent les facultés. L’alcool, c’est tout ce qu’il y a de meilleur comme antiseptique et reconstituant hygiénique, à preuve que les médecins prétendaient que j’étais un cas supérieurement curieux d’alcoolique invertébré…

— Invétéré, rectifia doucement le garçon de sa voix anémique.

— Parfaitement, invertébré et récidiviste, destiné à mourir subitement de concussion lente ou de consomption spontanée. On m’avait même entreposé pour cela dans une clinique espécialement consacrée à cet usage destructif. Je pourrai vous donner l’adresse, si vous avez dans votre famille un parent disposé à décéder sous les prescriptions morticoles et à faire son testament en votre faveur. Et vous-même…

— Je ne suis pas alcoolique, fit le garçon.

— Je le regrette, affirma le client. Moi, l’alcool qui devait causer ma mort, m’a tout simplement sauvé la vie[1]. Depuis ce moment, j’en consomme par propension naturelle et par reconnaissance hygiénique…

Il s’interrompit brusquement afin de sucer, sur sa moustache courte, quelques gouttes de liquide échappées au vaporisateur.

— En tous cas, ce n’est jamais celui que vous me versez sur le blair qui pourra servir de carburant national. C’est de la flotte garantie pur jus, que vous employez dans vos bouteilles ?…

— Il y a une lotion supérieure pour les clients qui en désirent, protesta le garçon, un peu vexé. Mais c’est un peu cher et j’ai cru…

Un coup de timbre de la dame caissière rappela vivement au subalterne la politesse et le tact professionnels.

Le client, d’ailleurs, ne semblait nullement mécontent.

— Je ne regarde pas à la dépense aujourd’hui, fit-il, en clignant de l’œil mystérieusement à un gros monsieur tassé sur la banquette, où les patients attendaient leur tour. Donnez-moi ce que vous avez de mieux comme parfum odorigène. J’ai des raisons pour exhaler des odeurs suaves.

Il parlait avec une telle autorité que le garçon s’empressa d’aller choisir, dans la vitrine, une lotion de luxe contenue dans un flacon indéfloré.

Le client, débarrassé de son peignoir et de sa serviette, contemplait avec complaisance, dans une des glaces, son visage rasé de frais et passait l’envers de sa main droite sur ses joues pour en éprouver le velouté.

— À la bonne heure, fit-il. Vous avez la main légère. Je n’ai connu simplement dans ma vie qu’un merlan capable de raser les gens aussi près. Il est vrai que c’était un merlan politique, entraîné à cet exercice de corps par la fréquentation de ses victimes, qui étaient tous sénateurs inamovibles. Vous avez peut-être entendu parler de lui. Il se nommait Pyrogène Tocksin et avait sa boutique rue de Tournon.

Sans remarquer le geste de dénégation du garçon, il continua :

— C’était un homme supérieurement bien élevé, qui connaissait les usages élégants encore mieux que la baronne Taf, qui a inventé la politesse et reconstitué le savoir-vivre détérioré par les Américains, si vous l’auriez vu, en smokinge, quand il se rendait à l’Élysée couper les cheveux à Doumergue…

Il s’arrêta une seconde pour se considérer de profil, et ajouta :

— On dit que je lui ressemble.

— À qui ? murmura le garçon neurasthénique.

— À Doumergue. Vous avez peut-être vu son portrait ? Eh bien, j’ai été pris pour lui pendant une chasse à Rambouillet, où j’avais été convoqué personnellement à cause de mes fonctions officielles[2].

Cette fois, le gros monsieur, sur la banquette, leva un œil effaré sur le singulier client dont les révélations imprévues éclataient, dans le silence de la paisible boutique, comme des pétards dans la sacristie d’une église.

La caissière, elle-même, abandonna le calcul mental des points de sa tapisserie pour considérer le narrateur, qui lui adressa un sourire.

— Ma vie est un roman, fit-il en s’efforçant de s’accouder, avec un geste supérieurement littéraire, sur le dossier du fauteuil d’opération.

Le dossier céda sous la pression et s’enfonça brusquement. Cela détruisit un instant l’équilibre de l’orateur, sans désarçonner son éloquence.

— J’ai eu une existence mouvementée, des altitudes, des dépressions, des vicissitudes et des anormalies comme le chemin de fer de Luna-Park. Je pourrais écrire mes mémoires comme Cagliostro ou Madame de Sévigné. Mes péripéties suffiraient à remplir des volumes et si je vous racontais mes inventaires…

— Avatars, souffla encore le garçon, dans un jet de vaporisateur.

— Je préfère demeurer homonyme et inconnu, à cause des gens que cela pourrait compromettre, continua le remuant personnage. Cependant, j’ai connu tour à tour la paille humide des prisons et la moleskine des ministères ; j’ai été inculpé d’assassinat…

— Hein ? sursauta la caissière, abasourdie.

— Oui, et cela m’aurait rendu célèbre, acheva avec philosophie le singulier petit homme. Un crime, c’est un moyen de publicité plus épatant qu’un service rendu à l’humanité. Mais j’ai été malheureusement convaincu d’innocence et relaché avant d’être guillotiné. Cela a interrompu ma notoriété. Et pourtant j’ai occupé, néanmoins, des situations honorablement équivoques dans la société des hommes d’État. La politique n’a plus de secrets pour moi.

Il soupira avec mélancolie et affirma :

— Trois passions ont occupé ma vie : Mes courses, les bistros…

Il s’arrêta, comme un ténor qui escompte un effet scénique

— Et les femmes ! fit-il aimablement, en enveloppant la Junon du Comptoir d’un irrésistible sourire.

La Junon du Comptoir rougit un peu. L’œil du singulier client la détaillait avec une insistance à laquelle les abonnés du magasin ne l’avaient point habituée. Cette muette flatterie fouetta son apathique somnolence.

— Donnez donc un coup de brosse à monsieur, dit-elle au garçon mélancolique. C’est sept francs soixante-quinze, à cause de la friction, monsieur.

— Je ne les regrette pas, dit le Don Juan en posant sur le comptoir un billet de cent francs fort crasseux. Les femmes, sauf la mienne, qui n’avait de sa corporation que les attributs extérieurs…

— Vous êtes marié ? demanda avec intérêt la préposée à la comptabilité.

— Oui et non, fit avec mélancolie le romanesque personnage. Ugénie est partie il y a trois mois pour un monde meilleur.

— Ah ! mon Dieu !

— Ne vous en faites pas pour elle ! Elle n’est pas morte ! Elle possède une santé trop supérieurement constituée pour se décider à me débarrasser des embêtements que sa présence m’a toujours causés. D’ailleurs, elle est immortelle et imperturbable comme M. Paul Bourget, M. Henri Bordeaux et un tas d’autres protubérances de même sesque… Ugénie est de plus membre perpétuel de l’Académie française des Concierges, accusa-t-il d’un air détaché.

Cette fois, le garçon neurasthénique s’intéressa à la Conversation.

— Votre femme est donc homme de lettres ? fit-il.

— C’est une femme susceptible de tout, continua le singulier client. C’est pourquoi l’Amérique, qui est une nation essentiellement pratique et commerciale, lui a offert une situation photogénique à Los-Angelès, qui est la capitale des phénomènes.

— Vous auriez pu l’accompagner, insinua la caissière.

— En Amérique ! Une nation qui à institué la Prostitution des Alcools ! Vous n’y songez pas. Je suis un produit essentiellement français, et si je m’exporte à l’étranger, ce ne sera pas dans un pays sec. La France me suffit jusqu’à présent. Je l’ai défendue pendant la guerre et administrée pendant la paix. J’y ai été aimé par une colonelle de spahis et par une débitante de tabacs. C’est des souvenirs qu’on n’emporte pas avec la semelle de ses souliers… et puis j’ai des raisons pour demeurer à Paname !

Il soupira avec une expression sentimentale. Depuis quelques instants, il semblait chercher quelque chose dans la boutique. Ce n’était point son chapeau de paille, qu’il avait remis sur sa tête, ni sa monnaie, qu’il avait réintégrée dans sa poche. C’était un objet moins prosaïque.

— Mes fleurs ? Où sont passées mes fleurs ? murmurait-il.

— Vous avez égaré un paquet ? demanda la Caissière, qui poussa l’amabilité jusqu’à se lever à moitié hors de son comptoir.

— Oui ! J’avais déposé sur une chaise trois œillets roses et une branche de lilas blanc. La chaise est encore à sa place, mais les fleurs rares ont disparu… Oh !

— Quoi ! fit le garçon perruquier.

— Il y a monsieur qui est assis dessus, continua le singulier petit homme avec une expansion d’horreur. je me demande comment on peut engraisser de la sorte pour posséder un fond de culotte qui envahit les objets d’art. Quand on a besoin de deux chaises pour y déposer son excédent, on paie un supplément avant de s’asseoir. Je vous prie de vous lever… paquet !

— Hein ? fit le gros homme, ahuri.

— Ne faites pas l’idiot, hurla le singulier client. Lorsqu’on est atteint d’obscénité et de corpulence abusive, on prend garde aux endroits où l’on dépose son derrière. Des pneumatiques comme les vôtres, c’est pas fait pour couver des fleurs. Rendez-moi mon bouquet, s’il en reste.

Tous les naturalistes assurent que le rugissement du tigre laisse indifférent l’éléphant, mais que l’aboiement d’un roquet suffit à effarer la grosse bête. L’homme corpulent ne fit pas exception à la règle et se leva avec tout l’empressement que lui permettait son ampleur.

— Je vous demande mille fois pardon, monsieur.

— C’est du propre ! grogne le roquet en exhibant, comme pièce justificative, un paquet oblong, enveloppé dans un journal et lamentablement aplati par le poids du rouleau compresseur qui l’avait opprimé vingt minutes.

— Quel dommage ! fit la caissière. De si jolies fleurs !

Le garçon aidait de son mieux la victime à réparer le désastre.

Le lilas blanc n’avait pas résisté, mais les œillets étaient encore présentables.

— Monsieur, déclara l’auteur de l’accident, si je pouvais personnellement remplacer…

— Remplacer du lilas blanc ? Vous ne vous êtes pas regardé. Et si vous croyez qu’un ballot de votre catégorie est un cadeau à offrir à une poule, c’est que vous avez des visions.

Le mot piqua au vif le gros monsieur, qui se congestionna beaucoup.

— Mais, parvint-il à articuler après quelques efforts convulsifs, je… vous m’insultez… et pourtant je ne vous connais pas. J’ignore totalement qui vous êtes.

— Évidemment, ricana le singulier client, en offrant ses fleurs écrasées au vaporisateur du garçon, afin de tâcher de leur restituer le parfum qu’elles avaient perdu. Vous ignorez mon état civil, parce que j’ai la modestie du vrai mérite et que je n’aime pas m’exhiber tout nu sur les murs, comme votre frère le Bébé Cadum. Cependant, si vous désirez m’adresser le montant de mes fleurs par mandat ou chèque postal, voici mon adresse et mon nom.

Il avait tiré une carte de visite fort sale de la poche de son gilet. Il la tendit au garçon coiffeur, salua la caissière et sortit.

Sur sa banquette, le gros homme avait repris son attitude de Bouddha somnolent.

Mais la dame comptable et le garçon se précipitaient sur la carte du singulier client et lisaient avec étonnement :

Alfred Bicard,
Dit le Bouif,
Ex Limonadier du Palais-Bourbon,
Ancien Ministre
.

Chapitre II

Être ! ou ne pas être !

— Madame Soupir, merci pour les valises et le taxi. Au revoir ! Quand est-ce qu’on se reverra, madame Soupir ? L’Amérique, ça n’est pas dans la banlieue. Enfin, c’est la vie. Une fois là-bas, je vous enverrai des cartes postales. Embrassez Alfred pour moi, madame Soupir. Pauvre coco, ça me manquera bien de ne plus le voir. Expliquez-lui les choses, n’est-ce pas ? S’il m’aime vraiment, comme il le dit, il comprendra ma conduite. N’oubliez pas de lui remettre ces deux lettres. Ça vous évitera des questions. Dites-lui que je penserai toujours à lui chaque fois que je ne serai pas occupée. Donnez-lui aussi cette mèche de mes cheveux. Je l’ai coupée à son intention. Comme c’est ma fête aujourd’hui, je ne veux pas le quitter sans un souvenir. Il y a aussi la note de la quinzaine, sur le guéridon, près du lit. Vous lui remettrez le tout ensemble, madame Soupir. Adieu, madame Soupir. Je quitte Paname et la rue Lepic. C’est une page de ma vie qui recommence. Mais ne vous en faites pas pour moi, madame Soupir : une gosse de Montmartre surnage toujours. Allons, au revoir pour de bon. Portez-vous bien, madame Soupir.

Le taxi démarra et descendit rapidement la rue Lepic. La silhouette de la petite blonde, au nez de gavroche et aux cheveux courts, qui venait de lâcher ce flux de paroles, s’évanouit progressivement et ne fut bientôt plus qu’un souvenir.

La concierge était demeurée sur le trottoir.

C’était une personne corpulente et réfléchie, qui accompagnait ses moindres gestes de gémissements et de plaintes. Elle exhalait des lamentations à tout propos et s’apitoyait perpétuellement, comme poussée par un pessimisme involontaire. On l’avait surnommée : Madame Soupir.

— Ah ! jeunesse ! fit-elle, en regardant le taxi disparaître au coin du boulevard.

Elle rentra avec mélancolie dans le corridor obscur de la maison et remonta les cinq étages sur la cour afin de fermer les persiennes de l’appartement de mademoiselle Cécile Coqueluche, dactylographe à ses moments perdus, qui venait de partir pour la patrie du cinéma.

L’appartement de Mlle Coqueluche se composait d’une chambre-salon, meublée d’une grande armoire à glace, d’un paravent, d’un lit immense et d’une machine à écrire, et d’une cuisine, dont le fourneau avait été remplacé par une baignoire.

Il y avait dans les deux pièces un grand désordre. Le départ de la propriétaire avait motivé, sans doute, une perquisition rapide dans les tiroirs des meubles, qui étaient demeurés ouverts. Le lit était défait. Un tas de petites boîtes et de flacons vides encombraient le dessus de la cheminée. Les restes du déjeuner de midi étaient encore servis sur le guéridon. Mme Soupir se versa en gémissant une dernière tasse de café.

Puis elle déploya un saut de lit en crêpe de Chine rose orné de fausses dentelles défraichies.

C’était un souvenir que Mlle Coqueluche lui avait laissé en partant. Un parfum de lilas et d’œilet blanc imprégnait encore l’étoffe légère. La concierge se drapa dans cette parure en s’adressant des sourires. Malgré ses cinquante-neuf ans, il y avait encore des moments où Mme Soupir se souvenait des attitudes d’autrefois.

Elle avait été danseuse à la Scala, à l’époque où ce music-hall connaissait une renommée mondiale. Instinctivement, elle fredonna une ritournelle d’Anna Held :

Voilà la marcheuse !
À la démarche gracieuse… etc.

— Ah ! jeunesse, soupirait-elle, avec mélancolie. Ah ! jeunesse !

Elle se tortillait devant la glace, minaudait, s’adressait des baisers. Elle semblait revivre des minutes d’extase.

Des fleurs tombèrent à côté d’elle. Sans se rendre compte, elle ramassa une branche de lilas blanc fort détériorée et la porta à ses lèvres. Elle refaisait machinalement les gestes de la ballerine qu’elle avait été trente ans auparavant. Drapée dans le vêtement de soie rose, elle cambrait une taille encore souple et exagérait une croupe volumineuse. Absorbée par sa contemplation, elle n’avait pas entendu la porte de la chambre s’ouvrir doucement. Le nez dans sa branche de lilas, Mme Soupir exhalait une plainte de colombe :

— Coco !… Ah mon coco !… Mon coco !

— Ah gosse ! murmura dans son oreille une voix un peu enrouée, tandis qu’une moustache raide comme une brosse à dents s’écrasait sur sa nuque et, que deux mains, garnies chacune d’un œillet blanc, l’attiraient en chiffonnant vigoureusement le contenu du peignoir rose.

Un juron retentissant dissipa tout à coup le rêve éveillé de la sentimentale concierge.

Elle était dans les bras de l’ami de Mlle Coqueluche.

— Ah ! monsieur, c’était donc vous ? fit-elle en se comprimant la poitrine. Vous m’avez fait une émotion !…

Mais le nouveau venu abrégea ces manifestations extérieures.

— Qu’est-ce que c’est que ces façons de s’introduire dans les vêtements des locataires pour exploiter des confusions légitimes ? Qui vous a permis de mettre ces frusques ?

Mme Soupir, blessée par cette accusation, montra une grande dignité.

— Via conscience est un temple, fit-elle. Je ne rougis jamais de mes actions. Et si j’ai endossé cette matinée, c’est parce qu’elle m’a été donnée, tout à l’heure, par Mlle Coqueluche en personne, monsieur Bicard.

Car c’était le singulier client de la boutique de la rue de Miromesnil, qui venait de faire, dans la pièce, cette entrée, fort peu triomphale. Mais il avait perdu cette fois la gaieté bruyante qui avait mis en émoi la paisible boutique du coiffeur. Il semblait inquiet. Fort surpris de ne pas rencontrer chez elle la jolie fille qu’il venait voir, il demeurait devant la concierge sans comprendre, regardant avec stupeur le désordre des objets. Il avait l’air si abasourdi que Mme Soupir eut pitié de lui.

— Monsieur Alfred, dit-elle, un homme doit toujours être un homme ! Soyez courageux monsieur Bicard !

— Naturellement, cette précaution oratoire eut un résultat désastreux. Bicard pâlit, puis rougit, lança autour de lui un regard de noyé cherchant une planche de salut et parvint à articuler à grand’peine :

— Kiki ?…

Fort heureusement, Mme Soupir comprenait les onomatopées de ses locataires.

— Monsieur Alfred, il faut vous faire une raison. Une jeunesse ne sait pas toujours ce qu’elle veut. À votre âge, il vous faudrait une femme sérieuse, ayant déjà connu la vie, une personne ayant eu des z’hauts et des bas, des vicissitudes et des z’évolutions, des alternatives et…

— Fermez ! interrompit Bicard. Ne me racontez pas votre histoire et dites-moi seulement où est la gosse ?

— Débinée, fit laconiquement la concierge.

— Mais pourquoi ? Expliquez-moi…

Le visage de Mme Soupir avait repris sa majesté professionnelle et ce fut avec toute l’importance de sa responsabilité qu’elle tendit à Bicard deux lettres, en affectant de déclarer :

— Je ne sais rien, monsieur Alfred. Mlle Coqueluche m’a simplement priée d’aller lui chercher un taxi et de vous remettre ces deux enveloppes. Il y en a une grande et une petite.

L’homme eut un haut-le-corps de surprise.

— La lettre d’Ugénie ! fit-il. La lettre de Los-Angelès ! Comment s’est-elle trouvée ici ? Si la petite a lu ce que ma femme m’écrivait, qu’est-ce qu’elle aura dû penser de moi ?

Ses doigts décachetaient maladroitement la petite enveloppe, sur laquelle une écriture fine l’hypnotisait. Mme Soupir l’observait silencieusement. Elle le vit s’asseoir, ou plutôt tomber sur une chaise, en murmurant.

— Chameau !

— Pauvre monsieur ! fit la concierge.

— Je ne parle pas de vous, répliqua Bicard. Je pense à la conduite de ma femme qui a été cause de tout le mal.

Il relut encore la lettre parfumée de Mlle Coqueluche. Il semblait peser tous les mots et apprendre par cœur le texte :


Coco !

Tu avais oublié, dans ton veston, la lettre de ta femme légitime ; alors, je l’ai lue par erreur et je sais tout.

Mon Coco ! tu es vraiment trop fauché pour continuer à me rendre heureuse. Je t’étais fidèle jusqu’à présent, parce que je n’aime pas tromper les hommes en général, et les types de ton genre en particulier. Mais, sans galette ni pognon, il faudrait bien forcément un jour que je te fasse de la peine. Alors non ! J’aime mieux partir.

J’ai heureusement rencontré, dans le métro, un Américain épatant, qui m’offre un emploi dans un studio. Ta femme ne m’a pas envoyé dire que j’étais une poule photogénique, et cela m’a donné des idée. Je pars donc pour les U. S. A., comme toutes les belles gosses pas trop gourdes et qui ont sur elles tout ce qu’il faut pour faire du travail artistique.

Au revoir, Alfred ! Comme c’est ma fête aujourd’hui, je pense que tu pourras encore une fois payer la note de la quinzaine. Je t’embrasse. Si tu veux m’écrire, tu trouveras sûrement mon adresse dans le Bottin des département de l’Amérique ou dans l’annuaire des Cinémas. Adieu ! pense toujours à ta : Kiki.

Cécile coqueluche.

P.-S. — Si tu m’as apporté des fleurs, offre-les à Mme Soupir.

Un gémissement long comme un jour sans impôts fit redresser la tête à Bicard.

— Quel cœur ! murmurait la concierge en levant au ciel un regard languissant qui la faisait ressembler à une brème exhalant son âme à Dieu.

Évidemment, Mme Soupir, en dépit de sa discrétion, avait lu derrière l’épaule d’Alfred.

— Elle vous aimait, ça tombe sous le sens. Je sais ce que c’est que d’aimer, monsieur Bicard… et je pourrais vous donner des détails qui…

Mais Bicard avait pris subitement une physionomie si farouche que Mme Soupir n’insista pas.

— Chameau ! murmurait-il rageusement. Cette femme-là, c’est comme les maladies contagieuses : c’est un danger permanent. J’aurais dû la flanquer au feu ou la jeter dans un égout.

— Qui ? balbutia la concierge, terrifiée.

— La lettre d’Ugénie, ma légitime. Celle qui a toujours causé toutes les catastrophes de ma vie. Tenez, lisez-la, madame Soupir.

Alfred, disait la lettre de Mme Bicard, puisque du t’ostines à déserter le domicile conjugal que j’ai transporté à Los-Angelès, ne compte plus sur moi pour t’envoyer de quoi subvenir à tes dépravations escandaleuses. J’ai emporté toutes les valeurs de la communauté pour t’empêcher de les dissiper chez les bistros ou avec des volailles photogéniques. Quand tu ne posséderas plus un radis, ta poupée te laissera tomber comme le ballot que je t’ai toujours considéré, même quand tu étais une légume.

À Los-Angelès, j’ai rencontré la considération et les égards dus à mon talent et à mon sesque. Marie Piquefort prétend que j’ai l’imagination développée naturellement et que je suis faite pour le cinéma, comme le pâté de foie pour la tartine.

Je vais tourner « la Sirène de l’Arizona » avec notre fille Charlotte. C’est elle qui doit faire la sirène, moi je ferai l’Arizona. Si tu veux mettre définitivement un terme aux scandales de ta vie privée, lu viendras me rejoindre au studio. Je ne t’adresse pas d’argent, par prudence, mais tu trouveras dans ma lettre un mot de recommandation pour le correspondant de la Firme des Artistes réunis, qui engage la figuration étrangère. Comme on ne trouve point en Amérique d’artistes pour figurer les poivrots, on t’engagera immédiatement et ton voyage te sera payé. À Los-Angelès, une jolie femme ne reste jamais sans emploi. J’ai du travail pour plusieurs mois et je suis payée en dollars !

Ton ancienne épouse,

Ugénie,
Ro­man­ciè­re ; Star de ci­né­ma et Ci­né­as­te de l’A­ca­dé­mie fran­çai­se des Con­cier­ges.

La dernière phrase avait achevé d’éclairer Bicard. La lettre de recommandation avait servi à Mlle Coqueluche, et c’était elle, séduite par les promesses de Mme Bicard, qui était partie à la place d’Alfred, gagner des dollars en Amérique.

Prostré dans ses réflexions, le pauvre homme n’apercevait point la mimique de Mme Soupir, qui affectait avec ostentation de prendre une grande part à son chagrin.

— Pauvre monsieur ! Il faut être stoïque et savoir supporter les épreuves. Les jeunes femmes sont si tellement légères !

Le mot piqua le délaissé qui affecta une grande crânerie.

— Je le savais, fit-il simplement.

— Non ?… dit Mme Soupir, étonnée.

— Ça devait arriver fatalement, assura Alfred avec un geste dégagé. Kiki a dû tout apprendre.

— Quoi donc ?

— Je la trompais, madame Soupir. Oui, j’ai peut-être eu tort à mon âge. Mais, que voulez-vous ! Je suis homme… Alors !

— Ah bien ! assura Mme Soupir, c’est bien la dernière des opinions que je me serais faite de vous, monsieur Bicard. Mais je préfère être fixée, sous ce rapport, parce que je n’osais pas vous parler de la note de quinzaine que votre petite amie n’a pas réglée.

Elle présentait, en parlant, un papier que Bicard prit sans empressement.

— Ah ! fit-il, en fouillant dans toutes ses poches, j’avais oublié le jour du terme, en effet.

Mme Soupir, cette fois, n’avait pas soupiré. La femme sensible avait fait place à la préposée responsable et investie de la confiance du propriétaire. Sérieuse, elle pinçait les lèvres, en examinant Bicard et les billets de cinq et de dix francs que l’ami de Mlle Coqueluche extériorisait successivement.

Enfin, quand le total du loyer fut aligné devant elle, elle consentit à redevenir une femme.

— Et les fleurs, monsieur Bicard ? fit-elle avec un sourire qui montra toutes ses dents absentes.

Bicard regarda un instant la concierge ; puis, avec un geste de Don Juan faisant ses adieux à une duchesse :

— Gardez-les, en souvenir de moi. Je vous les offre, madame Soupir.

Puis il s’échappa prestement, sans attendre la réponse de la dame.

Seulement, à mesure qu’il descendait les étages, sa physionomie perdait, peu à peu, son masque d’insouciance. Une mélancolie progressive assombrissait le visage de Bicard. Son sourire était devenu une grimace quand il atteignit le rez-de-chaussée.

Machinalement, il descendit la rue Lepic.

Au coin du boulevard Rochechouart, des consommateurs, dans un café, le reconnurent et l’interpellèrent.

— Mais c’est le Bouif !

— Bicard ! Eh bien, Bicard !

— On ne reconnaît plus les copains ? Où vas-tu si pressé, Bicard ?

L’homme releva la tête et salua. Par un effet de volonté, il eut le courage de cligner de l’œil et de désigner, au lointain, une silhouette élégante et écourtée qui filait vers la place Clichy.

— Une poule ! il suit une poule, conclut un des interpellateurs. Sacré Bicard ! Il les veut toutes… Quel lapin !

Le lapin esquissa un geste vague et pressa le pas dans le sillage de la jeune personne, qui entra au Gaumont-Palace. Mais Bicard ne la suivit point. Une préoccupation manifeste l’empêchait de s’intéresser aux choses extérieures. Il fouillait avec persévérance dans toutes ses poches et en inventoriait le contenu, en murmurant des phrases courtes.

— Saleté… Un cure-dent… Un ticket de métro perforé… Dix centimes. Ah, la chameau !… Elle m’a eu jusqu’au trognon. Un sou percé… Fétiche ! Une invitation pour me rendre chez le juge de paix pour avoir refusé de payer une note de ma femme… Y peut attendre. Un mégot… La mèche de cheveux de Kiki… Un bouton de col… Trois tickets du Pari Mutuel et un porte-monnaie en cuir de vache, souvenir tangible d’Ugénie…

Mélancolique, il ouvrit le porte-monnaie et y retrouva deux sous. Cela faisait cinq.

— Tout mon actif, dit-il, en faisant sauter dans sa main les trois pièces qui composaient sa fortune. Cinq sous.

Il eut un rictus, qui s’efforçait de ressembler à un sourire, et ajouta :

— Les Cinq Sous du Bouif errant.

Machinalement, il serra soigneusement ce qui lui restait de capital dans le porte-monnaie d’Ugénie, et reprit sa course aventureuse. Il allait, droit devant lui, suivant le boulevard de Courcelles, sans but, revivant dans ses pensées toute son existence antérieure.

Il est généralement admis que la cinquantaine chez les hommes ressemble à l’été de la Saint-Martin, et ranime leurs ardeurs prêtes à s’éteindre. En dépit de sa neurasthénie, le Bouif songeait à des images voluptueuses.

Certes, il ne cataloguait point Ugénie parmi ces évocations charmantes. Ugénie n’avait été pour lui qu’une réalité désagréable, un cauchemar perpétuel et tenace. Plusieurs fois, Il avait caressé l’espoir qu’un flirt, poussé un peu loin, le débarrasserait de cette moitié atrabilaire. Il avait fondé quelque espoir sur deux passions qu’Ugénie avait eues, l’une pour un sergent de ville et l’autre pour un coiffeur, Mais le brigadier Balloche et Pyrogène Tocksin, le barbier du Sénat, avaient évolué autour de Mme Bicard sans parvenir à rompre le lien conjugal. Ugénie était une épouse adhésive, qui avait juré à son mari une fidélité redoutable, quitte à lui faire expier, par tous les moyens, son attachement indestructible.

En revanche, combien de souvenirs moins austères revivaient dans la pensée du Bouif. Son chien Wisky, mort d’un tremblement nerveux contracté dans la fréquentation des bistros ; Mariette, la grosse infirmière qui l’avait guéri par l’alcool ; la fringante colonelle de la Michonnière, qu’il avait décorée en qualité de ministre ; la blonde Suzane Pomponne, la buraliste du Palais-Bourbon, qui avait eu pour lui des complaisances passionnées, et enfin Kiki, sa dernière conquête ; une Kiki qui venait de briser le dernier fil attachant encore Bicard à l’existence, après la perte de sa situation de Limonadier du Palais-Bourbon.

Car le Bouif, comme tous les grands hommes, avait connu l’amertume de déchoir. Un changement dans l’orientation politique, après des élections générales, avait causé un remaniement complet dans le personnel du Parlement.

Charmeuil, le grand Charmeuil, son protecteur et son ami, avait été nommé Gouverneur de l’Indo-Chine et n’avait pu défendre Bicard contre les compétitions des envieux[3]. Une discussion avec un honorable, qui négligeait trop souvent de régler ses ardoises à la buvette, lui avait fait un ennemi. L’honorable était devenu rapporteur de la Commission du budget ; il avait conservé à Bicard une rancune de mauvais payeur et avait choisi le premier prétexte pour le desservir auprès des questeurs. Le Bouif avait été renvoyé à ses chères études, et, huit jours après, Suzanne Pomponne, la coquette, l’avait lâché comme une fleur.

Et puis Ugénie était partie avec sa fille Charlotte et les économies du ménage. Il se trouvait seul dans la vie, avec cinq sous dans sa poche pour continuer une existence habituée au farniente et à la considération des amis.

Une vague de désespoir submergea l’âme de Bicard. Pour la première fois de sa vie, il envisagea l’avenir.

C’était la misère, sans phrases, une vie sans joie, la mendicité peut-être. Or le Bouif, même aux époques les plus pénibles de son existence, n’avait jamais tendu la main.

Il se sentait le cerveau vide, la bouche amère. Il se trouva très las soudain et dut s’asseoir sur un banc. L’énergie commençait à lui manquer.

Puis il regarda les passants autour de lui et s’aperçut qu’il était arrivé, sans s’en rendre compte, jusqu’à la place de l’Étoile.

Devant lui, la masse de l’Arc de Triomphe barrait l’horizon. Alors il se souvint de la fameuse nuit qu’il avait passée, sous le monument glorieux, en causant avec le Soldat inconnu[4].

Ce dernier était le plus heureux. La mort l’avait comblé d’une gloire qu’il avait ignorée toute sa vie.

— La vie est vache ! murmura le Bouif. À quoi que ça sert de se cramponner dans un appartement dont on est destiné à sortir ? Ceux qui sont morts ne sont jamais revenus. Cela prouve qu’ils se trouvent bien où ils sont. Pas de soucis, pas d’embêtements, pas d’impôts, pas de concierges, pas de flics. On s’évapore dans l’atmosphère ou bien l’on ressuscite dans les légumes ou dans les fleurs. À moins qu’on dorme sans se rendre compte jusqu’à la résurrection des siestes.

La question délicate, c’est qu’on ignore ce qu’on devient. J’ai idée que le Père Éternel ne l’a pas dit pour éviter l’encombrement. Si on savait de quoi il retourne, on se tasserait, peut-être, dans le Néant comme dans les couloirs du Métro.

À moins qu’on n’éprouve encore là-bas des embêtements considérables. Mais ça me laisse froid. Je ne me reproche rien dans la vie, sauf d’avoir épousé Ugénie qui a été une femme expiatoire et suffisamment révulsive pour me procurer l’état de grâce.

Je risque donc rien de me suicider et c’est encore le seul moyen pratique pour procurer à ma femme un embêtement irréparable.

Il avait monologué comme Hamlet, sans se rendre compte que des passants l’examinaient avec surprise et qu’un agent, intrigué par ses gestes, s’était mis à faire les cent pas de façon à ne pas le perdre de vue.

Mais Bicard s’était levé et, toujours gesticulant, se dirigeait vers l’Arc de Triomphe.

Une idée insistante venait de germer dans son cerveau. Il trouverait au sommet du monument une mort glorieuse. Il avait lu, autrefois, dans une histoire de sa fille, que les Romains traitaient les hommes politiques en les précipitant, après les avoir comblés d’honneur, du haut de la Roche Tarpéienne. Ainsi le Bouif, ancien ministre, irait s’écraser sur les dalles auprès du Soldat inconnu.

— Quel fait divers ! pensait-il.

Et, dans sa pensée galopante, il lisait prématurément les comptes rendus des quotidiens : « Un suicide sensationnel !… La fin d’une célébrité parlementaire… Un ancien Bistro de la Chambre trouve la mort sous l’Arc de Triomphe. » Etc.

Peut-être le bruit de cet événement réveillerait-il une pensée des femmes qu’il avait aimées. Il songea à l’opulente Suzanne Pomponne, et à Cécile Coqueluche (Kiki), qui apprendrait sa mort, sur le paquebot, par la télégraphie sans fil. Cette idée l’émut beaucoup.

Un sursaut de sa volonté l’arracha à ces pensées.

— Finissons-en ! dit-il, en traversant résolument la place de l’Étoile.

Parvenu sous l’Arc de Triomphe, il regarda une dernière fois l’avenue des Champs-Élysées et se découvrit :

— Adieu, Paname ! fit-il.

Bien qu’exécuté avec un chapeau de paille, le geste avait beaucoup d’ampleur.

Néanmoins, l’agent qui surveillait Bicard fronça les sourcils et devint encore plus attentif. Il était de plus en plus convaincu qu’il avait à faire à un fou.

Assis sur le rebord d’une saillie du monument de gloire, Bicard, qui avait trouvé par terre un crayon égaré par quelque touriste, écrivait ses dernières volontés :

Qu’on accuse personne de ma mort ! Je meurs à cause de ma femme, Ugénie Bicard, qui m’a laissé dans le dénouement le plus complet, après avoir emporté l’argent de la communauté pour se livrer au Cinéma.

Je termine ma vie de mon vivant, sain d’intelligence et de corps. Je pardonne aux femmes leurs infidélités et à ma légitime son attachement dicté par l’unique désir de m’être désagréable.

J’ai assez vécu. J’ai goûté toutes les amertumes des Passions, de la Politique, du Pari mutuel et du Pouvoir. J’ai été abreuvé d’ingratitude et j’ai bu le calice jusqu’à l’hallali.

Je lègue mon souvenir à la corporation des bistros et mon nom à un cheval de course.

J’embrasse ma fille Charlotte, en la priant de penser à son père et de défendre sa mémoire chaque fois que sa mère la débinera.

Je lègue mon dernier soupir à Mlle Cécile Coqueluche, qui m’a trompé par amour. J’espère la retrouver dans un monde meilleur où je l’attendrai invisible, inconsistant et vapboreux.

Je lègue mes dernières volontés aux flics qui me ramasseront au bas de l’Arc de Triomphe, en m’excusant du dérangement et de la contrariété que cette perturbation leur causera.

Je lègue mon cœur à la France.

Alfred Bicard.

Stoïque, il évita de mettre ses autres qualités honorifiques. Les vanités d’un monde qu’il quittait le laissaient indifférent. Il plia soigneusement son testament et il allait le mettre dans la poche de son veston, quand il se ravisa pour écrire un codicille.

P.-S. — Je lègue ma fortune de vingt-cinq centimes, que je porte entièrement sur moi, à la Souscription Nationale pour faire remonter le Franc.

Il signa, data, replia ses dernières volontés et, sans même un soupir de regret pour cette existence qu’il allait quitter, il se dirigea résolument vers la petite porte de l’escalier du monument.

L’agent l’attendait sur le seuil en causant avec le gardien.

— Où allez-vous ? demanda ce dernier.

— C’est pour monter, dit Bicard.

— C’est un franc les jours de semaine et deux francs le vendredi.

— Vous ne faites pas de réduction pour les membres du Parlement, demanda l’ex-bistro de la Chambre.

Le gardien toisa Bicard. L’agent eut une mimique expressive.

— Je vous le disais bien… c’est un fou ! fit-il à voix basse au gardien.

Puis, avec une paternelle indulgence :

— Revenez dimanche, mon ami. La visite des édicules nationaux, elle est gratuite ce jour-là.

Le Bouif regarda l’ouverture de la porte que la corpulence du gardien obstruait, empêchant toute tentative d’escalade par surprise. La mauvaise chance était décidément sur lui. L’Arc de Triomphe lui était interdit.

— Merci ! fit-il à l’agent.

C’était la première fois de sa vie qu’il remerciait un fonctionnaire de la police. Mais le Bouif était déjà presque désincarné.

Avec une docilité admirable il salua les deux gardiens et se dirigea vers l’avenue des Champs-Élysées.

Il pensait que s’il avait mal choisi son jour pour se précipiter du haut de l’Arc de Triomphe, il était toujours facile à un piéton de trouver la mort parmi les véhicules qui rendent la chaussée impraticable.

Fermant les yeux comme un aveugle, il se lança au milieu de la grande avenue.

Étourdi, d’abord, par les jurons des chauffeurs, les invectives et le bruit, il fut tout à coup étonné d’un grand silence. Une paix sereine l’enveloppait.

— Je suis dans le Néant, pensa Bicard. J’aurai été écrasé sans m’en apercevoir. Les pneus confort ne font pas de bruit.

— Imprudent ! prononça une voix. Quand on est atteint de cécité, on ne quitte point les trottoirs.

Surpris, Bicard ouvrit un œil et s’aperçut qu’un second agent lui tenait le bras et le guidait, avec mille précautions, entre le flot montant et le flot descendant des taxis arrêtés comme les vagues de la Mer Rouge sur le passage des Hébreux.

Décidément, la police s’opposait à son suicide.

Et cela causa au Bouif une indignation d’autant plus grande qu’il dut, une seconde fois, remercier l’agent sauveteur, lequel s’obstinait à lui proposer de l’accompagner à son domicile.

Or, le domicile de Bicard était, pour le moment, la salle des pas-perdus de la gare Saint-Lazare, où il faisait semblant d’attendre un train de nuit. Il avait été expulsé, trois jours auparavant, par son ancien logeur, pour avoir refusé obstinément d’acquitter sa note de quinzaine. Le pauvre amoureux avait réservé ses dernières coupures pour solder le loyer de Mlle Coqueluche.

Une fois en sûreté sur le trottoir, Bicard se mit à réfléchir.

Il n’avait pas assez d’argent pour acheter un revolver ou une solide corde. Un seul genre de mort peu coûteux lui restait. Il tourna à droite et se dirigea vers la Seine.

Il était tard quand il arriva sur le quai. L’eau lui parut noire et peu attrayante. Il y avait un chien sur la berge ; un chien sauveteur, sans doute. C’était le comble de la malchance.

Observant la bête du coin de l’œil, le Bouif s’approcha du bord. Le chien le laissa faire.

— Il attend que je sois dans la flotte pour me retirer, maugréa Bicard. Je resterai mouillé toute la nuit et j’attraperai une pneumonie sans pouvoir décéder à mon aise. L’eau doit être froide.

Il tâta de la main pour se rendre compte. Ce contact le fit frissonner. Il goûta, afin de s’habituer. La saveur de l’eau de Seine lui donna une nausée.

— J’en ai jamais bu, fit-il avec dégoût. Ce serait mal commencer que de finir comme ça. Ce suicide serait indigne de moi.

Désespéré, il remonta sur le quai et reprit sa course errante. La nuit était tout à fait tombée. Sans but, Bicard parvint à l’entrée du Bois de Boulogne et s’y engagea. Des rôdeurs le dévisagèrent.

— Je vais être assassiné, se dit le Bouif. On racontera cela dans les journaux et ça me fera une énorme publicité. C’est une belle fin.

Mais, à son grand étonnement, les rôdeurs ne lui demandèrent rien.

Une sorte de protection occulte semblait éloigner de Bicard tous les dangers extérieurs.

Maugréant, invectivant le sort, le Bouif errait dans les fourrés du Bois, se heurtant aux arbres et s’égratignant aux buissons. Il avait perdu sa route, Il parvint aux lisières du Bois sans se rendre compte.

Tout à coup, une masse lumineuse passa devant lui avec un bruit de ferraille et une vitesse qui le firent reculer vivement.

Le tramway de la Madeleine à Saint-James venait de le frôler.

— Je l’ai échappé belle, pensa Bicard, un peu saisi.

Alors il eut une idée.

— Je vais me coucher sur la voie du tram. Je fermerai les yeux. J’ai sommeil. Je m’endormirai et, demain matin, je me réveillerai dans l’Au-delà.

L’obscurité complète favorisait l’exécution de ce plan. Après avoir disposé son chapeau de paille sur une des voies pour s’en composer un oreiller, Bicard s’étendit en travers des rails et ferma les yeux obstinément, attendant le sommeil final.

Tout dormait autour de lui. Au loin, l’aboiement d’un chien attaché, qui hurlait son ennui aux étoiles, finit par agacer Bicard.

— Sale cabot ! grogna-t-il en se retournant.

Ce mouvement lui fit coller l’oreille au sol.

Il perçut alors un roulement dont l’intensité s’accentuait. C’était une sorte de vibration métallique que le rail lui transmettait comme un téléphone.

Machinalement, Bicard écouta.

Et, tout à coup, il comprit.

Un tramway s’approchait, se dirigeant vers la Madeleine.

Inexorable comme le destin, il allait sa route sans dévier. Le bruit encore fort lointain des roues se percevait distinctement. Collée sur le rail, l’oreille de Bicard entendait venir la Mort.

— Cette fois, pensa le Bouif, je suis bon.

Malgré la fermeté de sa décision d’en finir avec l’existence, il sentait une angoisse terrible l’envahir progressivement. Le roulement s’amplifiait et grondait, avec le bruit d’une cataracte, dans l’oreille du condamné.

Bicard avait lu dans un livre que les mourants revivent, en une seconde, toute leur existence antérieure. Il attendait ce moment-là. Cela tardait. Il ne parvenait point à chasser de sa pensée le roulement fatal qui devenait de plus en plus perceptible.

Au loin, le chien avait recommencé son hurlement lugubre.

— À la gare ! maugréa le mourant, en s’efforçant de changer de côté.

Alors un juron d’effroi lui échappa. Le bout d’un de ses pieds était coincé entre les deux parois de fer de la voie, il ne pouvait plus se dégager.

— Mince ! murmura-t-il affolé.

Subitement, la mort qu’il avait choisie se révéla à ses yeux dans toute son horreur. Il se vit broyé sous les roues, déchiqueté comme une viande molle. Il eut la sensation atroce d’être tenaillé, étouffé, écrasé et tranché en morceau par une machine infernale. Ce supplice l’épouvanta.

Il se débattit avec des contorsions qui le firent se tortiller comme un ver. Il ne réussit qu’à se fouler le pied.

Alors, il hurla : « Au secours ! »

Le bruit des roues de la lourde voiture, très proche, lui emplit le crâne à le faire éclater. Le tramway arrivait à toute vitesse. Il fonçait sur lui comme sur une proie.

— Nom de Dieu ! marmottait Bicard éperdu, désemparé, pantelant. Nom… de… Dieu !

Ce fut sa dernière prière. Un fracas horrible couvrit sa voix et submergea ses idées. Des lueurs passèrent dans ses yeux clos.

Puis il roula dans un abîme noir, qui devait

être l’Infini.

Chapitre III

Les mystères de l’au-delà

— Stupéfiant ! prononça le docteur Cagliari. Baal et Moloch, venez donc voir cette extraordinaire ressemblance.

Baal et Moloch n’étaient pas des idoles phéniciennes. Baal était un ex-interne des hôpitaux, et Moloch un ancien élève de l’École de Pharmacie. Tous deux assistaient le docteur Cagliari dans les travaux de sa clinique. Revêtus de longs sarraus étroits, hermétiques, et gantés de caoutchouc, ils avaient sur le visage un masque qui leur donnait un aspect singulier et un peu effrayant. Moloch était long et maigre, avec des membres d’araignée. Baal était obèse et court et possédait des ailerons en guise de bras. Moloch avait une voix de basse-taille et son collègue un organe ténu, grêle, qui étonnait, émanant d’une pareille futaille humaine.

Tous deux étaient sortis à l’appel du docteur d’un laboratoire où des fourneaux allumés projetaient sur les murailles des tonalités sinistres ; et, leur apparition soudaine, dans le grand cabinet de consultation, était assez fantomatique pour impressionner les clients, que le docteur Cagliari soumettait à ses traitements de thérapeutique divinatoire.

La clinique du docteur était située dans une villa de Neuilly, non loin des bords de la Seine. C’était une grande maison carrée, entourée d’un parc assez vaste. On lisait sur une plaque de cuivre, à la porte, cette enseigne :

Docteur Saturne Cagliari
Thaumaturge. — Spirite. — Hypnotiseur.
Traitement des affections nerveuses et des lésions des méninges.
Cures magnétiques et talismaniques.
Capnomancie. — Lithomancie.
Molybdomancie. — Pégomancie. — Chiromancie.
Hydromancie. — Onéiromancie.
Sciences occultes en tous genres.

Toute cette nomenclature était dosée pour donner confiance aux clients. Le docteur était un adepte de la Médecine par les Simples.

Les Simples étaient les naïfs qui assiégeaient la clinique. Ils étaient nombreux, très fidèles, et augmentaient tous les jours. Si bien que la réputation de Cagliari s’amplifiait à tel point que les autres empiriques et charlatans, inquiets et jaloux de ce succès, avaient commencé une campagne contre leur prestigieux confrère.

En réalité, Cagliari se nommait plus prosaïquement Saturnin Fauchier (Cacandum, disaient ses ennemis). Ce nom et son pseudonyme étaient peu décoratifs. Saturnin avait donc profité de la publicité d’un film d’art pour s’approprier, à peu près, le titre et la silhouette d’un personnage popularisé par l’écran. Et les gens, qui voyaient passer, enveloppée dans son grand macfarlane, cette sombre figure hoffmannesque, se retournaient avec un peu d’émotion. Le docteur était personnellement une excellente affiche vivante pour sa clinique.

Celle-ci, extérieurement, ressemblait à l’immeuble d’un notaire. Elle possédait un jardin honnête, avec des allées de gravier et un bassin dont le jet d’eau abreuvait des poissons rouges. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient grillées et celles du premier étage munies de contre-vent à moitié cachés par un revêtement de lierre qui recouvrait une partie de la façade.

Mais, à peine entrés dans la maison, les visiteurs éprouvaient un effarement qui contribuait singulièrement à ébranler leur état mental.

Le vestibule donnait l’impression d’un temple des premières civilisations orientales. Les murs de l’escalier et des corridors étaient recouverts de bas-reliefs en plâtre peint, représentant toutes les divinités assyriennes et chaldéennes : les dieux ailés à tête de taureaux, les déesses à têtes de serpent, les Keroubis et les Istars, tous les symboles de la perversité et de la cruauté voluptueuse des Ninivites.

Il y avait également, au milieu d’inscriptions en caractères cunéiformes et de reproductions de carnage, les effigies des rois conquérants qui mirent les premiers en honneur le Militarisme Intégral.

Tiarées, gemmées, entourées des anneaux pétrifiés de leurs barbes, ces figures souveraines jetaient le javelot, conduisaient des chars d’assaut, tendaient la main vers l’ennemi et présidaient aux massacres avec une majesté inaltérable. Ils symbolisaient la terreur, le fanatisme et la stupidité. C’étaient des précurseurs, dont les noms éclataient comme des pétards même avant l’invention de la poudre. Ainsi les théories des Assharaddon, des Teglath-Phalazar, des Sennachérib, des Baldekatzar, des Schamshiramnan et des Sordubanal, se déployaient, avec les généalogies des défunts inscrites sur la pierre.

Le cabinet du docteur semblait une reconstitution du gynécée de Nabuchodonosor, tellement les effigies féminines, mélangées aux silhouettes bestiales, abondaient sur les tapisseries pendues aux Murs.

Le mobilier, composé de divans et de coussins, entourait une lourde table, qui affectait la forme d’un sarcophage.

Et, partout, sur des blocs massifs, se dressaient des statues informes ou mutilées, des fragments de bas-reliefs de pierre ou de bronze : tout un bric-à-brac d’antiquités copiées sur les trésors du Musée du Louvre.

Il ne manquait, au milieu de ces vestiges d’une civilisation disparue, qu’un guide et une caravane d’Anglo-Saxons, tous leur Bædeker à la main.

Car le docteur Cagliari, jaloux de la gloire de Lord Carnavon, qui avait entamé des relations avec la momie d’un Pharaon, prétendait avoir retrouvé le sarcophage d’un roi de Ninive, mentionné dans Hérodote ; la momie de Sémoikalphalzar, qui fut contemporain de Semiramis et s’introduisit même dans Babylone afin de séduire cette princesse.

Le docteur Saturne avait même reconstitué de toutes pièces la « Momie authentique » du potentat assyrien. Il ne lui manquait que la parole… Enfermée dans le sarcophage qui servait de bureau au docteur, la dépouille de Sémoikalphalzar jouait un rôle dans les expériences spirites. On évoquait le Double du Mort, dans des réunions théosophes qui procuraient à l’empirique une énorme considération.

Les jaloux affirmaient cependant que toutes ces cérémonies n’étaient qu’un éhonté battage. La momie n’avait rien d’authentique et n’était qu’un simple mannequin. Ils finirent par mettre au défi le docteur et le piquer à tel point que Cagliari, poussé à bout, s’engagea à faire revivre, pendant une heure, la momie de Sémoikalphalzar, par la maîtrise de ses conjurations, en présence d’une délégation de personnages scientifiques.

C’était tenter l’impossible. Même authentiques, les momies des Pharaons se refusent à revenir à l’irréel. À plus forte raison, la momie du roi assyrien, qui était une contrefaçon, risquait fort de demeurer sourde à toutes les exhortations.

Néanmoins, le docteur Cagliari conservait une sérénité parfaite et plastronnait avec un si bel estomac que ses détracteurs finirent par s’impressionner, et, attendirent l’expérience avec une certaine inquiétude.

Le docteur Saturne était capable de toutes les supercheries. Il avait demandé six mois de délai pour ses opérations. Enfermé dans sa clinique, il travaillait toutes les nuits avec ses deux aides, Moloch et Baal. Au moyen âge, il eût été déféré au tribunal de l’Inquisition. À notre époque d’incrédulité, il ne risquait que de faire fortune. Le public ne croit plus aux sorciers, mais il croit toujours aux bourreurs de crâne, et cela revient absolument au même.

Cette nuit-là, une agitation inusitée aurait inquiété les voisins de la villa Cagliari, si la villa n’avait pas été totalement isolée.

Il y avait eu des allées et venues de gens se parlant à voix basse. On avait amené, en auto, un client qui devait avoir besoin de soins immédiats, car tout le personnel de la clinique avait été mobilisé d’urgence.

Et c’est pourquoi Baal et Moloch, revêtus de leurs blouses de travail, observaient avec intérêt le sujet qui avait motivé l’exclamation du docteur.

— Stupéfaction !

— C’est renversant ! crut devoir ajouter le grand Baal.

— On dirait la réincarnation palpable de Sémoikalphalzar en personne, continua l’énorme Moloch.

Le docteur avait soulevé le dessus de son bureau et extrait une sorte de grande poupée enveloppée d’étoffes précieuses.

C’était la momie du roi assyrien. Elle fut immédiatement étendue sur un divan, puis les trois hommes comparèrent.

— Exacte reproduction, prononça le docteur. C’est lui-même.

— L’Amant de Sémiramis, murmura Baal.

— Un poivrot, conclut Moloch. Quelle déchéance !

— Il se réveille, fit Cagliari. Apportez-moi vite le flacon numéro six qui est sur l’étagère des stimulants.

Il y eut un bruit de verres entre-choqués, qui dut intéresser le client, car il ouvrit un œil curieux et regarda l’étrange pièce.

— Je suis mort ! dit-il faiblement.

Puis il referma sa paupière pour se confirmer dans cette opinion. Le bruit des verres l’arracha de nouveau à sa torpeur.

— Un bistro ! murmura-t-il d’un air ravi. Je dois être interné au Ciel. Quel filon !

Mais la vue du docteur Cagliari détruisit immédiatement cette hypothèse.

— Vade Metro ! Vade Metro ! fit-il avec une expression d’effroi. On s’est trompé. Je suis innocent. J’ai fait de mal à personne dans ma vie. J’ai même rendu service à mon pays. On peut regarder sur mon livret militaire. On ne peut pas m’adresser ici. C’est une erreur d’aiguillage. Vade Metro !

Il s’efforçait de se rappeler une formule complète d’exorcisme pour conjurer le mauvais esprit.

Ce dernier paraissait s’amuser beaucoup.

— Voyons, fit-il, après avoir laissé son sujet invoquer successivement deux ou trois saints influents, calmez-vous. C’est la Providence qui vous a mis sur mon chemin. Comment vous sentez-vous, monsieur Bicard ?

Une stupeur infinie se manifesta sur le visage du client du docteur.

— Vous me connaissez donc ? dit-il.

— Parfaitement, affirma Cagliari. Je suis même enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Cette fois, Bicard ouvrit complètement les deux yeux. Le démon paraissait assez bon diable. Toutefois, le décor et surtout l’aspect de Baal et de Moloch qui revenaient avec une bouteille et des coupes à champagne, l’impressionnèrent de nouveau.

— Je suis mort, dit-il une seconde fois. Je suis enterré dans l’Au-delà. Je suis inconsistant et inamovible. Je suis…

La détonation du champagne, que Moloch débouchait, le ramena à une réalité moins sombre.

— Ça, c’est épatant ! On dirait… Seriez-vous le Bistro du Néant ? Si vous êtes réellement un bistro, je comprends qu’on m’ait adressé à vous, à cause des compétences incontestables que je possédais de mon vivant. J’ai été mastroquet du Palais-Bourbon…

Il s’interrompit brusquement, un peu vexé à la vue de Moloch et de Baal qui s’amusaient de ses paroles.

— j’ai jamais vu des garçons de café rigoler comme ces deux andouilles. Vous devriez mieux surveiller voire personnel. Moi, je n’ai jamais toléré qu’on mène en bateau les clients. Ainsi, à l’époque où que j’étais encore sur la terre…

— Vous y êtes toujours, Majesté, affirma le docteur en souriant.

Du coup, Bicard se dressa tout à fait sur son séant. Il s’aperçut alors que son veston et ses autres vêtements avaient été remplacés par un pyjama aux couleurs vives, avec des dessins de fleurs et d’oiseaux. Le coloris de ce vêtement était assorti aux tentures de la pièce.

Une glace renvoya au Bouif son image. Une image prodigieusement effarée !

— Sans blague, fit-il, en se tâtant. J’ai pourtant été écrasé cette nuit par un tramway. Je me suis donné la mort de ma propre volonté.

— Non, fit de nouveau l’assyriologue, car nous vous avons trouvé évanoui sur une voie d’aiguillage. Vous aviez, il est vrai, la tête posée sur le sol à dix centimètres de la voie principale. Un faux mouvement et… c’était la mort. Nous sommes fort heureusement intervenus à temps…

— De quel droit ? hurle le rescapé. De quoi vous êtes-vous mêlé ?

— Mais…

— Un suicide que j’avais préparé avec tant de soin que cela ressemblait à une œuvre d’art !…

— Cependant…

— Pourquoi que vous m’avez extrait de l’insensibilité du Néant dans laquelle j’étais introduit. Tout est à recommencer grâce à vous. Il y a toujours des gens qui s’ostinent à embêter leur concitoilliens. Est-ce que vous étiez chargés de contrôle mon existence ? Est-ce que ma vie ne m’appartient pas ? Je devrais vous attaquer devant les tribunaux et vous demander des dommages.

Il parlait haut, s’animait, s’indignait, prenait à témoin Baal et Moloch, parlait d’écrire aux journaux ou de faire déposer une interpellation à la Chambre, où il comptait des amis… etc.

Cagliari attendit froidement la fin de ce déluge de paroles.

— Majesté, fit-il lentement, je n’ai jamais eu le dessein de contrarier vos projets. Chacun ses idées. Les uns tiennent à l’existence, les autres préfèrent le Néant. Malheureusement, le Néant véritable n’existe pas.

— Qu’en savez-vous ? grogna le Bouif. Qui vous l’a dit ?

— Ceci, continua le docteur, en désignant la momie du roi assyrien. Regardez-vous bien, Majesté ! Voici ce que vous avez été il y a environ trois mille ans. Concentrez vos souvenirs. Cherchez bien.

L’assyriologue parlait avec une telle autorité que Bicard ne trouva rien à dire et se contenta de murmurer.

— Ne charriez pas.

— Je parle toujours sérieusement, continua Cagliari. Bicard, vous avez été autrefois le plus puissant roi du monde. Vous avez dominé Ninive et Babylone. Vous fûtes l’amant de Sémiramis. Vous avez eu des armées, des courtisans, des femmes, des palais, des trésors. Enfin, vous avez été le splendide Sémoikalphalzar, dont la momie a été retrouvée par Mme Dieulafoy dans les fouilles de Ninive. Bicard, chaque homme vivant n’est que la réincarnation d’une autre unité d’une génération disparue. On ne peut se détruire tout à fait. Le corps se désagrège peut-être, mais l’esprit demeure ; l’individualité ressuscite et la ressemblance également. On ne peut nier l’évidence même. Regardez bien. Vous avez exactement la même taille, les mêmes traits, le même angle facial, la même conformation et, sans doute, la même intelligence, les mêmes passions, les mêmes instincts que ceux qui animent cette momie.

« Comme le commun des mortels, vous vous ignoriez vous-même, Majesté ! Mais, au milieu de cette reconstitution d’une époque où vous avez vécu, puissant, respecté et craint, vos souvenirs vont se ranimer ; votre réincarnation va remonter le cours des siècles ; vous allez redevenir le Roi des Rois, Sémoikalphalzar, fils de Sennachérib.

« Sémoikalphalzar, réveillez-vous !… »

Il y eut dans la pièce un silence profond. Sans doute l’injonction impérative du docteur opérait sur le monarque réincarné.

Il avait l’air méditatif et fort embarrassé. Abruti par la grandeur de son rôle, il interrogeait du regard Baal et Moloch, comme pour solliciter un conseil.

Puis, comme Baal et Moloch demeuraient figés dans leur attitude réservée, le roi Sémoikalphalzar se gratta légèrement l’occiput et prononça simplement :

— Merde !

Évidemment, ce potentat de l’antiquité répudiait la majesté de son histoire.

— Mande pardon à ces messieurs, expliquait l’ex-monarque assyrien, mais je n’ai pas pu trouver d’autre mot pour vous exprimer ce que j’éprouve. À quoi ça peut-il me servir de savoir que j’ai été un souverain empaillé et que j’m’appelais Falzar Ier dans le Gotha des temps disparus ? J’aurais préféré décéder cette nuit sans m’en apercevoir et renaître sous une nouvelle création… Cheval de courses par exemple, ou poule de luxe, ou bien Américain miyonnaire. Parce que ce n’est pas avec les moyens d’existence que je possède en ce moment dans ma poche que je pourrai soutenir mon grade et faire figure dans une dynastie politique. J’avais dit adieu à la vie. C’était réglé. De quoi que j’aurai l’air à présent, de me dégonfler sur une décision irrévocable ? Laissez-moi retourner sous mon tramway. Si mon esprit est inamovible, mon corps est à moi, uniquement.

— Je vous l’achète, dit froidement le docteur Cagliari.

Ce fut une seconde douche pour Bicard, qui regarda avec effarement l’assyriologue. Ce dernier avait sorti un portefeuille de sa lévite.

— Sire ! fit-il avec un respect qui acheva de bouleverser le cerveau du réincarné malgré lui, j’ai besoin du corps de Votre Majesté toute-puissante pour une expérience scientifique. Je vous en offre cinquante mille francs… de suite.

— Sans blague ? murmura Sémoikalphalzar, dit le Bouif.

— Voici déjà cinquante louis pour vous prouver ma bonne foi, continua Cagliari, en offrant à Bicard un billet de banque. Prenez sans crainte, Majesté, ce n’est pas une mystification. C’est une réalité tangible. À présent, causons affaires.

il fit un signe à Baal et Moloch qui allèrent dans le laboratoire et revinrent avec une table toute garnie, sur laquelle deux couverts voisinaient avec un pâté de foie, une volaille froide, une langouste et une seconde bouteille de champagne.

Cette vision amena un sourire de satisfaction sur les lèvres du réincarné.

Il avait toujours remarqué, dans ses existences antérieures, que les grandes questions politiques et les grands marchés commerciaux se traitaient beaucoup mieux à table.

Les émotions de la journée et de la nuit l’avaient excessivement déprimé. Il avait faim et Il avait soif.

Le billet de banque qu’il avait glissé dans la poche de son pyjama avait achevé de lui rendre son assurance. Il ne craignait plus Cagliari, ni les mystères de l’Au-delà.

— Causons ! fit-il en s’installant. À votre santé, la coterie !

— À votre santé, Majesté, répondit Cagliari. Je vois que ma proposition vous intéresse.

— Ça dépend, murmura le roi réincarné, la bouche pleine. Causez toujours.

— J’ai entrepris, expliqua l’assyriologue, de faire revivre cette momie.

Il désigna du geste le sarcophage et la dépouille desséchée.

— Mon esquelette, fit Bicard.

— Oui ! Évidemment, je ne puis pas ordonner à votre âme réincarnée de reprendre cette forme usagée. Mais je puis, par un traitement approprié, donner à votre corps actuel l’apparence de ce vieux débris.

— Soyez respectueux, gouailla Bicard. Un Falzar n’est pas une peau de lapin. Expliquez-moi ensuite par quel moyen…

— Peu vous importe ! Il n’y a aucune souffrance à craindre. Un soir, vous vous endormirez, comme d’habitude, et vous vous réveillerez desséché, avec la couleur, l’aspect, la rigidité de cette momie. Vous serez la momie vivante de Sémoikalphalzar, que je ressusciterai publiquement. Vous deviendrez une curiosité surnaturelle et vous toucherez un tant pour cent sur les bénéfices assurés de cette exhibition de l’au-delà.

— Et les cinquante mille francs ? s’enquit Bicard.

— Vous les toucherez à la signature du contrat que voici. J’ai préparé un projet par lequel vous vous engagerez à m’abandonner la libre disposition de votre enveloppe corporelle, pour servir les intérêts des sciences hermétiques, dont vous avez été toute votre vie un adepte des plus convaincus.

— Je ne sais pas exactement ce que vous voulez dire, mais j’ai idée que la transformation dont vous parlez ne doit pas s’opérer sans quelques risques.

— Beaucoup moins de risques que sur la voie du tramway où vous pensiez trouver la mort.

— C’était un décès que j’avais choisi, tandis qu’être empaillé de mon vivant me semble une opération répulsive. Et puis, ça m’humilie de servir à des expériences et d’être vivisexé par un médecin comme un cove-boye.

— Un cobaye, rectifia le docteur.

— En français, on dit cove-boye, assura le Bouif.

Il était devenu songeur. Son ardeur de suicide s’était un peu calmée. Il reprenait goût à la vie.

— Qu’est-ce que vous risquez de me promettre cinquante mille francs, fit-il, si votre expérience vient à rater ?

Le docteur Cagliari eut un petit rire fort diabolique.

— Majesté, cet argent n’est qu’un à-compte destiné à vous procurer quelques satisfactions fort légitimes avant d’abandonner votre apparence actuelle. Mieux vaut passer joyeusement les quelques jours où vous serez encore le nommé Bicard, en attendant de renaître sous la forme de Sémoikalphalzar.

Il remplit une nouvelle coupe de champagne et l’offrit à son convive.

Ce dernier était encore perplexe.

— Finir mon rôle dans cette vie en faisant la nouba me sourit assez, fit-il après quelques instants de réflexion. Seulement…

— Quoi ?

— Vous êtes sûr qu’une fois déguisé en Falzar, Ugénie ne me reconnaîtra plus ?

— Je vous le jure.

— Ceci me décide, déclara le Bouif, en vidant son dixième verre de champagne. Apportez le papier. Je marche !

— J’en étais sûr, Majesté, fit Cagliari avec son petit rire désagréable. Voici le texte de votre engagement. Ce sous-seing privé vous lie à moi intégralement. Naturellement, j’aurai sur vous tous les droits et j’exercerai une surveillance occulte sur vos allées et venues jusqu’au moment où, mes préparatifs étant achevés, nous commencerons l’expérience.

— Vous me préviendrez bien quelques jours avant ?

— Ne vous inquiétez pas de savoir de quelle façon je m’y prendrai. Soyez assuré que vous ne vous apercevrez de rien et que vous n’éprouverez aucune souffrance. Le sourire aux lèvres, vous dormirez dans les bras d’une euthanasie délicieuse…

— Je voudrais qu’elle soit blonde ! soupira Bicard, qui identifiait l’euthanasie avec une poule de luxe.

— Elle le sera ! fit Cagliari dans un sourire. Signez !

Il poussa la complaisance jusqu’à tremper lui-même la plume dans l’encrier et il la mit dans la main de son client.

Sa longue silhouette dessinait une ombre bizarre sur les tapisseries étranges de la pièce. On eût juré une scène diabolique, un pacte infernal entre Satan et un désespéré vendant son âme.

Le désespéré semblait, toutefois, de fort joyeuse humeur, car le champagne avait rendu au Bouif toute sa verve de vieux Parigot.

Et ce fut avec un grand éclat de rire qu’il tendit au docteur l’engagement tout éclaboussé par une plume qui avait écrasé sur le papier cette étonnante signature :

Alfred Bicard,
Ancien Ministre ! Ex-bistro ! !
Roi d’Assyrie ! ! !

Le Bouif s’était attribué un troisième galon. Dans la joie que lui causait cet avancement, il ne s’aperçut point que le docteur venait de jeter dans sa coupe, constamment remplie de champagne par les soins de Baal et Moloch, une pilule noirâtre qui fondit immédiatement.

— Voici les cinquante billets. Je tiens ma parole, Majesté, fit très haut Cagliari.

Il venait de prendre l’engagement et posait sur la table un portefeuille bourré de billets qu’il compta.

— Vérifiez, Majesté.

Ébloui à la vue de ce pactole, Bicard eut un geste de roi.

— Inutile, je m’en rapporte…

Puis il vida jusqu’à la dernière goutte la coupe droguée.

L’effet fut presque immédiat. Une animation subite sembla s’emparer de lui. La face un peu congestionnée, il commença un interminable discours, appela Cagliari « mon vieux Saturne », trinqua avec Baal et Moloch, imagina un plan de réformes sociales pour l’Assyrie, dont il était souverain plénipotentiaire et interchangeable, parla de ses conquêtes féminines et des chevaux qu’il aurait dans son harem. Il divaguait avec de grands éclats de rire.

Tout à coup ses yeux devinrent fixes. Il ouvrit la bouche convulsivement et murmura avec difficulté :

— Sémi…ra…mis ! Ne dites jamais à Ugénie que j’ai connu Sémi…ra…

Il n’acheva point, mais s’effondra sur la table, culbutant la verrerie et les bouteilles, et se mit à ronfler comme un monarque.

— C’est fait ! prononça le docteur Cagliari en subtilisant vivement le portefeuille aux billets de banque. Baal et Moloch, transportez cet imbécile au laboratoire. Nous allons commencer l’expérience.



Chapitre IV

Un roi sans royaume

— Vive le roi !

Plusieurs détonations successives accueillirent ce cri séditieux. On débouchait du champagne, au Bahr-el-Gazal, le bar de nuit montmartrois où le jeune prince Ladislas de Carinthie occupait ses nombreux loisirs en compagnie d’aimables personnes d’un autre sexe que le sien.

Ladislas de Carinthie était un roi sans royaume. Il avait été, à l’âge de six mois, exilé par son oncle, le grand-duc Yvan, à la suite d’une de ces conspirations balkaniques qui se renouvellent tous les cinq ou six ans, pour donner à ces régions de l’Europe la publicité nécessaire à leur existence politique.

La Carinthie était naturellement située entre les Balkans et les Karpathes, comme tous les pays de nationalité indécise, qui fournissent à la diplomatie tant de sujets d’inquiétudes et aux librettistes d’opérettes tant de scénarios réjouissants.

Ladislas était un jeune homme fort élégant, très joli garçon, très sportif, qui connaissait Paris beaucoup mieux que Sélakzastyr, sa capitale, dont il ne se rappelait que le nom.

Il y avait vingt ans qu’il menait en France l’existence désœuvrée des souverains en demi-solde.

Il recevait semestriellement de mystérieuses sommes d’argent qui lui permettaient cependant de continuer sa vie fastueuse. Il s’inquiétait peu de connaître l’origine de cet argent, ce qui dénotait déjà une assez profonde diplomatie.

La Carinthie était gouvernée (ainsi que beaucoup d’autres États) par des nationalistes intransigeants et par des révolutionnaires outranciers. Les deux factions se détestaient et occupaient leurs adeptes à des conspirations continuelles. Chaque parti avait eu maintes fois l’occasion d’anéantir totalement son adversaire, mais c’eût été renoncer à la lutte perpétuelle qui constituait la seule raison d’être des hommes politiques de Carinthie. Les nationalistes étaient donc autant intéressés à conserver les communistes, que les communistes à ménager les loyalistes. Cette politique procurait à la Carinthie un gouvernement aussi instable que stationnaire.

À l’instar des ministres interchangeables de la République française, les Dictatures et les Autocraties se succédaient en Carinthie sans grand danger pour le courant des affaires. Comme le Commerce, le Clergé, la Magistrature et l’Armée étaient toujours les soutiens dévoués du parti qui possédait le Pouvoir, les modifications du Gouvernement n’apportaient aucun changement dans les abus et dans les scandales ; si bien que le peuple philosophe avait pris le parti de demeurer neutre, et criait aussi volontiers « Vive le Roy ! » que « Vive la Révolution ! » sans attacher d’importance aux cavalcades politiques qui défilaient dans Sélakzastyr.

Ainsi le grand-duc Yvan, qui avait usurpé la place de son neveu Ladislas, avait été, depuis cette époque, cinq ou six fois détrôné, puis retrôné, puis condamné comme tyran, puis acclamé comme sauveur de la Patrie. La Police et l’Armée l’avaient tour à tour protégé et poursuivi. Si bien que le grand-duc avait fini par organiser sa vie conformément à ces convulsions politiques. Il se retirait à la campagne quand il fallait abandonner le pouvoir  ; il revenait avec un nouvel uniforme quand la Révolution jugeait opportun de lui laisser reprendre les rênes.

Les cochers du char de l’État se relayaient ainsi à l’amiable et prenaient de petites vacances. Seuls les chevaux et les contribuables continuaient à demeurer dans les brancards. Mais les chevaux du char de l’État ne sont jamais dételés.

Pendant que ces événements s’accomplissaient, l’héritier présomptif du trône de Carinthie achevait au lycée Lakanal ses études universitaires et sportives.

La rente qu’il recevait annuellement lui permettait de mener une vie facile. Il avait pu se perfectionner dans tous les sports coûteux qui font remarquer un jeune fils de famille. Il connaissait tous les boxeurs éminents et tous les as de cinéma. Il avait gagné un match international de tennis. Il menait une Bugatti-deux litres, sur les routes, avec une maestria turbulente. Il fréquentait les salons littéraires et les bars de nuit en renom. Il était l’objet des attentions de la Haute Banque et catalogué sur les registres des agences matrimoniales qui fournissent l’Amérique du Nord de prétendants pour petites milliardaires.

Mais le prince Ladislas Samovaroff ne tenait pas à se marier. La vie lui semblait encore fort belle.

Son titre lui procurait la considération des salons du noble faubourg et les attentions des habitués des crémeries coûteuses de la Butte.

Car les Princes ont l’avantage, sur les autres hommes, de plaire à la fois à la Noblesse, au Clergé, à l’Armée et à la Galanterie. Ils sont les grands favoris de ces quatre soutiens de l’Ordre moral, qui adorent les gigolos de marque, les chevaux de course, les autos de grande vitesse et tous les objets décoratifs et inutiles.

Cette adoration perpétuelle était encouragée par le physique sympathique de Ladislas et par son caractère expansif.

C’était un gavroche couronné, qui affectait le langage des hautes sphères de la Butte, qui parlait l’anglais, l’argot et le « louchébem », et connaissait les noms de tous les cocktails et toutes les spécialités des petites femmes chargées d’embellir les promenoirs, les dancings et les restaurants de nuit.

Ces belles personnes traitaient le jeune prince avec une respectueuse familiarité. Elles le considéraient un peu comme un membre de leur corporation, comme un jeune frère dont elles surveillaient l’éducation politique. Elles couchaient avec lui, autant par satisfaction sensuelle que par le désir apostolique de lui prodiguer, sur l’oreiller, des conseils diplomatiques pleins de sagesse.

La Politique est le violon d’Ingres des filles de joie. Ces dames suivaient donc les événements des Karpathes avec un intérêt qu’elles s’efforçaient vainement de faire partager à Ladislas. Elles s’indignaient de l’indifférence du gigolo découronné qui, malgré leurs exhortations, s’obstinait à ignorer la Carinthie et à lui préférer Paname. Son entêtement à repousser les perspectives grandioses auxquelles sa naissance lui donnait droit, lui avait attiré les sympathies du populaire et du parti Mécano. On l’acclamait comme un poteau opulent, quand il menait son auto en vitesse, bloquant les freins dans les virages et disparaissant au milieu d’un nuage de poussière qui enchantait les connaisseurs. Sa bonne humeur inaltérable, son mépris du pessimisme, sa facilité à trouver le bon côté des choses lui avaient fait donner un surnom : Ça va !

Et c’était la plus grande célébrité du jeune héritier présomptif du trône de Carinthie. Car il n’était guère connu que sous ce surnom. On ignorait Samovaroff. C’était « Ça va ! » qu’on acclamait, le Prince Ça va ! Et ça allait !

Si bien qu’à force d’être popularisé à Paris, Ladislas finit par émouvoir l’opinion publique étrangère et même la Diplomatie, malgré son habitude invétérée de tout ignorer.

Le parti légitimiste de Sélakzastyr était justement fort embarrassé par l’agitation politique que suscitait le décès du grand-duc Yvan, l’usurpateur.

Le grand-duc était mort subitement, dans les bras d’une femme du monde, que le parti révolutionnaire avait subtilement entraînée à ce genre d’exercice politique.

Par suite de cet accident de métier, le grand-duc n’avait pu désigner officiellement son successeur à la couronne.

Le parti royaliste, qui avait totalement délaissé le jeune prince Ladislas, dont il ignorait à peu près l’existence et absolument l’adresse, se trouvait donc fort perplexe.

Il n’y avait, comme héritière possible à la couronne qu’une jeune fille de dix-sept ans, la Princesse Mitzi, la propre nièce d’Yvan.

Malheureusement la petite princesse ne pouvait monter sur le trône, d’après la loi carinthienne, qu’après son mariage avec un prince consort. Le royaume ne pouvait être gouverné par une femme seule. Il fallait assurer une descendance légitime, sinon la succession devenait une source de conflits européens.

Mais la princesse Mitzi, qui était fort jolie et très indépendante, entendait formellement n’épouser que le mari qu’elle choisirait. Elle n’en avait trouvé aucun dans le royaume et se contentait, comme distractions, de ses chevaux, de ses chiens, de ses professeurs de Charleston, de ses toilettes et de ses coiffures.

Elle éprouvait pour la politique une aversion comparable à celle du prince Ladislas, son cousin. L’horreur du pouvoir était un atavisme particulier à cette famille régnante. Il en résultait un grand mécontentement dans le parti légitimiste que cette situation ridicule rendait à peu près inutile.

En revanche, elle autorisait toutes les audaces du parti révolutionnaire et de son chef, Stiépanof Kolofaneski.

Car le parti révolutionnaire de Carinthie était tellement avancé qu’il en devenait rétrograde.

Kolofaneski nourrissait le secret espoir d’obtenir, par la douceur ou par la violence, la main de la princesse Mitzi et de s’emparer ainsi légitimement du trône, ce qui eût contenté, à la fois, les comités révolutionnaires et muselé l’opposition de la coterie royaliste.

Il trouvait également Mitzi fort à son goût. Il estimait que son grand uniforme de chef de la révolution serait très décoratif dans un landau de gala à côté de cette jolie fille, dont les yeux sombres, la bouche, les cheveux, les dents et la merveilleuse anatomie avaient été chantés par tous les poètes subventionnés, et photographiés dans toutes les cérémonies patriotiques.

En revanche, Mitzi trouvait ce prétendant odieux et absolument grotesque.

Elle cachait toutefois son opinion, par crainte de la vengeance de la société secrète officielle de la Carinthie, dont Kolofaneski était le Grand Maître, la terrible association des C. D. E. L. P. (Les Cinq doigts et le Pouce), qui terrorisait ses adversaires et s’en débarrassait mystérieusement quand ils devenaient trop gênants.

C’est pourquoi Mitzi ne put qu’encourager secrètement le conseil de la Couronne à retrouver le prince Ladislas, égaré à Paris depuis son enfance.

La seule difficulté était de rencontrer le jeune héritier présomptif.

Pendant le règne du grand-duc Yvan, le parti loyaliste avait, en effet, absolument laissé tomber les intérêts de Ladislas pour jurer fidélité à l’usurpateur.

Quelques vieux partisans du droit divin adressaient bien, en secret, des vœux au ciel pour le rétablissement de la branche aînée, mais tout leur effort se bornait à cette démonstration platonique et tout l’argent du parti servait à grossir la caisse de la propagande du Bon Droit, pour le cas où la Révolution, toujours imminente en Carinthie, forcerait le parti légitimiste à devenir militant.

Car ce n’était pas le parti royaliste qui subventionnait le jeune prince.

C’était le parti révolutionnaire.

Le parti révolutionnaire avait remarqué que les souverains bambocheurs sont beaucoup moins disposés à gouverner que les autres. Il avait donc consacré une bonne part des cotisations populaires à entretenir chez Ladislas une tendance naturelle à l’oisiveté et au plaisir, ainsi que le désir fort accentué de demeurer à Paname et de songer le moins possible à son pays d’origine.

Cette astucieuse combinaison avait fort bien réussi. Ladislas Samovaroff se considérait comme un prince très parisien et rien de plus. Il avait horreur des comités d’action royalistes, qu’il regardait comme un troupeau de turbulents imbéciles et qu’il fuyait avec obstination.

Cette tendance d’esprit n’était pas de nature à favoriser les investigations du comte Michaël Bossouzof, trésorier de la caisse de la propagande du Bon Droit, que le Conseil de la Couronne avait chargé de ramener le prince Ladislas en Carinthie.

Bossouzof, muni des pleins pouvoirs nécessaires pour dépenser largement les fonds consacrés à la réussite de la cause, avait établi son centre de recherches à Montmartre et noué des relations assez adroites avec les volailles de cette région montagneuse, qui lui semblaient toutes désignées pour l’aider dans ses recherches diplomatiques.

Il y avait quinze jours qu’il interrogeait les plus délurées soupeuses des bars et des dancings sans avoir obtenu le moindre résultat.

Cela ne l’empêchait pas d’adresser chaque matin des dépêches au conseil de la Couronne, assurant que tout allait bien.

Naturellement ces dépêches étaient interceptées par la société secrète officielle des Cinq Doigts et le Pouce, qui commentait avec ironie les recherches du plénipotentiaire dans les journaux de l’opposition.

Si bien que le parti royaliste crut politique de stimuler l’activité du comte Michaël Bossouzof par cette note diplomatique insérée dans l’Intransigeant :

La mort du grand-duc Yvan rend vacant le trône de Carinthie. Il est question d’appeler le prince Ladislas Samovaroff à succéder au défunt souverain.

Cette note avait fait l’effet d’une pierre dans une mare à grenouilles.

Les grenouilles, d’après leur historien La Fontaine, ont toujours adoré les rois et soutenu l’autorité absolue.

Elles ne manquèrent donc point à la tradition et se mirent, en chœur, à acclamer le prince « Ça-Va » dans toutes les mares de nuit de Montmartre, de Montparnasse et d’ailleurs.

Cela eût facilité beaucoup les recherches du comte Michaël si, conformément à un usage invétéré dans la diplomatie yougo-slave, Bossouzof n’avait pas été constamment saoul. Ce fâcheux état d’esprit l’empêchait de se rendre parfaitement compte du motif de ces manifestations extérieures.

Il s’imaginait naïvement que le cri de « Vive le Roy ! » était une exclamation naturelle des poules de la République française, qui poussaient cette clameur lorsqu’elles étaient excitées, amoureuses, assouvies ou simplement tapageuses.

En Carinthie, il était aussi d’usage de crier « Vive le Roy ! » chaque fois qu’on reposait sur la table une bouteille vide.

Bossouzof n’avait garde d’oublier cette coutume moldo-valaque. Ce soir-là, installé au Bahr-el-Gazal entre deux petites volailles de luxe attachées à l’établissement, il avait particulièrement acclamé son jeune souverain sans se douter le moins du monde que Ladislas, juché à dix mètres de lui sur un haut tabouret du comptoir des cocktails, protestait avec la plus grande indignation contre l’ovation qu’on lui faisait.

— Vive le Roi ! Vive Ça-Va Ier ! Vive le prince Ça-Va !

— Vive Paname ! hurla avec force le jeune homme. Émile, priez le cheptel du Bar-el-Gazal de la boucler et de se taire, ou je ne remets plus les pieds dans votre usine.

Le gérant rétablit le silence.

Mais Michaël Bossouzof, très congestionné par ses nombreuses libations et par la présence de ses compagnes de fête, crut devoir ajouter au milieu du silence :

— Triple hurrah d’honneur pour Sa Majesté de Carinthie, mon souverain orthodoxe !

— Ça-Va ! hurlèrent les clients à l’unisson.

— Tais-toi donc, souffla dans l’oreille de Bossouzof une des jeunes volailles de sa suite. C’est pas Orthodoxe qu’il s’appelle. C’est Ça-Va ! Le prince Ça-Va, de Paname.

— Cela est néanmoins une suggestive occasion le manifester mon attachement à la dynastie, expliqua avec difficulté le plénipotentiaire au gérant. Vive le Roy donc, cher ami, et apportez une autre Jéroboam.

— Quel type ! affirma une des poules. C’est un diplomate de la Société des Nations.

— Il est assez pochard pour cela, ricana le gérant.

Du haut de son tabouret, Ladislas avait suivi des yeux le manège de Bossouzof.

— Quel idiot ! fit-il à haute voix en désignant le plénipotentiaire à un jeune homme corpulent qui était son voisin de table. As-tu remarqué la bobine de cet ivrogne ?

Right ! nasilla laconiquement le gros jeune homme avec un accent d’outre-Atlantique.

— C’est un de mes sujets, fit Ladislas.

Well, fit l’Américain. Il boit beaucoup !

— Il est répugnant, murmura le prince. Il ne boit pas, il s’emplit. Et l’on voudrait que j’aille présider aux destinées d’un royaume de semblables moujiks ? Me vois-tu à la tête d’un régiment de Cosaques tous du même modèle que ce lourdaud ?

Yes ! objecta son compagnon. Ce catégorie d’imbéciles, il est simplement supportable sur un cheval et sous un grand uniforme, couvert de médailles et de crachats.

— J’ai horreur des figures à plaques et des thorax à grands cordons, gouailla Ladislas. Ces gens-là font adorer la France. Ne me parle jamais d’aller régner en Carinthie ou je refuse de te serrer la main. Je ne serai jamais roi. Jamais !

— Cependant tenta d’objecter le gros jeune homme, si la Carinthie te rappelle ?

— La Carinthie m’indiffère. Il y a assez d’imbéciles dans le monde pour ramasser ma couronne. La ramasserais-tu ?

— Non, fit le gigolo corpulent. Je suis Américain libre.

— Et moi Parisien conscient, dit Ça-Va. Cela me suffit.

Il omettait de confier à son ami qu’il avait reçu le matin même une dépêche fort brève du comité révolutionnaire de Selakzastyr qui portait simplement ceci : « Si acceptez proposition couronne, supprimons illico subvention socialiste.Kolofaneski, dictateur (C. D. E. L. P.). »

Cela avait beaucoup contribué à décider le prince Ça-Va à renoncer au trône de ses ancêtres et au gouvernement de ses sujets.

— Quels sujets ! affirmait-il. Une aristocratie de gâteux et une démocratie de déments… j’aime bien mieux demeurer le Prince des Gigolos et régner sur les poules de luxe. Et puis j’ai horreur des ivrognes.

— Il y en a aussi à Paris.

— Du tout, protesta Ladislas. À Paris, il y a des poivrots. Les poivrots ne sont pas sinistres et ne portent pas des lunettes carrées qui leur donnent l’air de hiboux. Ils sont expansifs et rigolos. Tiens, vois plutôt celui-ci.

Un éclat de rire général saluait en effet l’apparition brusque, dans la grande salle du bar, d’un fêtard enveloppé dans un grand macfarlane et coiffé d’un gibus énorme, qu’il ôta pour saluer la société en ces termes empreints d’une grande distinction :

— Salut, messieurs et dames, et bonjour à vos poules !

Ce poivrot, c’était Bicard.

Chapitre V

Le cercueil de verre

— Ugénie, ça remue.

— Ugénie le lit a bougé.

— Ugénie, la maison tourne.

— Ugénie, allume qu’on se rende compte.

Somnolent, la tête lourde, tourmenté par un vague mal de cœur, Bicard, roi d’Assyrie, rêvait qu’il était couché près de sa femme, dans la loge de la rue de la Boëtie, à l’époque où Mme Bicard présidait encore aux destinées de cet immeuble.

— Je t’assure que cela tourne, Ugénie, reprit-il après quelques secondes de réflexion. On se croirait dans un tournedos ou dans le centre d’un cyclope.

Les expressions scientifiques de Bicard étaient assez imprévues. Mais comme la tornado et le cyclone accentuaient leur mouvement giratoire il étendit le bras pour se retenir.

— On a placé le plumard sur un pivot. C’est un perfectionnement que tu as inventé pour distribuer le courrier aux locataires sans être obligée de te lever ? C’est stupide de se balancer de cette façon ! Arrête le truc, Ugénie !

Il fit un geste impératif, essaya de se redresser et n’obtint qu’une oscillation plus grande.

Cette fois, au lieu d’être giratoire, le mouvement se manifesta d’avant en arrière et d’arrière en avant. Le roulis avait été remplacé par le tangage.

— C’est un cauchemar, murmura le Bouif. Je dois sûrement rêver que je suis noir. C’est identiquement les mêmes symptômes. Seulement j’ai dans la bouche un goût pharmaceutique inconnu qui me semble une anormalie. La tête me tourne…

Et les pieds aussi ! hurla-t-il avec une surprise mêlée d’effroi. Ugénie !

Sa voix lui parut lointaine et singulièrement affaiblie. Il avait de la difficulté à respirer. Il étouffait.

— De l’air ! fit-il en étendant les bras par un reflexe instinctif. De l’air ! Oh ! qu’est-ce que c’est que cela ?

Il venait de heurter de la main une paroi lisse et fort rapprochée de son corps.

Tout autour de lui une sorte d’enveloppe étroite et formant étui, empêchait toute communication avec le monde extérieur.

Alors une horrible hypothèse fit frémir le Bouif. Et, comme la mémoire des événements de la veille se précisait, peu à peu, dans son cerveau engourdi, il poussa un gémissement désespéré.

— Je suis enterré vivant. Le tramway, au lieu de m’écraser, m’a plongé dans une lithurgie espontanée. On m’a cru décédé légitimement et je suis inhumé dans un cercueil comme un macchabée réglementaire. C’est affreux.

Instinctivement il se débattit, s’arc-bouta et recommença son mouvement de pendule.

C’était une nouveauté tellement imprévue que Bicard ouvrit très grands les yeux afin de s’efforcer de se rendre compte.

Ce qu’il vit le plongea dans un ahurissement profond.

— Je suis dans un bocal ! cria-t-il.

Il était enfermé dans une sorte de cylindre transparent en mica et qui tournait, suspendu à une voûte en forme d’ogive.

Autour de lui, une atmosphère épaisse emplissait la pièce d’une lourde fumée jaunâtre. C’était ce mélange gazeux qui lui causait à chaque inspiration un moment de suffocation pénible.

Un manomètre, adapté au générateur et aux tuyaux du cylindre, indiquait la pression du mélange.

Tout l’appareil allait, venait, tournoyait dans une pièce basse, dallée et voûtée et munie d’étranges accessoires, de tuyaux, de cornues, d’électrodes ; tout un mobilier de sorcellerie moderne.

Il y avait aussi, toute droite et accrochée à la muraille, la momie desséchée du roi Sémoikalphalzar, qui avait l’air d’une sentinelle placée tout exprès pour empêcher sa réincarnation vivante de s’évader de sa prison de verre.

Jaune comme un vilain bonhomme de pain d’épices, le roi d’Assyrie contemplait Bicard avec un ricanement ironique.

Mais cette vue fut une révélation pour le Bouif qui se rendit exactement compte.

L’expérience du docteur Cagliari était en train de s’accomplir.

Il était enfermé, comme un cornichon, dans un bocal, dans un tube où il subissait une préparation destinée au desséchement de son épiderme. Déjà une sorte de teinture équivoque s’étendait sur sa peau et lui causait des brûlures et des picotements qui avaient dû le tirer de sa torpeur. Cagliari avait dû se tromper de dose en administrant son anesthésique. Bicard s’était réveillé et allait être momifié tout vif.

Un frisson d’épouvante parcourut le corps du futur Semoikalphalzar qui s’agita dans son étui.

Le cornichon refusait de se laisser mettre en conserve.

— Il y a erreur, fit-il d’une voix rageuse. Je ne suis ni chloroformé, ni anasthasié… Je suis asphyxié simplement. C’est contraire aux conventions du sous-seing privé. Et puis j’ai froid. Je grelotte. Je vais m’enrhumer.

Alors Bicard s’aperçut qu’il était nu.

On l’avait soigneusement déshabillé avant de l’introduire dans son récipient de verre.

Il avait l’air d’un fœtus conservé dans de l’alcool. Seulement l’alcool était remplacé par un mélange gazeux.

Cela contraria un peu Bicard, qui se sentait une soif ardente.

— C’est humiliant, pensa-t-il tout haut. Je suis dans une situation ridicule. Ne balancez pas, s. v. p. Si ce mouvement-là continue, j’aurai sûrement le mal de mer. Holà ! Arrêtez ! Je suis malade… Je suis malade ! Arrêtez ! Assez !

Mais personne ne s’occupait de lui.

En colère, Bicard s’agita, se retourna, tapant des pieds et des mains contre la paroi transparente. Le résultat fut déplorable.

Car le cylindre de mica se mit à décrire des courbes de plus en plus tumultueuses, projetant son contenu contre les cloisons et le meurtrissant beaucoup.

— Idiots ! hurlait Bicard. On ne traite pas ainsi les gens ! C’est contraire à l’humanité ! Au secours ! Au secours !

Il se démenait dans sa gangue avec une telle frénésie qu’une catastrophe se produisit.

Car le docteur Cagliari n’avait pas prévu que le patient se livrerait à de tels soubresauts. L’appareil était fait pour contenir un corps inerte. Or Bicard se tortillait dans son enveloppe comme un diable dans un bénitier. Si bien qu’une des extrémités du cylindre céda brusquement et le projeta sur le sol, où il tomba avec fracas au milieu des morceaux du bocal.

Heureusement, le ronflement du moteur, qui produisait le mélange gazeux destiné au desséchement de la momie vivante, empêcha le bruit de la chute d’être entendu. Bicard put donc se relever et s’orienter à son aise.

La pièce où il se trouvait était étroite comme un cul de basse-fosse. On n’y trouvait ni fenêtres, ni meubles.

Une lourde porte massive, en acier, encastrée dans la muraille, semblait fermer toute issue.

— Je suis bon, maugréa Bicard. Ces bandits m’ont séquestré. Je suis incarcéré comme Latude avant la prise de la Bastille. Si seulement j’avais un pantalon ?

Car, par une ironique coïncidence, le futur Sémoikalphalzar ne possédait même pas sur lui le vêtement indispensable qui constitue la suprématie du genre masculin, au dire des femmes.

— C’est indécent ! À quoi que je ressemble et de quoi que j’aurais l’air s’il venait des poules dans la pièce ? Je ne sais même pas où mettre mes mains ?

Machinalement, il s’examina et aperçut la couleur de son épiderme.

La teinture avait commencé son effet. Bicard était devenu d’un beau jaune canari, qui commençait par endroits à tourner au pain d’épices.

— Bon Dieu ! fit-il avec une fureur concentrée. Voilà que je ressemble à une citronnade ! Je suis jaune !

Heureusement, quelques vigoureuses frictions atténuèrent ce coloris trop voyant.

— Il était temps de me réveiller, maugréa Bicard. Heureusement que Falzar Ier n’était pas un nègre. Repérons-nous ! Je n’ai pas envie de rester dans cette asmosphère méphistique.

Doucement, avec des allures de reptile, il se tassa contre les murs épais et opéra avec les épaules une poussée vigoureuse sur la porte.

À son extrême stupéfaction, cette porte, bien huilée, tourna sur elle-même sans bruit, démasquant un corridor étroit dans lequel le Bouif s’engagea avec prudence.

Il y avait un épais tapis sur le sol. Les pieds nus de Bicard ne produisaient aucun bruit. Il put ainsi parvenir jusqu’au laboratoire du docteur, dont la porte était entr’ouverte.

Cagliari, Baal et Moloch y discutaient avec animation.

Une teinte rougeâtre emplissait la pièce. Des fourneaux allumés sous des cornues produisaient cette coloration infernale.

Subtilement, Bicard s’effondra sur le sol. Sa teinte jaune se confondit avec la couleur du tapis. Ce mimétisme lui permit de se faufiler, comme un lézard, devant la porte de l’officine.

— Ouf ! murmura-t-il, en se redressant après quelques minutes de reptation. Y s’occupent. Y ne m’ont pas vu. Y a du bon !

Mais il crut entendre derrière lui un bruit de pas et il s’effraya.

— Les voilà. Barrons-nous ! Gagnons du temps !

Il se jeta, à corps perdu, dans un autre couloir et arriva sans être remarqué dans le cabinet assyrien du docteur.

— Je connais le local, fit Bicard. C’est l’endroit où j’ai causé avec le vieux pharmacien qui m’a si bien mis en boîte.

Soudain, il aperçut sur un meuble le pyjama aux couleurs vives qu’il portait quelques heures auparavant.

— Mes frusques de Falzar Ier, dit-il. C’est pas tout à fait un complet, mais cela garantit des courants d’air. Il se vêtit rapidement et, tout à coup, il songea qu’il avait laissé dans une poche de son veston personnel son testament olographe : « Qu’on accuse personne de ma mort, etc., etc. »

Cette pensée le fit frissonner.

— C’est donc cela que le vieux birbe me connaissait si bien ! Il a dû chiper cette pièce à conviction pour se garantir des poursuites. Il peut me disséquer à son aise, grâce à mon testament qui lui constitue un alibi et une circonstance atténuante. On devrait jamais écrire.

Il errait dans le cabinet comme une bête traquée. Un placard était ouvert dans la muraille. Il s’efforça de s’y introduire.

Mais il s’entortilla dans le vêtement et jura de peur en entendant des voix dans le corridor.

Le docteur et les deux aides sortaient du laboratoire et se dirigeaient vers la crypte où était le cercueil de verre.

— C’est le vieux birbe et ses deux alcooliques, murmura Bicard éperdu. Ils vont s’apercevoir de mon évasion.

Follement, il s’agita dans la pièce, cherchant une issue. Tout à coup, une idée géniale lui fit pousser devant la porte le lourd sarcophage de Sémoikalphalzar. Il entassa dessus des fauteuils, des bibelots, toute une barricade improvisée et s’orienta pour prendre le large.

Alors il aperçut, gisant sur le sol, parmi les vêtement du placard saccagé, un immense macfarlane noir. Le manteau du docteur Cagliari.

— Ça tombe à pic, pensa Bicard. Voilà un pardessus providentiel

En un clin d’œil, il s’introduisit dans le macfarlane, puis, ayant trouvé sur un meuble le gibus du docteur, il s’en coiffa et s’examina dans une glace.

— Je suis bien camouflé. J’ai l’air funéraire et mondain. Je ressemble à un vieux noceur qui fait la nouba en peinard. Si au moins j’avais sur moi de quoi y ressembler tout à fait, avec de l’argent en papier.

Machinalement, il fit le geste de glisser la main dans sa poche pour chercher un portefeuille imaginaire et retira le billet de mille francs que le docteur Cagliari lui avait remis en acompte.

— Un filon ! hurla Bicard. Mais ne restons pas ici. Ouste !

Il avait remarqué une fenêtre dissimulée entre deux panneaux assyriens.

Il se précipita et regarda. La fenêtre donnait sur le parc. Elle s’ouvrait sur la façade toute garnie de lierre de la villa de Cagliari.

La situation désespérée dans laquelle se trouvait Bicard lui fit retrouver son agilité d’autrefois.

Sans hésiter, il s’accrocha au lierre et se laissa glisser dans le jardin.

Sa silhouette, sous les reflets de la lune, ressemblait tellement à celle du docteur que le concierge ouvrit la grille sans rien demander. Bicard passa d’un air dégagé.

Mais, à peine sorti de la villa, il prit ses jambes à son cou et courut à perdre haleine jusqu’à la porte de Neuilly.

Alors seulement il remarqua que son pyjama multicolore formait avec le macfarlane un ensemble un peu surprenant. Heureusement, le long pardessus du docteur se boutonnait hermétiquement.

— Ça pourra gazer, pensa le Bouif. Seulement toutes ces émotions m’ont creusé et j’ai une soif.

Il se mit donc à la recherche d’un café encore ouvert à cette heure tardive de la nuit.

Pendant ce temps, le docteur Cagliari et ses deux aides avaient fini par démolir la barricade des meubles entassés par Bicard et s’étaient précipités dans le cabinet assyrien.

Ils s’aperçurent vite des traces de l’évasion de Sémoikalphalzar. Le lierre de la façade, en partie arraché, indiquait suffisamment la route prise par le fugitif.

— Malédiction ! jura Cagliari avec fureur. Il nous faut à tout prix retrouver cet imbécile.

— Il ne peut être loin, dit Moloch.

— On suivra sa trace facilement, reprit Baal. Son accoutrement le désignera partout à l’attention des passants.

— Cherchons donc, commanda Cagliari, et

malheur à lui s’il retombe entre mes mains !

Chapitre VI

Les nuits du Bahr-el-Gazal

Le Bahr-el-Gazal (mare aux gazelles, — parc aux volailles) n’est pas un affluent du Nil exploré par des missions militaires. C’est un point stratégique de Paris que le Guide des Étrangers décrit de cette façon pittoresque :

Restaurant de nuit. — Dancing. — Centre d’attractions suggestives et de vision artistiques, le Cabaret du Bahr-el-Gazal est un des lieux de plaisir les plus appréciés et les plus sélects de la Butte.

Les visiteurs y rencontrent, en compagnie des plus jolies femmes de Paris, les hommes politiques les plus en vogue, les artistes les plus appréciés et les champions sportifs des plus grandes marques.

Le Bahr-el-Gazal se flatte de compter dans sa clientèle les plus illustres descendants des familles régnantes de l’Europe, ainsi que les plus sensationnels représentants des Démocrates et des Ploutocraties nouvelles.

Attractions de premier ordre.
Privated-Rooms. — Water-Palaces.
Lavatorys.
Salons réservés pour jeunes filles.
etc., etc.

L’extérieur du Bahr-el-Gazal était aussi prestigieux que sa réclame dans les journaux.

La façade brillait de mille feux, diversement colorés, qui se succédaient toutes les dix secondes et lançaient des projections impérieuses dans les yeux des passants afin de les obliger à s’arrêter devant la porte tournante, gardée à vue par un chasseur minuscule et un portier gigantesque.

Ces deux sentinelles empêchaient les gens mal vêtus de s’introduire dans l’établissement et dévisageaient sans bienveillance les clients qui n’arrivaient point en auto.

C’est pourquoi Bicard, empêtré dans son macfarlane et coiffé du phénoménal gibus du docteur Cagliari, fut accueilli ironiquement.

— Sans blague ! pensa très haut le jeune groom décoratif. D’où sort ce numéro-là ?

— De l’Élysée, ricana le portier géant. Il est ficelé comme une andouille.

— J’allais le dire intérieurement en pensant à vous, riposta Bicard, en toisant le grand ange gardien de bas en haut. Je me faisais la même réflexion à l’aspect de vot’ uniforme et du parapluie sous votre bras. Seulement je gardais mon appréciation, parce que je suis un homme réservé, concentré et poli, comme tous les membres du hige-life.

— Ça se voit de suite ! ricana le chasseur. Tout de même, prenez garde à votre chapeau et aux ailes de votre pardessus. Si vous vous gonflez de cette façon, vous n’entrerez pas dans la salle.

Un combat se livrait, en effet, entre Bicard et la porte pivotante du bar de nuit.

Car, préoccupé par le coloris trop violent des manches de son pyjama, que son macfarlane révélait dès qu’il esquissait le moindre geste, Bicard s’était efforcé de pousser la porte avec un de ses pieds. Il n’avait réussi qu’à trébucher, tandis que le battant le repoussait et envoyait le gibus de Cagliari rouler sur le trottoir de la rue.

— Ôtez votre soutane, conseilla doucement le chasseur. Elle est trop large et cela vous gêne.

— Il fait très chaud dans la salle, fit le portier.

Le Bouif n’entendit pas ces plaisanteries. Il s’était rué sur la porte. Mais, ayant mal calculé son élan, il embarrassa les pans de son large vêtement entre les battants et la cloison cylindrique de verre et coinça tout l’appareil, en faisant frein.

Pendant deux ou trois minutes, les soupeurs eurent la réjouissante vision d’un écureuil humain se débattant dans sa cage. Il fallut les efforts associés du porter et du chasseur pour remettre l’appareil tournant en état.

Projeté dans la salle par les deux larbins, Bicard fit une entrée un peu rapide.

Mais l’aspect des jolies filles du Bahr-el-Gazal avait instantanément effacé de la mémoire du Bouif les aventures de la nuit. Les éclats de rire de ces dames ne lui causaient aucune gêne. Cet homme étonnant s’adaptait de suite à l’ambiance de toutes les sociétés.

— Volailles de palaces ! confia-t-il très haut au gérant de l’établissement. C’est pas le linge qu’elles ont sur le corps qui doit les ruiner en blanchissage. On se croirait dans une piscine, tellement qu’on voit de visions d’art. Je suis satisfait d’être venu ici.

Il tournait sur lui-même et détaillait avec complaisance les soupeuses qui ornaient toutes les tables.

— Y a du monde, reprit-il en souriant. C’est difficile de se caser. Vous devriez mettre des guéridons dans le milieu de la salle, qui reste vide. C’est vraiment du terrain perdu.

— Et les attractions ? Où iraient-elles ? fit le gérant en haussant les épaules.

Il examinait le nouveau venu avec une certaine Inquiétude. Le pyjama, que Bicard découvrait, par instants, sous son macfarlane, lui paraissait une fantaisie déplacée.

Tout à coup, son regard, s’abaissant jusqu’aux pieds du client, découvrit avec effarement les chaussures.

Bicard avait trouvé, en effet, dans le cabinet de Cagliari, des pantoufles dépareillées qui complétaient curieusement sa tenue de luxe. L’une était en tapisserie, avec des pensées jaunes sur fond vert ; l’autre, en feutre d’un rouge violent. Ces deux couleurs attirèrent de suite l’attention des deux poules de joie qui soupaient avec Michaël Bossouzof.

— Quel type ! pouffa la plus jeune. Tu parles d’un numéro louftingue ? Où a-t-il chipé les deux godasses ? C’est un piqué !

Mais l’aînée des deux femmes était plus documentée sur les variétés de phénomènes de la brousse montmartroise.

— Ne fais pas la gourde, Gaby, dit-elle, avec une pointe d’impatience. On n’a jamais tort de fermer ça. Des fois on s’offre la tête d’un type et puis on tombe sur un bec. Moi. j’ai connu un milliardaire qui ne pouvait pas venir au dancing autement qu’avec les pieds nus. C’était une habitude de sa jeunesse, dont il pouvait plus se séparer. Avec les Américains, on ne sait jamais de quoi y retourne. Celui-ci est peut-être un type tout ce qu’il y a d’épatant qu’est en train de gagner un pari.

— Sans blague ? murmura la jeune volaille impressionnée..

Sournoisement, elle lança à Bicard un regard que ce dernier ne vit point.

Car une théorie de girls venait d’envahir la salle pour y évoluer frénétiquement. Entraîné dans leur sillage, le Bouif disparut un instant dans un tourbillon de jupes et de jambes gracieuses. Empêtré dans sa lévite, il se débattait comme un coléoptère fourvoyé dans un nuage de papillons.

Puis une formidable vague d’hilarité secoua une fois encore l’inertie des noceurs que la fatigue commençait à engourdir.

Le coléoptère s’était ressaisi, et c’était lui qui menait le train.

Devant l’escadron des ballerines, Bicard et son macfarlane chahutaient en dépit des efforts du gérant.

— Bravo ! cria Ladislas. Bravo pour le danseur. Mais où diable ai-je vu cette tête-là. Je le connais, ce bonhomme.

Il fit un geste de la main pour attirer l’attention de Bicard. Malheureusement, ce dernier était trop occupé à imiter les attitudes des Sisters-girls pour s’occuper d’autre chose.

Dans son enthousiasme, il oublia même que les pantoufles de Cagliari étaient un peu larges pour sa pointure.

Si bien que lancée dans l’air, comme par une catapulte, dans un mouvement de chorégraphie, l’une d’elles échappa du pied de Bicard, décrivit une parabole et vint se plaquer vigoureusement sur la face congestionnée de Michaël Bossouzof, qui hurla avec rage :

— Tripes de cosaques ! Cet incommensurable voyou vient de m’adresser un soufflet !

— Non, assura Gaby, c’est une pantoufle. Ne t’en fais pas ! Ça lui a échappé sans intention. T’as étrenné parce que tu étais en face. Reste calme. Ne fais pas l’idiot. Sois correct.

L’incident avait prodigieusement diverti le prince Ça-Va et ses amis.

Par contre, le gérant commençait à s’impatienter.

— Vous feriez mieux de rentrer chez vous, monsieur. Il n’y a plus une place de libre.

— Quelle blague ! fit Bicard. Je vois là une chaise.

— La mienne ! s’empressa de répondre, d’un ton revêche, une redoutable hétaïre, dont les perles et les bijoux ressemblaient à des lanternes placées sur des démolitions.

— On peut se tromper, ma poupée, riposta le Bouif en se levant avec un empressement affecté. Je m’en voudrais toute ma vie de vous gêner dans vos révolutions. Sûr que vous devez être entraînée à la solitude et que ce serait vraiment dommage de vous priver des courants d’air que votre physionomie agréable doit entretenir autour d’elle.

La réplique était sévère et polie. Le Bouif, pendant son séjour à la Chambre, avait assez souvent fréquenté les Bistros du faubourg Saint-Germain pour y puiser les manières du grand monde.

Cela fit impression sur le gérant du Bahr-el-Gazal.

— Il reste une petite table tout près du jazz, murmura-t-il.

— Elle suffira. Je serai très bien. J’y vais. Rapportez-moi ma godasse.

Drapé dans son macfarlane, il traversa toute la salle, souriant aux femmes, saluant les hommes, et objet de l’effarement général.

Les nègres de l’orchestre exécutaient un charleston épileptique.

— Vous dérangez pas, fit Bicard. Le charivari ne m’inquiète pas. J’ai entendu plus fort que ça à la Chambre. Si les députés avaient des saxophones, ce serait le meilleur jazz de Paname.

Il battit la mesure avec la pantoufle que le gérant venait de lui rapporter et feignit de s’absorber dans la contemplation de la carte des vins, qu’il tenait d’ailleurs à l’envers.

Le gérant l’observait avec méfiance.

Avait-il affaire à un client ou à un fumiste de mauvais goût ? Il ne savait quelle contenance tenir. À tout hasard, il risqua une phrase rituelle :

— Le champagne est obligatoire…

— Toujours, riposta aimablement le Bouif. Moi je ne bois jamais autre chose quand j’ai soif.

— Je dois prévenir monsieur que c’est deux cents francs la bouteille.

— Ça, c’est abusif ! dit Bicard. C’est un vol conscient et organisé. C’est de l’empilage. Je connais les prix. J’ai été un confrère dans le rayon. Combien que vous devez gagner là-dessus ? Cent cinquante pour cent ? Je parie vingt ?

Il avait élevé la voix. Le gérant eut peur d’un scandale.

— Monsieur, fit-il d’un ton cassant, je n’ai pas le loisir de faire de l’économie politique. Les personnes qui viennent au Bahr-el-Gazal ont généralement de l’argent.

— De l’argent ! clama Bicard, froissé par le doute du gérant. J’en ai plus que toi… larbin !

Son geste eut pour effet de découvrir son pyjama jusqu’à l’épaule et, comme plusieurs boutons avaient cédé, pendant la dance qu’il avait exécutée avec les girls, on aperçut, distinctement, un coin de sa poitrine nue, garnie d’un système pileux abondant.

Cette révélation imprévue amusa beaucoup les musiciens nègres. Dans leur joie, ils laissèrent même échapper quelques couacs. Mais Bicard ne s’en émut point. Il était trop occupé à réparer le désordre de sa tenue avec les pinces de la nappe qu’il employait comme épingles.

Puis, se renversant sur sa chaise et croisant son pied nu sur sa jambe gauche avec autant d’élégance qu’un artiste de la Comédie-Française, il toisa le gérant et prononça :

— Me prenez-vous pour un miteux ?

Le gérant demeura stupéfait. Le Bouif lui tendait un billet de mille francs : le billet du docteur Cagliari.

— Veuillez m’excuser, fit-il en s’inclinant obséquieusement. J’ai eu tort.

Et il bouscula un garçon afin de dissimuler sa confusion.

— T’as vu ? murmura à l’oreille de la jeune Gaby la poule prudente qui avait remarqué l’incident. Il a mis cinquante louis dans la soucoupe. C’est pas un fauché qui eût fait cela. Il est riche et joliment plus rigolo que l’idiot qu’on a levé ce soir.

— Tu peux dire ! opina Gaby. Moi, j’aime les gens qui font des blagues.

Alors, comme Bossouzof, plongé dans une rêverie diplomatique, fermait les yeux sous ses bésicles quadrangulaires, elle prit une banane sur la table et la lança à Bicard. Ce dernier l’attrapa au vol, salua, sourit à la poule et, pour ne point laisser sans réponse cette marque d’amabilité commerciale, riposta avec une mandarine.

Or le hasard, qui se sert des moindres causes pour bouleverser les Empires, permit qu’à ce moment précis le plénipotentiaire du Conseil de la Couronne de Carinthie se réveillât en bâillant (comme savent bâiller les diplomates) de toute sa mâchoire de bouledogue.

La mandarine de Bicard s’y engouffra ainsi qu’un projectile dans un passe-boules.

Surpris, furieux et suffoqué, le comte Michaël Bossouzof devint tellement cramoisi que ses deux compagnes s’effrayèrent.

— Tapez-lui dans le dos, clama le Bouif, ou versez-lui un siphon sur la tête. Un siphon, c’est un effet sûr. C’est le meilleur des tropiques estimulant pour les gens qui ont le cou rétréci comme les perroquets et les tortues. Quand je fréquentais les réunions des Lipodromes j’ai connu un receveur du Mutuel qui a failli clampser de la même façon pour avoir avalé un stylo…

La phrase fit impression sur Ladislas :

— Mais c’est le Bouif, fit-il tout à coup à son compagnon. Le Bouif ! Un original individu qui m’a souvent communiqué aux Courses des tuyaux sûrs. Je le reconnais parfaitement. C’est un ami. Émile, voulez-vous prier ce monsieur de venir prendre un cocktail avec nous.

Le gérant s’empressa d’obéir.

Deux minutes plus tard, Bicard, présenté aux amis de Ladislas et aux dames, jetait du sommet de son tabouret cette affirmation fantaisiste :

— Je faisais la grande nouba avec des copains. À preuve qu’on était allés dans une fumisterie de stupéfiants et qu’on venait de se mettre en tenue pour fumer la coco dans des pipes…

— Dans des pipes ? fit une petite femme étonnée. C’est pas possible !

Bicard n’était pas très documenté, mais il avait pour habitude de ne jamais avouer son ignorance.

— Vrai comme je vous cause, ma chérie, dit-il. Le pyjama sous mon pardessus pourra vous prouver que je ne mens pas. Seulement, comme on allait rigoler, la police est intervenue et j’ai dû filer en peinard.

Il négligeait de faire connaître son étrange aventure avec le docteur et son évasion précipitée de la villa de Neuilly. Bicard était un homme prudent.

Pour mettre un terme aux questions, il annonça :

— C’est ma tournée ! Que vous offre-t-on, messieurs et dames ?

— Par exemple ! objecta le prince en tirant un élégant portefeuille. Je ne souffrirai point cela. Tu es mon invité, Bicard.

Car le jeune « Ça-Va » et le Bouif avaient éprouvé l’un pour l’autre une si profonde sympathie qu’ils s’étaient tutoyés tout de suite.

— Jamais ! décida Bicard. Ladislas, rappelle-toi que, la dernière fois que l’on s’est vu, tu m’as offert un cinzano après le handicap des pouliches de trois ans ; où tu avais gagné un beau paquet en jouant Célimène, mon pronostic. C’est à mon tour de remettre ça. Une politesse en vaut une autre.

Il s’indignait, refermait d’autorité le portefeuille du jeune prince, avec des protestations polies, prenait à témoin le gérant et les soupeurs des tables voisines. Dans cette lutte de courtoisie, une carte de visite s’échappa du portefeuille de Ladislas et tomba aux pieds de Bicard. Machinalement, il la ramassa et la glissa dans sa poche.

Ce petit fait, qui devait par la suite provoquer de graves événements, passa complètement inaperçu.

Car une nouvelle attraction venait d’entrer dans le Bahr-el-Gazal. C’était le célèbre prestidigitateur illusionniste Bussolini, de l’Académie de Milan.

Le maestro Bussolini était justement célèbre par la dextérité avec laquelle il faisait disparaître les objets qu’on lui confiait et les transformait en omelettes, en pigeons vivants, en poissons rouges, en canaris dans une cage ou en lapins domestiques.

On l’ovationnait dans tous les bars de nuit. Il avait une popularité grandiose, soigneusement entretenue par ses compatriotes, qui assuraient que Bussolini surclassait tous les escamoteurs présents, passés et à venir. Sa prestance et sa manière de saluer les poules de joie enthousiasmaient les belles clientes des crémeries luxueuses, très flattées des hommages d’un homme qui procurait à ses contemporains presque autant d’illusions qu’elles-mêmes.

Bicard, en sa qualité d’ancien limonadier parlementaire, s’intéressait prodigieusement à tous les bonimenteurs. L’arrivée de Bussolini le rendit donc fort attentif. Car le Bouif possédait en matière de tours de passe-passe, de fort jolies compétences.

Lorsqu’il avait remplacé, pendant deux jours, le Ministre des Relations Commerciales Extérieures, il avait embarqué avec lui, à l’occasion d’un voyage ministériel, le président Milénine, délégué des Soviets de Courlande, qui lui avait enseigné la technique de la Prestidigitation révolutionnaire[5].

Il se souvenait également de l’illusionniste Caroli, qui avait si joliment mystifié le député Compote, lors de la réception maçonnique à Luna-Park. Et Bicard avait tant de fois assisté, à la buvette de la Chambre, à l’escamotage des consciences et des votes parlementaires que la renommée d’un professionnel du prodige le laissait un peu sceptique.

Il observa donc Bussolini avec une attention profonde.

— Peuh ! confia-t-il à Ladislas, lorsque l’Italien vint saluer le public après deux ou trois expériences, c’est le boniment qui fait tout. Tous ces ballots, qui écoutent la bouche ouverte, ne voient point que cet entôleur les met en boîte en leur racontant des bobards. J’en ferai autant que lui. Et sans battage.

— En vérité ! miaula Bussolini. Voici oune amatore qu’il prétend fara de se textouellement cé qué j’ezécute. Ah povero ! Mira ! Mira ! Regarde !

Tout en désignant Bicard à l’attention générale, il s’était approché d’une table, garnie de plats, de carafes, de bouteilles pleines, de verreries fragiles et de soupeurs assortis à cette vaisselle élégante.

Le sourire aux lèvres, il saisit la nappe, puis, brusquement, d’un coup sec du poignet, il tira et enleva la lingerie, sans même déplacer une carafe, sans faire tomber une goutte de champagne des coupes pleines.

Les spectateurs applaudirent le tour d’adresse.

— Comme c’est malin ! clama Bicard. C’est un truc que tout le monde connaît. À la buvette de la Chambre, il y avait un député qui le faisait à tout bout de champ, pour épater ses copains. Seulement, comme il ne rendait jamais la nappe, j’ai été forcé de lui interdire. Ça n’est pas de la prestigitation. C’est un tour de main. Voilà tout !

Il se levait, dans l’intention bien arrêtée d’imiter Bussolini, quand Ladislas s’interposa.

— Pas de sottises ! Changeons de crémerie. Allons-nous-en. Viens avec nous.

— Je vous suis, assura Bicard, mais je voudrais montrer à c’t’épateur qu’il ne m’en a pas mis plein la lampe.

— Mais non, mais non. L’auto est là. Ces dames y sont installées. Elles s’impatientent. Allons finir la fête ailleurs.

Bousculé, pressé par Ladislas, Bicard se laissait entraîner, lorsqu’en passant devant la table de Michaël Bossouzof, il remarqua la jeune Gaby qui lui adressa un sourire.

Par contre, le plénipotentiaire le toisa avec un regard de défi et se mit à rire d’une façon qui agaça beaucoup le Bouif.

— Pourquoi ce gros colis rigole-t-il ? fit-il en s’arrêtant net. Il croit que j’ai parlé pour crâner. Tiens ! Regarde ça… paquet !

Et, avant que Ladislas ait pu s’opposer à son dessein, Bicard tira la nappe de Bossouzof d’un geste brusque.

Le désastre fut immédiat et complet.

Projetés à travers la salle, les assiettes, la salade russe et le poulet cocotte, qu’un garçon venait de servir sur la table du diplomate, se dispersèrent, au hasard, sur les toilettes des soupeuses et les habits des clients, au milieu de l’indignation générale. Toutes les bouteilles et les verres dégringolèrent et se brisèrent sur le plancher, tandis que le seau à glace, lancé en l’air, inondait Michaël Bossouzof qui se mit à hurler au contact d’un glaçon fourvoyé dans son faux-col.

— C’est rien, assura tranquillement Bicard, tandis que Ladislas calmait le gérant et payait la casse. Je vais remettre ça. Vous allez voir.

Mais le ministre plénipotentiaire le secouait avec fureur.

— Forcené idiot ! Dourak ! Paltoquet ! Dégoûtant voyou !

— N’en jetez plus ! prononça Bicard. Je ne me rappellerai jamais tous vos noms. Moi, c’est Alfred que je m’intitule.

La colère suffoquait tellement le diplomate qu’il n’entendit point la réponse. Congestionné, gonflé à éclater, il bégayait avec rage :

— Vous avez insulté la Carinthie ! Vos témoins ! Par Sainte Etelred la Concubine, je vous donnerai demain un grand coup de sabre, monsieur.

— Sans blague ? fit doucement le Bouif. Ne vous secouez donc pas comme ça. Vous avez perdu votre binocle et vous finirez par marcher dessus. C’est vot’ bide qu’est la cause de tout ça. Si vous n’aviez pas serré la nappe contre la table avec vot’ bide, j’aurais pas raté l’truc du machin. C’est vot’ bide qu’est responsable.

Contrarié par cet incident grotesque, Ladislas s’efforçait de calmer les soupeuses et les fêtards éclaboussés. Les femmes péroraient, s’agitaient, prenaient parti. Un moment, une bataille générale sembla prête à s’engager. Seul le Bouif paraissait avoir conservé tout son sang-froid.

— Votre carte ? hurla tout à coup Bossouzof. Vous me rendrez raison, monsieur !

Le Bouif haussa les épaules :

— Rendre raison à un pareil idiot. Vous parlez d’un boulot pépère !

— Votre carte ! vociféra le diplomate.

— Attendez un peu, ne soyez pas impatient. Laissez-moi sercher dans ma poche. Ah ! je la tiens. La voici.

Avec une grande dignité, il tendit à son adversaire la carte échappée au portefeuille de « Ça-Va » et qu’il avait ramassée sans la lire.

Raide et gourmé, comme il convenait dans une circonstance aussi dramatique, Michaël Bossouzof fit le salut militaire.

— Vous recevrez de mes nouvelles incessamment, monsieur.

— J’y compte bien, fit aimablement le Bouif. Je serai sensible à cette attention. Envoyez-moi des cartes postales avec un timbre pour la réponse. Je vous écrirai. Adieu !

Puis, sans attendre la réplique, il courut retrouver Ladislas et ses amis.

— Tout est arrangé, fit-il. L’incident est close. Caletons ! Mais si le gros tas n’avait pas retenu la nappe avec son bide, je n’aurais pas raté mon espérience. Je vais vous expliquer le procédé… C’est très simple…

Il était si pressé de justifier sa maladresse, qu’il oublia d’informer « Ça-Va ! » de l’histoire de la carte remise au comte Bossouzof.

Ce dernier avait repris sa place entre ses deux compagnes de fête. Il avait replacé sur son nez de Kalmouck ses bésicles quadrangulaires et repris toute sa clairvoyance et sa présence d’esprit.

Le Bahr-el-Gazal était redevenu tranquille.

— Du champagne ! claironna Bossouzof.

— Oh ! fit Gaby, écœurée. Tu ferais mieux d’aller te coucher. C’est pas sérieux de boire comme ça, quand on a un duel à préparer.

— Penses-tu ! ricana sa compagne. Ce duel-là, c’est du battage !

Bossouzof roula des yeux féroces :

C’est très sérieux. Cet homme ridicule m’a insulté. Je le tuerai demain matin.

— Chez qui ? gouailla Gaby. Tu ne sais même pas où il demeure.

— Pardon, fit Bossouzof. J’ai son adresse.

Il prit la carte de Bicard et l’approcha de ses yeux de myope.

Et, tout à coup, les deux femmes le virent rougir, puis pâlir, puis porter la main à sa cravate, puis se lever, puis retomber sur sa chaise ainsi qu’un homme frappé d’apoplexie.

— Encore des blagues qui recommencent, ronchonna Gaby. On ne s’embête jamais avec toi. Qu’est-ce qui te prend ? T’as des visions ?

— Que Dieu daigne me pardonner, murmura lentement le diplomate. Je suis coupable de lèse-majesté.

J’ai porté la main sur mon souverain légitime !

Chapitre VII

Un monarque dans un piano

— Son Altesse, le Prince Ladislas ? Rue Murillo ?

— Oui.

— Le Prince Samovaroff est-il visible ?

Le domestique auquel le comte Michaël s’adressait se gratta le crâne d’un air songeur.

— Ça dépend ? fit-il… Samovaroff ?… Connais pas. Peut-être voulez-vous dire « le prince Ça-Va » ?

— Je demande l’héritier du trône de Carinthie, mon souverain. J’apporte à Sa Majesté des propositions du Conseil de la Couronne. Je suis plénipotentiaire et colonel de skipetars de la Garde royale. J’ai donc intensément besoin de parler au Prince Ladislas.

L’air solennel du comte Michaël, joint à sa corpulente carrure, achevèrent d’intimider le valet de chambre.

— Monsieur a défendu d’introduire… des… raseurs lui avant ce soir, balbutia-t-il. Monsieur est rentré très tôt… Ce matin… Monsieur n’aime pas qu’on le réveille…

— Ne réveillez point Son Altesse. J’attendrai le temps qu’il faudra dans cette antichambre. Je veillerai sur le sommeil de Sa Majesté.

— Encore un phénomène que le patron a récolté, maugréa le valet de chambre. Entrez dans le petit salon, monsieur. Vous serez mieux que dans le corridor et vous ne dérangerez personne.

Bossouzof s’inclina sans répondre. Il était visiblement préoccupé. Son état d’âme l’empêcha de remarquer le désordre qui régnait dans l’appartement de Ladislas.

Le jeune héritier de la couronne de Carinthie habitait, rue Murillo, une garçonnière fort modeste.

Mais il avait suppléé à la somptuosité de l’appartement par l’ingéniosité et par l’originalité du décor et du mobilier, qui défiaient toutes les règles de la vraisemblance.

Pénétré de l’importance de sa mission, le comte Michaël Bossouzof regardait, comme un militaire, sans rien voir.

Les yeux fixés à quinze pas, il n’apercevait point le tohu-bohu qui régnait dans la pièce.

Pourtant, les fauteuils et les divans paraissaient avoir éprouvé de fortes secousses sismiques : Des coussins gisaient, épars, sur les tapis, une fourrure féminine était accrochée au lustre et des bas de soie autour du cou d’une statue prouvait que le prince Ça Va supportait fort allégrement les rigueurs de son exil.

Raide comme un tambour-major, le délégué du Conseil de la Couronne attendait au milieu des objets d’art nègre et des fétiches de feutre.

Ce n’était plus le personnage encombrant du Bahr-el-Gazal et le fêtard autoritaire et tapageur. Il symbolisait le Devoir. Il était le Colonel général de la Garde attendant le lever du Roy.

Et il demeurait aussi impassible dans cette garconnière parisienne que dans la grande salle du Palais de Selakzastyr, devant les skipetars, au port d’armes.

Un ronflement sonore l’arracha tout à coup à son immobilité. Le bruit s’était produit dans la pièce. Surpris, Bossouzof lança autour de lui un regard sévère. Ronfler dans les appartements royaux était une irrévérence.

— Qui se permet ? fit-il sévèrement. Silence.

Il frappa du plat de sa large main la grande serviette de maroquin armorié qu’il tenait serrée contre sa poitrine, comme une cuirasse.

Mais le geste n’intimida point le dormeur inconnu, qui riposta par une modulation de bugle.

Chose étrange, cette musique nasale paraissait émaner de la table d’harmonie d’un grand piano à queue à moitié recouvert par les tentures des fenêtres arrachées pour servir de couvertures.

Bossouzof assujettit ses lunettes quadrangulaires afin de se rendre mieux compte. Une exclamation de surprise lui échappa. Deux pieds, chaussés, l’un d’une pantoufle verte, l’autre d’une pantoufle rouge, surgissaient hors de l’instrument sonore. Le ministre plénipotentiaire les reconnut immédiatement. C’étaient les deux chaussures du prince Ladislas. L’héritier légitime de la couronne de Carinthie était couché dans son piano.

Un autre qu’un diplomate de carrière se serait retiré discrètement. Le comte Michaël Bossouzof fit exactement le contraire. Il s’approcha et mit un genou en terre devant les pantoufles de son roy.

On eût juré qu’il se disposait à baiser la mule du pape.

Le mouvement fut fatal à sa dignité, car il s’empêtra dans un tapis et laissa tomber sa serviette bourrée de document diplomatiques, sur le clavier du piano, qui exhala un accord imparfait.

Au bruit, la tête effarée de l’héritier présomptif se dégagea des rideaux. C’était Bicard, ébouriffé, hirsute, et encore tout ensommeillé.

— Encore le gros paquet d’hier soir, fit-il. Ah non ! j’ai assez rigolé ! Qui vous a dit que j’étais ici ?

— La carte de Votre Majesté m’a permis de retrouver mon roy ! déclama lyriquement Bossouzof, en se prosternant une seconde fois.

— Ma carte ? murmura Bicard, ahuri.

— Sire ! larmoya de nouveau le diplomate ; par suite d’un incident que je déplore, j’ai forcé Votre Altesse à un geste incompatible avec le droit divin qu’elle représente… Mais le dévouement de toute ma vie effacera, je l’espère, le crime que j’ai commis en osant porter une main sacrilège sur votre personne auguste…

— Je m’appelle Alfred, dit Bicard.

— Oui ! proclama Bossouzof, avec une exaltation croissante, Alfred, Népomucène, Alexis, Ladislas XIV de Carinthie ; grand-duc de Sélakzastyr ; Comte du pape, Prince d’Hémoglobine : diadoque de Sétavomir… je connais tous les titres de Votre Majesté. Depuis vingt ans que la Carinthie a les yeux sur vous…

— Sans blague ! gouailla le Bouif. Vous êtes sûr ?

— Pas un seul des instants précieux de votre existence n’a été ignoré de vos fidèles sujets. C’est pourquoi, pénétré d’admiration pour le courage avec lequel vous avez supporté l’infortune, le Conseil de la Couronne a songé que vous étiez digne de gouverner plus qu’un autre… Sire ! la Carinthie attend son roi !…

— Qui ? fit Bicard en se redressant.

— Vous !

— Moi ?

— Oui, Sire.

Il y eut un vacarme de notes, des cordes cédèrent avec un bruit métallique. Le roy se tortillait, dans son piano à queue, avec des gestes convulsifs. Une crise de fou rire l’étouffait. Il gesticulait si frénétiquement qu’il perdit une de ses pantoufles, que Bossouzof lui rapporta.

— Quel filon ! râla-t-il en se calmant. Ainsi, vous m’aviez reconnu ?

Bossouzof paya d’audace.

— Majesté, votre royale physionomie a toujours été chère à vos fidèles sujets. Un monarque de vingt ans est toujours populaire.

Le diplomate mentait effrontément. Les Carinthiens n’avaient jamais vu Ladislas. De plus, si Bossouzof avait été physionomiste, il eût certainement remarqué que Bicard n’avait ni l’âge, ni le physique d’un jeune homme.

Mais Bossouzof était myope et militaire. Ces deux infirmités l’empêchaient d’être clairvoyant.

De plus, il avait pu constater de ses yeux que son présumé souverain ne ménageait pas sa fatigue lorsqu’il s’agissait de son plaisir. Une pareille existence pouvait très bien avoir fait vieillir prématurément le futur roi de Carinthie. Les années de Montmartre comptent double.

Ce fut donc avec la plus entière bonne foi qu’il tira de sa serviette armoriée la proclamation du Conseil de la Couronne et commença d’une voix émue :

— Sire ! Les partisans du Pouvoir absolu, réunis en Assemblée solennelle, vous ont officiellement désigné pour relever le sceptre… de…

— Attendez un peu, fit Bicard, ce n’est pas assis dans un piano que je peux écouter des… allocations littéraires. Je vais chercher un uniforme officiel. Continuez votre discours sans moi. Je reviendrai vous dire ce que j’en pense…

Laissant le diplomate la bouche ouverte, il se précipita à la recherche du véritable Ladislas.

La chambre du prince avait également subi un bouleversement général. Tous les meubles étaient sens dessus dessous : le lit était saccagé, mais vide.

En revanche, si la chambre était déserte, le cabinet de toilette était habité.

Ça Va, couché dans la baignoire, parmi des coussins entassés, dormait du sommeil de l’homme juste qui n’a pas perdu sa journée.

— C’est dommage de le réveiller, pensa Bicard, mais il faut tout de même que je l’informe.

Il secoua deux ou trois fois le dormeur qui grogna et se frotta les yeux.

— Ladislas ! expliqua le Bouif, grouille-toi ! C’est une affaire ! Le gros lipopotame du Bahr-el-Gazal a dégoté la maison… il est ici.

— Que veut-il ?

— Il paraît que c’est le Conseil des Ministres de son pays qui l’a envoyé à ta recherche… pour te proposer la couronne.

— La barbe ! hurla le jeune homme, furieux. Je me moque de la couronne ! J’ai mal aux cheveux ! J’ai sommeil ! Est-ce pour me dire cela que tu me réveilles ?

— Non ! fit Bicard, mais il s’est produit un alibi…

— Quoi ?

— Figure-toi, expliqua le Bouif, en s’installant sans façon sur le bord de la baignoire, que je ne sais pas si je t’avais prévenu que je lui avais donné ta carte…

— Ma carte ?

— J’en avais pas d’autre sur moi. Il en voulait une à tout prix. Je lui ai remis la première venue. C’était justement la tienne. Alors, naturellement, il a marché ! Il s’est figuré qu’il avait affaire à toi…

— Très drôle ! Je pense que tu l’as laissé courir ?

— Je pouvais pas lui dire non, expliqua le Bouif, attendu qu’il m’avait reconnu !

— Comment ?

— Paraît que ma physiolomie est inscrite dans le cœur de tes compatriotes et que je suis attendu avec une grande impatience par tous mes sujets du Raincy.

— De Carinthie, rectifia Ladislas.

— Tu connais ?

— C’est mon pays natal, dans les Karpathes.

— Ça doit être loin, fit Bicard. Si c’était dans les environs, j’aurais aimé voir le patelin.

— Pourquoi pas ? s’écria tout à coup Ladislas. Tu as raison, Bicard. Pourquoi n’irais-tu point en Carinthie ?

Brusquement il s’était levé et avait sauté hors de sa baignoire. La joie d’un gamin de Paris en train de méditer une excellente farce se lisait déjà dans ses yeux.

Rapidement, il chercha dans sa garde-robe et y choisit un luxueux veston de fumoir, tout en soie, avec des parements à ramages.

— Ôte ce pyjama ridicule, fit-il en désignant le vêtement de nuit, dont le Bouif s’était affublé à la clinique de Cagliari, et endosse tout de suite ce smoking.

— Pourquoi ?

— Un roi de Carinthie ne peut s’habiller comme le commun des mortels.

— Quel roi ?

— Toi !…

— Moi ! hurla Bicard en s’écroulant à la renverse dans la baignoire de Ça-Va, est-ce que tu charries, Ladislas ?

— Je parle très sérieusement, Alfred. Du moment que cette brute de diplomate a formellement reconnu en toi le prince héritier de la Couronne, tu n’as rien à risquer en jouant ce rôle à ma place.

— Tu vas fort ! Tu me vois sur le trône de ta famille ?

— Pourquoi pas ?

— C’est épatant ! fit le Bouif. L’autre nuit, on voulait me transformer en un souverain sarcophage qu’avait régné sur les momies comme empereur du Sahara… Ce matin, je deviens un prince russe et on m’offre la Monarchie avec les attributs de son sesque. Y a de quoi devenir dingo.

— Mais, imbécile ; fit sérieusement Ladislas, ne vois-tu pas que c’est la meilleure façon d’échapper aux poursuites du sinistre charlatan dont tu m’as raconté l’histoire ?

Le souvenir de la clinique du docteur fit passer un frisson dans le dos de Bicard.

— Sans blague, fit-il lentement. Pas de boniment, Ladislas ! Le titre de roi ne suffit pas. Il faut aussi les aptitudes.

— À quoi bon ? Est-ce qu’un roi gouverne ses sujets parce qu’il connaît son métier ? Il règne, parce qu’il a la couronne.

— Hum ! pensa tout haut le Bouif. Avec une couronne sur le crâne il me semble que j’aurai l’air d’une andouille.

— Qu’importe ? Si tu es le seul à le trouver ?

— Ça finira par se remarquer. On verra que je suis incapable. Ça causera une révolution et je serais guillotiné comme Louis XV.

— Pas d’histoire. Les gens heureux n’en ont pas.

— Heureux ! soupira Bicard, en songeant à Kiki l’infidèle.

« Ça-Va » ne remarqua point ce nuage de mélancolie. Le jeune homme s’applaudissait d’avoir trouvé un moyen de conserver les subsides du Comité révolutionnaire carinthien, en ne montant point sur le trône, et, de se ménager également le Parti Conservateur, en ne refusant point la couronne. En laissant Bicard régner à sa place, il demeurait dans l’ombre, se payait le plaisir de mystifier les politiciens de son pays, et conservait leur argent sans rien abdiquer de ses droits. Sous son apparence frivole, le petit prince « Ça-Va » était un profond calculateur.

Cependant le Bouif avait revêtu machinalement le veston de gala de Ladislas et s’admirait dans la glace.

— Es-tu prêt ? demanda le jeune homme.

— Non, implora le monarque en herbe. Je suis encore indécis et perplesque. Ça m’intimide d’entrer dans une dynastie dans laquelle je ne connais personne. Et qu’est-ce que je vais dire à mon peuple ?

— As-tu oublié ton bagout ? Ne connais-tu point les procédés à employer pour monter le coup aux imbéciles ?

— J’ai été ministre et bistro, fit le Bouif, un peu vexé.

— Alors, ton éducation politique est complète. Viens…

— Pardon, objecta Bicard, non sans raison, pour les boniments en français, je ne crains personne. Mais en carinthien ?…

— Je te servirai d’interprète. D’ailleurs, les peuples applaudissent généralement leurs chefs avant de les comprendre. Tu n’as donc pas à te gêner. Le droit divin fait des miracles. Pourvu que tu sois coiffé de la couronne et que tu causes, le sceptre à la main, tu auras, par surcroît, le don des langues, et tu parleras aux Carinthiens comme saint Paul. Tu connais saint Paul ?

— Parfaitement ! déclara Bicard. C’est une station du métro.

Sans attendre cette réponse imprévue, Ladislas était allé retrouver le comte Michaël Bossouzof.

— Excellence ! Je suis le secrétaire particulier et le conseiller de Son Altesse Royale de Carinthie. Son Altesse a tenu à vous informer, par mon intermédiaire, que votre éloquence l’a persuadée. Le prince Ladislas accepte la couronne.

Une vive satisfaction épanouit aussitôt la figure renfrognée du diplomate.

— Vive le roi ! hurla-t-il avec une telle conviction que le valet de chambre passa la tête, un peu inquiet.

— Allez chercher un taxi, ordonna Ça-Va, et revenez nous prévenir.

Puis allant vivement dans sa chambre, où Bicard attendait encore.

— Sire ! Sire ! Eh bien, triple idiot, répondras-tu ? fit-il sur des intonations fort différentes.

— Voilà ! glapit le nouveau monarque. Je viens ! Je te suis, Ladislas !

Un coup de pied sournois du jeune homme le fit tressaillir.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai fait ? fit-il dans l’oreille du conseiller intime.

— Ladislas ! C’est toi, imbécile ! Dorénavant, je ne suis plus que « Ça-Va », ou plutôt, le petit Sava, en un seul mot, ton secrétaire. Ne gaffe point et prends l’air digne, on va te distribuer tes insignes.

Le Maréchal du Palais n’avait point remarqué le dialogue du secrétaire et du roi. Il fouillait dans ses dossiers d’une main impatiente et venait d’extraire de sa serviette armoriée un grand cordon de moire bleue pâle, ornée d’un oiseau symbolique en diamant.

— Sire ! Le grand cordon du Pélican de Carinthie, fit-il en s’agenouillant respectueusement devant Bicard.

Le Bouif avait retrouvé son aplomb. La présence de son conseiller intime le rassurait.

Ce fut donc avec une grande dignité qu’il reçut le Pélican, dont Sava lui passa le cordon bleu en sautoir.

— Je suis charmé. L’oiseau est très bien imité et le harnachement n’est pas mal. Je regrette simplement que le cordon bleu ne soit pas rouge, parce qu’avec ce baudrier j’aurais l’air du père à Doumergue.

— Oh ! Sire ! protesta doucement le colonel plénipotentiaire.

Mais quand le Bouif commençait à exprimer son opinion, il allait toujours jusqu’au bout.

— Je regrette aussi qu’Ugénie ne voit pas cela. Elle n’a jamais eu entre les mains que le cordon de porte de son immeuble ; elle ferait une véritable maladie en voyant celui que j’ai au cou.

Heureusement Bossouzof cherchait dans sa serviette diplomatique la proclamation du Conseil de la Couronne.

— Votre Majesté daignerait-elle jeter les yeux sur le manifeste des plus fidèles soutiens du trône ?

— Avec plaisir ! fit le roi. Lisez, ou remettez cela à mon secrétaire, c’est un garçon qui a l’habitude.

Par malheur pour la dignité de la diplomatie balkanique, le comte Michaël Bossouzof n’avait pas eu le temps nécessaire pour trier les dossiers de son portefeuille.

Les documents diplomatiques étaient donc un peu en désordre. Tellement qu’au lieu de la proclamation légitimiste, Michaël remit à Sava une pièce de chancellerie ainsi conçue :

Dîner : 630  fr.
Champagne : 1.800  fr.
Frais accessoires : 3.500  fr.
Renseignements confidentiels : 10.000  fr.

C’était l’emploi des fonds secrets du Comité royaliste au Bahr-el-Gazal.

— À merveille, fit Sava en riant.

— Sire, balbutia Bossouzof, confondu et suant d’angoisse, la Propagande de la Cause a des nécessités impérieuses et exige des sacrifices qui… C’est une confusion, une substitution… Au lieu de la proclamation, j’ai sorti une… interpolation qui…

— Dites une soustraction simplement, résuma le roy, avec bonté, et ne parlons plus de cela, cher ami.

Le diplomate respira : le nouveau monarque serait clément.

— Sire, mon dévouement me justifie. Pendant ma mission confidentielle je n’ai pas cessé un instant de songer aux intérêts de la dynastie. Voici les reproductions photographiques des uniformes de Votre Majesté. Mais, indépendamment de la question représentative, il y a des questions d’ordre plus intime qui peuvent intéresser un jeune roi. La princesse Mitzi de Kummelsdorf, votre cousine…

— Hein ? fit Sava intéressé.

— La princesse Mitzi de Kummelsdorf, reprit Michaël, en foudroyant l’interrupteur de toute l’électricité de son regard, la princesse Mitzi est remarquablement jolie… et… en âge de se marier.

— Tiens, fit Bicard, comme ça tombe.

Sournoisement il tira Ladislas par sa manche, afin de lui faire part d’une idée.

Sava demeura impassible, il préférait rester garçon.

— Voici le portrait en pied de la princesse Mitzi de Kummelsdorf, continua le diplomate. Elle est en costume de chasse et telle qu’elle a coutume de se présenter au Conseil de la Couronne.

Un éclat de rire du roi et du conseiller intime arrêtèrent son explication.

— Vous ne confondez pas avec le Conseil de revision, fit Bicard avec intérêt.

Bossouzof faillit s’évanouir. Il s’était encore mépris et tendait au roi de Carinthie le portrait en pied de Gaby, la poule de luxe du Bahr-el-Gazal. Une Gaby vêtue comme un ver de terre de son sourire, et… d’une fleur.

— Si c’est la tenue de chasse de la princesse, complimentez-la de ma part, gouailla le faux Ladislas.

Liquéfié par la confusion, le diplomate implora :

— Sire ! fatale erreur… Ma myopie… Cette personne. Agent de liaison du service diplomatique, n’a rien de commun avec… ne présente aucune analogie… d’ailleurs voici réellement la princesse.

Cette fois, Sava eut une exclamation pleine de franchise.

— Charmante ! La jolie gosse !

— Laissez parler le Roy, monsieur ! commanda le plénipotentiaire.

— Oui, confirma le roi de Carinthie. Si tu conserves la photo, comment que je reconnaîtrais ma cousine ?

À son tour, il contempla le portrait.

Et soudain une vive émotion se manifesta sur ses traits.

— Kiki ! fit-il à mi-voix. Elle !… Kiki !

La princesse Mitzi de Kummelsdorf ressemblait en effet à la jolie transfuge.

Serrant le portrait entre ses mains, Bicard alla s’absorber dans une contemplation qui renouvela toute sa peine.

Cette silhouette fine, ces yeux noirs, cette bouche volontaire et mutine. Tout cela revivait devant lui. Il redevenait plus épris que jamais.

Discrètement, le comte Michaël attendait l’appréciation de son souverain.

Mais Sava s’impatientait. Il trouvait que le roi abusait.

Il allait et venait nerveusement.

Le valet de chambre était venu prévenir de l’arrivée du taxi. En domestique bien stylé, il disposait sur une table, une nappe, une bouteille cachetée, des cigares et un service à Porto. Il était au courant des habitudes de son jeune maître. Jamais un visiteur ne sortait de la garçonnière de Sava sans cette petite formalité d’adieu.

Cette façon de concevoir l’hospitalité intéressa aussitôt le comte Michaël Bossouzof que les spiritueux attiraient, comme une grosse mouche gourmande.

— Vive le roi ! fit-il en levant son verre. Je souhaite une grande prospérité au règne de votre majesté auguste !

— Encore ! ronchonna Bicard. Je m’appelle Alfred, je vous ai dit. Tâchez donc moyen, à l’avenir, de ne plus me donner un nom de cirque et versez un peu plus de porto dans mon verre, à cause du privilège de mon grade.

Il venait de serrer soigneusement, dans la poche de son veston, le portrait de la princesse Kiki, comme il nommait déjà mentalement la jolie Mitzi de Kummelsdorf.

Toute sa mélancolie s’était subitement dissipée à la vue du Porto et des verres.

— À ma santé ! fit-il. Quand partons-nous ?

— Le plus tôt sera le mieux, précisa le plénipotentiaire. Les sleepings sont retenus à l’Orient-Express. Un taxi attend à la porte. Nous serons à Sélakçastyr après-demain pour la cérémonie du couronnement. Votre Majesté emmène-t-elle son secrétaire ?

— Toujours, certifia Ladislas.

— C’est un employé inamovible, ajouta Bicard. C’est un rouage de la monarchie essentiellement indispensable, comme un parapluie ou une canne. Sans lui, il me serait impossible de prononcer un discours ou même d’expliquer mon vote.

Le Bouif avait acquis au Palais-Bourbon la conviction que les secrétaires particuliers étaient les réservoirs d’éloquence où puisaient les parlementaires. Il allait développer cette conception et émettre quelque énormité, lorsque Sava brusqua les choses.

— Le temps presse ! Un dernier toast, Majesté ?

— Avec plaisir, dit Bicard. Une bouteille à moitié achevée est un objet incompatible avec l’Équilibre européen.

— Très bien ! approuva Bossouzof.

Le nouveau roi de Carinthie commençait déjà à employer les maîtres mots des conducteurs de peuples, qui savent que le bétail est sensible aux tintements des grelots. Il parlait déjà pour ne rien dire, ce qui est la plus merveilleuse façon d’être compris par tout le monde et de ne blesser aucune opinion particulière.

Sava l’approuva du geste.

— Sa Majesté rêve toujours aux grands problèmes internationaux, dit-il. L’équilibre européen est sa constante préoccupation.

Le mot et la vue de la table et des verres rappelèrent fâcheusement à Bicard l’illusionniste Bussolini.

— L’Équilibre Européen, fit-il, c’est un peu le truc d’hier soir. Les nations sont comme les bouteilles sur la nappe, qui représente la diplomatie. Le truc, c’est d’enlever la diplomatie sans renverser les nations…

— Sire ! cria Sava, inquiet. Qu’allez-vous faire ? Oh !

— Maladroit ! hurla le valet de chambre. Il a cassé tout le service de monsieur. Ah ! Quel idiot !

Bicard venait, une seconde fois, de rater le tour de Bussolini. Il avait projeté dans le salon le porto, les soucoupes, les verres et, du même coup, la serviette diplomatique armoriée, qui avait semé sur le tapis tous les secrets d’État de Bossouzof.

À quatre pattes, le ministre plénipotentiaire, congestionné par l’effort, s’efforçait de réparer la maladresse de son roy. Le tableau eût semblé symbolique à un observateur philosophe. Mais le jeune prince Sava était simplement positif.

Aidé de son valet de chambre il parvint à donner à Bicard une apparence respectable et même à le rendre imposant, comme il convenait à une altesse.

— Plus de plaisanteries de ce genre-là, ballot ! lui glissa-t-il dans l’oreille. Attends d’être installé roi, pour faire des dégâts à ton aise. Le taxi nous attend en bas. Sire, le moment du départ est arrivé. Partons. Pour Dieu ! Pour la Carinthie ! Pour la couronne !

— Vive le roy ! compléta Bossouzof avec éclat. Vive le…

— Fermez ! ordonna vivement Sa Majesté. Empêchez c’t’idiot de diplomate de pousser des cris séditieux. Songez que le roi de Carinthie a été Bistro de la République française. Et puis, il y a des agents en bourgeois qui écoutent sur le trottoir en face.

En réalité, Bicard avait cru remarquer, parmi les passants, une sombre silhouette qui ressemblait au docteur Cagliari.

Aussi ne reprit-il son entrain que lorsqu’il fut installé dans un wagon de l’Orient-Express et sentit le train s’ébranler.

— Cagliari peut courir, pensa-t-il. Cette fois, s’il me retrouve, il sera fin. Je ne serai pas Falzar Ier, mais je suis, plus que jamais, le Bouif errant. C’est égal, lorsqu’Ugénie apprendra que j’ai été couronné roi et que je gouverne un royaume, je vois d’ici la tête qu’elle fera en songeant qu’en me

laissant tomber elle a raté l’autobus.

Deuxième partie


Chapitre premier

En Carinthie

La Carinthie, dont il est question dans cet ouvrage, n’offre avec la province autrichienne du même nom aucune ressemblance, même lointaine. C’est un pays fort ancien, au point de vue de sa constitution géologique, mais fort récent, au point de vue de son existence politique.

Ses frontières sont encore assez vagues.

Extensibles et rétrécissables, elles varient et se modifient, en effet, suivant les traités de paix, qui sont la conséquence de toutes les guerres.

Il en résulte de grandes variations dans sa superficie ; qui mesure, tantôt l’étendue d’un véritable petit royaume et, tantôt, celle d’un très modeste chef-lieu de canton.

Il est donc assez malaisé de préciser de façon exacte la topographie de ce petit État, turbulent et tapageur, qui remplit, néanmoins, de ses revendications les archives de la Société des Nations, et cause aux diplomates de grandes perplexités, au point de vue de sa nationalité véritable.

Car, indépendamment de son nom, la Carinthie a emprunté sa population à toutes les races voisines : Tchécoslovaques, Moldo-Valaques, Yougoslaves, Austro-Serbes et Bosno-Herzégoviennes. Elle compte, sur ses listes de recensement : des Juifs, des Russes, des Polonais, des Albanais, des Serbes, des Roumains, des Croates, des Dalmates et des montagnards Monténégrins ; qui constituent la population flottante, car ils sont généralement employés comme bateliers, sur le Danube, (le beau Danube bleu) dont les eaux, toujours bourbeuses et sales ont inspiré tant de compositeurs de valses à trois temps.

cette eau de valse environne presque totalement le quartier industriel de Sélakçastyr, la presqu’île des Tziganes et des luthiers.

On y fabrique des violons estimés, de curieux archets courbes ; des Guzlas : des Cobzas, des Balalaïkas et des Tympanons, pour les orchestres du monde entier.

C’est, d’ailleurs, la principale industrie de Sélakçastyr, et, pour ainsi dire, la seule vraiment prospère.

Car la Musique et la Politique sont les deux grandes passions des Carinthiens.

Les députés vont aux séances de la Diète en portant, sous leur bras, un violon, au lieu d’une serviette en maroquin. Les discours des leaders se prononcent sur des mesures de czardas. Le Président de l’Assemblée impose le silence au moyen d’un tympanon et l’opposition manifeste ses sentiments par des trémolos, sur les grosses cordes, ou des miaulements, sur les chanterelles ; ce qui donne aux séances parlementaires l’aspect d’un Concours de fin d’année dans un Conservatoire de Musique.

La politique carinthienne ressemble à la Marche de Rakoczki. Elle procède par bonds imprévus ; par des Pianos suivis de Forté-Subito ; par des convulsions et des engourdissements. Elle passe de la modération à la fureur, et de la Réaction à la Révolution, sans motifs pour justifier ces variations de mesure.

Rien de stable dans ce curieux pays. Les Ministères tombent à chaque changement de saison, et les Ministres se renouvellent périodiquement.

Mais comme ce sont toujours les mêmes hommes qui reviennent, pour représenter des opinions différentes, le Peuple ne s’aperçoit point du changement et continue à payer ses impôts, sans protester contre ces gouvernements, interchangeables en apparence, et immuables en réalité.

C’est pourquoi l’arrivée du nouveau roi, Ladislas, fut accueillie par les habitants de Sélakçastyr, avec une grande tranquillité.

Les Carinthiens n’avaient plus d’opinions. La Royauté leur paraissait aussi respectable que la République, et la République leur plaisait au même titre que le Pouvoir absolu.

Ils s’intéressaient, simplement, aux cérémonies que les changements de gouvernement motivent toujours, et aux réjouissances officielles qui donnaient quelque animation à leur capitale d’opérette.

Aussi, lorsque la Proclamation, confirmant l’arrivée du prince Ladislas, fut affichée solennellement, une émotion considérable se manifesta dans tous les quartiers de la ville.

Instantanément tous les magasins fermèrent leurs devantures, et toutes les transactions commerciales s’arrêtèrent.

Les écoles renvoyèrent leurs élèves et tous les ateliers cessèrent le travail.

Un étranger, peu au courant des mœurs carinthiennes, se serait cru à la veille d’événements graves.

Mais un observateur eût été bien vite rassuré par l’aspect imprévu que présentaient les rues de la Métropole, quelques heures après l’affichage de la Proclamation royale, par les soins du grand conseil de la Couronne.

Car si tous les magasins et les boutiques s’étaient empressés de fermer leurs portes pour mettre leurs étalages à l’abri des convoitises toujours possibles, les fenêtres des étages supérieurs s’étaient ouvertes, pour se garnir de feuillages, de drapeaux, de lanternes vénitiennes et de tous les tapis, carpettes, tentures et tapisseries susceptibles de décorer une façade.

Ce déballage d’oripeaux de toutes espèces était rendu obligatoire dans les quartiers où devait passer le cortège royal.

C’était une marque de déférence et une tradition fort ancienne, à laquelle les habitants n’auraient eu garde de manquer.

Malheureusement, le résultat immédiat de cette mise en scène était de lancer dans la circulation toutes les puces et autres parasites des maisons. Si bien que les personnages officiels, rois, présidents ou dictateurs, qui s’offraient à l’admiration publique, défilaient au milieu d’une haie de citoyens qui témoignaient leur vénération en se grattant avec frénésie les hanches, les bras, les épaules, le fond de la culotte et le dessous des aisselles.

En plus de ces manifestations extérieures, tous les Carinthiens, ce jour-là, avaient jugé utile de revêtir le grand costume national.

Or, comme toutes les nationalités balkaniques étaient représentées à Sélakçastyr, tous les citoyens de la ville portaient un costume national différent ; ce qui rendait le coup d’œil fort pittoresque.

Il n’y avait, parmi la foule, que deux classes sociales qui portaient un uniforme. C’étaient les Agents de la police et les Conspirateurs officiels.

La police était composée, comme toutes les polices du monde, d’indifférents fonctionnaires, qui vaquaient à leurs occupations, avec le moins de zèle possible, quand le Devoir le commandait, et avec toute la maladresse désirable, quand personne ne les priait d’intervenir. Ces agents regardaient la foule, avec l’horreur d’ouvriers conscients devant un travail obligatoire. Ils circulaient mélancoliquement, évitant les rassemblements et toutes les occasions de conflits. Ils cherchaient le Calme, le Silence, et maudissaient, in petto, le Monarque qui leur occasionnait ce surcroît de surveillance.

En revanche, si les agents se dissimulaient, les conspirateurs officiels remuaient beaucoup.

Presque tous étaient revêtus du costume original et fastueux des musiciens Tziganes, démobilisés par suite de la vulgarisation de la T. S. F. et de l’engouement international pour les orchestres américains.

Les Tziganes étaient tous des mécontents. C’était donc dans leur corporation que le Parti des dissidents choisissait ses recrues les plus fidèles.

Ils représentaient à Sélakçastyr l’opposition active. Leur uniforme voyant les désignait particulièrement à l’attention des paisibles bourgeois qui s’écartaient d’eux avec crainte, et à celle de la Police qui imitait la prudence des bourgeois.

Aussi ces conspirateurs avaient-ils coutume de revêtir immédiatement leurs insignes dans toutes les cérémonies officielles, afin d’éviter les malentendus et les erreurs judiciaires.

Ils circulaient ensuite avec ostentation, se rassemblaient devant les proclamations royales et les commentaient à haute voix, avec de grands éclats de rire, tandis que la Police surveillait le public, avec soin, afin d’éviter toute manifestation contradictoire capable de susciter un conflit.

Mais pas un Carinthien ne protestait. On connaissait depuis trop longtemps les vengeances de la terrible société des C. D. E. L. P., dont le chef, Kolophaneski, était redouté à bon droit.

Cette terreur officielle était soigneusement entretenue par la Police elle-même, qui découvrait de prétendus complots, de temps en temps, afin de justifier l’existence de la Main noire et d’augmenter la crainte qu’elle inspirait.

Car la police Carinthienne, en Ukrana intelligente, servait à la fois les intérêts de la Couronne et ceux de Kolophaneski.

Elle touchait la solde officielle du Parti au Pouvoir, et les subsides secrets des adversaires du gouvernement. Elle suivait ainsi l’exemple des organisations policières des pays de grande Civilisation et elle était, de la sorte, toujours sûre de surnager au milieu de toutes les convulsions sociales.

La Société des C. D. E. L. P. était d’ailleurs facilement reconnaissable à ses insignes secrets, qu’elle exhibait dans toutes les occasions et prodiguait sur tous les uniformes de ses adeptes.

Cet insigne était une Main de Fathma, noire, avec cinq doigts fermés en dessous et un pouce relevé en dessus, dressé comme un emblème provocateur.

Ces cinq doigts et ce Pouce supplémentaire et menaçant étaient une rareté physiologique, symbolisant la vigueur du Parti.

. . . . . . . . . . . . .

Pendant que toute cette effervescence se manifestait à Sélakçastyr, Bicard, Sava et Bossouzof, confortablement installés dans un Pullman-Car de l’Orient-Express, s’acheminaient, à toute vapeur, vers la petite Principauté Balkanique.

Le nouveau monarque était déjà habitué aux voyages politiques. Il avait déjà effectué, en qualité de Représentant du Président de la République Française, une expédition du même genre, sur un coin de la côte normande[6]. Le confortable du sleeping-car luxueux le laissait donc fort indifférent.

En revanche, il s’intéressait beaucoup au nombre des kilomètres que le train avait parcourus. Plus la distance augmentait, entre Cagliari et lui, et plus Bicard se sentait réconforté.

Il avait retrouvé, peu à peu, sa verve de Mastroquet politique et pérorait, sur toutes les Questions sociales, avec le Maréchal du Palais. Sava, qu’il prenait toujours à témoin, s’amusait fort en écoutant les projets de réformes, que Bicard se proposait de soumettre au Conseil de la Couronne.

Bossouzof devenait inquiet. Le nouveau Roi semblait animé d’un grand esprit d’initiative. Le Diplomate craignait les Rois qui avaient la prétention de régner. Un instant, il se reprocha d’avoir trop bien réussi dans sa mission diplomatique.

Heureusement, la traversée du Tyrol fit oublier à Bicard ses projets d’Économie Politique. La vue des Tyroliens l’intriguait.

Bicard s’imaginait que tous les Tyroliens et les Tyroliennes étaient des chanteurs, à la glotte extensible, qui ne prononçaient pas deux paroles sans demander « leur Boîte à Outils ».

Or tous les Tyroliens qu’il interrogeait ignoraient cette tradition. Bicard en conclut que le Tyrol n’existait pas, et que c’était une contrée fantaisiste, comme le pays de Cocagne, ou l’Eldorado d’Amérique.

Puis la pensée de l’Amérique lui fit évoquer le souvenir de Kiki. Alors il sortit de la poche de son veston la photographie de la princesse Mitzy et s’absorba dans une rêverie, qui ne tarda point à se transformer en assoupissement réel.

Il dormait encore lorsque le bruit du canon l’arracha à sa somnolence.

— Bon Dieu ! murmura-t-il, en se frottant les yeux, voilà la Guerre qui recommence, à présent. C’est la Bertha ?…

— Sélakçastyr ! Majesté !… fit respectueusement Bossouzof.

— Tout le monde descend ! gouailla le jeune Sava. Sire ? entendez-vous ces clameurs ?

Massée derrière les barrières de la gare, la population de la capitale hurlait, en effet, des phrases courtes, dont Bicard voulut connaître le sens.

— Ils crient : « Bienvenue à Sa Majesté ! » et « Conspuez le Roi des Idiots ! », fit Sava.

— Sire ! tenta d’expliquer Bossouzof.

— Ne vous en faites pas, j’ai compris, dit Bicard. La Bienvenue s’adresse à moi, car il est évident que je débarque ; mais comme mes sujets ne me connaissent pas encore, le titre de Roi des Idiots doit concerner Bossouzof.

Les cuivres d’une fanfare de cavalerie ne permirent pas d’entendre la réponse du Maréchal du Palais. Un bataillon de Skipetars, à cheval, faisait brutalement ranger la foule pour escorter le nouveau monarque.

Celui-ci n’eut même pas le temps d’embrasser une Jeune fille, ornée de roses, qui venait, au nom de la Carinthie, offrir le bouquet traditionnel.

Mais Sava l’embrassa pour le Roi, avec un à propos plein de tact, qui fit rougir de plaisir la Jolie déléguée carinthienne.

— C’est tout de même vexant, dit Bicard. Si l’on commence à me remplacer déjà, avant que j’aie commencé mon service, de quoi aurai-je l’air, dans l’Usine ?

— Sire, objecta Bossouzof, la Vie d’un Roi est exposée à de tels dangers au milieu de sa capitale, que le geste de M. le Secrétaire particulier n’est qu’une précaution indispensable.

— Vous auriez pu me dire ça plus tôt, grogna le Roi de Carinthie ! Si je tombe de Caraïbe en Syllabe, ce n’était pas la peine de quitter Paname.

— Mort au Tyran !… hurla soudain une voix féroce.

C’était Kolophaneski, entouré de son escorte de Tziganes.

Sa vue fit cabrer les chevaux des Skipetars.

Heureusement, les conspirateurs calmèrent, eux-mêmes, les montures et rassurèrent les Gardes du Corps.

— La Police est bien organisée, conclut Bicard.

— Sire, balbutia le Maréchal du Palais… ce n’est pas… la Police. C’est, au contraire, une troupe de Perturbateurs qui se permet…

— De rétablir l’Ordre ! ricana Bicard. Ce pays me plaira beaucoup.

Il adressa à Kolophaneski un petit geste d’amitié maçonnique. Le Grand Maître des Cinq doigts et le Pouce en demeura fort étonné. Le Roi ne paraissait point le prendre au sérieux.

Séance tenante une Assemblée secrète s’organisa à la devanture d’un café. Il fallait savoir, à tout prix, les intentions de cet ironique monarque, qui avait déjà trahi la confiance des Carbonaris Balkaniques, en acceptant la Couronne, après avoir touché, pendant plus de vingt ans, le prix de son abdication.

Kolophaneski ignorait encore la substitution de Bicard au véritable héritier présomptif.

Mais cette ignorance ne pouvait point se prolonger bien longtemps, Car la Société des C. D. E. L. P. possédait à Paris de précieux correspondants, qui furent alertés aussitôt.

Toutefois, cela donna le temps nécessaire à l’escorte pour se rassembler autour de l’auto royale et partir à toute vitesse vers le palais.

Le cortège passa, comme une trombe, devant une élégante amazone en costume de chasse, qui le considéra avec intérêt.

C’était la jeune Princesse Mitzi, laquelle, selon son habitude, se promenait, incognito, dans les rues de la capitale.

La princesse était une jeune fille fort moderne. Les lois du protocole la gênaient fort peu. Elle adorait circuler seule sans autre protection qu’un admirable chien policier qu’elle avait surnommé Flic.

Mitzi et Flic étaient d’ailleurs un objet d’adoration pour les Carinthiens loyalistes, qui voyaient déjà, dans la princesse, la future souveraine du pays.

D’autre part, les affiliés de la Main Noire la considéraient également comme la grande maîtresse de l’Ordre. Car les projets secrets de Kolophaneski n’étaient ignorés de personne.

La Princesse Mitzi de Kummelsdorf était donc en sûreté partout.

Il n’y avait dans le royaume qu’un seul personnage qui était son ennemi intime.

C’était le Grand Chambellan du Palais.

Ce Grand Chambellan était un individu de si petite taille qu’il devait monter sur une chaise pour saisir le pommeau de sa canne.

L’ironie du sort, qui se joue de la fortune des Empires, et de la Justice des Attributions, en avait décidé ainsi.

Le Grand Chambellan était Grand, par suite de la situation prépondérante qu’il occupait au Palais, mais Microscopique par sa stature.

Il se perdait, généralement, au milieu de la foule des courtisans, qui lui marchaient sur les pieds avant de l’avoir aperçu.

Ce Tom-Pouce était un Grand Homme, au raccourci.

Il avait beau s’efforcer d’atteindre, par des moyens ingénieux, la même hauteur que sa baguette, sertie d’argent, de Grand Maître des Cérémonies, les talonnettes, les doubles et triples semelles de ses bottes, les plumes d’autruche de son énorme chapeau, ne parvenaient point à le mettre à la hauteur de ses fonctions. Cet infortuné tambour-major de l’Étiquette n’atteignait même pas la taille d’un petit tambour de la garde.

Cette imperfection physique le rendait, d’ailleurs, fort grincheux. Il ressemblait à un roquet, jappait d’une voix aiguë des commandements revêches et rappelait, à tous propos, les lois protocolaires aux grands dignitaires de la Couronne avec un acharnement de moustique.

C’était un moucheron obstiné, obsédant, agaçant, et furieusement enragé, qui harcelait les plus hauts personnages, et se rendait insupportable à tout le monde.

Seule la Princesse Mitzi n’attachait aucune importance aux ordres rageurs du petit homme. Elle affectait de l’ignorer. Ou bien elle le considérait comme une sorte de petit animal familier et encombrant, une espèce de perroquet ou de carlin.

Un jour, elle avait même eu l’audace d’offrir au pygmée un morceau de sucre en lui demandant de faire le Beau.

Cette irrespectueuse manifestation avait prodigieusement vexé le Grand Dignitaire.

Mais, comme il avait une peur atroce du chien Flic, il n’avait pas osé manifester sa colère. Seulement, depuis cet incident, il rendait à Mitzi dédain pour dédain et avait d’air d’ignorer la Princesse. Celle-ci lui en savait un gré infini.

Les premiers rapports de l’avorton avec le nouveau Roi de Carinthie manquèrent également de Décorum.

En montant dans l’automobile royale, Bicard s’était assis sur le Grand Chambellan. Ce dernier avait hurlé. La Présentation officielle avait sombré dans le ridicule.

Mais le Protocole, insulté dans la personne de son représentant, en garda rancune à Bicard.

Aussi, lorsque le Roi voulut s’asseoir à la place d’honneur, le chambellan s’y opposa.

Les intérêts de la Dynastie ne permettaient pas au monarque de risquer sa vie en s’affichant de la sorte au milieu d’une population peu sûre.

Ce fut donc Sava qui prit la place de Bicard. Ses fonctions de Secrétaire intime lui faisaient un devoir de sacrifier son existence, pour le plus grand Bien de l’État.

Et ce fut également Sava que la Princesse Mitzi de Kummelsdorf remarqua, lorsque le Cortège Royal passa devant elle, en se rendant au Palais.

Le jeune Prince lui parut charmant. Elle le reconnut tout de suite. Elle n’avait jamais vu son cousin, mais une affinité secrète l’attira vers lui, instantanément.

Ce Roi, si élégant, si parisien, si peu ressemblant à son oncle, l’ancien Grand-Duc, l’enthousiasma à première vue.

Il sembla à la Princesse Mitzi qu’une existence moins désœuvrée, moins banale, allait commencer pour elle.

Son chien l’examinait silencieusement, avec surprise. Il n’avait jamais vu sa maîtresse aussi songeuse.

— Flic ? demanda la Princesse. Comment trouves-tu le Roi Ladislas ?

Flic remua joyeusement la queue et tira une langue, qui n’en finissait plus. C’était une marque d’approbation.

— Tu l’as vu, n’est-ce pas ? continua Mitzi. Il est tout à fait de ton goût ?… Flic ?… bon chien ! à bas… On s’en va… La balade est finie. Allons rendre nos devoirs à Sa Majesté, Flic !

Sa Majesté, pour le moment, était prodigieusement occupée.

Car dès son entrée au Palais, Bicard s’était trouvé en présence du Service de la Garde-Robe.

Le Cérémonial de la prestation de serment, exigeait la grande tenue de cour.

Bicard était en simple veston de voyage. La transformation serait donc longue.

Sous le regard du Maréchal du Palais et du Grand Chambellan, six grands gaillards en livrée se précipitèrent donc sur le monarque et l’entraînèrent dans les appartements privés, où ils se mirent en devoir de procéder à son travestissement.

Mais Bicard n’était pas un homme d’humeur à se laisser martyriser par l’étiquette.

Il commença donc par se secouer, vigoureusement, pour se dégager des larbins. Puis il réclama sa pipe.

— Sire, protesta avec horreur le Grand Chambellan, les rois de Carinthie ignorent l’usage de cet objet.

— C’est une lacune que je comblerai, par une Loi, quand j’aurai passé mon uniforme, grogna Bicard… Et je passerai aussi mon caleçon tout seul, si cela ne vous fait rien… Je ne suis pas un Roi fainéant, comme Louis quatorze, qui ne se servait de ses deux bras que pour mettre ses mains dans ses poches… Débinez-vous, s. v. p. ! Je n’aime pas retirer mon falzar devant l’Assistance Publique.

Sava, fort heureusement pour la réputation du nouveau Roi, traduisit ainsi (en Carinthien) les paroles que Bicard prononçait en français.

— Sa Majesté désire s’habiller seule. Elle prie simplement le Service de la Garde-Robe de l’aider à revêtir les insignes du Haut Commandement. Les éperons d’or, le glaive de la Loi, la couronne royale (qui était un bonnet de fourrure blanche, avec une aigrette d’or), le sceptre et les ordres.

La troupe de valets galonnés s’empressa de nouveau, entourant et submergeant Bicard, qui disparut quelques minutes.

Puis Sa Majesté reparut, congestionnée, essoufflée et roulant des yeux furieux vers son Conseiller intime.

— C’est pas une blague à faire à un copain ?… Qu’est-ce que tu leur as raconté pour me faire déguiser en dompteur de ménagerie ? On m’a collé sur le thorasque un dolman rayé en travers, avec des pendeloques et des médailles de sauvetage, comme celles de la Goulue de Montmartre quand elle entrait dans la cage aux ours blancs… Et puis ces godasses, en cuir de Russie m’azphixient et m’empêchent de plier les genoux. Je suis raide comme si j’étais saoul, et je dois ressembler à un pensionnaire du Musée Grévin… Ah, Mince !… Vous parlez d’un Outil ?…

Le Maréchal du Palais l’empêcha de choir, tout de son long, en s’embarrassant dans son sabre et dans ses éperons. Bicard se mit à hurler.

— Qu’est-ce que j’ai besoin d’un sabre de cavalerie pour me donner l’air d’un idiot ?… Est-ce que je vais être forcé de monter à cheval ?… Je vous préviens que j’ignore l’Équitation et que ces talons à roulettes seront cause d’un incident diplomatique si Ma Majesté prend la bûche.

Sans répondre, le Grand Chambellan venait de tendre au Monarque le sceptre Royal, qui était fort long et orné d’une Main de justice en Or à l’extrémité supérieure.

— Qu’est-ce que c’est que cet instrument ? demanda curieusement Bicard. Est-ce pour se gratter dans le dos, ou pour arrêter les taxis ?…

Sava était en train de lui expliquer à voix basse l’usage de cet insigne royal, quand une discussion au fond de la salle alerta le service de la Garde.

— Que se passe-t-il ? fit Bossouzof.

La ligne des valets s’écarta devant le Grand Chambellan, qui alla se rendre compte, près du Colonel de la Garde, lequel se rendit près de l’Officier de service ; lequel délégua un Adjudant ; qui interrogea une Sentinelle.

Puis la réponse reprit, en sens inverse, le même chemin et parvint enfin à Sa Majesté.

La Princesse Mitzi de Kummelsdorf sollicitait la faveur d’être admise pour présenter à Sa Majesté ses compliments de bienvenue.

Au nom de Mitzi, Bicard devint très rouge puis très pâle. Il enleva son talpack à aigrette, pour se gratter la tête, puis le remit à l’envers sur son crâne.

Une vive émotion semblait l’avoir envahi tout à coup. Il se levait pour aller lui-même au-devant de la Princesse ; lorsque le Grand Chambellan s’interposa.

— La Princesse attendra Sa Majesté dans le cabinet du grand-duc… Sa Majesté ne peut donner audience en ce moment.

— Pourquoi ? fit Bicard avec humeur.

— L’Étiquette ne le permet point, Sire.

— L’Étiquette… Je m’en balance, clama le faux Ladislas. Les Poules de Luxe n’ont rien à faire avec l’Étiquette… Entendez-vous ?… Loin du ciel !

Le Jeune Sava eut besoin de toute son imagination pour traduire cette réponse officielle. Néanmoins, le Grand Chambellan fut inflexible.

— Que la Princesse attende le Roi !… Je ne puis qu’autoriser M. le Secrétaire particulier à aller la saluer au Nom de Sa Majesté… Allez ! Jeune homme.

— Ah bon !… Ah bien !… ronchonna Bicard. Est-ce que ça va durer ce manège-là ?… Alors chaque fois que j’ai un filon, c’est mon Commis qui doit aller toucher la Prime ? C’est de l’Anthracite rédhibitoire.

Bicard s’imaginait dire de l’Ostracisme. Heureusement, ni le Maréchal Bossouzof, ni le Grand Chambellan ne comprenait les à-peu-près.

Sava s’était précipité vers le cabinet du grand-duc.

Doucement il souleva la portière et regarda.

La Princesse Mitzi se croyait seule, Elle attendait, sans impatience, et fumait une cigarette, à moitié étendue sur un divan.

Une grande glace reflétait sa pose, un peu libre, peut-être, pour une Princesse. Mais Mitzi avait de fort jolies jambes et ne craignait point les critiques de la Censure.

Sa robe blanche, très échancrée, laissait entrevoir une poitrine parfaite et d’admirables bras nus, sans un bijou pour détruire l’harmonie de leurs lignes.

Sava, retenant son souffle, admira la jeune fille quelque temps. Cette vision le remplissait de joie. Cette petite cousine était adorablement jolie. À ce moment la glace lui renvoya l’image de deux yeux noirs, fort éveillée, et d’une bouche fraîche, qui s’éclaira d’un rire éclatant.

— Ne vous cachez pas !… Cousin !… Je vous vois très bien, dans la glace.

Un instant, Sava eut la tentation de jeter le masque et de saisir la petite main de Mitzi pour la porter à ses lèvres.

— Je vous ai tout de suite reconnu, fit la Princesse.

— En vérité ?

— Du moins j’ai supposé, fit Mitzi en devenant un peu rose. Eh bien ? Vénéré cousin ?… N’embrasserez-vous point votre cousine ?

Les yeux de la jolie fille reflétaient tellement de bienveillance que le véritable Ladislas se sentit tout à fait conquis.

— Ma cousine, balbutia-t-il imprudemment ; je… je… suis chargé de vous présenter les excuses de Sa Majesté… qui…

Il se troublait, perdait la tête.

Le rire de Mitzi acheva de le décontenancer. Il demeura incliné respectueusement sans oser relever les yeux.

Et ce fut Mitzi, impatientée, qui approcha elle-même sa main des lèvres de son cousin.

— Mitzi !… murmura le jeune homme… Mitzi ?

— Hé la coterie ! clama une voix au fond de la pièce. Je suis là !… J’suis harnaché !… J’suis verni !

Les deux jeunes gens regardèrent. La grande glace reflétait l’image d’un Ladislas, en grand costume, le Talpack sur l’oreille. Il était attaché à un sabre, qui le faisait trébucher à chaque pas, et exécutait, avec sa Main de Justice, un moulinet agressif.

— Le Roi !… murmura Sava, en désignant Bicard.

— Vous n’êtes donc pas… mon… cousin ? fit avec regret la jeune Princesse.

— Je ne suis que le Secrétaire particulier de Sa Majesté, mademoiselle.

— Quel dommage ! prononça involontairement Mitzi.

Sava sentit un grand orgueil l’envahir. Il regarda Bicard et l’aspect de son rival couronné ne l’inquiéta plus le moins du monde.

— Je suis constamment derrière Sa Majesté, comme une Ombre, fit-il. Je ne la quitte pas d’une semelle.

— Tant mieux, monsieur… ?

— Sava.

— Je me souviendrai de ce nom. Il est facile à retenir.

— Elle tendit, une seconde fois, sa main au jeune homme, qui la baisa, avec un respect passionné.

— Tu pourrais, peut-être, aussi me présenter, grogna le Roi de Carinthie. Tu me laisses en carafe, pour poser la Carte postale, avec la Poule. C’est pas gentil !… Ladislas !

— Imbécile !… fit vivement le jeune prince, prends garde à ce que tu dis. Tu sais bien nos conventions ?

Mitzi n’avait pas entendu. Elle exécutait la Grande Révérence de Cérémonie. Presque affalée sur le parquet, elle demeurait inclinée devant Bicard et riait, sous cape, en regardant à la dérobée la figure comique du nouveau monarque.

Bicard voulut imiter la Princesse et s’embarrassa dans ses éperons. Il fallut l’intervention de Sava pour remettre Sa Majesté en équilibre.

La vue de Mitzi avait renouvelé toutes les blessures du cœur de l’ex-Bistro de la Chambre. Mitzi avait le même regard que Kiki… Bicard la détaillait des pieds à la tête. C’était la silhouette de Kiki, la démarche de Kiki, et le même timbre de voix. Par la pensée Bicard revit la chambre de la rue Lepic et soupira.

— Ma Poule !… Ma petite Poule Blonde !…

— Sire ! la Princesse de Kummelsdorf est brune et comprend le français, déclara sèchement le jeune Sava.

Le rire Joyeux de la Princesse éclata, plus sonore que jamais. Mitzi regardait Bicard et désignait à Sava un Curieux appareil orthopédique, collé sur la bouche du Monarque.

C’était un fixe-moustaches, en toile gommée, qui relevait en bataille les poils de brosse de Bicard et les maintenait comme un masque.

— Ils m’ont obligé de mettre ça, pour avoir la moustache en sens unique, expliqua piteusement Bicard. C’est un ustensile d’étiquette qui me gêne un peu pour causer et encore plus pour embrasser Mademoiselle sur la main, comme ça se doit entre gens bien élevés.

— Ne vous forcez point, mon cousin, pouffa Mitzi… J’ai la plus grande horreur du Protocole.

— Je m’attendais à cela de votre part, fit aimablement le Roi… Vous avez l’air très intelligente, et puis… vous ressemblez à…

— À qui ? Mon cousin ?

— À une femme du monde que j’ai beaucoup appréciée, avant de vous avoir rencontrée… Mais pourquoi m’appelez-vous « Mon cousin » ?

— N’êtes-vous pas le descendant direct du grand-oncle de ma mère ? Le Diadoque de Serajieski, père de votre père, l’ancien Roi ?

— C’est juste, affirma Bicard, avec aplomb. Vous faites très bien de me rappeler le vieux mec de Cirage-exquis… J’avais complètement oublié que je descendais d’un… Viaduc.

Sava ne put s’empêcher de constater que « Le Bouif » commençait à prendre de l’audace.

Flatté par le sourire de Mitzi, Bicard affecta une grande aisance.

— Voilà, fit-il ; dans la coterie, le point capital c’est d’avoir un arbre gynécologique. Ça fait riche… Il y en a qui descendent des croisées… Moi… je préfère les… Viaducs. C’est plus grandiose.

Il exécuta sur lui-même une pirouette tout à fait talon rouge.

Le mouvement arracha à Mitzi un cri de surprise.

— Oh ! Sire…

Elle demeurait le regard fixé sur un objet singulier qui dépassait les pans de la tunique, chamarrée d’or.

Sava suivit le regard de la Princesse et s’empressa.

— Tes bretelles… Idiot !… Tes bretelles… sur tes talons.

— Hein ? fit Bicard, ahuri.

Dans son empressement à venir retrouver Mitzi, il avait échappé au Contrôle du Service de la Garde-Robe et oublié ce vêtement essentiel : les Bretelles armoriées et écussonnées.

Effaré, se sentant ridicule, il s’efforça de les enfouir au fond de la poche de sa culotte. Mais il s’empêtra dans la garde de son sabre. Il voulut changer de côté, malheureusement la Main de Justice le gêna… Rouge de colère, il tira sur le caoutchouc et cassa les malencontreuses bretelles, qui firent ressort et Jaillirent dans l’œil du Grand Chambellan.

Le nain se mit à hurler, comme un petit chat auquel on vient d’écraser la patte.

Secoués par un fou rire communicatif, Mitzi et Sava avaient perdu complètement leur attitude respectueuse.

— Est-ce que je vous ai prié d’entrer ? hurla le Monarque en colère. Qu’est-ce que c’est que ce microbe qui s’amène comme cela en peinard ? Quand on est un as de la maison Borniol, on frappe à la porte, avant de venir prévenir la famille. Si vous avez étrenné, c’est votre faute ! Je suis pas responsable de la mauvaise qualité du caoutchouc de la Couronne. Si vous avez à réclamer, adressez-vous au Conseil d’État. Et puis allez-vous-en ! Je ne veux plus vous voir !

Respectueusement, le petit Grand Chambellan laissait passer l’averse de paroles, dont il ignorait le sens exact.

Sava expliqua au Dignitaire que Sa Majesté désirait demeurer, sans témoin, en tête à tête avec sa Cousine la Princesse.

— Je n’ai même pas pu lui baiser la main, cria Bicard.

Mitzi sourit au roi d’une façon qui acheva de le séduire.

— Mon cousin, je vous supplie de m’excuser si je n’assiste pas à la Cérémonie de l’Hommage. J’ai horreur des mises en scène ridicules. Ce soir, si vous le voulez bien, je viendrai au Palais Royal… Nous dînerons, en tête à tête, tous les deux. Avec Monsieur le Secrétaire ?

— Alors, nous serons trois ? conclut Bicard.

Il ne put en dire davantage. Bossouzof en grand uniforme accourait, suivi d’une foule de Notables.

— Sire ! Sire ! Vos fidèles sujets réclament Votre Altesse pour le Baise-Mains et pour le Serment. Il ne faut pas les faire attendre…

— On y va !… clama Sa Majesté. Je vois que les Rois sont kif des mastroquets. Ils peuvent plus causer à leurs poules, quand il y a des clients dans la salle… Venez avec moi, Monsieur le Secrétaire.

Sava, qui pensait demeurer près de Mitzi, ne put réprimer une grimace. Bicard feignit de n’en rien voir.

Mais comme Bossouzof s’empressait, bourdonnait et l’horripilait de ses recommandations :

— Assez ! Je suis pas un ballot. J’ai été minisse et bistro. C’est plus difficile que d’être roi. Tenez cela, Monsieur le Protocole.

Et il lui donna ses bretelles.

Chapitre II

Vive le roi

Sous l’épée de fer de Miécislas, premier Roi de Pologne, dont la garde en forme de croix servait au serment des notables, le trône du Roi de Carinthie était dressé, sur une estrade, entourée de trophées et de drapeaux.

C’était dans la grande salle des armures du Palais Royal de Selakçastyr.

Les armures étaient au nombre de quatre.

Mais la valeur de ces souvenirs historiques compensait leur petit nombre ; car toutes avaient servi à des souverains glorieux, cités dans l’Histoire de Pologne, de Hongrie, de Turquie, de Moscovie, à une époque où la Carinthie n’existait encore qu’à l’état de Nébuleuse politique.

Les drapeaux étaient aux couleurs des nations les plus différentes. Cela s’expliquait aisément par la raison qu’ils avaient été pris à l’ennemi.

Par exemple, il avait été matériellement impossible de déterminer à la suite de quelle guerre européenne ces témoignages de la valeur Carinthienne avaient pris leurs invalides au Palais Royal de Selakçastyr. Les mauvais plaisants assuraient que les commerçants du quartier israélite avaient fourni une grande partie de ces trophées. Il fallait en conclure que ces glorieux symboles avaient été vendus par les soldats chargés de les défendre. Cette hypothèse diminuait beaucoup la valeur de ces glorieuses dépouilles, mais les militaristes déclaraient avec indignation que c’était une odieuse calomnie.

Vis-à-vis des drapeaux, trophées de guerre, il y avait les bannières, trophées de paix.

Ces bannières, en soie de toutes les teintes, étaient ornées de médailles d’or, d’argent, de vermeil ou de ruolz, suivant l’importance des combats où elles avaient figuré avec honneur.

Chacune représentait une des corporations philharmoniques de Selakçastyr et des autres villes du royaume. Chaque corps de métier possédait, en effet, sa musique. Il y avait l’Harmonie des Huissiers, la Fanfare des Pompes funèbres, l’Orphéon des Garçons de Cafés, la Chorale des Dactylos, etc. Et toutes ces corporations déposaient leurs bannières au Palais Royal, où elles figuraient honorablement. Seuls les tziganes avaient refusé de se grouper. Mais les tziganes, on le sait, représentaient l’opposition, ainsi que les Postes et les Télégraphes qui, dans tous les pays du monde, sont les éternels mécontents.

Au milieu de ces oriflammes, le trône du Roi constituait le seul objet mobilier de la grande galerie des armures.

Le trône était un meuble super-historique qui remontait à Dagobert, Roi des Francs.

Comment le fauteuil du Roi Dagobert était-il parvenu chez les arrière-descendants des Sarmates ? Les mystères de la Brocante sont insondables et seuls quelques vieux antiquaires eussent pu donner sur ce point des indications utiles en consultant leurs livres de commerce.

Ce fauteuil était particulièrement agencé. Le siège était de forme concave. La courbe creuse de la surface donnait au Monarque qui s’y asseyait l’attitude de Louis XIV recevant ses courtisans, sur sa chaise percée.

Pour ne pas être ridicules, les rois de Carinthie étaient donc obligés de reposer leur noble séant sur l’extrême bord de leur trône. Mais comme tout le poids de leur Majesté reposait alors sur un seul point du Dagobert, le trône du roi penchait dangereusement en avant et donnait la fâcheuse impression d’un équilibre monarchique fort instable, ce qui était symbolique.

À part cette légère critique, l’aspect de la salle du trône offrait, selon l’expression consacrée, un coup d’œil tout à fait féerique.

Les uniformes des Skipetars, cariatides vivantes, formaient une muraille d’or et de fourrures de chaque côté de la galerie. L’œil était séduit par les toilettes de Cour des dames et par les costumes des dignitaires ; par les livrées des pages et des huissiers, au milieu desquels le Grand Chambellan allait et venait comme la mouche du coche.

Une grande émulation se manifestait parmi les assistants. Chacun s’efforçait de rivaliser de flatteries sur le compte du nouveau Monarque. Très peu de courtisans le connaissaient, mais tous vantaient, à l’envi, sa distinction. C’était un concert de louanges exagérées. On relatait des faits, on parlait de l’ancien roi, auquel Sa Majesté ressemblait, traits pour traits. Et des groupes commentaient déjà les chances de son mariage avec la princesse de Kummelsdorf. Le concert de ces courtisaneries multipliées se transformait en cacophonie, quand les trompettes des Skipetars dominèrent tout à coup le tumulte annonçant l’arrivée du Roi.

Subitement le silence s’imposa. L’effervescence des courtisans s’éteignit. Tous les assistants se pétrifièrent dans une attitude respectueuse. La perspective de la grande salle n’offrit plus aux regards que des échines courbées, des épaules et des nuques prosternées.

Et seule la voix d’insecte du Grand Chambellan dissipa un instant la stupeur idolâtre des fidèles sujets en annonçant :

— Le Roi…

Sa Majesté venait d’apparaître, entre les tentures de velours bleu, brodées de pélicans d’or, qui fermaient l’entrée des petits appartements.

Les tambours battirent aux champs ; les soldats présentèrent les armes. Les trois pièces d’artillerie de la forteresse de Selakçastyr tirèrent les vingt et un coups réglementaires.

À ce bruit les conspirateurs se frottèrent les mains. Car cela détruisait une grande parte des munitions de l’armée. Mais le chef de l’opposition révolutionnaire calma ses hommes, afin d’observer le Roi.

Le Bouif avait fort grand air. Sa moustache, relevée en brosse, lui chatouillait le nez et le forçait à contracter les muscles de ses joues, afin d’éviter un éternuement désastreux. Cette grimace, involontaire, ajoutait à la majesté de son uniforme prestigieux.

Aidé par Sava, il escalada le trône.

— Vive Ladislas ! hurla Bossouzof.

— Vive le Roi ! clamèrent tous les assistants.

Bicard voulut se retourner, pour remercier et prononcer un de ces mots définitifs qui consacrent une dynastie et la rendent tout de suite populaire.

Mais un de ses éperons s’accrocha malencontreusement dans un pli du tapis.

Le Roi, désarçonné, trébucha, sauta deux marches, perdit son talpack, qui roula au bas du trône et hurla, d’une voix éclatante, un juron historique, bien français, que tous les assistants applaudirent, sans en comprendre le sens exact.

C’était la première parole qui tombait de la bouche du Roi.

— Sa Majesté remercie ses sujets, traduisit immédiatement Sava. Elle jure fidélité à la Charte Carinthienne. Elle déclare qu’elle saura défendre jusqu’à la dernière goutte de son sang les institutions et l’honneur de la Dynastie.

Jamais la concision du mot de Cambronne n’avait exprimé tant de merveilleux sentiments.

Les trépignements, les applaudissements, les cris, les détonations effarèrent tout à fait Bicard. Le Bouif n’était pas encore assez entraîné à son métier de Roi, pour saisir la différence subtile qui distingue la frénésie des accents d’adoration populaire des huées de l’impopularité. Inquiet, il interrogea son secrétaire :

— Quel boniment leur as-tu raconté ? Ils sont dingos. Et qu’est-ce qu’ils me passent ?

— Ils acclament Votre Majesté, fit Bossouzof.

— On peut confondre. C’est embêtant de ne pas se rendre compte. Et puis le trône de la Dynastie me paraît plutôt moche. Mes bottes m’empêchent de m’asseoir au milieu, et mon sabre me gêne pour rester sur le bord. Pour se maintenir longtemps là-dessus il faut être un équilibriste… Là… Qu’est-ce que je disais… Ah ! le chameau !

Chassant des deux pieds de devant à la fois, le Dagobert royal avait glissé, brusquement, et le Bouif se serait assis par terre, sans la présence d’esprit de Sava, qui soutint le trône de Carinthie d’un bras solide.

— Sire, prononça au même instant le grand Chambellan, les grands dignitaires de la Couronne attendent le bon plaisir de Votre Majesté…

— Qu’ils attendent d’abord que j’aie assujetti mon trône, grogna Bicard. Là… oui, comme ça je crois que ça gaze. À présent, commencez la cavalcade.

Il s’était assis solidement, sur le bord de son fauteuil, et s’appuyait des deux mains sur son sceptre, qu’il avait placé entre ses jambes. Il évoquait ainsi l’image populaire du roi d’Yvetot, en train de donner une audience.

Bossouzof se plaça à ses côtés et Sava se tint à portée, pour traduire les discours des Dignitaires.

Le Conseil des Ministres ouvrit la marche.

Les ministères, en Carinthie, étaient attribués non au mérite et à la compétence, mais à la taille.

Le ministère le plus important était attribué au plus grand homme politique. Le président du Conseil était un gaillard de près d’un mètre quatre-vingt-dix.

Les sous-secrétaires d’État ne dépassaient pas un mètre soixante.

Cette tradition était aussi une mesure d’économie. Car les uniformes des Excellences Carinthiennes étaient payés par l’État, au chapitre des dépenses somptuaires. Le mode d’élection ministériel permettait donc au même uniforme de servir à toute une génération de ministres ; or, comme la grande tenue officielle était excessivement coûteuse, cela évitait de grever trop lourdement le Trésor.

La vue de ces grands dignitaires rappela au Bouif l’époque de sa vie pendant laquelle il avait géré le Ministère des Relations Commerciales Extérieures.

— Messieurs, dit-il aimablement, avant d’occuper le grade que j’occupe, j’ai été garçon de bureau dans un ministère[7], ce qui me permet d’apprécier l’utilité des ministres, dont la principale qualité est de sustenter le fonctionnariat avec le lait des contribuables.

— Je salue en vous la mamelle nourricière de l’Administration, la machine à pressurer l’électeur, le rocher sur lequel se brise le flot des réclamations de la justice et l’irresponsabilité de l’incompétence, qui a toujours prévalu dans tous les pays civilisés et continuera à subsister dans tous les siècles des siècles, ainsi soit-il.

Bien que prononcée en français, cette petite allocution obtint un énorme succès, tellement Bicard avait parlé avec aisance et facilité. Aucun des ministres, d’ailleurs, ne comprit un seul mot de la réponse royale, ce qui n’empêcha point les journaux d’assurer que le nouveau Roi avait rendu un hommage public à la valeur et à l’intelligence du Conseil de la Couronne.

En réalité, l’attention de Bicard avait été attirée sur un groupe de femmes en costume de Cour, qui s’avançaient vers le trône royal, précédées par le Grand Chambellan.

Vues de loin, ces personnes, couvertes de diamants et de perles, paraissaient idéalement belles et si généreusement dévêtues que le Roi s’intéressa aussitôt.

Mais à mesure que le groupe s’avançait, une transformation s’opérait sur le visage de Bicard.

De la curiosité, sa physionomie passait à la surprise, puis à l’inquiétude, puis à l’effarement le plus complet.

Et ces diverses manifestations se résumèrent en un formidable éclat de rire, lorsque le Chambellan annonça :

— Les Demoiselles du Tabouret.

— Mince ! prononça distinctement Sa Majesté, tu parles d’un cheptel de toupies. On ne devrait pas laisser ouverts les magasins d’antiquités, Les jours de Fête Nationale… Allez-vous-en !… Allez-vous-en !… mes jolies…

Il désignait avec sa main de justice le groupe des vieilles filles d’honneur. Prosternées devant lui, toutes lui souriaient de leurs bouches flétries et le regardaient avec cet air pâmé des bigotes qui contemplent le prêtre à l’autel.

Mais celle que désignait le sceptre royal poussa tout à coup un cri éperdu et vint tomber aux pieds de Bicard, dans une pose d’extase infinie.

Toutes ses compagnes la détaillaient d’un œil jaloux.

— Pourquoi cette rombière me regarde-t-elle ainsi, avec une tête de cinéma ? demanda le Roi.

— Sire, murmura Bossouzof, Votre Majesté lui a fait le signe réservé à la favorite.

— Avec quoi ? hurla Bicard.

— Ne l’avez-vous point désignée avec le sceptre royal ?

— Sans blague ! protesta le Bouif, si j’avais envie de faire la nouba, je ne choisirais point une vieille fée. Je ne pouvais pas non plus supposer que ce gratte-dos était un objet morganatique pour faire de l’œil aux rombières. Dites à Madame que je me suis gourré. Offrez-lui l’expression de ma considération distinguée, avec une indemnité proportionnelle à l’ancienneté de son sexe, un bureau de tabacs, ou un chalet de nécessité sur les boulevards, mais faites-lui comprendre qu’il y a erreur.

Il fallut toute la diplomatie de Sava pour parvenir à détromper la dame d’honneur.

Et, chose qui prouve combien la solidarité féminine est grande, ses compagnes s’associèrent à son dépit et parurent, toutes, fort courroucées contre le Roi.

Mais personne ne remarqua cet incident. L’attention générale des assistants était occupée ailleurs.

Une nouvelle délégation s’avançait.

C’étaient les partisans de l’Action Carinthienne, les Fascistes, les Défenseurs attitrés du Trône et de la Monarchie. Le parti le plus combattif du pays, et le plus dangereux allié du gouvernement légitime.

L’Action Carinthienne était aussi le plus militant des journaux révolutionnaires monarchiques. Tous ses lecteurs et ses abonnés étaient d’anciens combattants.

À vrai dire, il y avait si longtemps qu’ils avaient combattu, que beaucoup de ces militants eussent été fort incapables de préciser l’armée dans laquelle ils avaient servi et l’endroit où ils avaient fait campagne.

Cela n’enlevait rien à la valeur patriotique de ce groupement d’énergies, bloc intégral de capacités, seules capables de dicter des réformes utiles et d’anéantir tous les autres projets de lois. La destruction étant le privilège exclusif des militaires et des militants de toutes les nationalités, car il est impossible de reconstruire tant qu’on n’a pas démoli.

Malheureusement, les membres de l’Action Carinthienne avaient eu la malencontreuse idée de s’intituler, par surcroît, la Jeunesse Royaliste.

Le mot était imprudent.

La Jeunesse Royaliste comptait, en effet, trente-cinq ans de plus qu’au moment de sa fondation. Les adhérents ne s’étaient pas senti vieillir. Leurs sentiments avaient conservé la même vigueur qu’au premier jour. Leurs barbes seules avaient blanchi. C’était la couleur du Drapeau.

Néanmoins, tous ces jeunes barbons affectaient un prodigieux dédain pour les autres partis politiques. Ils ne se saluaient qu’entre eux. Hors de leur église, il n’y avait point de salut.

Et tous exigeaient la plus grande considération et la première place dans les cortèges officiels.

Comme, d’autre part, tous affirmaient que chacun d’eux en particulier était mort deux ou trois fois au moins pour la Patrie, les organisateurs des cérémonies nationales ne jugeaient pas dangereux de leur donner cette petite satisfaction d’amour-propre et laissaient parader à leur aise ces encombrants soldats trop connus.

Les Jeunesses Royalistes en profitaient pour faire une propagande intensive. Ils faisaient de l’apostolat et distribuaient des tracts, au coin des ponts, dans les carrefours, aux mariages, aux enterrements, etc.

Mais à force de semer le vent, on récolte parfois la tempête.

La tempête se manifestait sous la forme concrète de trognons de choux, de pommes pourries, d’œufs couvés que les membres de la société secrète de la Main noire gardaient en réserve, pour accueillir les manifestations des trublions de Carinthie.

La police, fort heureusement, était habituée à ces convulsions politiques.

Elle ramassait soigneusement les projectiles, en détail, et les revendait, en gros, aux manifestants, pour faciliter leurs opérations stratégiques futures.

Seuls les paisibles citoyens de Selakçastyr souffraient de ces conflagrations intestines en encaissant constamment les coups.

C’est pourquoi l’apparition des membres de la Jeunesse Royaliste fut accueillie sans entrain. On se méfiait. Quels incidents allaient se produire ? Quelles imprudentes paroles allaient déchaîner le cyclone ?

Derrière la foule des courtisans, les soldats de la Garde étaient inquiets. Seul, le Grand Chambellan restait calme, mais il y avait une raison pour cela. Il était inamovible.

Un silence assez émotionnant rendait cet instant solennel.

Drapées dans leurs capes de cérémonie, les jeunes barbes de l’Action Carinthienne s’avançaient, d’un pas décidé, en regardant l’effet qu’elles produisaient autour d’elles.

Deux coups de sifflet vigoureux leur firent comprendre qu’elles étaient appréciées à leur valeur.

Bossouzof, inquiet, chercha des yeux le colonel des Skipetars. Mais, par un effet du hasard, le colonel des gardes avait disparu.

Quant aux hommes, ils affectaient une attitude indifférente et paraissaient ignorer les signes de détresse du Maréchal du Palais.

Un éclat de rire retentit dans un coin. Cette manifestation isolée fit redresser la tête à tous les Membres de l’Action carinthienne.

— Sire, prononça le Doyen d’âge ; la Fleur de la Jeunesse Royaliste, méprisant tous les procédés d’intimidation, salue en vous : le Roi, la Loi, le Droit, la Foi, l’Action et flétrit la Révolution.

— À bas la Révolution ! hurlèrent, à l’unisson, toutes les jeunes barbes monarchiques.

Tous les assistants courbèrent l’échine. On s’attendait à une décharge de projectiles salissants.

À la grande surprise des agents, aucune contre-attaque ne se produisit.

La Main noire laissait tomber l’Action carinthienne.

Ce dédain de l’Adversaire fut plus efficace qu’une douche froide.

Déconcertée, la Jeunesse Royaliste demeurait le bras levé, dans une attitude théâtrale bien ridicule.

— Messieurs, prononça distinctement Sava, le Roi vous sait énormément de gré d’être plus royaliste que lui. Mais soyez persuadés que Sa Majesté saura reconnaître, le cas échéant, toutes les vicissitudes que vous lui causez constamment, dans les moments difficiles.

— Vive le Roi ! hurla le Président des Jeunes Barbes.

— Et à bas la Révolution !… reprirent en chœur ses turbulents compagnons.

Tous avaient fait un geste si résolu que leurs capes de cérémonie tombèrent à terre.

Alors un éclat de rire homérique convulsa toutes les faces des assistants.

Dans le dos de tous les membres militants de la Jeunesse royaliste, un petit écriteau ironique se balançait et laissait lire cette inscription séditieuse :

— Mort au Tyran !

C’était la réponse de la Main Noire.

Outré de cette plaisanterie pitoyable, Bossouzof fit fouiller tout le Palais. Il y eut des bousculades, des protestations, des brutalités policières ; tout le scandale habituel, qui sert à dissimuler, généralement, les gaffes d’une Police incapable de prévoir.

Le Roi, seul, était demeuré impassible.

Grâce à son ignorance de la langue du pays, la menace de l’écriteau le laissait froid. De plus, son ancien métier de Bistro du Palais-Bourbon l’avait entraîné depuis longtemps à demeurer indifférent devant le spectacle des bousculades scandaleuses. Il confia simplement cette impression à Sava :

— Je désirerais savoir quand finira la Cavalcade ? Mes bottes me gênent !

— Sire, une interruption dans la Cérémonie de l’Hommage porterait une grave atteinte au prestige de la Couronne. Il est nécessaire de demeurer jusqu’au bout sur la brèche. Faites comme moi, Sire…

Il s’interrompit brusquement. La Princesse Mitzi de Kummelsdorf venait de se montrer sur le seuil de la porte des appartements privés.

La jeune fille tenait sa promesse. Elle venait retrouver le Roi pour dîner en tête-à-tête.

Mitzi portait la grande toilette de Cour avec un charme particulier.

Elle ne suivait point les instructions du Protocole, qui exige la traîne. Sa robe blanche, fort écourtée, offrait, sans façon, à l’admiration des Courtisans de fort jolies jambes. Elle portait, simplement, dans les cheveux, le diadème national, un Croissant, orné de brillants qui scintillaient sous l’éclat des lustres.

Le premier coup d’œil de la jeune fille fut pour Sava. Le second fut pour Bicard.

L’aspect photogénique du Roi, dans l’exercice de ses fonctions, sembla la divertir beaucoup. Malicieusement elle adressa à Son Altesse, le Bouif, un petit geste gavroche.

— Sire, murmura Sava à l’oreille du Bouif, il est absolument indispensable d’aller offrir vos compliments à la Princesse Mitzi. Cette démarche fait partie de mes attributions. Je vous remplacerai…

— Tu me remplaces tout le temps, quand il s’agit d’aller bonimenter les poules, grogna Bicard. Je préférerai te voir à ma place, sur le fauteuil, devant toute cette coterie de Ballots. Je me demande aussi pourquoi il n’y a pas dans le Pays une doublure physiquement assimilable au Souverain en fonction, pour lui servir d’alibi, dans les réceptions officielles, comme ça se fait pour le Président de la République, qui désire garder l’homonyme.

Sava ne rectifia pas le mot anonyme, estropié par Bicard. Il s’inclinait devant Mitzi, qui l’accueillit avec un sourire.

— Monsieur le Secrétaire, je vous sais un gré infini de votre empressement. Êtes-vous autorisé à me tenir compagnie jusqu’à la fin de cette fastidieuse séance ?

— Je resterai auprès de Votre Altesse tout le temps que Votre Altesse me le permettra.

Il s’était exprimé en carinthien. Les yeux du jeune homme enveloppaient la Princesse d’une admiration beaucoup moins protocolaire que ses paroles, Mitzi rougit un peu.

— Vous parlez fort bien la langue de notre pays, monsieur…

— J’ai eu comme ami un jeune homme qui avait vécu à Sélakçastyr longtemps. Nous étions fort liés. J’ai connu ainsi vos mœurs, vos lois, vos traditions, vos coutumes, mais j’ignorais totalement qu’il y eût en Carinthie des jeunes filles capables de me faire oublier le charme des Parisiennes.

Il parlait avec une conviction si passionnée que la Princesse de Kummelsdorf le considéra avec une attention profonde.

Mitzi semblait deviner quelque chose. Elle n’osa cependant point interroger Sava davantage.

De son côté, le jeune homme, un peu gêné par le regard de Mitzi, feignit d’écouter Bicard, qui déclamait dans la salle des Armures et invectivait le Grand Chambellan.

— J’en ai Marre ! Monsieur le Grand Candélabre. Depuis six heures que je fais le Dingo, habillé en général, je déclare que je suis plein aux as et dégoûté du Boulot. Priez ces Messieurs et Dames de remettre ça et de se barrer. Je décrète que six heures de présence, dans des bottes neuves, sont une journée suffisante. Je suis partisan des Six Heures. Six heures de Travail ; Six heures de Sommeil : Six heures de Bistro et Six heures de Cinéma. Et je fais savoir à mon Peuple que je rendrai cette décision obligatoire, afin de perpétrer l’Avènement de ma Dynastie par une mesure philanthropique.

Le Maréchal du Palais comprenait heureusement le français. Il traduisit donc, littéralement, la péroraison de Bicard, ce qui produisit un grand effet.

Seul Kolophaneski fronça les sourcils.

Le nouveau Roi était trop libéral, trop familier. Ce Bon Garçonisme était capable de le rendre très vite populaire. Il était temps de se débarrasser d’un rival capable de révolutionner la Carinthie, au lieu et place des Révolutionnaires de métier.

Le chef suprême de la Main Noire résolut donc de presser les événements, sans même attendre les renseignements qu’il avait demandé sur le Roi à ses correspondants politiques.

Sava et Mitzi durent aussi interrompre leur entretien, pour aller au-devant de Bicard.

Malgré les efforts du Maréchal du Palais, le Roi était parvenu à retirer ses bottes. Il avait failli casser son sceptre sur le dos du Grand Chambellan, et il clamait son dégoût du métier de souverain avec une grande énergie.

— Je demande à permuter avec mon Secrétaire… Si l’Étiquette me contrarie encore, j’ôterai mon uniforme, et le grand cordon du Pélican, pour me balader en bras de chemise dans les rues de la capitale. Et, dorénavant, monsieur Bossouzof, je vous prierai de recevoir les clients à ma place, pendant que je causerai avec ma cousine limitrophe, sans être dérangé par les raseurs du Palace.

Il ne cessa d’exhaler son dégoût et son mépris du Protocole que lorsque Mitzi lui prit le bras pour le conduire dans la salle à manger.

Mais à la vue du service de la Garde, des douze Valets en livrée, de l’Écuyer tranchant, et du Grand Chambellan, exécutant un retour offensif, la colère du Bouif redoubla.

— Caletez, je vous ai assez vus ! Est-ce que j’ai besoin d’un Escadron de larbins pour me regarder manger la soupe ? Monsieur, Mademoiselle et Moi, nous voulons croûter en peinards, sans personne sur le dos pour nous passer les cure-dents.

Néanmoins, le Roi fut forcé de tolérer auprès de lui le personnel officiel.

— À quoi ça sert d’être Chef d’État, si c’est les larbins qui gouvernent ?

Sava ne put le calmer qu’en lui versant du champagne.

À la fin, la bonne humeur de Bicard finit cependant par reprendre le dessus. Il devint même expansif. Il expliqua à Mitzi les réformes qu’il se proposait de faire, dans le royaume. Il avait conçu un vaste projet de réorganisation financière, en supprimant les intermédiaires, et en taxant les Commerçants. Il payait les fonctionnaires aux pièces, et obligeait ainsi tous les Budgétivores à faire un travail utile.

Quant aux Ministres, il les remplacerait, au fur et à mesure des vacances, par des garçons de bureau, chargés de répondre au public.

Un garçon de bureau, assurait-il, est moins cher qu’un Ministre et beaucoup plus documenté sur les questions… Oui, j’accomplirai de grandes choses.

— Imprudent ! murmura Mitzi.

— Pourquoi ?

— Les projets des Rois doivent demeurer dans leur tête, dit Sava.

— Sans blague ! dit Bicard, impressionné. Qu’est-ce que je risque ? Ne suis-je pas le Chef de l’État ?

— Les chefs d’État qui ont trop d’idées finissent mal, affirma Mitzi tout bas.

— Alors, il faut être un Ballot pour rester inamovible ?

— Les gens heureux n’ont pas d’histoire, déclara Sava.

— C’est juste, pensa tout haut Bicard. C’est la traduction imagée d’un bobard que disait souvent Ugénie : Les gens qui ne parlent pas ne disent rien.

Mitzi, curieuse, dressa la tête.

— Ugénie ?

— C’est une femme du monde, littéraire, encombrante, qui est en ce moment en Amérique. Si elle n’était pas en Amérique, elle serait sûrement ici, en train de nous embêter, comme le microbe déguisé en amiral.

Le microbe était le Grand Chambellan, qui entrait, précédant le Service de la Garde-Robe.

— Sire, le Coucher de Sa Majesté.

— La barbe ! hurla le Roi. Je me coucherai, tout à l’heure, quand ça me plaira… Et je botterai le derrière du premier idiot qui prétendra m’empêcher de fumer ma pipe et de faire une petite belotte, comme c’est d’usage, entre gens du monde.

Il se levait, dans l’intention de mettre sa menace à exécution, lorsque l’aspect de la table et de la nappe, encombrée de cristaux, de bouteilles, lui remit en mémoire le Prestidigitateur du Bar-el-Ghazal.

— je vais vous montrer un truc épatant, dit-il à Mitzi.

— Non ! Non ! protesta Sava… Prenez garde !

Mais il est toujours impossible d’empêcher un Roi de faire une sottise.

En une seconde, au milieu d’un fracas de vaisselle brisée, tous les couverts, les plats, les bouteilles et les verres éclaboussèrent la muraille et y laissèrent les traces indélébiles de la maladresse de Bicard.

— C’est raté, conclut le Roi, après quelques secondes de réflexion.

Personne ne songea à le démentir.

Le Grand Chambellan avait été entièrement submergé par le contenu d’un énorme compotier de crème. Il avait perdu toute sa dignité.

Mitzi riait aux éclats. Les excentricités de son royal cousin allaient rendre la vie de château moins banale.

Bossouzof seul ne partageait point la gaîté générale.

Le Diplomate venait de recevoir des rapports de police qui l’inquiétaient.

Il avait fait doubler tous les postes de la garde. Il alla en personne passer en revue les sentinelles sur les remparts du château. Il fit organiser des patrouilles dans le parc. Il prit enfin toutes les mesures de sécurité nécessaires prévues par le Manuel de la Sûreté générale autour des personnalités régnantes.

Pendant ce temps, le Roi Bicard, le Prince Sava et la Princesse de Kummelsdorf jouaient aux cartes, dans le cabinet de travail de Sa Majesté.

Pour enseigner la belotte à Mitzi, le Roi de Carinthie avait balayé d’un geste large tous les dossiers politiques qui encombraient son bureau.

Les traités de commerce, les rapports financiers, les secrets de la défense nationale s’étalaient sur le plancher, foulés aux pieds par les joueurs.

L’aspect de cette partie de belotte était assez symbolique.

Ce fut la Princesse Mitzi qui gagna.

— J’en étais sûr, fit Bicard. Une jolie femme ne perd jamais. Quand on est balancée comme vous…

— Sire, interrompit Sava, l’heure s’avance. Les rues de Sélakzastyr ne sont pas sûres. Je me permettrai d’accompagner la Princesse.

— Je te vois venir. Encore un filon pour te débiner avec elle. La sécurité de la Princesse sera très bien assurée par l’escorte… Au besoin, en se tassant un peu, la Princesse pourrait coucher ici.

— Sire, fit Mitzi, les lois de l’Étiquette ne le permettent pas. La Reine, seule, peut demeurer dans les appartements royaux. Souffrez donc que je me retire, sans autre escorte que mon chien, mon chauffeur et ma femme de chambre.

Elle tendit sa main droite à Bicard, qui s’efforça d’imiter son secrétaire particulier, en baisant les doigts de la jeune fille.

Le mouvement l’empêcha de remarquer que Sava embrassait, de son côté, la main gauche de Mitzi.

Celle-ci comparait, mentalement, l’aisance du Secrétaire et la gaucherie du Souverain. Un singulier petit sourire passa sur la bouche malicieuse.

— Au revoir, fit-elle, gentiment. À demain, Sire. À demain, monsieur Sava.

— Elle sait ton petit nom ? demanda Bicard, quand ils furent seuls… Tu as de la chance.

— De la jalousie, Majesté ?

— Appelle-moi Alfred, comme à Paname, grogna le Bouif. Comment trouves-tu que je me suis comporté ?

— Comme un as. Tous mes compliments, mon vieux.

— Je les accepte. Mais je n’aurais jamais supposé que ce soit si fatigant de faire l’idiot. Je suis éreinté. Bonsoir.

— Je souhaite à Votre Majesté un repos salutaire…

— La barbe. Pas tant de chichis. Mais demain tâche moillien de ne pas me laisser tout le temps en carafe pour te livrer à des détournements de mineure…

— Adieu, Alfred ! fit Sava.

— Adieu, Ladislas !… Au revoir, murmura le Bouif, en bâillant.

Demeuré seul, et comme le service de garde n’était plus là pour remarquer ses faits et gestes, Bicard tira de sa poche le portrait de la Princesse de Kummelsdorf.

— Comme elle lui ressemble, murmurait-il. Ah ! Kiki, Kiki, si tu me voyais dans ce pyjama monarchique. Avec des pélicans érotiques sur le plastron et sur les manches.

Il voulait dire héraldiques. Picard n’était pas fixé sur le sens de bien des mots.

Tout en causant au portrait, il s’était mis en toilette de nuit, il avait escaladé les degrés du lit royal et s’était assis sur la couverture armoriée.

Une piqûre le fit bondir.

Une grosse épingle noire sortait et maintenait un morceau de papier blanc sur lequel se détachait une main noire.

Il y avait à cette main cinq doigts et un pouce énorme qui se dressait menaçant.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura le Roi, fort surpris. Mais sa stupeur ne fut pas longue.

— Farceur ! cria-t-il, très haut. Un mot croisé ! hé, Sava ?

À ce moment il éprouva une commotion et crut à un tremblement de terre.

— Ça bouge ! dit-il.

Il regarda autour de lui, dans la chambre. Les murs semblaient immobiles.

Une seconde commotion l’épouvanta.

— Sans blague, mais ça descend ? Holà !…

Sa voix résonna dans la nuit. Rien ne lui répondit, mais toutes les lumières s’éteignirent. Effrayé, il se blottit dans ses draps, cachant sa tête.

Alors, à sa grande frayeur, le lit commença à s’enfoncer dans le plancher, vers une destination inconnue.



Chapitre III

Le cachot de la mort lente

— Enfin, nous le tenons. Il est à nous. Moloch et Baal, le Fugitif est retrouvé. Hurrah !… Hurrah !…

Moloch et Baal, qui n’avaient jamais entendu le docteur Cagliari pousser de pareils cris d’enthousiasme, accoururent dans le cabinet de l’alchimiste.

Un journal à la main, le docteur dansait un charleston frénétique.

Les deux hommes s’imaginèrent que le patron était devenu fou.

— Ça devait arriver, murmura Baal, en se frappant le front avec le bout de son doigt.

— Imbécile !… déclara le docteur. Regardez donc ceci, sur le Journal.

C’était une reproduction photographique. Un portrait du nouveau roi Ladislas de Carinthie, en grand uniforme ; Bicard dans toute sa splendeur, campé, dans une pose photogénique, appuyé sur sa main de justice.

— Le reconnaissez-vous ? fit Cagliari. Cet imposteur s’imagine sans doute que la Carinthie est trop loin pour que j’entreprenne le voyage. Je vais démasquer ce Sycophante… Partons !

Les deux aides du docteur se regardèrent sans répondre.

— M’entendez-vous ? hurla Cagliari, ne restez pas inactifs. Le temps presse. Il faut être après-demain à Sélakzastyr. Allez !

Deux heures plus tard, les trois hommes arrivaient à la gare de l’Est et prenaient place dans l’Orient-Express.

Tandis que l’Orientaliste et ses compagnons filaient, à toute vapeur, à sa recherche, le Roi de Carinthie était en proie à de pénibles réflexions.

Au premier moment, la frayeur qu’il avait éprouvée, en sentant son lit s’engloutir dans un sous-sol mystérieux, avait empêché Bicard de réfléchir.

Puis il essaya de se rendre compte. Mais l’obscurité complète s’y opposait. Le lit continuait à s’enfoncer dans un gouffre profond.

— Ça ne peut pas durer sept ans, pensa Bicard, en se dressant sur son séant. Si, au moins, j’avais des allumettes. Un ascenseur qui descend est une anomalie mécanique. Il faut voir.

Mais il eut beau fouiller dans toutes ses poches, son pyjama ne contenait que sa pipe et une épingle.

— Ah çà ! Où me transporte-t-on ? grogna-t-il. Je déclare que les mystifications sont indignes d’un pays civilisé… Quel est l’idiot qui s’est permis de porter atteinte à la majesté de mon grade ?

— C’est moi, fit une voix grave, dans l’ombre.

Il y eut un petit choc brusque, puis le lit s’arrêta net.

— Auteuil ! tout le monde descend, gouailla Bicard. Pas la peine de vous cacher. Je comprends, C’est une blague qu’on fait aux nouveaux rois. On me traite comme un bleu à la chambrée. Ça suffit, j’ai assez rigolé tout seul. Où êtes-vous, Messieurs et dames ?

— Ici, reprit la voix dans l’ombre.

Bicard sauta à bas du lit et essaya de s’orienter. Il avait conservé son sceptre. Il pointa la Main de justice dans l’obscurité. Une main invisible la saisit.

— Qui est là ? cria Bicard.

— Regarde.

À ce moment le lit remonta brusquement. Bicard vit la trappe, qui l’avait amené, traverser la voûte du plafond, et disparaître ; puis une lampe s’alluma, dans l’ombre ; et il vit alors, immobiles contre la muraille, trois fantômes noirs, en cagoules, qui le regardaient par les trous de leurs capuchons rabattus sur leurs visages. Malgré son saisissement, le Bouif affecta de plaisanter.

— Des masques ?

— Des juges.

— Roi Ladislas, fit un des trois fantômes, vous souvenez-vous du pacte que vous aviez accepté ?

Cette fois Bicard perdit toute son assurance. Les Trois Inquisiteurs lui rappelaient Cagliari, Moloch et Baal. Il se crut retombé au pouvoir du sinistre docteur.

— Je sus bon ! murmura-t-il. Ils m’ont eu.

— Personne n’échappe à la vengeance de la Main Noire, affirma la voix autoritaire. Les cinq doigts et le pouce sont partout.

Mais, contrairement aux prévisions des trois juges, cette menace parut causer un sensible plaisir au prisonnier.

— Je saisis le truc, à présent. Tout ça, c’est de la rigolade, des épreuves sportives, clandestines et émotionnantes, comme celles qu’on institue à l’égard des apprentis francs-maçons. Je connais le business de la coterie. J’ai contribué à la réception de mon ami Compote, le député de la Guadeloupe, à la loge Corruption et Démagogie. En Carinthie, la Corruption et la Démagogie se nomment les Cinq Doigts et le Pouce. Autrement dit, la Foire d’Empoigne. Vous êtes les francs-maçons de Carinthie !

— Nous sommes des révolutionnaires, Sire !

— Parbleu ! fit le Roi. Moi aussi.

— Assez ! grogna le plus grand des trois hommes. Roi Ladislas, depuis plus de vingt ans, nous avons subvenu à toutes vos fantaisies, à condition que vous refusiez la couronne. Nous vous avons permis de mener une existence fastueuse…

— Je ne m’en suis jamais aperçu, fit le Bouif. J’ai été fastueux sans m’en douter.

Il y eut un colloque rapide entre les trois fantômes, puis l’interrogatoire recommença.

— Qui êtes-vous ?

— Je ne sais pas au juste, fit Bicard. Hier j’ai été accablé d’honneurs fatigants, inconsidérés et monarchiques ; à présent, je suis inondé d’injections autoritaires et despotiques. Je désirerais tout de même être fixé.

— Roi Ladislas, votre nom ? reprit la voix.

— Pourquoi m’appelez-vous Ladislas, si vous savez que ce n’est pas moi ?

— Nous savons tout, fit le juge. Quel est ce jeune secrétaire, arrivé de Paris, avec vous ?

— Vous devez être renseigné là-dessus, si votre police est bien faite.

— Taisez-vous !

— Oui, Fantomas…

— Prenez garde !

— À quoi ? Aux courants d’air ? À la peinture ? ou au chapeau de la gamine ?

Car Bicard était toujours persuadé qu’il subissait les épreuves fantaisistes d’une initiation mystérieuse, à laquelle les monarques de Carinthie devaient se soumettre, par tradition.

Mais deux frocards, s’approchant, lui mirent la main sur l’épaule.

— Venez !

Le Bouif aperçut alors une porte basse qui s’ouvrait dans l’épaisseur du mur et découvrait un corridor étroit. Les trois inquisiteurs y entraînèrent le Roi Ladislas.

Et il sembla à Bicard que le trajet était interminable. Il dut monter des escaliers, puis redescendre, puis tourner, dans une sorte de labyrinthe voûté, dont les murs suintaient une humidité glaciale.

— Le Danube est au-dessus de nous, fit un des guides.

— On se croirait dans le métro, remarqua simplement Bicard.

Le couloir s’élargissait. Des portes, bardées de fer, apparurent. Toutes portaient un numéro. À côté de chacune d’elles, un geôlier à moustaches énormes montait la garde.

— C’est le genre du Musée Grévin, affirma doucement Bicard. C’est des mannequins en cire, qui sont là pour illusionner les visiteurs.

La piste tournait ; un instant Bicard s’imagina revenir sur ses pas. Mais les numéros des in-pace avaient changé. Et chaque fois il apercevait un nouveau geôlier, tantôt chauve, tantôt les cheveux en broussailles. Le corridor paraissait s’allonger interminablement.

C’était à croire que la Main Noire possédait des catacombes sous tous les quartiers de Sélakzastyr.

Le Bouif commençait à perdre peu à peu sa belle assurance. Cette mystification durait en vérité trop longtemps. Il ne parlait plus, ne plaisantait plus ; il finissait par se croire le jouet d’un cauchemar.

Il se secoua, regarda par terre ; il foulait un sol humide, une terre grasse, où ses pieds nus glissaient. Il éternua violemment.

— Silence ! commanda rudement le chef. Nous arrivons.

La petite troupe venait de s’arrêter devant une petite porte bardée de fer et dont le bois disparaissait sous les verrous et les serrures. Un geôlier gigantesque veillait auprès de l’entrée de cette oubliette, qui portait un numéro énorme.

— Le cachot des rois, Majesté.

Le geôlier vint regarder Bicard, dont il éclaira le visage avec un falot de corps de garde.

L’homme avait une figure féroce si effroyable que le Bouif fut persuadé qu’il rêvait.

Pour se rendre compte, il prit son épingle et l’enfonça sournoisement dans la cuisse du geôlier.

L’homme poussa un hurlement affreux.

Au bruit les trois hommes sursautèrent. Un des capuchons tomba. La tête de Kolofaneski apparut.

— Entrez, Monseigneur, fit-il à Bicard, avec la plus grande courtoisie.

— Après vous, dit le Bouif, s’il vous plaît.

Mais le gigantesque geôlier le poussa si violemment qu’il alla presque s’écraser contre les murs du cachot.

C’était une sorte de cul de basse-fosse, avec tous les accessoires indispensables à une prison de ciné-roman. Un lit de camp, un oreiller de paille, une couverture, un escabeau grossier, une planche scellée au mur et servant de table, un encrier et un porte-plume reliés à la cloison par des chaînes de fer, afin que le détenu sente bien peser sur lui toute l’horreur de sa situation de captif.

Il y avait à terre une cruche pleine d’eau, et, sur la table, une botte de foin.

— C’est tout ce que je puis offrir à Votre Altesse, gouailla Kolofaneski. Il y a un monde fou dans ce Palace. Mais nos prisonniers n’y moisissent guère.

Bicard affecta une assurance qu’il était bien loin de ressentir.

— J’espère ne pas y moisir plus que les autres. J’ai là-haut des copains qui me chercheront. Un roi ne se perd pas comme un collier de perles. La police sera bientôt ici.

Kolofaneski, le geôlier et les deux membres de la Main Noire se mirent à rire aux éclats.

— La police, gloussait le guichetier… Il a dit la police… Quel imbécile !…

— Sire, reprit Kolofaneski, vous avez une bien piètre idée de l’organisation de la Main Noire. La moitié de la police carinthienne nous obéit et nous sommes informés, heure par heure, de tout ce que l’autre moitié peut tramer contre nous.

Il prit une sorte d’appareil téléphonique, accroché dans un coin du couloir, et écouta.

— Personne ne s’est encore aperçu de votre disparition, Sire. Les souterrains de la C. D. E. L. P. sont reliés à tous les appartements du Palais par une installation microphonique. Les moindres soupirs des rois sont entendus ici. J’ai surpris de la sorte bien des mystères et entendu de curieuses révélations.

— C’est du roman cinéma, grogna Bicard. Jusqu’à présent je croyais que les romans cinéma étaient réservés aux concierges. Je vois que les idées d’Ugénie n’étaient pas des visions. La Franc-Maçonnerie des Karpathes est vraiment bien organisée.

— Merci de cette bonne opinion, Majesté. Je regrette d’être obligé de vous laisser sans compagnie pour vous distraire. Adieu ! Lorsque vous aurez besoin de quelque chose, sonnez : un coup pour le garçon et deux coups pour la femme de chambre.

Tous sortirent. La lourde porte se referma avec un bruit de ferraille sinistre et le Roi de Carinthie resta seul dans sa souricière, écoutant le bruit des pas des conspirateurs qui s’éloignèrent longtemps.

Le Bouif était persuadé, maintenant, qu’il était bien une victime de la Révolution. Il se rappela la mort de Louis XVI. Que se passait-il, Là-haut ? On avait oublié de le fouiller. Il retrouva dans ses poches sa pipe et le portrait de la petite Princesse Mitzi. Cette trouvaille le réconforta un peu. Il se sentit moins abandonné. Il plaça le portrait dans un trou de la muraille et posa sa pipe sur la table.

Une nappe grossière attira son attention. Machinalement Bicard tira dessus. C’était plus fort que lui. L’obsession du truc de Bussolini dominait son inquiétude.

Malheureusement, la nappe était clouée. Le roi ne fit tomber que la botte de foin, qui semblait être le seul objet comestible de cet in-pace politique. Ce régime végétarien exaspéra le condamné.

Furieux, il se mit à hurler, appelant le geôlier par tous les noms de son répertoire. Le Bouif, sous ce rapport, était prodigieusement documenté. Mais personne ne fit attention à ses cris. Découragé, il bourra sa pipe avec le foin et examina la situation.

— Ces gens-là ne m’ont pas assassiné, ça prouve qu’ils tiennent à me garder vivant. C’est un filon.

Puis il se rappela tout à coup sa conversation avec Sava, la veille au soir. Peut-être la Main Noire avait-elle surpris le secret de sa substitution au prince légitime Ladislas. Kolofaneski devait tout savoir.

— Bandit, grogna Bicard entre ses dents, s’il espère me faire parler…

Il comprenait tout, à présent. L’interrogatoire du chef de la Main Noire était une façon de le mettre en défaut. Comme il n’avait rien dit, on espérait l’intimider par cette mise en scène lugubre.

Mais une pensée le fit tourner dans sa cage, comme un fauve pris au piège… Mitzi.

La jeune fille était perdue pour lui. Il éprouva de nouveau l’angoisse qui l’avait torturé après le départ de l’infidèle Kiki.

Puis il s’efforça de maîtriser ses nerfs et inspecta minutieusement son cachot. Il y avait des sabots sous la table. Il en prit un dans sa main droite. Ainsi armé, il résolut d’attendre la première personne qui entrerait, de l’assommer et de s’enfuir.

La voix de Kolofaneski résonnait encore dans son oreille : « Un coup pour le garçon, deux pour la femme de chambre. »

Le Bouif connaissait le guichetier. Un colosse qu’un coup de merlin ne suffirait pas à étourdir. Il n’y avait pas à hésiter. Serrant son sabot dans sa main droite, il frappa… Deux coups… La porte s’ouvrit et… son arme lui tomba à ses pieds.

La femme de chambre était la vieille fée, à laquelle il avait si malencontreusement fait le signe réservé à la favorite, lors de la cérémonie de l’Hommage. La duègne qu’il avait repoussée, comme indésirable, était une affiliée de la Main Noire.

Plus affreuse encore sous son uniforme de geôlière, la mégère s’avançait, en adressant au prisonnier un sourire si particulièrement lubrique que Bicard recula jusqu’au fond de sa prison.

— Votre Majesté a besoin de mes services ?

— Laissez-moi sortir, dit Bicard.

— Sortir ? ricana la vieille. Ah ! ah ! ah ! mon joli pigeon, sortir du cachot de la Mort lente ?… Il ne fallait pas y entrer, Sire.

Une sorte de joie méchante animait le masque de la sorcière. Son rire aigre comme le bruit d’une scie qui grince sur une pierre dure horripila les nerfs du prisonnier.

La vieille guenon s s’approchait de lui. Il ramassa son sabot.

— Arrière ! gronda-t-il, débinez-vous, rombière ! Ouste !

— Vous n’êtes pas aimable, beau prince. Hi ! hi ! hi ! Plus tard, quand vous aurez passé quelques jours dans le cachot de la Mort lente, vous me supplierez peut-être ; vous m’implorerez, et vous me donnerez un baiser. Ah ! ah ! Un baiser pour un morceau de pain !

Cette fois le sabot de Bicard partit comme un boulet et frôla le visage de la vieille. En même temps, Bicard avait bondi.

Mais plus rapide encore que lui, la geôlière s’était jetée hors de la prison. La porte massive fut poussée ; la clef tourna ; le Roi se retrouva prisonnier.

Et par le guichet, dans l’épaisseur du bois, il aperçut encore la sorcière, qui lui cria :

— Au revoir, Majesté. En ce moment, au château, on s’étonne, on s’agite, on commente votre disparition. Ah ! ah ! ah ! ah ! Quelle ironie ! mon cher Seigneur… Ne vous agitez pas trop. Bonsoir…

— Chameau ! hurla Bicard, furieux.

Il sentait tout espoir perdu. La vieille fée serait une surveillante implacable. Elle se vengeait. Son sort lui apparut affreux.

— La Mort lente ! La Mort lente ! Ce vieux débris a dit : La Mort lente. Me voilà bon comme la laitue.

À ce moment il lui sembla entendre une sonnerie de trompettes, très assourdie et très lointaine.

— Les Skipetars, les trompettes des Skipetars. L’alerte est donnée. On me cherche. Et du moment que l’on s’inquiète, je n’ai plus qu’à attendre que l’on me trouve… On verra bien.

Réconforté par cette idée, il s’enveloppa dans sa couverture, se coucha en chien de fusil sur le lit de camp et ne tarda pas à s’endormir.

Au Palais, le Service de la Garde-Robe avait le premier donné l’alarme.

Le Grand Chambellan, aussitôt prévenu, avait fait savoir au Maréchal du Palais que Sa Majesté avait disparu.

Aussitôt, la garnison fut mise sous les armes ; les brigades de police, mobilisées, commencèrent à fouiller la ville et les environs : Sava, mis au courant, ne pouvait donner aucun détail. Lui-même était fort inquiet. Le sort du Bouif ne lui était pas indifférent. Le jeune homme se reprochait d’avoir entraîné Bicard dans cette aventure. Le jeune prince soupçonnait la Main Noire ; mais il n’osait faire part de ses conjectures à la police officielle. Les polices sont généralement gaffeuses. Sava avait peur de tout compromettre. Il résolut donc de chercher Bicard lui-même.

On avait trouvé, dans la chambre, les vêtements de Sa Majesté. Le Roi avait été enlevé en pyjama. Sava ramassa les gants du Roi et, sans confier son idée à personne, il se rendit chez la Princesse de Kummelsdorf.

Celle-ci le reçut immédiatement.

— Le Roi ? dit-elle.

— Le Roi a été enlevé cette nuit.

— Par Kolofaneski ?

— Vous le soupçonnez donc aussi ?

— Cet homme est capable de tout, murmura Mitzi. Il a cru supprimer l’obstacle, qui empêchait ses abominables projets. Le Roi disparu, il mettra le pays à feu et à sang pour se faire nommer Dictateur et me forcer, ensuite, à devenir sa femme.

— Jamais, clama Ladislas, avec une telle énergie que Mitzi leva des yeux surpris.

— Kolofaneski ne tient pas encore le Roi de Carinthie, fit le jeune homme.

Les yeux de Mitzi brillèrent de joie.

— Que voulez-vous dire, Monsieur Sava ?

— Je me nomme Ladislas, Mademoiselle. Je ne vous l’ai point avoué plus tôt, parce que…

— Parce que vous aviez compris que j’avais deviné votre secret. Mon cousin…

— Mitzi, balbutia le jeune homme.

La Princesse lui tendit la main. Elle était visiblement fort émue. Ladislas en oublia un instant Bicard et Kolofaneski. Il s’attarda à baiser la main de la jeune fille et Mitzi lui laissa tout le temps nécessaire pour reprendre, peu à peu, son sang-froid.

— Maintenant, mon cousin, il faut retrouver votre doublure.

— J’ai pensé à vous pour m’aider, petite cousine.

— Vous avez bien fait, monsieur Sava.

— Sava existe donc encore entre nous, Mitzi ?

— Il doit toujours exister aux yeux de Kolofaneski et de tout le monde. Pour votre sûreté et pour la mienne. La police est-elle sur une piste ?

— Non.

— Tant mieux, fit la jeune fille. Flic ! Flic !… Ici… Flic !…

L’énorme chien de la Princesse bondit à la voix de sa maîtresse.

Mitzi prit les gants de Bicard et les fit flairer à l’animal.

— Flic !… Cherche, cherche… Va vite, Flic ! Cherche !…

La bonne bête regardait sa maîtresse avec des yeux brillants d’intelligence. Sava comprit immédiatement que ce Flic-là était d’une perspicacité bien supérieure à celle du Maréchal Bossouzof et de toute la police du royaume. Le chien prit dans sa gueule un des gants du Roi, le secoua deux ou trois fois, éternua, puis bondit par la fenêtre ouverte et disparut sans aucun bruit.

— Ayons confiance, fit la Princesse. Flic découvrira la bonne piste, rentrez au Palais. Attendez les événements.

— Mitzi, fit le jeune homme, tant que le danger ne sera point conjuré, je vous supplie de me permettre de rester auprès de vous. Accompagnez-moi au Palais, votre présence ne semblera point étrange et vous y serez plus en sûreté qu’ici.

— Vous êtes le Roi, fit la jeune fille en rougissant. Je vous obéis, mon cousin.

Pendant que Sava et Mitzi s’occupaient de lui, Bicard, fort de son bon droit, dormait dans sa prison.

Il s’agitait sur son lit de camp. Il rêvait qu’il était attaché à un poteau de torture, et livré à de hideuses furies qui le chatouillaient avec des plumes de paon, en lui murmurant des mots d’amour.

Le chatouillement devenait si sensible qu’il finit par se réveiller.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? grogna-t-il.

Une mouche semblait se promener sur son visage. Le Bouif s’imagina l’écraser et s’administra une formidable gifle.

— Bonjour, voisin !… fit une voix. Est-ce vous le nouveau pensionnaire ?

— Hein ! dit Bicard. Qui a causé ?

— Moi, voisin. Le titulaire du cachot 177, du couloir 122, de la 170e galerie. Je vous ai entendu ronfler et j’ai ouvert mon moellon de communication, pour vous dire un petit bonjour. Comment allez-vous, mon voisin ?

Le Bouif s’aperçut alors qu’une pierre énorme de sa prison avait glissé, découvrant une ouverture irrégulière et le visage réjoui d’un vieux monsieur, à cheveux blancs, qui lui souriait aimablement.

— Qui êtes-vous ? demanda Bicard, ahuri.

— Un prisonnier, le doyen d’âge, le président des pensionnaires de cette maison de retraite. Toutes les prisons d’État ont toujours un vieux prisonnier. Les opérettes et l’Histoire le certifient avec raison. J’habite ici depuis soixante-trois ans. C’est un bail.

— j’espère bien ne pas y demeurer si longtemps, affirma Bicard.

— Peuh !… Mon cher voisin, on ne sait jamais. Ordinairement, ceux qui entrent ici espèrent qu’on ne les oubliera point. Les pauvres ne réfléchissent pas qu’une oubliette n’est pas un endroit public. Moi aussi, j’ai cru à la liberté. Mais la liberté est qu’une femme. Elle n’aime que ceux qui la violentent. Les oseurs. fortuna juvat audentes. Savez-vous le latin, Monsieur ?

— Non, grogna le Bouif.

— Je vous l’apprendrai… Nous aurons tout le temps nécessaire. Ce sera une distraction pour vous et pour moi. Car, à part mes tapisseries, mon rat d’égout familier et mon araignée apprivoisée, j’ai peu de relations. Je m’ennuie. Au bout de soixante-trois ans de détention, une prison est un peu monotone.

L’étrange individu parlait doucement, d’une voix aimable, avec de petits gestes étriqués et comiques. Il donnait l’illusion d’un gros pingouin, dans une cage, soulignant avec ses ailerons les périodes de ses discours.

Le Bouif l’écoutait sans répondre. Enfin, il se risqua à demander :

— Qu’aviez-vous donc fait, pour être emprisonné si longtemps ?

— Rien. J’ai déplu à un gouvernement disparu. Ce qui fait que nul n’a pu savoir la cause de mon incarcération. Alors on m’a conservé. J’ai fait déjà soixante-trois ans de détention préventive. Mon nom est peut-être parvenu jusqu’à vous. Je me nomme l’abbé Farina.

— Je sais, fit vivement Bicard. Ugénie m’a raconté votre histoire. Vous êtes le curé de Monte Cristo.

— Je ne connais point Ugénie.

— C’est une femme de grande imagination. Si elle était ici avec nous, elle aurait déjà trouvé le moyen de nous faire expulser de l’immeuble.

— Il n’est pas besoin d’Ugénie pour prendre la clef des champs. Mais, dites-moi, étiez-vous vraiment le Roi de Carinthie ?

— Je le suis toujours, grogna Bicard.

— N’exagérez rien, fit le vieux. Le cachot de la Mort lente rend bien rarement ses pensionnaires. Vous êtes dans la même situation qu’un homme enterré vivant, au fond d’un caveau funéraire. De profundis !… Personne ne peut vous découvrir. Le Roi de Carinthie est mort. Vive le suivant !… Plus tard, peut-être, en trouvant votre squelette… on dira…

— Mon esquelette ?

— Dame, fit aimablement le prisonnier. C’est généralement le seul souvenir que les plus grands hommes de l’Histoire laissent à la postérité, Sire.

Le Bouif ne répondit rien. Il était tombé assis sur son escabeau. La tête dans ses mains, il songeait à l’horrible fin prédite.

— Du découragement ? fit le vieux. Je vous croyais plus d’énergie, Monsieur Bicard.

Le Bouif était tellement abattu qu’il ne remarqua point ce que le vieux prisonnier venait de dire.

— Je suis frit, murmurait-il. Je suis nettoyé.

L’abbé Farina se mit à rire.

— J’ai beaucoup de sympathie pour vous… Votre situation n’est pas brillante, mais elle n’est pas désespérée. Attendez-moi.

Il disparut dans sa prison. Bicard l’entendit remuer les pierres de taille. Tous les murs de cette construction massive semblaient être à double fond. Le prisonnier chercha un instant dans la muraille, comme on cherche dans une bibliothèque, puis il revint à sa lucarne, tenant un parchemin et une pelle.

— Plan d’évasion… Troisième dalle à gauche… Sixième clou. Dix-huitième porte. Corridor 138, etc. Tout est indiqué là-dessus en deux ou trois langues. J’ai passé quarante ans de ma vie à composer ce chef-d’œuvre. Voici une pelle à charbon, pour creuser la terre. Vous me la renverrez quand vous le pourrez, car j’y tiens. Je serai également enchanté de recevoir de vos nouvelles.

Abasourdi, Bicard prit le plan et regarda par terre.

— Trois pas à droite du lit et deux à gauche. Ne vous trompez pas. Creusez.

Le Bouif obéit passivement. Le sol du cachot était très facile à remuer. Au sixième coup de pelle, une dalle, munie de son anneau, apparut.

— Voici le chemin de la liberté, Sire. Je souhaite un heureux voyage à Votre Majesté. Tirez l’anneau. Le couloir est de l’autre côté de la dalle. Il mène à un corps de garde. Le corps de garde donne sur un corridor d’enceinte qui aboutit à un égout. L’égout a une ouverture sur la campagne. La campagne mène à la frontière et la frontière mène à Paris. Adieu, Sire. Partez vite !

Le roi de Carinthie réfléchissait. Tous les incidents de la nuit avaient rendu Bicard fort méfiant.

— Pourquoi ne profitez-vous pas vous-même de votre moyen d’évasion.

Le vieux prisonnier leva les bras.

— Impossible. J’ai engraissé… En travaillant à mon évasion j’ai acquis une telle corpulence, qu’une fois mon corridor achevé j’ai eu toutes les peines du monde à revenir sur mes pas pour réintégrer mon chez moi. Je ne me risquerai donc plus à une pareille mésaventure. À mon âge, les petites habitudes deviennent trop impératives. Ma prison m’est indispensable. Mais partez, j’entends des pas.

Cette fois Bicard n’hésita plus.

— Merci, dit-il au vieux détenu. Je me débine. Je ne vous dis pas « Adieu », mais « Au revoir ». Car si jamais je parviens à rattraper ma couronne…

— Ça m’étonnera, ricana l’abbé Farina.

À ce moment la porte du cachot s’ouvrit avec fracas. Kolofaneski entra.

— Eh bien ?

— Le tour est joué, Seigneur, regardez.

— L’imbécile a marché. All right ? fit le chef en allant replacer la dalle. Voici une opération bien conçue. Ce mystificateur avait besoin d’une mystification. Désormais cet homme ne s’avisera plus de jouer au roi. Après de telles émotions il aura hâte de s’enfuir.

— Mais le vrai roi Ladislas ?

— Le vrai roi Ladislas sera trop occupé aujourd’hui à chercher ce fantoche, pour nous créer des difficultés. Ce soir, la princesse Mitzi de Kummelsdorf sera en notre pouvoir, à son tour. Tout est prêt.

— C’est la lutte finale ! chanta le vieux prisonnier. Chef, je retiens la place de Bossouzof, et les appointements de l’emploi.

On voit que la Main-noire de Carinthie était tout à fait au courant de la substitution de Bicard à Ladislas.

Mais ce que la Main-Noire ne prévoyait pas, c’était l’arrivée de Cagliari ; et ce qui allait en résulter.

Bicard, de son côté, n’avait pas perdu de temps à réfléchir dans le souterrain.

Il s’était empressé de s’enfuir au plus vite. Le vieux prisonnier avait établi un plan parfaitement exact. Il aboutissait à un corps de garde.

Le corps de garde était rempli par des geôliers de la Main-noire, qui jouaient aux cartes et juraient de façon à faire trembler les poutres du plafond.

Ces imprécations avertirent, à temps, le fugitif.

Cauteleux comme une promesse d’homme politique, Bicard s’aplatit dans le corridor et regarda.

Les geôliers étaient entièrement occupés par leur jeu ; ils semblaient ne point se soucier d’autre chose.

Leurs manteaux, accrochés au mur, attirèrent l’attention de Bicard. L’un d’eux était tombé à terre. Le Bouif s’en revêtit doucement. Puis, apercevant une paire de bottes, il se chaussa avec mille précautions ; trouva un bonnet de peau de mouton et se coiffa.

Une providence semblait avoir déposé à portée de la main du fugitif tous ces objets en vue de faciliter son évasion.

Bicard put ainsi traverser le corps de garde sans attirer l’attention.

Pas un homme ne s’occupa de lui.

Cela rendit au Bouif une énorme confiance en lui-même. Une telle confiance qu’il en profita pour vider un fiasco de vin d’Illyrie, ce qui le réconforta beaucoup.

Muni de ce viatique, il s’engagea dans le couloir d’enceinte, trouva l’égout et sortit.

La campagne lui parut merveilleusement belle.

— Ouf ! fit-il. Ils ne m’ont pas eu. Barrons-nous.

À ce moment un gaillard solide déboucha brusquement d’un sentier.

— Est-ce toi ? camarade, fit-il à Bicard.

— On le dit, répondit le Bouif évasivement.

— Tu es le camarade chargé de la propagande de la Main-noire ?

— Oui, certifia l’ancien bistro.

— Le signe, camarade, fit l’homme en dévoilant une main noire cachée sous le revers de son veston.

À tout hasard le Bouif imita le geste.

Le manteau du geôlier portait également la Main-noire de Carinthie.

— Tu es un frère, fit le compagnon.

— Parbleu, assura le Bouif médusé par ces événements successifs.

— En ce cas, voici les cinq millions de francs en billets français que le comité m’a chargé de te remettre.

— Cinq millions, murmura Bicard, étourdi par cette tuile imprévue.

— Veux-tu compter, camarade, fit l’homme en ouvrant une sacoche.

— Du tout, fit le Bouif qui avait aperçu des billets. Je suis sûr de ton honnêteté, camarade.

— En ce cas, signe le reçu, et que la Révolution t’accompagne.

— Merci… et que le diable t’emporte, idiot ! pensa Bicard. Voilà un fier filon qui m’arrive.

Brusquement, il serra sa sacoche sous son bras et courut sans reprendre haleine pendant deux ou trois kilomètres.

Essouflé il s’arrêta enfin sous un arbre et regarda dans la sacoche.

Les millions lui semblèrent un trésor inépuisable.

Il ne s’étonna point de voir autant de billets de banque français dans un pays moldo-valaque. Il ne s’étonnait plus de rien.

— Kiki, murmurait-il… Kiki ! Tu ne diras plus que je suis fauché à présent.

Puis il pensa à Mitzi et à Sava.

— Diable, mes amis doivent me chercher ? Remettons ça, fit-il en bouclant sa sacoche.

Alors il s’aperçut qu’un énorme chien policier, assis devant lui sur son derrière, le contemplait avec insistance.

Le chien inquiéta Bicard. Il fit quelques pas en arrière. Le chien fit quelques pas en avant. Il était dressé sur ses pattes et suivait tous les mouvements du fugitif. La langue pendante, hors de sa gueule formidable, il haletait sans perdre de vue un seul des gestes du Bouif.

— Bon Dieu, maugréa ce dernier, on dirait que ce cabot sait qui je suis… Allez-vous-en !… Allez, sale bête !

La sale bête ne bougea point. Elle flairait Bicard avec des coups de nez saccadés, et paraissait comparer dans sa mémoire de chien l’odeur des vêtements, l’odeur de la sacoche, celle des billets de banque, et les miasmes personnels de Bicard à une autre odeur dont elle se souvenait olfactivement, en fermant les yeux de temps à autre, comme une personne qui repasse mentalement des souvenirs.

Le molosse avait de si belles dents que Bicard n’osait bouger ni attaquer, ni s’enfuir. Il restait cloué contre un arbre et ronchonnait :

— Chameau de klebs !… Qu’est-ce qu’il me veut ? À ta niche ! Ah si j’avais une boulette ou un broningue.

Tout à coup, une idée subite. Une de ces idées lumineuses, qui passent comme une inspiration dans la cervelle des désespérés, traversa l’esprit de Bicard.

— Attend un peu, fit-il au chien. Tiens, mon colon, connais-tu cela ?

Et sans prévenir il ouvrit le revers de son paletot et montra l’insigne de la Main-noire. Les Cinq Doigts et le Pouce menaçant.

— Tu piges ? continua le Bouif ? Sais-tu qui je suis à présent ?

le molosse ouvrit une gueule énorme, bâilla, poussa une sorte de plainte qui ressemblait aussi à un éclat de rire. Puis, tournant brusquement le dos, il partit à toute allure et disparut dans un sentier.

Le Bouif dut s’asseoir par terre de saisissement.

— Je suis verni. Je suis fadé. Je suis plein aux as. Ah, bon Dieu ! Tu parles d’un fétiche un peu là qui dégotte le poil d’éléphant et qui fiche le trac aux cabots ? Qu’est-ce que je risque à présent ? Je suis en vulnéraire… Et comment.

Le Bouif ignorait le mot « invulnérable ». Mais ce qu’il ignorait également c’était qu’il venait d’être surpris et repéré par Flic, le chien de la princesse Mitzi, qui était allé informer sa maîtresse de sa

rencontre avec Bicard.

Chapitre IV

Une évasion mouvementée

Messieurs, les recherches de la police, poursuivies avec toute l’activité nécessaire, font espérer que Sa Majesté sera retrouvée incessamment. Tout porte à croire, également, que le concours de notre fidèle Armée nationale saura conjurer l’essor de la Révolution menaçante.

De frénétiques applaudissements accueillirent la péroraison du discours du maréchal Bossouzof.

Tous les conseillers de la Couronne, réunis en permanence dans la salle des délibérations, attendaient, avec anxiété, les nouvelles. Les minutes semblaient des heures. Les Soutiens du Trône et de l’Autel, tous mobilisés par suite de la gravité des Événements, commençaient à perdre la tête. La disparition mystérieuse du Roi mettait en émoi toute la ville de Sélakçastyr.

Au dehors, les éditions des journaux étaient enlevées en un clin d’œil. Une foule de citoyens stationnait sous les murailles du Palais et commentait les événements. Quelques cris s’élevaient. On jugeait sévèrement la conduite des Ministres et du Chef de la Police. On conspuait aussi Bossouzof.

Et quelques figures inquiétantes semaient déjà la panique en colportant de fausses nouvelles : « La Main-Noire guettait une occasion… » Des armes cachées lui permettraient d’intervenir à son heure… » « Kolofaneski était habile », etc. etc.

Tous ces bruits, murmurés de bouche en bouche, accroissaient l’énervement du public.

Le mécontentement général augmentait. On souhaitait un Gouvernement susceptible de Gouverner. Une Main de fer pour tenir les rênes du Char de l’État.

Une foule, qui tient de pareils propos, est bien préparée à accueillir le premier venu, comme un sauveur. Mais le Chef de la Main-Noire attendait encore le moment d’agir.

Kolofaneski avait, en effet, combiné un deuxième coup de théâtre. La nuit prochaine devait avoir lieu l’enlèvement de la Princesse de Kummelsdorf, qui devait disparaître, comme le Roi.

Et ce serait la débandade des énergies, la résistance paralysée, le découragement et la méfiance introduits parmi les défenseurs de l’ordre. Kolofaneski interviendrait alors ouvertement ; il feindrait de s’associer à l’indignation générale, jouerait le rôle du Chevalier sauveur et délivrerait Mitzi, après un combat fictif et une mise en scène photogénique, qui le rendrait sympathique, à la fois, à la jeune Princesse et au Peuple.

Malheureusement, la combine de Kolofaneski était un peu gênée par Sava. Le jeune Prince ne perdait pas de vue Mitzi, et Mitzi demeurait obstinément au château. Les espions du Chef de la Main-Noire lui conseillèrent donc d’attendre encore.

Sava, d’autre part, se méfiait. Il devinait qu’il était observé et épié. La disparition de Bicard était le premier acte du drame. Sava connaissait la psychologie des foules balkaniques. En Carinthie, la Tragédie s’achève souvent en Opéra bouffe, mais l’Opérette finit quelquefois tragiquement. Il était impossible de faire des conjectures dans un pays aussi singulier.

À tout hasard Bossouzof avait pris quelques précautions militaires.

Les Skipetars, en tenue de campagne, étaient consignés dans les casernes. Dans la cour du Palais, des autos attendaient les ordres.

Mitzi attendait le retour de son chien.

— Je suis convaincue que Flic réussira à nous mettre sur la piste du Roi. Mais nous aurions mieux fait de rester chez moi. Le chien viendra m’y retrouver, d’abord. Il me cherchera, ce sera du temps perdu.

— Je suis plus rassuré de vous savoir ici, petite cousine.

— Êtes-vous donc pessimiste à ce point ?

— Mitzi, expliqua le Prince, dans les souvenirs de ma toute petite enfance, je revois quelquefois un palais, entouré d’une multitude hurlante. Des soldats repoussent des gens déguenillés et farouches, qui crient des injures. Je vois une foule sur la place qui lance des pierres et tire des coups de feu… Ah !… tenez !

Une détonation venait de mettre en émoi toutes les patrouilles de la Garde.

Rapidement Sava se plaça devant la jeune fille et l’éloigna du balcon.

— Mais ce n’est rien du tout, mon cousin. Une automobile, avec des voyageurs, a passé sans répondre à la sommation de la sentinelle. Le soldat a tiré pour donner l’alarme. Le poste de garde interroge actuellement les contrevenants.

À ce moment, un officier de service vint prévenir le Secrétaire particulier. On le demandait au téléphone.

— Des nouvelles, s’écria Sava.

Il resta un moment à écouter. Son visage soucieux s’éclaira.

— C’est Bicard ! fit-il. Il est sauvé ! Il s’est évadé de sa prison. Il nous attend dans une auberge, sur la route de la frontière… Quoi ?… Que dit-il donc ? Il a escamoté cinq millions à la Main-Noire ?

— Quel conte ? s’écria Mizti, en écoutant de son côté.

— Barrons-nous, Ladislas ! hurlait Bicard. J’ai sur moi un truc épatant. On me prend pour un rouage de la Révolution. J’ai rencontré un agent cycliste, qui m’a prêté sa bécane et un chien policier sur qui j’ai produit une impression grandiose.

— Flic, murmura la Princesse.

— Pourquoi que tu m’appelles Flic ? continuait Bicard, un peu vexé. Le temps presse. J’ai des choses marrantes à te raconter, mais le climat devient insalubre, et il est temps de se débiner. Grouille-toi, Ladislas !… ça urge !

— Oui, Alfred, clama le jeune homme. J’arrive ; cramponne-toi !

— Amène la poule ! termina la voix de Bicard.

Cette fois Mitzi éclata de rire. Elle était amusée et touchée de cette recommandation. Le Roi ne l’avait pas oubliée au milieu des dangers qu’il avait courus.

— Il n’y a pas une minute à perdre. Partons retrouver votre ami.

Sans répondre aux questions des conseillers, ils se précipitèrent dans la cour du palais, s’élancèrent dans l’auto de Mitzi et partirent à toute allure.

Ils n’étaient pas à cinq kilomètres de Selakçastyr lorsqu’ils entendirent un coup de canon.

— Le signal d’alerte de la garnison, fit Mitzi. Que se passe-t-il ?

— Bicard nous renseignera peut-être ; n’arrêtons pas.

Quelques instants plus tard, ils trouvaient, dans la petite auberge, le Roi fugitif, toujours revêtu de son uniforme révolutionnaire.

Bicard les accueillit avec transports.

— Quel filon ! confia-t-il à Sava, en lui montrant la sacoche. Cinq millions que me rapporte mon accident. Tu parles d’un fait divers bien payé. Malheureusement j’ai pas pu régler le bistro. Il n’avait pas de monnaie de mille francs.

Sava s’empressa d’aller payer la dépense pendant que le Roi de Carinthie allait saluer la Princesse.

— Bonjour, monsieur Bicard, dit Mitzi.

— Ah, fit le Bouif, vous savez donc ?

— Tout, monsieur Bicard. Et je sais aussi que vous êtes un brave homme, fit Mitzi en lui tendant la main.

— J’aime mieux cela affirma l’ex-souverain. Je suis dégonflé ; ça me soulage. N’empêche que ce n’est pas sain de rester ici. Des fois qu’on s’apercevrait que les millions sont une erreur financière ?

Sava arrivait en courant. Il sauta dans l’auto auprès de Mitzi ; Bicard s’installa dans le tonneau.

va-t-on ? demanda la jeune fille ?

— À Paname ! cria Bicard.

Les événements lui avaient fait oublier tout à fait le docteur Cagliari.

Par malheur l’orientaliste n’avait pas les mêmes raisons d’oublier que l’ex-Roi de Carinthie et se rappelait toujours son client.

Car c’étaient Cagliari et ses deux aides qui avaient motivé le coup de feu de la sentinelle.

Le chapeau de Cagliari avait même été traversé par la balle du soldat. Le docteur n’avait eu aucun mal.

— La Providence m’a préservé, expliqua-t-il à l’officier du Poste. Mais sans mon chapeau, j’étais mort.

— Et ce miracle prouve que le Ciel m’envoie ici pour venger le Droit divin outragé. Conduisez-moi au Conseil de la Couronne.

Aussitôt mis au courant de l’incident, le Maréchal du Palais et le grand Chambellan reçurent Cagliari, Moloch et Baal.

En apprenant la véritable identité du Roi de Carinthie, Bossouzof devint violet. L’indignation l’étouffait.

— Déshonoré !… Je suis déshonoré. Si l’on apprend que j’ai ramené un pareil fantoche, au lieu du Souverain légitime, je vais sombrer dans un océan de ridicule.

— Pas du tout, assura le Docteur ; tâchez seulement de retrouver le nommé Bicard : ménagez-lui un petit tête-à-tête avec moi et ces messieurs, Je vous jure que le nommé Bicard ne compromettra point Votre Excellence.

— Mais le Secrétaire ? demanda le Grand Chambellan ?

Renseignements pris, le Secrétaire venait de partir, en auto, avec la Princesse de Kummelsdorf.

— Ils vont retrouver l’Imposteur, glapit le petit homme avec rage. Si l’opposition vient à savoir cette histoire ridicule, nous devrons quitter le pays.

— Jamais ! hurla Bossouzof. Faites sonner le boute-selle aux casernes des Skipetars, Nous allons nous mettre à leur poursuite.

Il suait, soufflait, s’épongeait, pris d’une activité fiévreuse. En un instant la Police montée fut avertie. Les Gardes à cheval partirent dans toutes les directions. On tira le canon ; on téléphona à tous les postes de la frontière ; ordre fut donné d’arrêter toutes les automobiles et les voyageurs. En même temps, à la gare de Sélakçastyr, on empêchait l’Orient-Express de continuer sa route. Toute la Diplomatie Européenne en fut bouleversée pendant huit jours.

Dans leur auto, Mitzi Sava et Bicard dévoraient les kilomètres sans retourner la tête.

La frontière n’était plus qu’à dix lieues. Les fugitifs commençaient à respirer, quand dans un virage dangereux ils aperçurent des soldats.

Un poste de skipetars barrait la route et leur faisait signe de s’arrêter.

Les chevaux des cavaliers formaient un obstacle impossible à franchir. Sava stoppa afin de parlementer.

— Gagnons du temps, dit la Princesse.

— Je vous laisse causer au sous-off, fit Bicard. Moi je disparais en peinard, dans le tonneau, avec les millions. Dites que vous êtes un gigolo et une poule et que la Politique vous laisse froids.

— Y songez-vous, balbutia Mitzi un peu confuse.

Sava ne demandait pas mieux. Cette promenade d’amoureux lui semblait fort naturelle. Un sous-officier de cavalerie ne trouverait pas singulier cette partie fine en pleine forêt. Les Skipetars étaient habitués aux aventures de ce genre avec les demoiselles de Sélakçastyr, qui adoraient l’uniforme.

Les soldats n’avaient pas d’opinion. Leur profession était l’Obéissance. Ils n’étaient pas forcés d’être intelligents et l’esprit d’initiative leur était interdit tant qu’ils ne possédaient pas de galons.

Au premier coup d’œil, Mitzi s’aperçut que le maréchal des logis, qui la saluait, était prétentieux et galant.

La fine mouche lui adressa un sourire tellement aimable que le jeune militaire se rengorgea.

En Carinthie, comme partout, l’homme à cheval est un séducteur. Le fantassin n’est qu’un bipède. Le cavalier est un gigolo doublé d’une bête. C’est une supériorité et un mérite aux yeux des femmes. Si le militaire est la plus belle conquête du Cheval, la Poule de Luxe est la plus belle espérance du sous-officier de cavalerie.

C’est pourquoi le chef du détachement se mit à paonner devant la Princesse de Kummelsdorf.

L’histoire des États balkaniques est fertile en passions soudaines, inspirées par un bellâtre galonné à une jeune souveraine romanesque. Le sous-officier était fort infatué de ses brandebourgs et se croyait beaucoup plus joli garçon que Sava, qu’il prenait pour le chauffeur de la Princesse.

Fort habilement Mitzi feignit de s’intéresser aux exercices équestres du joli soldat et le complimenta sur sa maîtrise, tandis que, frisant sa moustache et le poing sur la hanche, comme un ténor, le gigolo lui demandait le but de son voyage ?

— Est-il défendu de se promener dans la forêt avec mon secrétaire. Je suis la Princesse de Kummelsdorf.

J’ai parfaitement reconnu Votre Altesse, mais les ordres sont formels. Je suis obligé d’arrêter tous les autos qui viennent de Selakçastyr, et de demander des instructions au maréchal Bossouzof avant de les laisser reprendre la route.

— Monsieur, déclara Mitzi, cette mesure ne saurait concerner une personne de mon rang.

— Que Votre Altesse me pardonne, mais la consigne donnée ne comporte point d’exception.

— C’est de l’arbitraire, fit Sava. Il y a des nuages au ciel. Un orage va éclater. Son Altesse ne peut demeurer ici ?

— Entrez dans la ferme, près de la route. Son Altesse sera à l’abri. Je vais, de mon côté, me rendre immédiatement à Sélakçastyr pour demander des instructions. Son Altesse peut compter sur ma diligence.

— Monsieur le sous-officier, dit Mitzi, je signalerai au Roi, mon cousin, le zèle avec lequel vous accomplissez votre service.

Elle accompagna son éloge d’un tel coup d’œil, que le chef du détachement, entièrement subjugué, partit ventre à terre, dans la direction de la ville, laissant ses hommes garder l’auto.

— Nous voici débarrassés momentanément d’un compromettant imbécile, murmura Mitzi. Fort heureusement ce bellâtre n’a pas découvert Bicard.

Le bruit d’une altercation violente vint la contredire aussitôt.

Le Bouif, n’entendant plus rien, avait soulevé un peu le couvercle de sa cachette.

Il s’était trouvé nez à nez avec le fond de culotte, doublé de cuir, du soldat assis, en sentinelle, sur une des banquettes du véhicule.

Cette vision avait étonné Bicard.

Pour se rendre compte, il avait ouvert davantage le tonneau. Mais comme son geste avait coïncidé avec un mouvement de recul de la sentinelle, cellé-ci était venue s’asseoir dans le vide, précisément sur le visage du fugitif. Ce qui avait fait tout découvrir.

Un homme qui se cache est toujours suspect. Le brigadier des Skipetars, malgré l’absence de son chef, vint personnellement interroger Bicard. Ce dernier répondit en français. Le Brigadier ne comprit rien. Alors Bicard voulut recourir à son fétiche et exhiba le signe de la Main-Noire.

Ce fut une fort mauvaise Idée. Les Skipetars étaient dressés à arrêter tous les citoyens qui portaient cet emblème séditieux. Le Bouif fut donc extrait, sans ménagements, de sa cachette et amené devant Mitzi et Sava.

— C’est un conspirateur dangereux, déclara le brigadier à la Princesse.

Sava essaya de détromper le soldat ; Mitzi joignit ses instances aux siennes, Le brigadier s’entêta.

— C’est une gourde ! conclut Bicard. Chaque fois qu’un militaire veut faire du zèle, c’est rare s’il ne commet pas une gaffe. Tout de même, il faudrait sortir d’ici.

— Comment faire ? dit Mitzi, un peu découragée. Toute cette soldatesque nous surveille.

Les Skipetars avaient attaché leurs chevaux au dehors. Tous les cavaliers étaient installés sur un banc. Ils avaient bourré leurs longues pipes et écoutaient un de leurs camarades qui chantait en s’accompagnant sur la balaïka.

— Un concert, ricana le Bouif. C’est l’harmonie des sergots ou la musique de la garde.

Sava le fit taire d’un geste. Il examinait les alentours. La ferme était isolée au milieu de la forêt. Une porte donnait sur un champ. C’était dans ce champ que les cavaliers avaient laissé les chevaux, attachés à une clôture, sous la surveillance d’un soldat.

L’homme, qui s’ennuyait visiblement, se rapprochait peu à peu de la ferme pour écouter le chanteur.

Au loin des éclairs commençaient déjà à sillonner le ciel, un orage était imminent.

Prétextant le temps menaçant, Sava referma la fenêtre doucement.

— Il faut occuper les soldats, dit-il à mi-voix à Mitzi.

La Princesse fit un signe imperceptible au jeune homme. Ce dernier, négligemment, avait ramassé une corde qui servait à étendre le linge.

Alors Mitzi, prenant la balaïka des mains du chanteur, pinça deux ou trois fois les cordes et commença une ritournelle.

Ravis, les Skipetars applaudirent.

La Princesse avait une voix admirable. Un contralto magnifique dont les notes chaudes impressionnaient les auditeurs.

Elle attaqua la romance populaire carinthienne :

Feuille verte, trois brins de tige ;
Mes parents, mes pauvres parents…

Ses accents sanglotaient comme ceux de le Bohémienne dont elle racontait l’histoire. La feuille morte allant au gré du vent, ou le destin qui la pousse.

Les soldats reprirent le refrain.

Ils chantaient tous à l’unisson, sans bouger. Leurs bottes, repliées sous le banc, montraient la rangée de leurs éperons énormes.

Sava fit à Bicard une grimace, qui voulait dire « Attention ».

Le Bouif riposta en fermant un œil. Ça voulait dire qu’il ouvrait l’autre.

Mitzi avait entamé une Marche héroïque moldo-valaque.

Elle dansait, scandant les mesures par des coups de talons et secouait un tambourin imaginaire. Elle frisait une moustache absente, se cambrait avec des attitudes de sabreur, et chantait en excitant les soldats à l’accompagner.

Il chevauche l’Istriztza
Le capitaine Georgitza…

Puis elle changea de ton brusquement et passa, sans transition, à la ronde tzigane :

Giroflée, dans le pré,
Tu m’as donné ta foi…
Ô petite pomme mignonne…

Elle mimait les paroles de la chanson, souriait, aguichait, tournant sur elle-même et laissant entrevoir par des envolées de jupe imprévues des aperçus captivants.

Les Skipetars roulaient les yeux extasiés. Ils avaient oublié leur consigne et leurs prisonniers. Ils demeuraient médusés et ouvraient des bouches rondes de gendarmes, regardant un feu d’artifice.

Sava profita de cette anesthésie pour lier les éperons des cavaliers les uns aux autres avec sa corde.

— C’est fait ! confia-t-il à Bicard.

— À mon tour ! hurla le Bouif en saisissant la guitare de Mitzi. Messieurs et dames et militaires, je vais avoir l’honneur de compléter cette petite soirée musicale en vous montrant de quelle façon j’en joue un air, sur les motifs « Débine-toi », « Phoque-trotte » et « Manque pas l’Taxi » !

Alors, avec des gestes et des contorsions impayables, il commença à chanter une série de chansons à succès, depuis « la Madelon de la Victoire », jusqu’à « Valentine » et « la Java ». Il cabriolait, tapant des mains sur l’instrument sonore et faisant sauter en l’air son bonnet.

Puis il se mit à imiter les danseurs russes. Il lançait les jambes, par saccades, bondissait en avant, par des détentes imprévues et jetait à terre les bancs et les chaises, au milieu des rires énormes des soldats, qui frappaient dans leurs mains en hurlant.

À la fenêtre, la figure hilare de la sentinelle, préposée à la garde des chevaux, s’écrasait sur les vitres du dehors.

Sava avait disparu. Il s’était glissé dans le pré et, rapidement, il nouait ensemble les rênes des montures ; les embrouillait en écheveau inextricable.

Le jour baissait. L’orage s’avançait de plus en plus. Tout à coup, un roulement de tonnerre ébranla les couches atmosphériques.

— Hep !… fit Sava, au dehors.

— Barrons ! clama Bicard. À la revoyure, messieurs les cognes !

D’un coup de pied il jeta la table par terre et se précipita vers la porte.

Mitzi était loin depuis longtemps.

Les cavaliers se levèrent d’un bond et roulèrent tous ensemble sur le plancher.

Leurs éperons, enchevêtrés par la corde de Sava, venaient de leur jouer ce mauvais tour.

Ce fut un tumulte de cris, des jurons, une confusion de jambes, de bottes et de sabres, une Cacophonie de gendarmes, coagulés tous en tas.

Pendant ce temps, Bicard, sautant sur la sentinelle de l’auto, la faisalt rouler à terre, sous les roues de la voiture, où Sava et Mitzi étaient déjà installés.

Puis bondissant, à son tour, dans son tonneau :

— Mettons-en ! fit-il, allumons !

À ce moment, au tournant de la route, un escadron de Skipetars apparut, escortant une seconde automobile.

— Cagliari !… hurla Bicard. C’est lui, avec Bossouzof et Loin du Ciel. Je suis dans le lac s’il m’a reconnu.

Sava pressa sur l’accélérateur et lança sa voiture, à toute vitesse, sur la route de la frontière.

— Arrêtez… Arrêtez, cria Bossouzof. Ils nous échappent. Au galop, tas d’imbéciles.

Les cavaliers se lancèrent comme un tourbillon à la poursuite de l’auto.

Celle-ci avait pris de l’avance. Cramponné au volant, Sava conduisait comme un as de course. Mitzi, un peu émue, se taisait. Bicard regardait la route.

— Ils arrivent… Ils arrivent ! Le Docteur lève son parapluie. Il m’a vu. Ah le bandit ! Si j’avais sur moi un pétard.

Mais si Bicard n’avait pas de revolver, les cavaliers avaient des carabines.

Des coups de feu isolés se firent entendre.

— Bon Dieu ! cria le Bouif. Tassez-vous, Princesse ! Tassez-vous ! Je crois que ces brutes nous canardent.

À ce moment, l’auto fit une embardée violente. Il fallut tout le sang-froid de Sava pour l’empêcher de se retourner. Un des pneus, frappé d’une balle, venait d’éclater.

On entendit distinctement les hurrahs des Skipetars.

— Nous sommes fumés, déclara Bicard. Ladislas, mon vieux, débine-toi avec la gosse et les millions de la C. G. T. Moi, j’attendrai ici le Docteur et je me laisserai empailler pour gagner du temps. Ça arrêtera la poursuite.

— Jamais de la vie, dit Sava. Nous ne t’abandonnerons pas, Alfred.

— Ce serait une lâcheté, fit Mitzi.

Sava avait poussé l’auto dans un fossé. Des fourrés touffus s’élevaient de chaque côté de la route. Les fugitifs s’y réfugièrent.

Les cavaliers et Bossouzof durent également mettre pied à terre pour continuer leur chasse.

Mitzi connaissait, heureusement, les moindres sentiers de la forêt. Elle s’y était promenée tant de fois avec son chien Flic, qu’elle put guider ses compagnons.

Cinglés par les branches, trébuchant dans les racines, les deux hommes suivaient la jeune fille avec peine.

Tout à coup, l’orage, qui grondait au loin, s’a battit sur eux. Les rafales courbèrent la cime des arbres. Des éclairs les aveuglèrent. Bicard poussa une exclamation. Il venait de heurter du front les planches d’une palissade qui barrait une partie de la forêt. Mitzi s’orienta vite.

— Le Parc d’Aérostation militaire.

— Une saucisse, cria le Bouif.

C’était un ballon captif. Le seul ballon de l’armée carinthienne. On l’employait à la surveillance de la frontière, très proche. Il s’était élevé pour rechercher les fugitifs. L’orage l’avait surpris. Toute l’équipe des aérostiers s’efforçait de le remiser dans son hangar. On le voyait, sur le fond du ciel orageux, descendre, peu à peu, suivant le câble, qui s’enroulait autour de son treuil.

D’un coup d’œil, le prince Ladislas envisagea la situation.

— Il faut nous emparer de ce ballon.

— C’est une idée, dit Bicard… Seulement il y la palissade.

Sava souleva Mitzi comme une plume et la hissa jusqu’au faîte de la clôture. La souple jeune fille s’enleva, à la force des poignets, et sauta à terre de l’autre côté du mur.

— À ton tour, Alfred !… Hop ! du nerf, mon vieux. Qu’est-ce que tu attends pour nous suivre ?

— Une échelle. Ma sacoche me gêne et j’ai peur de perdre mes millions. Je ne suis pas entraîné à faire le zouave comme les jeunes personnes du grand monde.

Le jeune homme avait déjà franchi la crête de la palissade. Il se pencha, attrapa l’ex-Roi de Carinthie par le collet de son manteau et le hissa, bon gré mal gré.

— Ouf ! il était temps, fit le Bouif. Les gendarmes ne sont pas loin.

Étonnés de cette invasion subite, les aérostiers étaient restés interdits.

Il y avait quatre soldats et un officier. Sava n’hésita pas une minute.

— Nous voulons partir dans ce ballon, fit-il.

— C’est impossible.

— Non, capitaine, dit Sava, en sortant de la sacoche de Bicard deux ou trois liasses de billets bleus.

Le chef des aérostiers tiqua un peu :

— C’est un ballon militaire.

— Cela nous est égal. Voulez-vous cinquante mille francs ?

— Monsieur.

— Cent mille ? en billets français ?

— Et ma conscience ?

— Je vous l’achète.

— Elle n’est pas à vendre.

— Deux cents billets.

— Elle est à vous. Montez, Je fermerai les yeux. Je dirai que l’orage est cause de tout.

Les hommes regardaient, sans comprendre.

— Camarades, cria Sava. Cent francs pour vous si vous nous aidez à couper le câble.

Les soldats se précipitèrent.

L’officier aida lui-même Mitzi à s’installer dans la nacelle.

— Le vent va souffler en tempête. Bon voyage, messieurs et dame.

— Pardon, fit tout à coup Bicard, indiquez-nous donc la manœuvre.

— Je l’ignore, fit l’officier. Ça monte, ou ça descend, avec les hommes dans le panier. Moi je reste à terre, pour commander… Oh ! prenez garde, la bourrasque…

— Lâchez tout ! commanda Sava.

— Arrêtez !… clama, au loin, la voix furieuse de Bossouzof.

— Trop tard, gouailla Bicard. Tu peux rester sur l’gazon, nous, nous avons pris l’ascenseur.

Les cavaliers, le Grand Chambellan, Bossouzof, Cagliari et ses deux aides arrivaient, furieux et essoufflés.

Ils avaient perdu beaucoup de temps à contourner la clôture du parc.

— Les voici… Tirez sur le ballon. Ils s’évadent, hurla Cagliari en fureur.

— Les fugitifs, dit l’officier, je suis volé j’aurais dû demander un million, et je les prenais pour des touristes.

Il montra le poing au ballon et déchargea son revolver sur lui.

Heureusement, les oscillations de la nacelle l’empêchèrent de tirer juste.

— Ils ne sont pas encore sortis du pays. Il faut les poursuivre, hurlait Cagliari. On les aura ! On les a !

— Ta gueule ! laissa poliment tomber le Roi de Carinthie, montant au ciel.

l’aérostat, saisi par l’orage, tourbillonnait sans s’élever. Les Coups de vent le rabattaient sur les cimes de la forêt.

— Il faut monter, monter, toujours monter, dit Sava. Jetons du lest. Les sacs de terre sont sur le plancher de la nacelle.

Machinalement, Bicard saisit le premier sac venu et se précipita vers le bord.

— Prenez garde, cria Mitzi.

— Tu parles, murmura Bicard effaré. J’allais faire un beau coup. J’allais jeter par-dessus le bord les millions et la sacoche.

Il resta un moment à se remettre de cette émotion. Le ballon descendit encore.

— Ils tombent, vociféra Bossouzof.

— Ils se dégonflent, ajouta le Docteur.

Le Grand Chambellan suivait avec une jumelle les bonds de l’aérostat.

— Trio de fripouilles ! gueula Bicard, en soulevant un gros sac de lest. Je vous vomis, et je laisse tomber. Gare en bas !… Voilà un colis…

Heureusement pour Cagliari et Bossouzof, le sac n’était pas fermé. Il n’arriva donc point comme un bloc plein et se vida avant de toucher la terre. Cependant, l’enveloppe renversa le chapeau de Cagliari, calotta d’une belle gifle le Maréchal du Palais, pendant que l’avalanche de terre créait, au milieu du gazon, une taupinière instantanée, dans laquelle le Grand Chambellan fut englouti, comme une rave.

Un éclair permit encore aux Skipetars d’apercevoir le ballon qui disparaissait au-dessus des nuages orageux.

Sava avait pris dans ses bras Mitzi, épouvantée par les bonds de l’aérostat.

Au milieu de la fureur des éléments, Bicard, cramponné à la nacelle, semblait l’image de la Jubilation.

— Tu as le sourire, avec un temps pareil ? fit Sava.

— Tu penses, dit l’ex-Roi de Carinthie. J’ai raté Cagliari, mais j’ai pas perdu ma journée ; en

lâchant la Monarchie, j’ai enterré le Protocole.

Chapitre V

Les naufragés de l’air

— La mer ?

— Oui.

— Un horizon d’eau salée ?

— Oui.

— C’est bien une île.

— Une île déserte, Ladislas.

— Passe-moi les jumelles, Alfred ?

— Les voici. On ne voit rien : pas de maison, pas une affiche, pas une gare, pas un clocher. Un joli filon pour faire la Nouba. Où sommes-nous tombés, Ladislas ?

— Alfred, murmura doucement Ladislas, en braquant obstinément sa lorgnette vers un point de l’horizon, je crois que nous sommes descendus dans les jardins du Paradis terrestre.

C’était sur le sommet d’un rocher ; au bord d’une mer toute bleue ; dans un paysage de réclame pour voyage de noces ; deux hommes, à plat ventre sur le sol se réchauffaient aux rayons du grand soleil, et échangeaient leurs impressions, tout en examinant la topographie des alentours.

Ces deux explorateurs portaient le costume pittoresque des Robinsons de ciné-romans.

Déguenillés autant qu’il le fallait pour paraître décoratifs, sans être accusés d’indécence, ils laissaient flotter, à la brise, les lambeaux de leurs vêtements déchiquetés Sans doute, les malheureux avaient dû lutter longtemps contre les éléments déchaînés ; le vent, les vagues et les récifs, avant de parvenir à ce degré de perfection photogénique.

Ils n’avaient conservé sur eux, comme indice de la civilisation, d’où ils sortaient, qu’une jumelle d’approche et un bracelet-montre.

Tout le reste de leur équipement était formé par un assemblage de pièces de toiles et de morceaux d’étoffes disparates et déchirées.

L’un des deux hommes était tête nue ; son compagnon avait garanti son crâne avec un curieux chapeau de joncs tressés. Ils étaient sans chaussures et bras nus. Leur aspect eût sans doute enchanté un peintre de l’école hypernaturaliste, ou une Américaine chercheuse de sensations imprévues. Malheureusement, il n’y avait dans le paysage ni artiste, ni voyageuse romanesque. Il n’y avait, à perte de vue, que de l’eau, des rochers, du sable, quelques massifs d’eucalyptus et de tamaris et un unique palmier en zinc, comme un comptoir de bistro, dont l’aspect déconcertait toutes les prévisions géographiques tellement il était inattendu.

— À quoi reconnais-tu le Paradis Terrestre, Ladislas ? grogna le plus petit des deux hommes ? Vois-tu un Serpent ou un pommier ? un ange ou le Paternel Éternel ?

— Je vois Ève, soupira le jeune Ladislas. Elle est charmante.

— Sans blague ?

— Quelle perfection !… Des lignes harmonieuses et pures. Un corps que j’avais seulement soupçonné… Une anatomie sans un défaut… Ah ! je ne regretterai pas cette expédition.

— Tu pourrais peut-être aussi ne pas profiter tout seul de la lorgnette, Ladislas ? Tu as découvert une Vision et tu te rends compte en peinard. Laisse-moi regarder le Paradis ?

— Y songes-tu ? C’est ma cousine.

— Mitzi ?

Ladislas ne répondit pas, mais il conserva la lorgnette. Alfred, que le soleil éblouissait, se couvrit les yeux d’une main et regarda dans la même direction.

Sans doute ses yeux n’avaient pas besoin de verres grossissants pour distinguer la Princesse, car il poussa une exclamation :

— Quel cinéma ! Une Sirène ! Une noiade ! Une estatue !

La Sirène, la naïade, la statue étaient la Princesse de Kummelsdorf.

Tout en bas de la falaise, au milieu des roches, Mitzi, se croyant à l’abri des regards indiscrets, s’était dépouillée des débris de ses vêtements pour les faire sécher au vent du large.

La distance la faisait ressembler à une mignonne ivoirine galante debout sur un piédestal de rochers. Cette princesse, toute nue, avait l’air d’une évocation mythologique. C’était Aphrodite, issue de la Mer ; une Néréide, une Thétis. En réalité, c’était une jeune personne fort affairée, qui profitait de la solitude pour réparer sa garde-robe.

La garde-robe de Mitzi était l’enveloppe du ballon échoué sur le rivage. La jeune princesse, armée d’une coquille coupante, se taillait dans la soie une sorte de kimono, qui devait la rendre présentable. Elle se hâtait, très absorbée par cette confection pour dames ; sans se douter, le moins du monde, que des spectateurs indiscrets admiraient de loin les perfections de son joli corps.

Le prince Sava et Bicard s’absorbaient si bien dans leur extase qu’ils en oubliaient leur situation de naufragés.

Mais, comme Mitzi, ayant achevé de tailler sa robe, disparaissait derrière les roches, Alfred poussa un long soupir.

— Nous avons eu tort, Ladislas, nous sommes des imprudents. Une Jolie poupée de ce genre-là ne devrait jamais rester seule. Des fois qu’elle serait repérée, dans ce costume, par un singe, un Carnibale ou un Cobaye ?

— Il n’y a pas de cow-boys, de cannibales et de singes sous cette latitude, Bicard.

— Qu’est-ce que tu en sais, Ladislas ? Les îles désertes sont capables de tout. Les îles désertes sont peuplées de Pirates, de Flibustiers, de sauvages, de condamnés politiques ou de singes antropomoches.

— Anthropomorphes.

— Oui, les singes antropomoches ont l’habitude d’enlever les filles pour les soumettre à l’Union libre et compléter leur Polygamie. Les Carnibales ne se contentent pas de cela. Quand ils ont fini la Nouba, ils mettent les Poules à la broche, et les font rôtir avec des marrons, ce qui est une fin déplorable, pour une volaille du grand monde. Vois-tu la Princesse de Kummelsdorf servie, de la sorte, sur un plateau dans un Parquet de Caraïbes ?

— Il n’y a plus de Caraïbes.

— Mais il y a toujours des banquets et des satyres. Les îles désertes ne sont pas sûres, sans cela elles seraient plus fréquentées. Où crois-tu que nous sommes, ici ?

— Je l’ignore, Bicard. Si j’avais les instruments nécessaires pour prendre la hauteur du soleil… un sextant… une boussole… un Atlas ?

— Et l’indicateur des chemins de fer, pour connaître le nom de la station climatérique où nous avons pris un bain de mer, nous serions tout de suite renseignés. Vois-tu quelque chose de nouveau ?

— Non ?

— Alors retournons au campement. La gosse doit avoir la dent.

Les deux hommes s’étaient dressés sur leur observatoire. Aussi loin que leurs regards pouvaient s’étendre, le rivage de la mer, les terres, les taillis, ne révélaient aucune trace de Civilisation.

— C’est un désastre, fit Bicard.

— Non, puisque nous sommes saufs.

— Moi j’appelle un désastre le fait d’avoir cinq millions à dépenser, et de tomber dans un patelin où il n’y a même pas un bistro. À quoi cela me sert-il d’être nouveau riche ?

— Console-toi. Si les cinq millions de la Main Noire avaient été en monnaie d’or, tu aurais été forcé de les jeter par-dessus bord.

— Comme tout le reste, soupira le Bouif. Nos vêtements, nos souliers, jusqu’à mon sceptre que je conservais comme souvenir de mon passage dans la Monarchie… Quel voyage !

En une minute, les deux naufragés venaient de revivre, en pensée, toutes les péripéties de leur évasion.

La nuit avait été terrible.

Emporté par le cyclone, le ballon avait subi les pires dangers. Le feu du ciel, les cimes des montagnes, la pluie, la grêle et, surtout, l’inexpérience des passagers, incapables de la moindre manœuvre utile.

Réduit à l’état le lus lamentable, à moitié dégonflé, sans lest, sans guide-rope, sans instruments, l’aérostat avait fini par s’abattre, comme une loque, sur un rivage battu par les lames d’une mer démontée.

Grâce à son éducation sportive, Sava avait pu arracher Mitzi de la nacelle et transporter la jeune fille hors de l’atteinte des vagues. Bicard l’avait aidé de son mieux.

Les trois naufragés, trempés, lamentables et presque épuisés de fatigue, avaient pu se réfugier, sur la côte, dans une anfractuosité des rochers, où ils avaient attendu le jour.

Ils s’étaient réveillés sous la chaleur réconfortante d’un soleil que Bicard qualifia de tropical, et qu’il attribua à la situation géographique du point de chute au ballon, qui à son avis avait eu lieu sous les Tropiques.

Comme un ballon que l’ouragan entraîne parcourt des étendues considérables, dans un espace de temps fort court, Sava ne discuta pas trop la conclusion de Bicard.

Cependant, l’aspect général du sol et de la végétation environnante ne dénotait pas un climat équatorial.

Le Bouif s’entêta néanmoins.

Selon lui, Ils étaient en Océanie ou au beau milieu de l’Atlantique. Il avait lu dans un livre de sa fille Charlotte la description de l’île déserte de Robinson Crusoé. Or rien n’y manquait, c’était bien ça.

Sava eut beau lui faire observer que toutes les îles sont généralement entourées d’eau, le Bouif, qui savait par cœur des passages entiers de Robinson, finit par impressionner Mitzi, et même Sava, tellement il parlait avec autorité.

Il ne s’inquiétait nullement de l’avenir. Il avait réussi à sauver la sacoche et les millions de la Main Noire. Cela le rendait très philosophe.

— Avec cela, le premier paquebot qui passera à portée de nous nous ramènera à Paname.

— S’il en passe ?

— Il passe toujours des navires devant les îles désertes. On leur fait signe avec un grand feu allumé sur un promontoire, rocheux, ou avec un drapeau au bout d’un mât ; ou bien encore en courant au bord de la mer et en agitant les bras.

— J’aimerais mieux le téléphone, fit Sava.

— Robinson Crusoé n’a jamais employé le téléphone, et cela ne l’a point empêché d’être un as au point de vue de la question des naufrages et de la meilleure façon de les utiliser. La première chose à faire, avant toute espèce de démarche, c’est de construire un radeau avec des planches et d’aller chercher sur le navire les objets indispensables à la vie.

— Nous sommes arrivés en ballon, monsieur Bicard…

— C’est regrettable, assura le Bouif ; parce que le cas n’est pas prévu. Mais en procédant par analogie identique, on parviendra peut-être au même résultat.

La visite du ballon ne procura aux naufragés que la certitude absolue qu’ils se trouvaient dépourvus de tout.

La nacelle du ballon pouvait cependant servir de couchette, en la bourrant de feuilles sèches et de varechs. Mitzi réclama l’enveloppe, pour réparer ses vêtements en lambeaux.

— C’est une excellente idée, fit Sava. Pendant ce temps, Bicard et moi, nous irons en reconnaissance…

— Et au marché, ajouta le Bouif en jetant sur son épaule sa sacoche de millionnaire. Dressez la table, mademoiselle.

On a vu que leur exploration n’avait donné aucun résultat concluant.

Toutefois, lorsque Sava, suivant à la lettre les recommandations de Bicard, vint retrouver sa cousine. Il témoigna à la jeune fille un intérêt tellement rempli d’admiration que la Princesse le remarqua.

— Suis-je à votre goût ? fit-elle. Comment trouvez-vous cette toilette de naufragée ?

— Charmante, très appropriée au cadre. Petite cousine, vous allez être la fée de cette contrée inconnue. Auprès de vous dans une île déserte, la vie à deux sera un enchantement.

La Princesse sourit imperceptiblement.

— La vie à deux ? Mon cousin ? Qu’est donc devenu notre ami Bicard ?

— Bicard m’a chargé de veiller sur vous, Mitzi. Il est allé vaquer aux soins de notre alimentation.

— Il se rend utile, fit la jeune fille.

Le Prince Samovarof la regarda. Pour la première fois de sa vie, Ladislas se sentit inférieur à son titre d’héritier présomptif. Sa naissance, sa distinction, son élégance et son habitude des usages mondains, ne lui donnaient plus toutes les préséances.

Bicard, débrouillard, optimiste, actif, vigilant et expert en tours de mains, comme un braconnier de chasse et de pêche, allait-il avoir l’avantage sur lui ? Le jeune homme éprouva involontairement une inquiétude que la Princesse devina.

— Allons aider M. Bicard, voulez-vous ?

— Oui, allons l’aider, fit le prince.

Il avait saisi avec joie cette occasion de guider Mitzi : la portant dans ses bras, pour traverser les bras de mer, l’aidant à escalader les roches.

Longtemps ils s’attardèrent dans la brousse. Ils parvinrent ainsi sur un plateau sablonneux, pénétrèrent dans un fourré de mimosas et arrivèrent dans une clairière au milieu de laquelle le palmier de l’île étendait ses palmes dépaysées et timides.

Sur le tronc du palmier un écriteau portait cette inscription curieuse :

Île déserte
Propriété particulière.
Interdite à la circulation des autos
et des promeneurs.

— Qu’est-ce que cela veut dire, mon cousin ?

— Ce doit être une idée à Bicard, fit Sava. C’est un homme fort imaginatif.

À ce moment on les héla.

— Le dîner vous attend, monsieur et dame. Le premier service est sonné. Vous n’avez don pas entendu ma trompe ? Venez voir un peu comme c’est pépère ?

Le Bouif, debout sur un tertre, leur adressait des signes multipliés.

— Tout est prêt. Vous allez voir ce que l’on trouve, dans les îles désertes, quand on n’est pas né un dimanche ?

Il chignait de l’œil vers Ladislas, avec un sourire de bonne humeur narquoise, qui agaça le jeune homme.

— Tout le monde n’est pas doué des mêmes aptitudes.

— Naturellement, dit Bicard. Il y en a qui sont dégourdis, et d’autres qui ce rangent dans la catégorie des mollusques que je vais avoir l’avantage de vous offrir.

Mitzi poussa un cri de surprise :

— Quelle dînette ? Où avez-vous trouvé ce festin ?

— Au marché de tout le monde, Princesse. En se baissant, le premier imbécile venu est capable d’en faire autant que moi.

— Non, fit Mitzi, vous êtes trop modeste, monsieur Bicard.

— Comment appelles-tu ce potage et ces coquilles ? demanda Sava.

— Moules à la Plénipotentiaire, hurla Bicard d’une voix de stentor. Dorade à la Lucullus, fruits de saison ; Château-la-Pompe.

Le Bouif annonçait les plats dans une sorte de trompe en métal.

— Quel est cet instrument, Alfred ?

— Un porte-voix, destiné à la manœuvre des navires. Un truc qu’un sous-marin aura perdu en venant visiter l’île. C’est pas rare de rencontrer des vestiges des navigateurs. Celui-ci est peut-être un appareil historique qui dut servir à Christofle colon, à la Pérouse ou à Fiasco de Gama ?

— Étrange, murmura Sava.

— Ballot, ricana le Bouif, la bouche pleine. Pendant que vous vous baladiez tous les deux, dans les sentiers remplis d’ivresse, j’ai fait bien d’autres découvertes. Un œuf, une cigarette, un bout de cigare usagé.

— Ah ! ah !… fit Sava, mais en ce cas…

— Très normal, assura Bicard. Quand un Cyclope ou une Torpedo comme l’Ouragan d’hier soir apporte ici trois voyageurs et un dirigeable inamovible, il peut apporter, par surcroît, un mégot…

— Mais ces bananes ?

— Ça, fit le Bouif, c’est un produit du pays. Ça doit pousser dans un coin de l’île que nous n’avons pas exploré. J’ai ramassé ce régime par terre. Le vent avait dû l’y apporter.

— Avec le prix collé sur une étiquette ?

— Pourquoi pas ? N’as-tu pas vu, aux espositions d’horticulture, des poires qui portaient, naturellement sur leur pelure, la date de leur naissance et le nom de leur propilliétaire ?

— C’est égal… objecta Sava, cette île est bien mystérieuse.

— Chut, fit le Bouif, vous allez rigoler. Regardez.

Il tendait à Mitzi une boîte à poudre munie de sa glace.

— Oh ! fit la Princesse. Monsieur Bicard, mais vous avez pensé à tout.

— J’ai pensé que ça vous ferait plaisir. Une Poule, qui a fait naufrage, a besoin de se refaire la façade.

Mitzi n’avait pas attendu la réponse de Bicard pour commencer à utiliser sa trouvaille.

Mais Sava était devenu nerveux.

— Tu ne vas pas encore expliquer ta découverte par une nouvelle théorie sur les tornades et les cyclones.

— Non, fit Bicard. Il suffit seulement de regarder d’où vient la direction des vents à l’Élysée.

— Vents alizés, s. v. p.

— Pour se rendre compte que les dirigeables et les aéroplanes passent fatalement au-dessus de l’île. C’est une épave de l’ambiance asmosphérique. Une voyageuse qui aura laissé tomber son nécessaire de ravalement.

— Bicard, ton imagination t’empêche de raisonner. Nous ne sommes pas dans une île de Robinsons.

— Alors, où sommes-nous ? Ladislas.

— Nous finirons bien par le savoir.

— Et nous crèverons de faim en cherchant le nom d’un patelin qui n’existe pas sur les Atlas. Moi, j’appellerai tout ça : L’île Mitzi.

— Merci, Bicard, fit la jeune fille.

— J’organiserais tout de suite la colonie. Je serais le Gouverneur de l’île… La Princesse serait la Gouvernante…

— Et moi je serais le Gouverné, conclut Sava.

— Faut être juste, expliqua le Bouif. Tu as toutes les qualités pour ça. En pays civilisé, Monarchie, République ou Dictature ; t’as le physique d’un gigolo, et les capacités qui lui permettent de surclasser ses contemporains par son inaptitude héréditaire.

Ici, dans une île déserte, la main-d’œuvre a la priorité. La main-d’œuvre et l’espérience du système D.

— Tu es bien gentil.

— Ladislas, expliqua gravement Bicard, je ne dis pas cela pour te mettre en minorité, mais pour trouver des coquillages comestibles, reconnaître des champignons alimentaires, savoir prendre un lapin au collet et pêcher une dorade avec une épingle au bout d’un fil, t’as encore besoin de prendre des leçons.

— C’est vrai, opina la Princesse de Kummelsdorf.

— Tu vois, fit Bicard en souriant. Je ne suis pas le seul à me rendre compte. Toi, tu es le rouage décoratif. Moi, je représente le Moteur. Le moteur, dans les îles désertes, c’est celui qui connaît les usages locaux et la façon de s’en servir. Grâce à mon espérience des îles désertes, nous serons ici comme des coqs en plâtre, nourris, logés, blanchis, sans loyers ni contributions. Nous coloniserons la contrée et nous cultiverons les terrains arabes.

— Avec quoi ? interrompit Sava. Le terrain arable ne se remue pas en soufflant dessus.

Mais l’inaltérable confiance du Bouif ne se démontait point facilement.

— Sommes-nous des naufragés ? Oui ou non ? Sommes-nous des Robinsons Crusoé.

— Nous en avons l’air, murmura Mitzi.

— En ce cas, pourquoi serions-nous exempts des privilèges réservés à la caste des naufragés. Les naufragés rencontrent toujours sur le rivage de la mer une caisse avec des outils providentiels. Sans ça, ce ne serait plus des Robinsons.

— Évidemment, fit Mitzi.

— Cause toujours, Alfred, dit Sava.

— Tu rigoles, cria Bicard, indigné. Qu’est-ce que tu paries que je reviens ici avec une charrue, une bêche ou un fusil ? Tous les outils nécessaires à l’établissement d’une Colonie ?

— Je ne dis pas non, ne te fâche pas, mon vieux Bicard, D’ailleurs, tu peux toujours essayer ? Rien ne t’empêche de commencer tes recherches.

Le Bouif haussa tellement les épaules que la sacoche, qu’il portait en bandoulière, se décrocha et glissa à terre.

— je vais te confondre, Ladislas. Tiens, garde la Princesse et les Millions de la Communauté, moi, je pars à la découverte.

— Rapportez encore des moules et des crevettes, cria Mitzi. Pensez à nous, monsieur Bicard.

Le Bouif eut un sourire supérieur. Enfin, Mitzi l’appréciait à sa valeur. Il avait été remarqué. Les yeux et l’attitude de Mitzi lui avaient fait clairement comprendre qu’il était devenu l’homme indispensable de la petite colonie. La jolie fille l’écoutant, l’approuvait. Il sentait que les rapports journaliers allaient encore resserrer davantage le contact. De fantoche de Roi, il devenait le Maître de la situation. Il allait donner à Mitzi le confort, le nid douillet, un tas de petites douceurs d’un prix inestimable, et dont la jeune fille lui saurait gré. Quelle vie romanesque dans cette île fortunée ; au milieu de cette nature pleine de poésie et de soleil.

Le Bouif devenait lyrique. Il s’attendrissait, cherchait des rimes et des coquillages, remerciait la mer bleue, empêchant les visites étrangères et gênantes.

Grâce à l’océan, il garderait Mitzi pour lui seul. Il avait oublié la présence de Ladislas.

Il avait oublié aussi un récipient pour rapporter ses mollusques. Rapidement, il revint sur ses pas, regrimpa sur le plateau et parvint au bois des tamaris. Doucement, il s’approcha, sous les branches.

— Voici des fleurs, disait Sava.

Le Bouif demeura stupéfait. Le Prince était assis sur la sacoche de Bicard et tenait Mitzi entre ses bras.

La jeune fille le regardait, sans dire un mot.

Le prince lui avait apporté une gerbe de mimosas. Et sans doute la petite Princesse avait trouvé cette attention supérieure au souper de Bicard, car elle adressait au jeune homme un sourire que le Gouverneur de l’île déserte lui envia.

Et Sava approchait ses lèvres si près des lèvres de Mitzi, que Bicard éprouva au cœur un lancement imprévu.

Le festin d’amour était encore pour Ladislas. Le Bouif n’avait apporté que les moules. Le Prince avait cueilli les fleurs.

Le bruit d’un baiser le fit reculer doucement. Il ferma les yeux. Il ne voulait pas voir l’étreinte. Mitzi lui rappelait toujours Mlle Coqueluche : l’infidèle Kiki.

Les mimosas lui remirent en mémoire le bouquet abîmé chez le coiffeur.

— Moi aussi j’avais apporté des fleurs, murmura-t-il.

Alors, comme Kiki, absente, ne répondait point, et comme Mitzi restait muette, sous l’étreinte photogénique de Ladislas, le Bouif s’éloigna, à reculons, et reprit ses recherches interrompues.

Tout en explorant le rivage et les rochers garnis de coquilles bivalves, il murmurait des mots confus. Abnégation… Sacrifice… Holocauste… Supplice de Cancale, etc., etc. Le pauvre homme se consolait, de son mieux, en philosophant parmi les huîres. En somme, il venait de surprendre un secret que les diplomates dé Carinthie auraient payé cher : un secret qui eût empêché la Révolution. Bicard, qui se sentait une âme de Plénipotentiaire, édifiait déjà un système d’alliances entre les partis politiques, qui eût été fort habile en tout autre lieu qu’une île déserte.

Un choc brusque le ramena à la réalité des événements. Il venait de trébucher sur une caisse ; une caisse oblongue, échouée sur le rivage et à moitié enfouie dans le sable, comme toutes les épaves à l’usage des naufragés classiques.

Malgré sa confiance en lui-même, Bicard éprouva un saisissement. Cette obstination du hasard était vraiment miraculeuse. Tout se passait, dans la réalité des choses, comme dans l’histoire de Robinson.

Le couvercle de la caisse ne possédait ni serrure ni cadenas. Bicard le souleva sans efforts. La caisse contenait des armes, des lances, des sagaies, des casse-têtes, des sabres et de vieux fusils à piston et à capsules. Tout un bric-à-brac offensif, un peu rouillé : une armurerie démodée, bonne, tout au plus à armer des Pompiers, des sauvages et des Têtes-à-l’huile.

Le Bouif n’eut pas une minute d’hésitation. Tout cela provenait d’un navire jeté à la côte par l’ouragan qui les avait emportés eux-mêmes. Prenant un fusil et un sabre briquet, Bicard s’équipa en garde champêtre et partit explorer la côte.

Sur le plateau, dans le bois de tamaris, Mitzi et Sava attendaient. La jeune fille était un peu songeuse. Bicard tardait à revenir. Sava calmait son inquiétude. Le jeune homme ne trouvait pas le temps long.

Tout en occupant le Présent de la plus agréable façon, les deux jeunes gens parlaient du Passé et de l’Avenir. La Princesse songeait à la Carinthie. N’étaient-ils point partis avec trop de hâte et sans réfléchir ? Quels événements s’étaient déroulés à Selakçastyr depuis leur départ ? Sava se reprochait, un peu, d’avoir déserté la Cause. Mitzi l’encourageait à ne plus refuser la couronne.

— Reverrons-nous jamais la Carinthie, petite cousine ?

— Il faut l’espérer, Majesté.

— Princesse, fit Sava, en souriant, nous sommes sur un terrain peu propice pour bâtir des châteaux balkaniques. Que nous importe la politique. Songeons que nous sommes peut-être destinés à renouveler l’aventure de nos premiers parents. Vous êtes Ève et je suis le Premier Homme.

— Et que faites-vous de votre ami Alfred ?

— L’Ange Gardien, affirma le jeune homme. Ce rôle contemplatif et tutélaire convient très bien à Bicard.

Un cri de surprise échappa à Mitzi.

L’Ange Bicard, armé jusqu’aux dents, tenant sous les bras un Arsenal, congestionné, suant comme une gargoulette, venait d’apparaître devant eux.

— Que se passe-t-il ? demanda Sava. L’île déserte est-elle habitée ?

— Et comment ! souffla Bicard : Messieurs et Dames, je vous annonce Les Carnibales.

Chapitre VI

Les Robinsons du Cinéma

— Doucement, commanda à mi-voix le général Le Bouif à son escouade… Suivez-moi bien.

— Nous te suivons, Alfred.

Toute l’escouade : Mitzi, Sava et Bicard, était à plat ventre sur la crête d’une falaise qui surplombait le rivage. Ils avaient, avec eux, tous les fusils de la caisse d’armes.

Le Bouif mit un doigt sur ses lèvres.

— L’essentiel, dans une embuscade, c’est de surprendre et de ne pas être surpris. Si nous surprenons les Carnibales, ils seront frappés de terreur punique… Si c’est les Carnibales qui nous découvrent, c’est nous qu’on mettra en salmis.

— Quelle horreur ! gémit la Princesse de Kummelsdorf.

— En salmis, ou à la broche, ou en daube, ou en pâtés de foie, j’ai pas d’opinions arrêtées, continua le Bouif, froidement. Je crois pourtant, d’après ce que j’ai vu, qu’ils mettent les Jeunes filles sur le gril… C’est une situation moins équivoque.

— Cousine, murmura Sava à l’oreille de Mitzi, tant que j’aurai dans les veines un goutte de sang, vous ne subirez point cette ignominie.

— Promettez-moi de me tuer avant. N’est-ce pas ?

— Silence dans les rangs, fit Bicard. Les ceusses qui se tuent ne vivent pas vieux. Nous ne sommes pas encore des vaincus, puisque c’est nous qui attaquons. J’ai idée qu’en disposant les fusils de façon ingénieuse, derrière les rochers, on pourra bluffer les Carnibales qui ont l’air de ballots de premier choix… Reposons-nous, pour tenir conseil. Avant d’attaquer les Sauvages, Robinson Crusoé avait pris des dispositions estratégiques.

— D’abord, demanda le Prince, es-tu sûr d’avoir vu des anthropophages ?

— Je n’ai pas l’habitude de mettre en boîte les Copains riposta le Bouif indigné. Est-ce que j’ai fait du boniment quand j’ai trouvé une caisse de flingots ? Une caisse envoyée, en colis postal, par la Providence des Robinsons ? Tout ce qui arrive est prévu et je n’ai eu qu’à suivre, à la lettre, les instructions du parfait naufragé des îles désertes pour découvrir, sur le sable, des traces de pas exotiques représentées par ce soulier Louis XV.

— Il sortit de sa ceinture une mignonne chaussure découverte.

Mitzi n’eut pas besoin de prendre une loupe pour identifier cette épave.

— Une Parisienne ici ?

— Ce n’est pas une Parigote. C’est une volaille d’un autre genre avec un anneau dans le nez et des pendentifs aux oreilles. Rien qu’en l’apercevant, de loin, j’ai de suite reconnu une négresse. Une négresse sauvage, rhédibitoire et comestible, que j’ai pourchassée vingt minutes avant de pouvoir lui causer.

— Que lui as-tu dit ?

— Rien. Je n’ai pas eu le temps, parce qu’au tournant de la grande falaise j’ai vu une bande de Carnibales qui se sont associés à ma poursuite, en hurlant un tas de noms d’oiseaux, qui devaient être l’état civil de la Poule.

— La malheureuse, Murmura Mitzi.

— Naturellement, j’ai pas attendu le résultat du Derby. J’ai pris tous les flingues que j’ai pu et je suis venu vous prévenir. Les Sauvages n’ont que des armes blanches, comme tous les nègres. La supériorité de l’armement nous donnera de suite l’avantage. Il n’y aura qu’à se montrer pour cela.

— Sans cartouches, ricana le jeune homme ?

— Personne ne le sait, fit Bicard. C’est ce qui fait notre force morale… La force morale est la Tlactique qui gagne toutes les batailles estratégiques.

— Vous en êtes sûr ? s’enquit la Princesse.

— Sûr comme j’étais sûr de rencontrer sur le sable l’armement providentiel, qui constitue notre sauvegarde. D’ailleurs Mademoiselle n’aura pas besoin de se montrer. Elle restera derrière les rochers et représentera la Réserve.

— J’aurai trop peur.

— Non, expliqua le Bouif : l’opération n’offre aucun danger. Dès que les Carnibales m’apercevront, ils courront tous vers leurs pirogues et se débineront comme des lapins.

— En vérité ?

— Oui… Ensuite la jeune personne culinaire se percipitera à ma rencontre, se prosternera à plat ventre devant moi et prendra mon pied entre ses mains pour se le poser sur la tête.

— Dans quel but ?

— C’est l’usage, précisa Bicard. D’ailleurs vous allez voir si je mens. Marchons !

L’escouade continua sa route en se dissimulant dans les végétations environnantes.

Pour plus de sûreté, en cas de retraite, le Bouif avait conservé la sacoche des millions en sautoir. C’était le trésor de l’Armée blanche.

L’Armée noire était encore invisible.

Cependant, à mesure que le Corps expéditionnaire s’approchait de plus en plus d’une sorte de calanque dominée par des roches escarpées, un concert de tams-tams et trompes sauvages commença à devenir distinct.

— Le Jazz, fit le prince. Les Cannibales sont à la page.

— C’est le Hupa-Hupa, précisa le Bouif ; la danse devant le buffet avant de rôtir la Volaille.

— Oh… C’est horrible ! gémit tout à coup Mitzi. Vous aviez raison monsieur Bicard.

Très pâle, elle désignait du doigt, sur le rivage, un groupe d’hommes noirs, aux cheveux crépus, bariolés de tatouages, hérissés de plumes, ornés d’anneaux dans le nez et dans les oreilles, l’air féroce, horribles à voir. Ces sauvages dansaient un pas démoniaque autour d’un bûcher circulaire sur lequel une belle négresse, entièrement nue, et carottée au poteau central, implorait la pitié du ciel avec des attitudes extrêmement académiques.

— Hum… Hum… grogna Sava. Voici une mise en scène bien moderne.

La victime se débattait de telle sorte que les Rôtisseurs avaient beaucoup de mal à se préserver des coups de pied de la Gallinacée récalcitrante.

— Comme elle se débat, fit Mitzi.

— Trop… dit le sceptique Ladislas.

À ce moment une voix décuplée, retentissante, sembla sortir des rochers et hurla des paroles confuses.

— Tiens… Tiens, ricana Ladislas : un cannibale parle français.

— Une exclamation angoissée de Mitzi le fit s’intéresser au spectacle.

La victime avait brisé ses liens et s’enfuyait éperdument. La troupe forcenée la poursuivait en gambadant et en donnant des signes exagérés de fureur, Levant sa massue emplumée, un gigantesque gaillard allait atteindre la malheureuse lorsqu’un cri terrible, venant du Ciel, l’arrêta net.

— Fripouille ! hurlait, dans son porte-voix, Robinson-Crusoé-Bicard. Haut les mains !… Haut les mains ! ou je te brûle.

Le Bouif, superbe d’indignation, venait de bondir en bas de son observatoire et menaçait de son fusil le cannibale sanguinaire.

Tous les anthropophages s’étaient arrêtés comme un seul homme. Quand au sauvage menacé par Bicard, il paraissait tellement ahuri que Sava sortit de sa cachette pour s’esclaffer à son aise.

Étonnée Mitzi ne savait plus que penser.

Seul Robinson continuait à jouer son rôle. Appuyé sur son fusil, il attendait l’hommage rituel de la Victime sauvée par lui.

Mais la Poule, échappée à la lèche-frite, ne songeait pas du tout à se prosterner devant Bicard. Elle paraissait, au contraire, devenir de plus en plus furieuse. Si bien qu’au lieu de prendre le pied de Bicard et de se le placer sur sa tête ; ce fut elle qui plaça sa main sur la figure de son sauveur. Robinson venait d’être giflé par Vendredi.

— Idiot ! hurlait la belle fille. Que vient faire ici ce paquet de nouilles ? Sortez-moi ça, vous autres.

— À grands coups de souliers dans les fesses ! clamait, de son côté, une sorte de négrier blanc. trapu, court sur pattes comme un carlin, dont il possédait, du reste, la physionomie maussade et l’aboiement désagréable. Avez-vous entendu, tas de brutes ?

— Oui, monsieur Clairville, firent les Cannibales obéissants.

Le Bouif était tellement surpris de ce dénouement imprévu qu’il ne songeait même pas à se défendre.

Heureusement Sava et Mitzi s’interposèrent à leur tour.

Et ce fut alors les nègres et le Négrier qui s’étonnèrent.

— Qui vous a permis de vous installer dans cette île, vociférait l’homme blanc ? N’avez-vous pas lu l’écriteau ? « Île déserte interdite aux promeneurs » ?

— Nous sommes des Naufragés, fit Bicard.

— Quoi ? cria le Négrier, brutalement. Naufragés ? Vous ? de quel bateau ?

Sava et Mitzi durent parlementer longtemps avant de convaincre le grossier individu qu’ils étaient tombés du ciel.

— D’un ballon inamovible emporté par une torpédo, compléta le Bouif. L’aérostat est encore là-bas pour prouver que nous ne mentons pas.

Cette fois les Cannibales prirent leurs jambes à leur cou afin de pouvoir se rendre compte.

Le Négrier avait fait signe à deux employés et à un nègre blanc, d’un aspect timide et effaré, qui s’empressa d’accourir à l’ordre.

— Monsieur, dit-il à Bicard. Voici le nommé Mirontin, cinéaste, qui a écrit le scénario de la superproduction Zizi Pampas, ou la Pucelle des Forêts Vierges.

— Dont vous avez gâté le plus bel épisode, continua-t-il. Voici M. Morel, mon assistant ; M. Poitou, opérateur, et voici Mlle Ethel Kirby, notre Star, qui joue le rôle de Zizi Pampas, l’héroiïne de mon super-film.

— Ah çà, demanda Bicard étonné, vous n’êtes donc pas une négresse alimentaire ?

Zizi Pampas haussa ses belles épaules nues.

— Pour qui me prenez-vous, mon bonhomme ? Et de quel pays sortez vous ?

— De Carinthie, fit Bicard. Avant-hier j’étais Roi de cette nation. Voici Ladislas, mon héritier présomptif, et la Princesse Mitzi de Kummelsdorf, Grande-Duchesse.

Un peu impressionnée par cette énumération, Mlle Kirby s’inclina.

— Voici M. Clairvil, metteur en scène de la grande maison d’édition Rigobert, qui s’est rendu propriétaire de cette île pour y tourner ses plein air.

— Du Cinéma ? fit Bicard… Nous sommes les Robinsons du Cinéma ?

— Ceci explique beaucoup de choses, dit Sava.

— En réalité, ou sommes-nous ? demanda Mitzi.

— Dans l’île du Levant, dans la rade d’Hyères, sur les bords de la Côte d’azur. Si vous aviez contourné l’île, plus au Nord, vous auriez aperçu les Maures, le Lavandou et la côte avec ses villas.

— Mais cette caisse pleine de fusils ?

— Comment ? hurla Clairvil. Vous avez emprunté, sans autorisation, ces accessoires de la Figuratlon ?

— Mais…

— Et ce porte-voix d’assistant, encore ? Ah çà, monsieur Machin…

— Bicard, dit Le Bouif, ancien ministre, ancien bistro, ancien monarque balkanique.

— Je m’en fous ! déclara poliment le Négrier. Je ne connais en vous qu’un malaladroit qui m’a gâché plus de deux cents mètres de pellicule. Savez-vous ce que ça vaut, la pellicule ?

— Je m’en fous, déclara Bicard avec le même accent de dédain. Je suis au-dessus de toutes les pellicules. Je peux payer. J’ai cinq millions en billets de banque.

— Où gouailla Clairvil ?

— Dans cette sacoche, ft Bicard. Avez-vous la monnaie à me rendre ?

Il avait ouvert la sacoche. Clairvil y jeta un regard rapide. Aussitôt sa figure revêche s’adoucit. Sa superbe se dégonfla et il devint d’une telle platitude que les naufragés en demeurèrent stupéfaits.

Car ni Bicard, ni Sava ni Mitzi ne connaissaient encore le mimétisme de certains metteurs en scène de cinéma.

Clairvil était un des plus rares spécimens de cette catégorie d’industriels ou l’on compte quelques hommes de talent pour une foule grandiose de remarquables incompétences.

Clairvil était, parmi les incompétents, un des plus considérables de la coterie. Il faisait d’ailleurs sa publicité lui-même et criait tellement haut qu’il était un homme de génie que les naïfs, à force de l’entendre, finissaient par le croire sur parole, Il faisait illusion par son impudence et impressionnait même les courriéristes de cinéma qui l’encensaient et publiaient dans leurs colonnes toutes les louanges que ce charlatan se décernait à lui-même.

De la sorte, ce Négrier photographe était, à force de platitudes et de petites infamies, parvenu à une notoriété photogénique. Ce sous-cabotin sans talent avait obtenu un grand commandement et même une certaine influence chez quelques Éditeurs français.

Les Éditeurs français sont des honorables Commerçants, qui respectent le Bluff, sous toutes ses manifestations extérieures. Clairvil était le Bluff incarné. Son assurance et sa grossièreté avaient impressionné la grande maison Rigobert, bien plus que le talent et la modestie. Il était ainsi parvenu au grade de metteur en scène, animateur, créateur, mystificateur et révélateur imprévu des chefs-d’œuvre de la littérature française, qu’il accommodait à des sauces cinématographiques fort curieuses.

Car Clairvil s’imaginait, comme beaucoup d’autres de ses pareils, que l’extériorisation photographique d’un roman exige un talent beaucoup plus considérable que celui du romancier lui-même. Simplement, naturellement, sans savoir comment, Clairvil prenait, insensiblement la place de l’écrivain. Il devenait tour à tour Balzac, Dumas, Victor Hugo, Lamartine ou Mme de Sévigné. À lui seul il représentait deux ou trois siècles de pensée : et cela ne le gênait point pour écrire, sur les écrans, des textes de sa composition, remplis de proses géniales et de fautes de français bien personnelles que le public attribuait, d’ailleurs, au Cinéaste.

Le Cinéaste Mirontin était le paria de Clairvil, l’esclave de cette Brute importante et autoritaire, qui ne parlait qu’avec le dédain ou l’injure à la bouche afin d’affirmer de la sorte sa supériorité incontestable.

Mirontin avait l’infortune d’avoir du talent et d’être pauvre. Ces deux défauts semblaient à Clairvil des tares physiques et morales dignes de mépris. Et comme il possédait l’aspect et la conformation extérieure et morale d’un bull-dogue, il aboyait à tout propos contre l’infortuné Mirontin et le rendait responsable de toutes ses sotises et de toutes ses bévues.

Mirontin baissait les épaules, encaissait les injures et les sarcasmes, soupirait et allait, timidement, toucher les quelques sous que Clairvil lui abandonnait, comme un os, sur les capitaux considérables des affaires où il tripatouillait royalement.

Mais en revanche de ces aumônes, quel mépris pour intellectuel. Mirontin voulait-il risquer une timide observation, Clairvil se bouchait les oreilles, ouvertement, frappait du pied et couvrait la voix du cinéaste en hurlant dans son porte-voix des commandements de Pirate :

— Qu’on ne me dérange pas… je travaille. Qu’on me fiche la paix, je compose. Et avec des gestes fous, il allait et venait devant la Galerie des Ilotes terrorisées, affectant de se tenir le crâne, à deux mains, pour empêcher, sans doute, les idées géniales, qui bouillonnaient à l’intérieur, de faire éclater le cratère.

Ce charlatanisme était d’ailleurs fort rémunéré. Clairvil était un trafiquant, un arriviste, un mercanti, un véritable profiteur. Il représentait la Matière Brute qui a dominé l’Esprit. La brutalité faisait sa force. Il commandait à tout le monde et n’obéissait qu’à Mlle Ethel Kirby, sa concubine.

Ethel Kirby incarnait la Rosserie dominatrice de la Brutalité. Un vieux dicton prétend que les araignées dévorent les punaises. Kirby était une araignée de première grandeur qui maniait Clairvil comme un puceron et le menait avec une maestria de dompteuse.

En présence de Kirby, le metteur en scène perdait toute sa méchanceté et devenait un déférent. Il ressemblait à un taureau mené, par une bergère, avec un anneau dans le nez. Cette vue causait une grande joie intérieure aux subalternes. Une scène de Kirby à Clairvil faisait la jubilation du Personnel, qui en parlait pendant huit jours.

Pourtant les nègres n’ignoraient pas que la fureur du négrier se retournerait contre eux ; lorsque la Star ne serait plus là. Chaque querelle avec la grincheuse étoile rendait le metteur en scène plus despotique. Seulement comme l’humeur de Clairvil reflétait extérieurement le dépit qu’il ressentait en lui-même, les nègres se félicitaient d’être rudoyés. C’était signe que le Boss avait étrenné dans les grands prix.

Une deuxième force naturelle forçait également Clairvil à s’incliner. C’était l’argent.

Sa soumission et sa platitude envers les riches rivalisaient avec son orgueil et sa jactance avec les humbles.

La vue des millions de Bicard lui fit donc exécuter un de ces demi-tours complets, dont il possédait à fond la théorie et la pratique.

— Mirontin et les autres, dit-il, venez donc ici et regardez. Comment trouvez-vous cette jeune dame et ses deux compagnons ?

— Zizi-Pampas leva les yeux et braqua son face à main sur le kimono de Mitzi.

— Mal habillée, ft-elle.

— C’est tout à fait épatant d’entendre une négresse, avec un collier de noix de coco et une plume dans le nez, parler de la Mode de cette façon, grogna Bicard.

Clairvil eut un sourire indulgent.

— C’est une femme, dit-il doucement. L’avis des femmes ne compte pas. Je m’adresse à ces Messieurs, à l’auteur, l’homme d’esprit. Comment trouvez-vous ces naufragés ?

Mirontin n’osa prendre parti.

— Euh ?… fit-il faiblement. Je…

— Vous n’y connaissez rien, reprit avec force Clairvil… Ces gens-là sont photogéniques !

— Sans blague ? dit Bicard ?

— Parfaitement, affirma Clairvil, sans remarquer le sourire de dédain de Zizi-Pampas, la Star. Je prétends m’y connaître, n’est-ce pas ? Cette jeune fille est photogénique ; ce jeune homme est très photogénique et vous, monsieur Bicard, vous êtes excessivement photogénique.

Clairvil s’attendait à de l’étonnement, mais le Bouif ne sourcilla point.

— Parbleu, dit-il simplement. On m’a déjà dit cela, monsieur. Vous n’êtes pas le premier ballot qui m’a découvert cette aptitude.

— Ah ? qui donc ?

— Mon épouse, Ugénie Bicard, qui fait du ciné à Los-Angeles, ma fille Charlotte qui est une estar, et ma Poule qui est une étoile photogénique.

C’était la première fois que le Bouif parlait de sa famille avec un tel abandon devant Sava et Mitzi.

Mais le Bouif se sentait sur le point de devenir un autre homme. Un horizon nouveau allait s’ouvrir devant lui. Clairvil, d’ailleurs, se hâta de lui en donner l’assurance.

— Monsieur, dit-il en pesant ses mots, puisque vous connaissez voire valeur personnelle, il serait bien regrettable de gaspiller de pareilles aptitudes. Vous êtes tous de futurs as de cinéma.

— Vraiment, s’écria Mitzi avec joie ?

Une femme, naufragée ou princesse ne résiste jamais à l’attrait de se faire admirer sur un écran. Le cinéma, comme le Fruit défendu, ne connaît point d’indifférentes.

Sava lui-même paraissait enchanté.

La perspective de tourner avec Mitzi le ravissait. Le jeune homme devenait de plus en plus épris de la jeune fille.

Et puis l’indécision de l’avenir commençait à inquiéter Sava. L’insouciant viveur n’existait plus. Depuis que Sava connaissait Mitzi, Ladislas avait peur de la Pauvreté. Prince déchu, roi sans royaume, il craignait de n’offrir à Mitzi qu’une existence pleine de privations ; le cinéma, c’était encore du roman, des aventures, et aussi, des appointements, qui empêcheraient la Princesse de connaître les mauvais jours.

Seule Zizi-Pampas commençait à trouver que Clairvil s’emballait un peu vite.

— Tu vas fort, dit-elle à l’oreille du metteur en scène. Pourquoi t’emballes-tu sur ces gens-là ? Ils n’ont peut-être aucune aptitude ?

— Ils ont cinq millions, dit Clairvil. Cinq millions de capital dans notre poche peuvent fonder une Firme admirable : les Films Clairvil and Co limited… Clairvil pour le succès et les bénéfices et Limited pour le Bailleur de fonds. As-tu saisi ?

— C’est peut-être de la filouterie ?

— as de gros mots. L’art est au-dessus des contingences vulgaires. Laisse-moi agir, c’est pour la Cause.

Un quart d’heure plus tard, les Cannibales, les Naufragés, la Négresse, le Négrier, le Cinéaste, les Assistants et le Metteur en scène soupaient joyeusement et sablaient le champagne sur les rochers de l’île déserte.

Ce repas photogénique était tout à fait pittoresque.

Au dessert, Sava et Bicard racontèrent toutes les péripéties de la Révolution carinthienne.

— Quel film historique nous allons faire avec cela, mes enfants, affirma Clairvil. Je suis sûr d’une exclusivité. L’histoire tournée par les personnages eux-mêmes. Quel tabac ! Avec un million de publicité, je prévois un milliard de bénéfices.

Mirontin, très timidement, esquissa un commencement de scénario. Clairvil lui coupa son inspiration.

— Pas de boniments littéraires, mon ami. Vous barbez Sa Majesté. N’écoutez pas cet Idiot et allons causer d’affaires, Sire.

Les cinq millions du Bouif Errant venaient de remettre le Roi de Carinthie sur le Trône.

Tandis que Clairvil et Bicard s’éloignaient, le Prince Ladislas se pencha vers la Princesse de Kummelsdorf.

— Mitzi, dit-il très bas, voici Nos Altesses engagées dans une Aventure de fortune, qui nous éloigne de la Politique. Regrettez-vous le palais de Selakçastyr, Princesse ?

— Non, fit doucement la jeune fille, mais je regretterai notre Île déserte.

Derrière les roches on entendit la voix de Clairvil :

— Nous partons dès demain pour Paris, Majesté. L’affaire sera vite sur pied. À compter d’aujourd’hui vous êtes Mon Associé… Firme Grandiose !… Société d’éditions Clairvil, sous le patronage de la Maison Royale de Carinthie. Une affiche plus forte que la Paramount. Nous allons tout flanquer par terre.

Les Cannibales écoutaient.

— Penses-tu que c’est un vrai Roi ? fit l’un d’eux en regardant Bicard.

— Je ne sais pas au juste, fit son voisin. Mais c’est incontestablement une Poire.

— Messieurs et Dames, claironnait le Négrier dans son porte-voix. Je vous présente le nouveau Commanditaire de la Maison. Grâce à lui et grâce à moi, Nous allons faire de grandes choses.

Bicard ne répondit rien. Il était hypnotisé par l’aspect d’une nappe blanche sur laquelle Ethel Kirby disposait des coupes de champagne.

Il poussa du coude la belle artiste.

— Je vais vous montrer ce que je sais faire… Un truc…

— Une maladresse ! Cria Sava. Prends garde, Alfred… Oh !…

L’avertissement arrivait trop tard. Bicard avait déjà tiré la nappe et raté le tour de Bussolini. Tous les verres et leur contenu étaient déjà sur le sable et dans les rochers du rivage.

— imbécile ! glapit Ethel Kirby.

— C’est votre pied qui est cause de tout, tenta d’expliquer le Bouif. Si vous n’aviez pas retenu la nappe ?

Les cannibales, pris de fou rire, n’écoutaient plus l’orateur Clairvil qui continuait à beugler en montrant son associé :

— C’est un As ! C’est une Intelligence ! C’est Un Habile ! C’est un gaillard qui va flanquer tout

par terre !

Chapitre VII

Les millions de la Main Noire

— Escroquerie, abus de confiance, malhonnêteté, procédés de bandit, les termes sont impuissants, monsieur le Commissaire. Je suis une victime de ma Philanthropie. L’art la passion que je professe pour mon métier sont les excuses de ma crédulité. J’ai été odieusement trompé par une bande internationale. On m’a volé cinq millions.

— Monsieur Clairvil, interrompit doucement le Commissaire de Police, vous déplacez la question. L’inculpé ne vous a-t-il pas remis, lui-même, cette somme, pour commanditer voire entreprise ?

— Monsieur le Commissaire, en effet, j’avais accepté cinq millions…

— …Que vous aviez placé dans votre caisse et que vous alliez déposer à l’actif de votre compte en banque, lorsque le caissier de la maison de crédit a refusé les billets.

— Parce qu’ils étaient faux…

— S’ils n’avaient pas été faux, la dupe eût été le bailleur de fonds. Le bailleur prétend n’avoir reçu de vous aucune reconnaissance écrite.

— Monsieur le Commissaire, en effet. Mais ce n’était que partie remise, et ma parole…

— Votre parole est fort autoritaire, mais elle ne vaut pas cinq millions, monsieur Clairvil. J’entrevois, dans le fait d’encaisser une pareille somme, sans constitution de société, sans actes authentiques, pour sauvegarder les intérêts du prêteur, une combinaison assez louche ; cette affaire est fort peu honorable et je vous conseille, monsieur, de tourner un scénario sous le titre : « Le voleur volé ». Ce sera un de vos plus beaux films d’art… Allez !

Un peu décontenancé par cette mercuriale, le négrier metteur en scène, se retira sans protester.

— À présent, fit le magistrat, en se tournant vers un personnage vêtu d’un costume militaire de haute fantaisie, avec des boîtes, un dolman, des décorations et un grand cordon en sautoir, voulez-vous me donner quelques nouvelles explications, monsieur Bicard ?

— Mon Commissaire, je dois dire, d’abord, que c’est la première fois que j’ai à faire à un flic intelligent. Il y a commencement à tout.

— Au but, monsieur Bicard, je vous prie…

— Je vous remercie. Je vais parler sans jambages. Je suis désolé que les billets de banque français, que j’ai remis à cette crapule d’honnête homme, soient une contrefaçon repréhensive et coupable. J’ai tellement cru qu’ils étaient valables que j’ai acheté, avec eux, du matériel d’état-major, vendu par un officier supérieur espécialement chargé de le garder. J’ai payé deux cent mille francs une saucisse inamovible, avec laquelle je me suis débiné hors des atteintes de la Révolution de Carinthie, avec le Prince Samovarof, mon secrétaire, et sa cousine la Princesse Mitzi. Je suis très contrarié de savoir que les biffetons étaient en simili, mais satisfait d’avoir corrompu un militaire, avec des valeurs de la sainte farce. Ce qui n’empêche pas qu’une fortune qui se volatilise est une déflation fort sensible pour un homme qui comptait là-dessus pour rétablir une situation compromise par la Politique et restaurée par le Cinéma.

Le Commissaire eut un geste qui indiquait une telle stupeur que le Bouif sourit au magistrat.

— Qui vous a procuré cette somme ?

— Les Cinq Doigts et le Pouce, monsieur le Commissaire.

— Hein ?

— À votre attitude personnelle, je vois que vous n’y comprenez que « pouic », monsieur le Comissaire. Vous n’êtes pas forcé de connaître les Mystères de la Main-Noire. La Main-Noire est une institution cryptogame supérieure à la Police. C’est une fondation morganatique, clandestine et souterraine, qui fonctionne pendant la nuit, enlève les monarques sur le trône pour les soumettre à des vexations incompatibles à la majesté de leur emploi et leur offre ensuite des indemnités fallacieuses comme les cinq millions dont il s’agit.

Le Commissaire de police se pressa le front avec un désespoir non joué. Les explications du Bouif étaient si embrouillées et si abondantes qu’il comprenait de moins en moins chaque fois que Bicard s’efforçait de s’expliquer de plus en plus.

Heureusement pour l’inculpé, le Commissaire de police était bon enfant. Il ne croyait pas le prévenu coupable, par le fait qu’il était arrêté. Il s’efforçait d’éclaircir une affaire qu’il prévoyait fort complexe.

— Enfin, conclut-il, tant qu’il ne sera pas réellement établi que vous êtes une dupe, je suis forcé de vous garder à la disposition de la Justice.

— Avec plaisir, monsieur le Commissaire, et même avec consentement mutuel. Conservez-moi dans le local le moins susceptible d’effraction, et surtout méfiez-vous des gens qui demanderont à m’interwiever. Il y a un médecin thaumaturge estra lucide qui s’appelle Cagliari…

— N’a-t-il pas sa clinique à Neuilly ?

— Justement. Et c’est pour cela que je préférerai être à la Santé ou dans n’importe quel autre établissement ou je me sentirai protégé par les vigueurs de la loi. Cagliari est un piqué dangereux qui a juré de m’embaumer de mon vivant, pour ressusciter une Momie décédée comme sarcophage, dans un caveau funéraire.

— Cet homme est un halluciné, pensa le Commissaire de police. Voilà une affaire bien obscure. Je pense que l’Instruction l’éclaircira.

Depuis trois semaines, le Bouif et ses deux compagnons étaient à Paris, à Neuilly.

Tous les trois étaient attachés au Studio de Clairvil, où l’on commençait à tourner « le Roman d’un Roi », scénario de Mirontin et production du Maître Clairvil.

Clairvil avait d’abord voulu intituler son film : « Bicard, Roi de Carinthie », mais il s’était heurté à l’opposition de son commanditaire.

Car, depuis son retour à Paname, la pensée du Docteur Cagliari hantait, de nouveau, la cervelle du Bouif.

Il avait donc insisté pour que son nom véritable ne paraisse pas sur l’affiche. On l’appelait « Le prince Boléro ». Ce nom espagnol devait dérouter les recherches de l’Orientaliste.

Sous le costume de fantaisie d’un monarque balkanique, Bicard avait commencé à tourner. Il tournait mal, aux dires de la Star, Ethel Kirby. Il tournait bien, d’après l’opinion de Clairvil, auquel il avait remis, fidèlement, les cinq millions de la L. C. D. E. L. P.

Ébloui de cette fortune, Clairvil avait eu d’abord l’idée de conserver tout cet argent dans son coffre-fort. Mais la crainte d’être volé le décida à déposer la somme à la Banque. Ce fut ainsi que le coup de théâtre éclata.

Lorsque le caissier de la Société d’éditions revint, fort déconfit, Bicard, assis sur son trône, dans un décor de féerie, recevait les hommages de la figuration revêtue de costumes de Cour.

Mitzi et Sava, qui commençaient également leur éducation artistique, se tenaient à l’écart derrière un châssis. Les deux jeunes gens étaient préoccupés. Paris ne semblait plus aussi attrayant au Prince Sava depuis son voyage en Carinthie. Il avait conçu pour la Princesse de Kummelsdorf une passion sincère et profonde. Il était retourné à sa garçconnière pour congédier son domestique et effacer tous les souvenirs de son existence de plaisir. Il n’était point revenu au Bahr-el-Ghazal, il avait abandonné son pseudonyme Sava. Il n’était plus que le Prince Ladislas.

Bicard souriait quelquefois, dans sa courte moustache, en regardant Mitzi et le jeune homme. Lui-même songeait à Kiki.

Cependant, il n’avait pas osé aller prendre des nouvelles, rue Lepic. Trop de souvenirs pénibles s’y opposaient.

Clairvil, d’ailleurs, avait installé d’autorité toute la compagnie à Neuilly, près de son studio.

Cette mesure avait inquiété Bicard. Le voisinage du Docteur Cagliari était dangereux pour lui. Il avait cependant eu l’audace de se risquer jusqu’à la Clinique. Toutes les fenêtres y étaient fermées. Le docteur et ses compagnons n’étaient pas encore de retour. Peut-être attendaient-ils à Sélakçastyr des nouvelles de l’ex-Roi de Carinthie. Le Bouif résolut de faire le mort.

Il se dédommageait de sa contrainte au studio.

Là, le tumulte des machinistes, le bruit des projecteurs, les lumières, les décors, les costumes, les mouvements de la figuration, toute cette cohue, bousculée par les assistants, commandée par les beuglements de Clairvil, plongeaient Bicard dans la jubilation.

— J’étais né pour être artiste, avouait-il parfois aux reporters. Je suis un As inconnu.

En causant avec les Afficionados, qui encombrent toujours les coulisses des studios, il avait rencontré, un jour, les Directeurs de la Maison d’engagements pour l’Amérique, dont lui avait parlé sa femme. Ces agents l’avaient fort engagé à rejoindre Ugénie à Los-Angeles. Bicard ne s’était pas décidé.

D’ailleurs, le metteur en scène Clairvil surveillait de très près son associé. Clairvil regrettait de ne pouvoir enfermer Bicard dans son coffre-fort, avec ses millions. Il songeait à faire sur le Bouif une publicité mondiale.

Il n’avait pas touché, de suite, à l’argent de son Commanditaire et avait commencé à couvrir les premiers frais avec ses fonds personnels. Il était bien loin de se douter que la garantie, en espèces, déposée entre ses mains, était un leurre.

Aussi, lorsque son caissier demanda à lui parler de suite, Clairvil manifesta une belle fureur.

— On ne me dérange pas quand je travaille…

— Cependant, fit le caissier, il y a urgence.

— Que voulez-vous ?

— Vous dire un mot à l’oreille.

— Parlez haut.

— Les billets de banque sont faux…

— Nom de Dieu ! hurla le metteur en scène, que dites-vous là ? Imbécile !

— La vérité. La banque refuse tout le paquet.

— Les cinq millions ?

— Cinq millions de billets truqués. De l’imitation.

— Bandit ! hurla Clairvil, blême de fureur Arrêtez cette fripouille de Roi… C’est un voleur. C’est un faussaire.

— Moi ? fit Bicard indigné.

— C’est impossible, s’écrièrent Mitzi et Sava.

— C’est pourtant exact, dit le caissier, ou alors, si vous n’étiez pas au courant, vous avez été volés. On s’est f… de vous, et comment !

— Et moi qui ai versé de l’argent de ma poche gémit Clairvil.

Ethel Kirby ne rata pas son rôle, ce fut une belle joute littéraire.

— Imbécile ! Imbécile ! Jobard ! Tu cries comme une brute et tu n’es qu’un ballot, de première classe. Ah ! tu peux te vanter de rouler les autres, toi…

Clairvil, exaspéré, la gifla.

Cela occasionna un duel d’où le metteur en scène sortit l’œil poché, et une crise de nerfs effrayante dans laquelle Ethel Kirby acheva de perdre ses vêtements et s’évanouit complètement nue.

C’était sa façon à elle d’embêter son amant, lorsqu’ils n’étaient pas seuls. L’impudeur était sa vengeance.

Les agents calmèrent l’effervescence générale, en emmenant toute le monde au Commissariat de Neuilly.

Et ce fut ainsi que le Roi de Carinthie connut encore l’humiliation de se voir arracher de son trône.

Le lendemain, les journaux portaient en manchettes énormes : « Une bande de faux monnayeurs étrangers. » — « Cinq millions de billets de Banque français falsifiés par l’Internationale. » — « Arrestation du Roi de Carinthie comme complice. » — « Une maison de cinéma compromise. » — « Un Prince et une Grande-Duchesse mêlés à cette affaire. » Nous tiendrons nos lecteurs au courant…

Trois jours après, le photographie de Bicard paraissait dans tous les quotidiens.

La semaine suivante, le Ministre des Affaires étrangères faisait prier le Prince Ladislas et la Princesse de Kummelsdorf de vouloir bien se rendre à son Secrétariat d’État pour une communication importante.

Dès leur arrivée, les deux jeunes gens furent introduits près du Ministre.

— Altesses, fit le haut personnage, vous êtes les deux seuls héritiers légitimes du trône de Carinthie ?

— Héritiers sans héritage, monsieur le Ministre.

— Détrompez-vous, Prince, car une note diplomatique vient de me prier de mettre tout en œuvre pour retrouver la Princesse de Kummelsdorf, à qui le Conseil de la Couronne offre la succession de son grand-oncle, le Grand-Duc Yvan.

— Vive la reine Mitzi ! cria Sava.

La jeune fille devint très pâle.

— Je ne puis accepter la couronne, monsieur. Ce serait au détriment du descendant direct de l’ancien Roi. Mon cousin Ladislas Samovarof est plus qualifié pour être…

— Attendez, attendez, Altesse, le Conseil de la Couronne a prévu cette objection. Écoutez ceci. Je lis le texte :

« Dans le cas où Son Altesse, la Grande-Duchesse de Kummelsdorf, accepterait la couronne de Carinthie, les Dignitaires du Grand Conseil seraient heureux de voir leur Gracieuse Souveraine choisir le Prince Ladislas Samovarof comme Prince consort, afin de faire refleurir la branche légitime royale, pour le bonheur de ses fidèles sujets. »

— Bravo ! clama, dans le fond du Cabinet ministériel, un organe un peu enroué. Ça finit, comme au Cinéma, par une Union Photogénique. Je pense que Ladislas ne va pas faire le serin et acceptera, sans façons, une petite main qu’il a baisée assez souvent pour se rendre compte de la qualité de sa propilliétaire.

— Ah ! c’est vous Bicard ? fit le Ministre.

— Moi-même personnellement, Excellence. Je vous reconnais aussi également, car nous nous sommes déjà vus à une époque où je n’étais pas encore entré dans la Monarchie, et où je me contentais d’être Bistro à la Chambre des Députés, dont vous étiez ainsi que moi un des principaux ornements.

— Merci, Bicard, fit en riant le Ministre des Affaires étrangères. Je vois, avec plaisir, qu’un non-lieu a été rendu en votre faveur ?

— Mon innocence a été reconnue malgré les efforts de mon associé. Je suis néanmoins une victime de la Propagande révolutionnaire, et je tiens à prier mes amis de surveiller la destruction systématique de Kolophaneski, le Chef de la Main-Noire, qui m’a si bien mis en boîte.

— Bicard, ce redoutable conspirateur est cependant un humoriste. Vous l’aviez mystifié, en usurpant la place du vrai Roi ; il vous a rendu la pareille en vous offrant une fortune chimérique, et en vous faisant passer par toutes les terreurs d’une prison truquée.

— Hein ? fit Bicard, fort vexé. Truqué le cachot de la mort lente ? Truqué l’abbé Farina ?

— Tous les journaux de Sélakçastyr ont fait sur vous des gorges chaudes le lendemain de votre départ.

— Mais Kolophaneski ? demanda Sava.

— Kolophaneski n’existe plus, Altesse.

— Mort ?

— Non, muet. Ce qui revient au même pour un homme dont la parole faisait la seule force. Kolophaneski est devenu inoffensif.

— Monsieur le Ministre, fit Mitzi, nous ignorions fous ces détails. Comment cela est-il donc arrivé ?

Le Ministre était fort au courant des événements de Carinthie.

La nuit même où les fugitifs s’étaient enfuis en ballon, le chef de la L. C. D. E. L. P. avait voulu profiter de l’orage pour tenter l’enlèvement de la princesse de Kummelsdorf. La chambre de Mitzi, truquée, depuis longtemps, à l’insu de la jeune fille, devait permettre aux conjurés de s’emparer d’elle par le même procédé que celui dont il s’était servi pour Bicard.

Mais, lorsque Kolophaneski s’était approché du lit, où il croyait trouver la princesse, un chien énorme lui avait sauté à la gorge.

— Flic… cria Mitzi. Oh ! la brave bête !

Malgré les efforts des acolytes au chef de la Main-Noire, le chien avait mis Kolophaneski en fort piteux état, Ses aboiements furieux avaient attiré le Police. On avait cueilli les principaux meneurs de la Révolution et ramassé leur chef presque étranglé. Les blessures de Flic avaient occasionné au malheureux une sorte de paralysie de la de langue. Il n’avait pas succombé, mais il avait perdu l’usage de la parole. Comme cette infirmité le rendait impropre à toute lutte électorale, le chef des conspirateurs officiels avait abdiqué tous ses droits en faveur de la Princesse Mitzi.

— Voilà un dénouement politique bien imprévu, conclut le Bouif. Si les chiens se mettent à résoudre les questions d’État, ça fera bien du tort aux diplomates.

— Rien ne viendra donc troubler le couronnement de Votre Majesté et le mariage de Vos Altesses, fit le Ministre. Dois-je télégraphier à Sélakçastyr que vous acceptez les propositions du Grand Conseil ?

Sava regarda Mitzi.

La jeune fille était très émue. Ses yeux se portèrent sur Bicard.

— Mitzi, fit le Bouif très doucement, dans l’île déserte, lorsque Ladislas vous a apporté ses fleurs, vous n’avez pas hésité…

— Qu’ai-je donc fait ? balbutia la jeune fille, Je ne sais pas ?

— Moi je sais, murmura le Bouif. J’étais là.

— Tu étais là, Alfred ?

— Oui, Ladislas, et j’ai vu tout de suite de quoi il s’agissait. La princesse Mitzi et toi vous êtes deux as de cinéma qui attendez que nous tournions le dos afin de pouvoir clôturer le film.

— Comment ?

— Vous le savez bien, fit Bicard, embrassez

la Reine… Prince Consort !…

Chapitre VIII

Les cinq sous du Bouif Errant

Huit jours après ces événements, Bicard, sur le quai de la gare de l’Est, faisait ses adieux à Mitzi et à Ladislas.

L’Orient-Express rapatriait le Couple Royal. Les deux jeunes gens avaient voulu voyager incognito, comme deux amoureux. Ils avaient toute leur vie devant eux pour jouer leur rôle de Souverains.

Bicard était fort ému.

Il affectait une gaîté bruyante. C’était le signe d’une grande détresse morale. Le départ de ses deux amis l’attristait beaucoup.

Ladislas et la Princesse de Kummelsdorf se sentaient, aussi, réellement peinés. Ils considéraient Bicard comme un rouage essentiel à leur bonheur.

Mitzi avait embrassé son vieil ami, en pleurant.

— Viens avec nous, Alfred, avait supplié Ladislas. On te trouvera à Sélakçastyr une situation honorable.

— Non, Ladislas. J’ai été Roi. J’ai été Minisministre. J’ai été Bistro. Ces espériences des honneurs me suffisent. Je resterai, ce que je suis… Sur le quai. Un ballot !

— Monsieur Bicard ?

— Un ballot ne veut pas dire un imbécile, Princesse. Un ballot, c’est un colis qui subit toutes sortes de vicissitudes avant d’arriver à destination. Ma destination est cachée par les arcanes sourcilières de l’Avenir. Je suis le Bouif errant, je demeurerai le Bouif errant jusqu’à ce que je trouve une estation pour descendre et m’asseoir en espectateur de la Vie.

— Bicard, fit sérieusement Sava, n’oublie pas que tu as en nous deux amis.

— Oh oui ! certifia Mitzi avec élan.

— Je le sais, grogna le Bouif, avec une grimace attendrie. J’espère vous revoir. Envoyez-moi des cartes postales. Je voudrais aussi vos portraits, en uniforme monarchique. Ça me rappellera les vingt-quatre heures de mon Règne en Carinthie. À ce propos, si vous rencontrez, à Sélakçastyr, le nommé Cagliari…

— Nous ferons en sorte qu’il ne puisse franchir la frontière pour aller à ta recherche. Sois tranquille, mon vieux.

— Mais qu’allez-vous devenir, tout seul ? fit Mitzi.

— Ne vous en faites pas, sourit le Bouif. Il n’y a pas à craindre que je ne m’en tire pas. Je suis un type en cellulo. Je surnage où les autres s’enfoncent. Peut-être que je rentrerai dans la Politique, peut-être que je ferai du cinéma ? Le Cinéma me tente davantage.

— Bonne chance ! cria Ladislas.

— Au revoir ! au revoir ! fit Mitzi, en adressant à Bicard un sourire et un baiser.

Le train s’éloigna rapidement.

Bicard, figé sur le quai, le regarda disparaître. Il avait pris en affection les deux jeunes souverains. Les reverrait-il jamais ? Le souvenir de Mitzi lui causait une réelle souffrance. Qu’allait devenir la petite Princesse qui ressemblait tellement à la petite amie envolée ? Bicard avait vécu auprès d’elle des heures très douces. Il avait également un grand attachement pour Sava. À présent, il était tout seul.

Une minute de découragement lui fit envisager l’Avenir avec lassitude. Ses tribulations n’étaient pas terminées. Machinalement, il retourna les doublures de ses poches. Il y trouva une pièce de vingt-cinq centimes. Cinq sous.

Il avait eu cinq millions. Il se retrouvait avec Cinq Sous. C’étaient toujours les éternels cinq sous du Bouif errant. Le Viatique de la légende. Cette fortune ne le grisa point. Le Bouif était devenu philosophe.

— On verra bien, fit-il.

Il quitta la gare de l’Est. Il suivait les passants au hasard comme une épave suit un courant. Il arriva, par les boulevards extérieurs, jusqu’au coin de la rue Lepic.

L’aspect de ce quartier de Paris renouvela tout son chagrin. Il se revit, un mois auparavant, portant les fleurs à Kiki. Malgré lui, il s’engagea dans la rue jusque devant la maison de la transfuge.

Et tout à coup, il y eut deux cris :

— Monsieur Alfred ?

— Madame Soupir ?

La concierge avait reconnu Bicard.

— Ah bien ! fit-elle. Ah bien, monsieur Alfred, vous pouvez dire que je vous ai serché. Il y a chez moi une lettre pour vous.

— Pour moi ? balbutia le Bouif.

— Une lettre d’Amérique. Attendez.

Bicard dut s’asseoir sur une borne. C’était une lettre de Kiki.

— Merci, fit-il à Mme Soupir. Au revoir, je me débine.

— Comme il est sangé, ronchonna la pipelette. En voilà un sauvage, à présent.

Bicard s’était enfui, avec sa lettre, sur le boulevard des Batignolles. Il finit par tomber sur un banc. Il n’osait pas ouvrir l’enveloppe.

Il lui semblait que le papier, couvert d’une grosse écriture, exhalait un parfum, qui lui rappelait celui de la chevelure de Mlle Coqueluche. Il regarda les timbres d’Amérique et lut une inscription : « Holywood ».

Ce nom ne lui était pas inconnu. Il l’avait entendu prononcer, au studio de Clairvil, par les agents de la Firme Américaine qui lui avaient fait des propositions d’engagement. Ces messieurs lui avaient donné l’adresse de leur agence, « boulevard des Batignolles ». Le nom sonnait encore dans l’oreille de Bicard. Il regarda autour de lui et aperçut sur une maison en face, une enseigne énorme. C’était la « Firme Américaine ».

— Coïncidence ! murmura Bicard.

Prenant son courage à deux mains, il ouvrit enfin l’enveloppe.

« Coco », écrivait Kiki à Bicard.

Rien ne semblait s’être passé depuis le départ de Mlle Coqueluche.

« Coco, écrivait Kiki. J’ai un succès fou. Viens me voir. Je vais tourner, incessamment, « La Princesse de Los-Angeles ». Je pense que tu pourrais aussi jouer un rôle épatant dans la production. Ne rate pas l’occase, Coco. Ça vaut le voyage et je serai contente de t’embrasser.

« Ta Kiki : Cécile Coqueluche, Star. »

Les quatre lettres du dernier mot dansaient devant les yeux du Bouif comme un papillon : Star ! Star ! Star ! Star !

Mlle Coqueluche, la gosse de la rue Lepic, était devenue « Une Star ».

Le Bouif répétait le mot sans se lasser. Il était joyeux comme un enfant. Plus heureux que lorsque sa sacoche et ses millions n’étaient pas évanouis en fumée.

Une voix timide l’interpella. C’était celle d’une petite bouquetière ; une pauvre enfant en guenilles, jolie, sous ses haillons, mais pâle comme une fleur qui se fane. Bicard regarda la petite. Il était, peut-être, moins riche qu’elle, mais l’espérance remplaçait le numéraire. Le Bouif errant prit ses « Cinq sous » et les donna à la pauvresse.

— Merci, monsieur, fit l’enfant. Je souhaite que toutes vos affaires réussissent.

Bicard se sentit réconforté. Cette voix correspondait-elle à une intuition secrète ? Ou bien la lettre de Kiki avait-elle rendu à Bicard le goût de vivre ? L’ex-roi de Carinthie fut plein d’espoir.

Sur le boulevard, près de son banc, un camelot commençait à dresser une table et un tapis sur lesquels il disposait des verres et des gobelets pleins d’eau. Un produit à détacher, qu’il lançait.

Instantanément le tapis fit naître une idée à Bicard.

Sournoisement, il s’approcha, se mêla aux badauds, et, profitant de l’inattention du camelot, il tira l’étoffe, d’un coup sec.

— Épatant ! cria le camelot.

Pour la première fois, Bicard venait de réussir le truc de Bussolini. Rien n’avait bougé sur la table.

— Si vous êtes un manipulateur, on pourrait peut-être s’associer, fit le camelot, émerveillé.

Bicard se sentit très fier de lui, la prophétie de la pauvresse était déjà en train de s’accomplir. Tant qu’il avait raté le truc, le sort lui avait été contraire. Peut-être allait-il maintenant connaître des jours meilleurs ?

Mais tandis qu’il recevait les compliments de l’assistance, le Bouif éprouva, tout à coup, un saisissement.

Le Docteur Cagliari venait de se mêler à la foule.

C’était bien la sinistre silhouette, le chapeau, la longue lévite, le sourire perfide et cauteleux de l’Orientaliste.

Bicard ne perdit pas une seconde. Il franchit le cercle des curieux et s’échappa sans mot dire.

Sur le trottoir opposé, il s’arrêta, pour se rendre compte.

Empêtré dans sa lévite, le docteur se débattait contre les badauds.

Le Bouif leva au ciel des yeux qui imploraient une aide. Miraculeusement, son regard s’arrêta sur enseigne de la Firme Américaine.

Le Destin avait parlé. Le Bouif errant n’hésita plus.

— Adieu Paname ! fit-il.

Puis, poussant résolument la porte, il entra.

Fin
  1. Voir : La Résurrection du Bouif (Ferenczi, éditeurs).
  2. Voir : Le Bistro de la Chambre (Ferenczi, éditeurs).
  3. voir : Le Bistro de la Chambre (Ferenczi, éditeurs).
  4. Voir : Son Excellence le Bouif et Le Bistro de la Chambre (Ferenczi, éditeurs).
  5. Voir : Son Excellence le Bouif (Ferenczi, éditeurs).
  6. Voir : Son Excellence le Bouif (Ferenczi, éditeurs).
  7. Son Excellence le Bouif. (Ferenczi, éditeurs.)