Le Bouquet de Glycère

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Émile Paul Frères.

PHILARÈTE OU DU COURAGE

SOCRATE

OÙ cours-tu ainsi, Philarète, dès le lever du soleil, le casque en tête, la lance au poing et l’œil en feu, toi que je ne vois jamais paraître avant le milieu du jour, toujours plein de modestie et ne semblant concevoir d’autre tuerie que par le sorite ou l’enthymème ? Sur ma foi, on dirait l’aimable déesse du savoir, quand, rendue farouche par Junon, elle jette soudain à terre son voile aux douces couleurs et s’avise de brandir le fer qui fauche les hommes.


PHILARÈTE

Où je cours ? Tu le demandes, Socrate ? Ne sais-tu pas que Sparte a envahi Platées, — Platées qui, selon les traités, devait être sacrée, — qu’elle veut se jeter sur nous, et que tout ce que l’Attique compte de force et de jeunesse est debout pour défendre le dieu des contrats et sauver nos foyers ?[1]


SOCRATE

Je le sais, Philarète, et ma surprise, à dire le vrai, eût été de ne te trouver point parmi ce flot de piété et d’honneur que je vois, depuis deux heures que je suis en ce carrefour, courir à nos frontières. Mais dis-moi. Philarète : connais-tu les Spartiates ? Sais-tu bien quels ils sont ? résolus de vaincre à tout prix, exempts de toute conscience, capables des moyens les plus cruels et les plus déloyaux pour faire mourir qui leur résiste ?


PHILARÈTE

Je les connais, Socrate.


SOCRATE

Sais-tu que, depuis tant de mois qu’ils veulent nous prendre notre pays, ils se sont employés à rendre plus parfaits les instruments de tuerie, à en inventer d’autres, plus meurtriers que tout ce qu’on se figure ?


PHILARÈTE

Je le sais.


SOCRATE

Sais-tu que ces instruments, ils les dirigent particulièrement contre ceux qui, comme toi, portant les insignes du commandement, leur représentent les têtes de la chose à détruire ?


PHILARÈTE

Je sais tout cela. Socrate.


SOCRATE

Et, dis-moi, Philarète : sachant tout cela, tu n’as pas peur ?


PHILARÈTE

Bien te prend d’être notre maître vénéré, de qui rien ne nous peut offenser. Eh non ! Socrate, je n’ai pas peur.


SOCRATE

En vérité, tu me déconcertes ; je te croyais plus courageux.


PHILARÈTE

Que veux-tu dire, Socrate ?


SOCRATE

Dis-moi, Philarète : quand Hector, informé par les dieux que son heure de mourir n’est pas encore venue, court au combat où le provoque Ajax sans donc éprouver aucune peur, dirons-nous qu’il est courageux ?


PHILARÈTE

Non, Socrate, nous ne le dirons pas.


SOCRATE

Quand Apollon, sachant que son état de dieu le préserve du trépas (car les remèdes de Péon guérissent toujours les plaies des immortels), s’avance au premier rang sous la pluie de traits des Grecs, sans que son cœur connaisse la moindre angoisse, lui accorderons-nous la bravoure ?


PHILARÈTE

Certes, nous ne la lui accorderons pas.


SOCRATE

Mais quand Iphigénie, apprenant l’arrêt qui la tue et saisie de terreur, dompte sa terreur et marche calme et droite sous le fer de Calchas ; ou encore quand Léonidas, sachant sa mort certaine et par suite ayant peur (car l’idée de la mort suscite naturellement la peur), dompte cette passion et reste sans broncher dans la place où la Grèce lui a commandé de rester, de ceux-là, Philarète, ne dirons-nous point qu’ils sont proprement courageux ?


PHILARÈTE

Certes, Socrate, nous le dirons.


SOCRATE

Tu juges donc, comme moi, mon enfant, qu’il n’y a courage que s’il y a d’abord peur, et tu comprends maintenant pourquoi je m’attristais que tu n’eusses point de peur, puisque cela voulait dire que tu n’as point de courage.


PHILARÈTE

Si telle était ta pensée, Socrate, tu eusses dû me demander, non pas si je n’ai point de peur, mais si je n’ai point commencé par en avoir. Alors, si confus que j’eusse été d’avouer ce sentiment, mais joyeux de pouvoir aussitôt ajouter que j’en ai eu raison, j’eusse convenu qu’en effet j’ai connu la peur.


SOCRATE

Et peut-être plus qu’un autre, Philarète, étant, de par tes mœurs, capable de raisonnement et d’embrasser la chose qui t’arrive dans toutes ses conséquences. Combien sont intrépides parce que leur tête est trop peu forte pour se représenter tout le développement de leur malheur actuel. lesquels, s’ils le concevaient, deviendraient pleins de terreur !


PHILARÈTE

Je m’avouerai donc, Socrate, apte à cette plus grande peur, puisque je peux dire tout de suite que je m’en sais rendre maître.


SOCRATE

Voilà qui est entendu, Philarète. Et, en passant, ne dirons-nous pas, contrairement à tout le monde, que celui-là non plus n’a pas vraiment de courage que nous voyons, devant le danger, se mettre à siffler, à chanter, à parler de choses et autres, bref s’efforcer d’empêcher l’idée de danger, et donc la peur, de se former en lui ?


PHILARÈTE

Nous dirons, en effet, mon maître, que celui-là n’a point précisément de courage. Empêcher la peur de naître n’est point triompher d’elle.


SOCRATE

Et, avant que de poursuivre, dis-moi une chose encore, mon enfant. Ne sens-tu pas comme moi, et toujours au contraire de l’opinion commune, combien ton intrépidité manifeste plus de vertu en étant, comme elle est, une victoire sur la peur que si elle résultait, sans que ta volonté y fût nécessaire, de ta simple nature incapable de craindre ? De même que cette femme-là seule montre de la vertu qui se maintient pudique parce qu’elle sait maîtriser son désir amoureux, et non celle qui le demeure parce que sa mère l’a mise au monde indemne de cette passion ?


PHILARÈTE

Je le sens comme toi, Socrate, et par la même raison qu’il me semble qu’Hercule, qui mérita l’Olympe, est plus grand que Jupiter qui le tient de sa nature[2].


SOCRATE

Bien pensé. Mais dis-moi maintenant, Philarète, maintenant que nous avons reconnu que le courage, c’est d’avoir peur puis de dompter sa peur, dis-moi : comment domptes-tu ta peur ? Quels sont chez toi ces mouvements de l’âme tellement puissants qu’ils réussissent à vaincre une passion aussi forte que le désir de sauvegarder sa vie, à faire qu’elle n’existe plus ?


PHILARÈTE

Tu le demandes, Socrate ? Toi, l’agissant[3] de Délium et de Potidée ? Ne sais-tu plus les passions qui possédaient ton cœur quand tu courais, au risque de ta vie, sur l’Olynthien perfide en agitant tes armes au-dessus de ta tête et poussant de grands cris ? Ce qui fait taire ma peur, Socrate ? Mais c’est la volonté de vaincre, c’est la joie de me venger, de rendre le mal au méchant qui m’offense, à l’impie qui ose menacer ma vie et la terre de mes pères.


SOCRATE

Sans doute. Et aussi l’enivrement d’agir, de porter ton corps en avant, de briser ce qui résiste à ta volonté, de te sentir un centre de meurtre et de terreur ?


PHILARÈTE

Et cela aussi, assurément. Socrate.


SOCRATE

C’est bien là en effet du courage. Et, certes, ce courage-là est beau. Il est bien né, son sang est généreux comme le vin d’Agrigente, celui chez qui la joie d’agir et de tuer peut être assez puissante pour qu’elle triomphe du désir de conserver la vie. Combien aiment mieux ne pas risquer de mourir que de tuer leur ennemi !… Mais dis-moi, Philarète : ne conçois-tu pas un autre courage, une autre manière de maîtriser la peur ? Et d’abord, n’observes-tu pas que le courage que tu viens de dire ne convient qu’à celui qui avance et prend quelque avantage, ou du moins en forme l’idée ; qu’il en faut donc concevoir un autre pour celui-là auquel les conditions de la lutte refusent un tel espoir (comme, par exemple, notre héros des Thermopyles) et qui cependant refoule la peur et tient ferme en sa place, comme veut le poète, en mordant ses lèvres de ses dents ? Et ne penses-tu pas, avant même de savoir au juste de quoi il est fait, que ce second courage, n’étant soutenu par aucune joie de gagner, est par là même supérieur au premier et suppose plus de perfection de l’âme ? Ne le penses-tu pas surtout quand tu vois que, pour affronter la mort en gagnant sur l’ennemi, les hommes de nos colonies sont excellents ; tandis que, pour rester fermes sous ses flèches meurtrières sans avancer soi-même, nous ne pouvons compter que sur nos fils du plus pur sang de l’Attique ?


PHILARÈTE

En effet, Socrate, il y a là un autre courage. Et, pour ce qui est du mouvement de l’âme qui dompte alors la peur, il me semble avoir été parfaitement discerné par notre Homère quand il fait dire au grand Ajax, exhortant les Argiens à tenir bon contre le fils d’Hicétaon, dont le fer pointe sur leurs poitrines : « Soyez gens de cœur, mes amis ; ayez de la pudeur dans vos âmes, et refusez de rougir les uns devant les autres dans ces terribles mêlées. » Ce qui fait le courage ici, c’est la crainte de la honte.


SOCRATE

Bien compris, mon enfant. Et celui-là, en vérité, est singulièrement élevé, lui aussi, parmi les fils des hommes, chez qui la crainte qu’on le méprise a tant de pouvoir qu’elle réduise au néant le désir qu’a tout être de continuer à être. Mais dis-moi, Philarète : toujours dans l’ordre du courage qui n’est point soutenu par la joie d’avancer, n’en conçois-tu pas un autre encore ? Pour tout dire, ne conçois-tu pas l’homme qui, sous les coups de l’ennemi, dompte le désir de fuir, parce qu’il lui substitue, cette fois, comme passion plus puissante, non plus donc la joie de la vengeance, ni l’enivrement de l’action ni la crainte de l’infamie, mais la passion dont il embrasse l’idée de la patrie ? Ne conçois-tu pas, pour parler plus au fond, celui qui forme dans son esprit l’idée de la patrie, l’idée de l’histoire humaine que ce mot signifie, des siècles de pieux effort qu’il symbolise (remarque que les courages dont nous avons parlé jusqu’ici n’impliquaient en rien qu’on formât cette idée), puis qui étreint cette idée avec une telle passion, avec un tel désir de ne la voir point périr, que cette passion détruit en lui l’appétit de s’enfuir et d’assurer sa vie ?


PHILARÈTE

En effet, Socrate, il y a là encore un autre courage, tout différent de ceux que nous avons dits.


SOCRATE

Et dis-moi, Philarète : si nous avons trouvé bien né celui qui vainc la peur par la joie de tuer, mieux né encore celui qui le fait par la crainte de la honte, que dirons-nous de celui qui dompte une passion si puissante par l’amour d’une idée ? qui terrasse une passion du corps par une passion de l’esprit ?[4] Dirons-nous pas que celui-là est ce qu’il y a de plus élevé dans l’échelle de l’espèce humaine ?


PHILARÈTE

Nous le dirons, Socrate, et que son mode de courage s’élève au-dessus des autres autant que les passions de la raison sont au-dessus de celles du cœur, et que la Vénus de Platon surpasse celle des carrefours.


SOCRATE

Et ne dirons-nous pas, Philarète, que, si le premier courage qui dompte la peur par l’ivresse du carnage convient aux hommes du peuple, assez peu différents en cela de cette élite des animaux qu’on nomme pour cette raison fiers ou encore féroces[5], si le second, qui la dompte par le souci de la renommée, convient encore à ces mêmes hommes, vaniteux et soucieux de l’opinion des autres, le courage qui en triomphe par l’attachement à une idée convient éminemment à ceux de ta classe et de ton éducation ?


PHILARÈTE

Cela me semble certain.


SOCRATE

Et ne me diras-tu pas enfin, Philarète, que ce dernier courage est celui que tu veux avoir ?


PHILARÈTE

Je le dirai, Socrate. Mais vois, ô notre maître, comme ton œuvre est cruelle : je courais joyeux au combat ; mon âme était légère à braver le trépas ; elle est grave à présent.


SOCRATE

L’âme qui forme vraiment l’idée de la patrie n’a pas à être légère, mon enfant.

CALLICRATE OU LA FURIE INTELLECTUELLE

LES flèches et les moellons continuaient de pleuvoir sur la toiture et dans les cours. Au dehors on voyait d’énormes brandons, que l’ennemi lançait du haut de ses navires, s’abattre en flammes en travers de la rue ou allumer de grands incendies aux alentours. À tout instant c’était l’affreux fracas de quelque édifice qui croulait. Tout seul en sa maison, ayant laissé s’enfuir ceux dont le métier n’est point de dédaigner la vie, le philosophe marchait de long et de large dans sa librairie comme un fauve dans sa cage, en proie à la plus vive agitation. Soudain la porte s’ouvrit ; le casque en tête, la lance d’une main, le bouclier de l’autre, un jeune homme fit irruption dans la salle, et, sans poser ses armes :

— Callicrate, proféra-t-il, je n’ai pas voulu descendre au combat et sans doute à la mort sans te crier ma haine. C’est toi, c’est toi la cause de l’épouvantable malheur qui fond aujourd’hui sur notre patrie. La foule, stupide, s’en prend à nos ministres ! Elle ne voit pas que le vrai responsable, c’est celui qui, dans l’ombre et depuis vingt années, formait nos âmes et créait nos valeurs[6]. Quelles âmes nous as-tu faites, Callicrate ? Quelles valeurs nous as-tu données ? Tu nous as enseigné à n’aimer que la raison, à ne vénérer de l’activité humaine que les hautes régions claires et désintéressées, les purs ciel de l’art et de la science ; tu nous as appris à mépriser les bas-fonds de la passion, à prendre en pitié la haine, les raidissements de l’orgueil, l’amour des dieux cruels et des religions sombres ; tu as versé la dérision sur la forme d’âme du guerrier. Tu as fait cela, malheureux, cependant qu’à nos portes notre ennemi séculaire érigeait en vertu l’enivrement de lui-même et le mépris de l’étranger, faisait de la soif de notre sang la marque du patriciat du cœur, instituait le culte de la tuerie. Et aujourd’hui, rendu terrible par l’absorption d’une telle morale et par les engins de meurtre qu’elle lui a fabriqués, il s’abat sur notre pays qu’a laissé désarmé la religion que tu lui as faite. Ô le plus détestable des hommes, la courte vue des foules t’assure l’impunité, mais sois maudit par ceux qui comprennent que c’est de ton crime qu’ils meurent, comme tu l’es par les dieux, qui savent voir les causes de toutes choses.

Le philosophe n’avait cesse, pendant ce discours, de marcher à travers la chambre, de plus en plus agité. Il répondit, sans lever la tête :

— Je ne sais pas ce que tu veux dire, Iphiclès. Je n’ai jamais enseigné, je n’ai jamais tenu école. J’ai donné cours à mes pensées, sans forcer personne à les adopter.

— Oses-tu recourir à de telles misères, Callicrate ? Ne sais-tu pas que le charme est le vrai violateur des consciences et que Platon, causant amicalement dans ses jardins, fait plus de ravages que cent docteurs exerçant, dans leurs chaires, le métier d’informer les âmes ?

Le philosophe murmura :

— J’ai tout au plus formé l’élite, une infime partie de la nation.

— Celle qui détermine l’âme de nos dirigeants, Callicrate. Crois-tu que ceux-ci s’inspirent du penser des faubourgs ? Prends-tu maintenant notre république pour une démocratie ?

Le vieillard grommela encore :

— Je n’ai jamais dit qu’il ne fallait pas préparer la guerre.

— Non, mais tu as dit qu’il ne fallait pas l’aimer. Comme si on faisait jamais bien ce qu’on n’aime pas ! Allons, Callicrate, tu es comme une bête traquée, qui se sent perdue, et à qui tout est bon pour tâcher d’échapper. Crois-tu vraiment que de telles réponses sont dignes de toi ?

— Eh bien ! oui, dit le vieillard en s’arrêtant devant le jeune homme et fixant son regard dans ses yeux, oui, c’est bien la morale qu’elle a bue dans mes œuvres qui fait aujourd’hui le malheur de ma patrie. Mériterais-je le nom de philosophe si je n’avais su me dire moi-même tout ce que tu viens de me dire ? Voilà trois jours et trois nuits que j’étouffe, étranglé par cette vérité. Sois sûr que, si elle succombe, je saurai ne point lui survivre, à cette mère chérie que j’aurai mise au tombeau. Mais maintenant, aie quelque pitié de moi, Iphiclès. De ta bouche qui me déchire, laisse-moi, avant de mourir, recueillir quelque espoir ; dis-moi que la flétrissure qui me frappe aujourd’hui ne marquera pas toujours mes pareils dans l’avenir ; qu’un temps viendra, un jour, où l’être n’aura à faire face qu’à des conditions douces, où il n’aura plus à imposer sa conservation à un milieu jaloux, mais où elle fera partie de la volonté du Tout, où l’on pourra alors, sans faire injure aux dieux, adorer la pensée et dédaigner l’action.

— Pour les peuples jamais, jamais ce temps ne viendra, Callicrate.

— Qu’oses-tu dire, Iphiclès ? Jamais ce temps ne viendra, où les peuples auront réduit à l’impuissance ces rapaces qui ne méritent pas le nom d’hommes, comme ils ont su reléguer les bêtes féroces au fond des bois et conjurer les éléments, et où, libres alors des fureurs nécessaires pour assurer la vie, ils pourront sans danger donner cours au sourire des passions inutiles ? comme nous voyons les animaux, quand ils sont affranchis du soin de leur subsistance, se livrer aux beautés du jeu ? comme nous voyons les arbres, une fois bien établie leur emprise de la terre, détendre la sombre poussée de leurs racines et se donner entiers à la douce production des fleurs ? Jamais ce temps ne viendra, Iphiclès ?

— Non, Callicrate, incorrigible rêveur, incorrigible amant des activités de luxe, non, l’existence d’un peuple ne sera jamais une chose qui lui soit assurée. Un peuple n’existe comme tel que s’il possède une terre ; et il y a peu de terres sous le soleil, et surtout peu de bonnes terres ; celui qui en tient une empêche les autres d’être ou d’être autant qu’ils veulent, et ils veulent la lui prendre. Son essence même est d’être menacé. Honte, oui honte éternellement, dans mille ans comme maintenant, à celui de ses enfants qui lui désapprendrait la religion du combat.

— Alors quoi, Iphiclès ? L’unique application des peuples, ce sera éternellement de travailler à conserver leur existence ? Éternellement ils élèveront leurs fils, comme font nos adversaires, à s’enfermer dans des gymnases, à courir, à sauter, à tirer l’arc et à pousser la lance ? Tout leur effort, et pour toujours, sera de s’occuper à ne point périr ? Et alors, ce serait là la destination de l’homme, ce que les dieux voulaient en créant son espèce ? Celui-là l’aurait le mieux remplie, celui-là serait le plus proprement humain, qui aurait au bout de sa carrière réalisé seulement de durer très longtemps ? C’est parce qu’ils n’attendent que cela de nous que les dieux nous auraient donné ce merveilleux pouvoir de transformer notre nature, de créer un état de plus en plus parfait de notre sentir et de notre connaître ? Non, non, cela n’est pas ; je vois clair à présent, et je m’accusais à tort. Non, Iphiclès, la mesure de la valeur de l’être n’est pas dans la puissance qu’il a de se conserver ; elle n’est pas dans la longueur de son existence ; elle est dans la qualité d’être où il a su atteindre, dans la perfection du tissu d’existence où il a su s’élever, dût cette élévation se payer de quelques-unes de ses chances de durée. Ces modes si admirablement complexes de la substance inanimée, que leur complexité même expose si fort à se défaire, comme le mode lumineux ou comme la force qui siège en la pierre d’Héraclée[7], sont plus chéris des dieux que ces états grossiers, comme la chaleur ou le poids qui, eux, ne meurent jamais[8]. Ces plantes que nous voyons par la campagne, qui surent porter la sève en un si haut état de richesse et de grâce, sont choses autrement saintes, bien que leur perfection puisse ne plus résister aux furies de l’ouragan, que la ronce grossière qui, elle, saura durer. Une seconde de la vie d’un Platon ou d’un Pythagore, de cette vie que le poing d’un homme ivre peut détruire, a mille fois plus d’éternité que vingt peuples de brutes bardés de fer qui sauront garder l’être jusqu’à la fin des siècles. Ô ma patrie, si tu dois périr sous la rage de ces fauves, tu périras le terme le plus parfait d’intelligence et de sentiment où soit jamais montée l’humaine matière ; éternelle du fait seul d’avoir été cette perfection, ne l’eusses-tu été qu’une heure ; et moi, si, comme ils disent, je fus l’une des mille forces qui t’ont portée en ce divin degré, j’ai bien mérité de toi et m’assoierai un jour au banquet de l’Empyrée.

— Callicrate, s’écria le jeune homme en rejetant ses armes et serrant le vieillard dans ses bras, prêtre sublime de la raison ! Que l’immortelle déesse reçoive en toi l’étreinte suprême de ceux qui n’aimaient qu’elle, qui avaient formé le rêve de vivre tout en elle, qui n’aimeront jamais qu’elle, et qui maintenant doivent s’arracher de ses bras pour épouser la haine hideuse, productrice de force et de salut ! Que ton cœur, qui sait tout comprendre, nous garde son amour au milieu de nos démences, et rappelle-toi toujours quelles furent nos larmes au moment de te laisser ! Adieu, raison chérie et trois fois vénérée ! Puissent nos enfants être plus heureux que nous !

Et, ramassant ses armes, il s’encourut vers le rivage, agitant sa lance dans les airs et poussant de grands cris, comme un amant de la guerre.

ISAAC OU LA PASSION MORALISTE


Un insecte le touchait plus que toute l’histoire grecque ou romaine.
(Fontenelle, Éloge de Malebranche).


LA course de la nuit était déjà plus qu’à demi faite, et la ville avait comme chaque soir cessé pour plusieurs heures de vivre et de penser, quand Isaac Zandvoort, tournant à gauche sur le quai de l’Amstel et voyant de la lumière à la fenêtre qu’il cherchait, monta lentement un petit escalier sombre et frappa à la porte du docteur Snyders.

— Soyez le bienvenu, mon enfant, dit le savant en élevant d’entre des piles de paperasses son fin visage ravagé et ardent, et souffrez la bénédiction du philosophe, dont vous réchauffez le cœur. Car c’est évidemment votre passion pour notre science, c’est le pouvoir que vous avez d’être harcelé par ses problèmes, comme d’autres sont par la faim ou l’amour, qui vous conduit ici à l’heure où les gens sages dorment ou sont au plaisir. Deux lignes pour achever de noter mes expériences du jour, et je serai heureux de porter la clarté dans vos esprits, si je le puis cette fois encore.

Le jeune homme s’assit. Il attachait sur le docteur qui écrivait un long regard douloureux. Quand celui-ci eut fini et lui eut montré qu’il était prêt à ses questions :

— Non, maître, dit-il lentement, ce n’est point quelque problème de la philosophie qui me tenaille à cette heure. C’est bien autre chose ; c’est la philosophie elle-même, c’est la nature de cette activité, dont je ne sais plus que penser. Maître, voici trois ans que se déroule sous nos yeux le plus terrible drame que la terre ait connu. Les plus grands peuples s’entrechoquent dans une furie qu’on n’avait jamais vue. Toutes les questions se posent. Toutes les fondations s’ébranlent. Le sort du monde se joue… Cela ne vous occupe point. Vous continuez de méditer sur la nature du protoplasme, de vivre pour vos cornues et vos bocaux… Et pourtant vous êtes philosophe. Qui le contesterait se ferait moquer. Qu’est-ce donc alors que la philosophie ? Quelle fausse idée m’en faisais-je ? Comment, si elle permet de telles indifférences, peut-elle prétendre d’être la plus noble des fonctions de l’esprit ? Parlez, maître, de grâce ; rendez le calme à mon âme, l’accord avec elle-même.

Le docteur écoutait en souriant, non sans quelque tristesse :

— Votre déconcert, dit-il, m’est connu, mon enfant. Les hommes ont beaucoup de peine à appeler philosophe celui qui ne trouve pas que leurs affaires sont seules dignes d’intérêt. Déjà nos pères — combien moins portés que nous, pourtant, à s’enivrer de l’humain ! — faisaient dater la philosophie du jour où un penseur[9] traita uniquement de l’homme et affranchit cette science de ces « grossiers errements » qui consistaient à chercher la forme des mondes et la nature des éléments. Toutefois, un tel mouvement chez vous m’étonne un peu, mon fils. Si vous m’accordez — et vous le ferez, je crois, si je me rappelle nos entretiens — que le propre du philosophe, ce qui l’oppose au reste des hommes, c’est la faculté qu’il a, devant l’infinité des faits qui forment l’histoire du monde, d’être uniquement sensible à l’essentiel, — par exemple, à la formation de globes au sein de la nébuleuse, à l’apparition de la vie, à la succession des espèces, à l’avènement du genre humain et de ses attributs, — si vous m’accordez cela, comment pouvez-vous contester qu’il soit précisément de sa fonction de donner peu d’attention à cette guerre, et, d’une façon générale, à l’histoire politique des hommes, véritable anecdote, convenez-en, pur « fait-divers » dans une vue générale du développement des choses ? Vous ne me répondez pas, Isaac. Écoutez-moi encore. Supposez un maître, dont certes vous priseriez l’esprit philosophique, qui s’appliquerait à vous montrer comment, du monde des poissons et des batraciens, est sorti le monde des oiseaux, comment, dans le monde des oiseaux, s’est constituée une subdivision de palmipèdes, une de grimpeurs, une de passereaux, dans cette dernière une famille d’hirondelles, une de corbeaux, une de martins-pêcheurs, à quels changements de milieu ont répondu ces changements de forme, et qui chercherait à tirer de tout cela une loi sur le rapport des modes de l’être avec les conditions externes auxquelles il doit faire face ; que diriez-vous de l’esprit philosophique de ce maître, Isaac, si tout à coup il s’interrompait de ces spéculations pour se mettre à vous conter que, dans le monde des corbeaux, un groupe de corbeaux noirs s’est querellé un jour avec des corbeaux bleus pour la possession d’un bois, que la lutte a duré plusieurs centaines d’années, et qu’après mille va-et-vient c’est les corbeaux bleus qui ont fini par l’emporter ? Et, bien sûr, vous trouveriez cela du plus haut intérêt, si vous étiez corbeau. Mais je vous croyais philosophe, Isaac.

Le jeune homme gardait le même visage.

— Maître, dit-il doucement, vous ne me rendez point la paix. Même comprise comme vous le dites, la philosophie ne me semble point pouvoir, sans se nier elle-même, rester indifférente au drame actuel. Car enfin, l’espèce humaine, vous venez d’en convenir, est l’un de ces « termes essentiels » qu’elle a pour fonction de pénétrer. Comment alors ne vous point passionner pour un événement qui jette une telle clarté sur la nature de ce terme, nous montre les mouvements dont il est capable ?

— Que me contez-vous là, mon enfant ? Pensez-vous que j’ai attendu cette guerre pour savoir que les hommes sont braves, qu’ils sont dévoués, qu’ils sont sublimes, qu’ils sont perfides, qu’ils sont cruels ; que les uns sont tenaces et savent endurer les pires maux plutôt que de céder ; que les autres sont lâches et aiment mieux céder que de souffrir ; que ceux-ci sont bavards et capables d’ergoter, tandis que l’ennemi est à leurs portes ; que ceux-là sont prudents et veulent savoir où est la victoire avant de voler à ses côtés ?… Me direz-vous un seul mouvement humain qui figure en cette affaire que nous ne connussions depuis longtemps ?

— Quoi ? Tout un peuple résolu à détrousser le reste du monde, au mépris de tout droit ?

— Y a-t-il là, vraiment, un mouvement que vous découvrez ? Pour moi, j’avoue que, étant au collège, la vue d’un grand gaillard qui arracha un jour sa tartine à un petit m’avait déjà révélé cette capacité de l’homme. Les exploits de Guillaume II ne m’ont point paru constituer, pour la philosophie, un fait plus important.

— Et tout un monde qui se dresse contre la force brutale et s’arme pour le droit ?

— Je ne vois, là encore, rien que je ne connusse. Dès que la conscience est apparue, elle a protesté contre le fait. On peut dire que c’est son essence même. De tout temps, les opprimés se sont réclamés du droit et certains surent se battre pour le faire triompher. De tout temps, il y eut des hommes de cœur pour les y aider. Tout cela, je l’avoue, ne m’apprend pas grand’chose sur la nature humaine. Aussi bien, les sentiments des foules qui se manifestent depuis ces trois années. — la crédulité, les superstitions, la croyance à la trahison, les alternances de découragements et d’ardentes espérances, — sont exactement ceux qu’on a toujours constatés en de tels cas. Ah ! il y a vingt ans, nous avons vu, et justement en France, une affaire politique qui, elle, déclencha des sentiments assez complexes et que le psychologue a rarement l’occasion d’observer, du moins à l’état collectif : la passion pour la vérité, la faculté de s’exposer pour elle. Cette affaire-là, elle, était assez de nature à intéresser le philosophe. Mais la crise d’aujourd’hui. — précisément parce qu’elle est une guerre, et une guerre d’extermination, — ne met en jeu que les mouvements de lame les plus élémentaires et par conséquent les moins neufs (je ne dis pas les mieux connus). Savez-vous, mon enfant, ce qu’il y a de neuf dans cette guerre ? Ce sont les dimensions de ces mouvements. Que ces sentiments peu nouveaux soient éprouvés, à cette heure, par des millions et des millions d’hommes, voilà évidemment qui ne s’était jamais vu. Mais sommes-nous des philosophes pour nous intéresser aux choses par la raison qu’elles sont très grandes ? Allons-nous, comme les gens du peuple, conférer de l’importance aux objets dans la mesure où ils frappent notre imagination ? Que diriez-vous, Isaac, d’un « philosophe » qui déciderait tout à coup que les propriétés du carré sont particulièrement dignes d’étude, parce qu’on lui en montrerait un de cent mille lieues de côté ?

— Admettons donc que ces mouvements n’aient point, par leur nature, de quoi piquer votre attention. Eh bien ! oui, maître, c’est la dimension même du phénomène, cette fois, qui doit toucher le philosophe. Puisque c’est aujourd’hui toute une moitié de l’humanité qui se précipite sur l’autre, si bien que ce que cette guerre doit décider c’est proprement à quelle espèce humaine le monde appartiendra. C’est bien là, j’ose croire, un spectacle digne de nos regards.

— Voyons, mon enfant, dit Snyders, laissons ces « vigoureuses synthèses » à ceux qui ont la charge d’être éloquents, aux ministres ou aux journalistes. Vous n’allez cependant pas, vous, philosophe, me raconter que les deux groupes en présence constituent deux « espèces ».

— Bien sûr qu’ils ont la même taille, la même couleur de peau et la même forme de crâne. Vous m’accorderez bien, pourtant, qu’ils forment deux espèces morales.

— Mais non, je ne vous l’accorderai pas.

— Quoi ? Deux groupes dont l’un entend que les peuples peuvent choisir leur nationalité, alors que l’autre veut qu’elle leur soit imposée par leur race ou par leur histoire ; dont l’un cherche le droit des nations dans les lois de la conscience, tandis que l’autre le fait consister dans la force de leurs armes ; dont l’un conçoit les rapports de l’État et des citoyens sous la forme d’un contrat, tandis que, pour l’autre, les sujets n’ont que des devoirs et l’État n’a que des droits ; dont l’un pense que l’État, c’est l’ensemble des volontés des citoyens, alors que, selon l’autre, l’État a précisément pour définition de faire que « la volonté des citoyens n’existe pas »[10], deux tels groupes ne font pas proprement deux espèces morales ?

— Non, ils ne le font pas, si, par-dessous ces différences (en admettant qu’ils les manifestent aussi nettement que vous le dites), ces deux groupes sont identiques quant à la conception de la famille, des devoirs mutuels des époux, des parents envers les enfants, des maîtres envers les serviteurs, s’ils ont la même législation civile, le même code criminel, la même notion du monde extérieur, de Dieu, de la patrie… Car enfin, ce sont ces traits là qui définissent une « espèce » morale. Tenez, deux Français dont l’un accepte les pires souffrances pour que son pays triomphe et dont l’autre veut la paix à tout prix forment bien plus deux « espèces morales » qu’un Français et un Allemand qui ont tous deux l’esprit de patrie. Les traits que vous dénoncez n’ont jamais marqué que des sous-variétés. En vérité, c’est vous, mon fils, qui me déconcertez, avec votre romantisme. Deux espèces morales ! Vous ne parleriez pas autrement si vous opposiez aux Européens les Papous qui font cuire leurs enfants dans des marmites ou les Polynésiens qui adorent l’âme du monde dans le corps des lézards ! Il faudrait cependant, si nous sommes des philosophes, garder quelque sang-froid et ne point nous mettre à prendre pour des racines psychologiques de simples désinences, parce qu’elles touchent particulièrement nos passions et nos intérêts[11].

— Ne les prenons donc point, maître, pour des racines. Mais l’avouerai-je ? J’avais la faiblesse de croire qu’une lutte de simples « désinences » pouvait elle-même passionner le philosophe, quand elles consistent dans le pouvoir qu’a l’âme humaine, ou qu’elle n’a point, de concevoir le droit des peuples et leur liberté.

— Question d’ordre, mon enfant. La philosophie s’occupera de ces sortes de choses quand elle aura compris les transformations capitales qui, encore une fois, sont le fond de son objet et dont la pénétration est sa raison d’être. Convenez que je serais proprement un badaud si je m’arrêtais de vouloir saisir comment l’inanimé est devenu sensation et comment la sensation est devenue volonté, pour regarder des gens qui se battent.

— Résignons-nous donc encore, maître. De minimis noncurat prœtor, et les guerres que se font les hommes pour avoir plus ou moins de liberté rentrent dans les petites choses. Voilà qui est entendu. Mais il est une autre raison pour quoi je ne puis concevoir que le philosophe ne s’intéresse pas à cette guerre, que dis-je ! ne s’y ouvre pas de toute la force qu’il a de recevoir une idée. C’est qu’elle nous donne l’occasion d’adopter, avec une vigueur exceptionnelle, une position morale ; de penser, de toutes les puissances de notre âme : « Ceci est bien, ceci est juste » ; et que c’est la marque du philosophe de vouloir éprouver de tels états. Oui, maître, c’est la marque du philosophe, non pas du moraliste ou du poète lyrique, comme vous allez me répondre, mais bien du philosophe. Parce que seule une passion morale nous permet de comprendre l’univers ; parce que ces « transformations capitales », que vous voulez pénétrer, sont des réalités morales ; qu’elles n’ont pas d’autre sens, si elles en ont, qu’un sens moral ; parce que l’apparition du vivant au sein du non-vivant est un événement moral ; parce que la seule pensée vraiment philosophique qu’on ait dite sur le monde stellaire, par exemple, c’est : « le silence éternel de ces espèces infinis m’effraie », qui est une pensée morale ; parce que le monde est un fait moral, et qu’un fait moral ne peut être compris que par une intelligence disposée suivant un sens moral[12]. Voilà pourquoi mes frères et moi, et même mon humble mère, mes modestes belles-sœurs, qui depuis trois ans passons nos soirs, dans une pauvre échoppe de ghetto, à ne parler que de cette guerre et à étreindre l’idée que « ceci est juste » et que « cela est injuste », tout ignorants que nous sommes, nous sommes des philosophes, tandis que vous, qui, devant de tels événements, n’avez pas su devenir une volonté morale, rien d’autre qu’une volonté morale, et découper votre conception de l’univers aux chairs vives de cette volonté, vous n’êtes pas philosophe, non, maître, vous ne l’êtes pas, eussiez-vous en ces trois années surpris comment les mondes sont nés d’une nébuleuse et la vie du limon des mers.

Et, comme il sentait que sa proposition ne se pouvait soutenir par la logique, il lui voulut donner l’appui de la force, et sortit en claquant la porte.

Le docteur se leva pour monter une des coupes qu’il avait pratiquées sur un nerf de lapin en régénération, et dont l’examen devait fortifier ou non les idées qu’il se faisait depuis quelque temps sur la nature des fibres conjonctives. Tout en ajustant minutieusement sa lamelle, il songeait à ce jeune homme qu’il avait connu autrefois si précisément appliqué à comprendre, si proprement intelligent, et dont la guerre maintenant avait fait un apôtre ; et, plus généralement, à ces penseurs de l’un et l’autre hémisphère qui, depuis trois années, faisaient consister toute leur activité philosophique à tressaillir d’amour les uns pour la justice et les autres pour la force. Et, sans doute, songeait-il, c’est une chose bien classée dans l’histoire : les grandes secousses de l’humanité se sont toujours marquées par le naufrage de la philosophie dans la morale : la ruine du monde antique, la Réforme, la Révolution. Mais qu’est-ce que cela va être cette fois que ce naufrage, à quelle impopularité de la philosophie intellectuelle allons-nous assister, avec un ébranlement d’une telle amplitude, et dans un monde démocratique, déjà tout assoiffé de moralisme !…

Mais la coupe était placée sous le microscope ; les fibres conjonctives apparaissaient distantes des noyaux cellulaires et non à leur contact, suggérant donc qu’elles n’étaient point issues d’eux, qu’elles n’étaient point de la vie mais simplement une forme de la matière inerte, que la plus grande partie du corps vivant serait faite alors de non-vivant… Et, l’œil collé à l’oculaire, le docteur Snyders ne pensa plus qu’à des choses graves.

Février 1918.


FIN

Il a été tiré de cet ouvrage 30 exemplaires (I-XXX) sur papier à la forme du Japon, et 1,500 (1-1500) sur papier de Sainte-Mary-Cray ; que l’on acheva d’imprimer sous les presses de la maison Frazier-Soye, le 25 septembre 1918, à Paris.

  1. On sait que les Spartiates, ou plutôt leurs alliés les Thébains, inaugurèrent la guerre du Péloponèse en envahissant Platées, qu’ils avaient reconnue inviolable par un traité antérieur (cf. Curtius, Griechische Geschichte, t. II, p. 396). Les anciens avaient de ces félonies.
  2. On sait que cette doctrine, éminemment démocratique, est celle des stoïciens.
  3. Ὁ ἅγων, dans le texte grec.
  4. Notons bien l’insistance de Socrate pour que l’idée de patrie ne demeure pas une idée, mais devienne une passion (de l’esprit, il est vrai). Le penseur grec semble pressentir ici la doctrine spinoziste, selon laquelle une passion ne peut être vaincue que par une autre passion, jamais par un état purement intellectuel.
  5. Il y a, dans le grec, l’unique mot θυμώδης qui a tout ensemble les deux sens que nous donnons ici ; nous ignorons auquel s’attache Socrate. Peut-être est-il bon de rapprocher de la pensée du maître celle d’un de ses disciples : « Il faut mettre au premier rang l’honneur et non la férocité : car ce n’est ni un loup ni une autre bête féroce qui peut braver un danger honorable, c’est l’homme de cœur. » (Aristote, Politique, VIII, IV, 5.)
  6. Le mot ἅξια nous a paru pouvoir être traduit exactement par notre mot valeurs.
  7. La force magnétique.
  8. Le mode calorique, le mode mécanique. Le philosophe grec semble avoir ici pressenti cette vue de la physique moderne : que la chaleur, la force mécanique, sont des modes de l’Énergie (appelée par lui Substance) moins évolués — et donc plus stables — que la lumière ou l’énergie magnétique, modes éminemment instables en raison même de leur élévation.
  9. Socrate, apud Valère-Maxime (III, 4).
  10. Hegel.
  11. Snyders abuse de ce que son candide interlocuteur ne fait porter la différence des deux groupes de belligérants que sur des conceptions politiques. Un témoin nous raconte (Th. Morse, Un Anglais dans l’armée russe, p. 106) qu’en novembre 1914, quand les Allemands furent contraints d’évacuer leurs conquêtes en Pologne, un jeune et élégant lieutenant prussien crut devoir, avant de partir et pour marquer son dépit, étrangler le couple de serins de la petite fille de la maison où il logeait, laquelle en fut malade. Le peuple dont un membre supérieur est capable de tels actes semble bien être d’une autre « espèce morale » que les Français ou les Anglais.
  12. On reconnaît là les doctrines dites néo-criticistes.