Le Bouquet de Pensées

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 809-814).
POÉSIE

LE BOUQUET DE PENSÉES



PRÉLUDE


Papillon violet que velouté un or pâle,
Pensée en cœur, ô fleur si chère aux cœurs pensifs !
J’aime ton aile double et ton triple pétale,
Pervenche des cyprès, violette des ifs.

J’ai préféré ton ombre à la clarté des roses,
O deuil délicieux aux regards attentifs !
Toi qui sais réveiller les vieux rêves moroses,
Corolle en cœur, ô fleur si chère aux cœurs pensifs !

Ton visage de fleur obscurément ovale
D’un funèbre plaisir charme un esprit pervers,
Car, entre l’aile double et le triple pétale,
Le masque de la mort assombrit tes ors verts.

Ta chair a la couleur des belles améthystes
Et de sombres parfums, affaiblis et lascifs,
Voluptueux velours si doux à des doigts tristes,
Pervenche des cyprès, violette des ifs.

Amour ! ô tendre amour ! d’une langueur égale
A celle du passé n’enivrez pas le jour,
Papillon violet que velouté un or pâle,
N’ouvrez plus votre vol, Amour ! ô triste Amour !

Fermez votre aile double, et d’un triple pétale
Violet parfumant mes cyprès et mes ifs,
Papillon de la nuit éternelle, et d’or pâle,
Palpitez au tombeau fleuri des cœurs pensifs.


I


Tu t’arrêtes devant la tombe parfumée
Où tout ce qui fut moi gît sous une herbe en fleur,
Et, lisant ces seuls mots, ô jeune voyageur :
— « Nulle femme ne fut plus longuement aimée, »
L’âpre et vivant désir gonfle et remplit ton cœur
Du rêve de ma chair, hélas ! inanimée.

Mon cher miroir, qui meurt de n’avoir reflété
Que l’ombre où j’ai voulu près de moi le suspendre,
Mon miroir revivrait, si tu pouvais le tendre
Au jour pur, et rirait de toute sa clarté ;
Mais tu n’y verrais pas ma grâce triste et tendre ;
Jamais tu ne sauras ce que fut ma beauté.

La cendre de mon corps qui consume la terre
En d’ardentes saisons me refleurit au jour ;
Cueille une de ces fleurs pour prix de ton détour,
Et passe,… car, berçant mon sommeil solitaire,
J’entends, dans le refrain que murmure l’Amour,
Le regret éternel de ma forme éphémère.


II


Sur ton sein ténébreux, enfant triste endormie,
O Terre ! je repose, et serre entre mes bras
La poupée aux yeux peints qui fut ma seule amie
Et qui sait mes secrets, qu’elle ne dira pas.

Si petite, j’étais si pensive et si sage
Que je tins peu de place, et je fis peu de bruit ;
Je négligeais la joie et les jeux de mon âge
Et songeais à la mort lorsque venait la nuit.

Je n’étais pas encor femme quand je suis morte ;
C’est pourquoi mon tombeau, étroit comme mon lit,
N’enferme ni parfums, ni fards d’aucune sorte,
Ni mon premier miroir d’acier pâle et poli.

J’ai voulu, loin de l’ombre et des funèbres marbres,
Suspendre ce miroir dans les bois que j’aimais ;
Il s’y balance ainsi qu’un fruit clair dans les arbres
Bien haut, pour que nuls doigts ne l’y cueillent jamais,

Et qu’il puisse, parmi les bouleaux et les saules,
Voir l’astre féminin s’arrondir lentement,
Puisque entre mes cheveux flottant sur mes épaules
Mon miroir n’a pas vu croître mon sein charmant.


III


Je n’ai rien voulu des hommes
Oublieux et mensongers ;
Sous les raisins et les pommes
Je dors au fond des vergers.

Satyres ! gais petits faunes,
O vous ! qui veniez des bois
Dérober mes pêches jaunes,
Juteuses entre vos doigts ;

C’est à votre folle bande
Que je lègue mon tombeau ;
Vous y porterez l’offrande
Des grappes et du miel chaud ;

Le citron par qui s’éclaire
L’arbre sombre où luit son or,
La grenade funéraire,
Seul fruit que je goûte encor,

Incarnates et coniques,
Les figues que l’été fend
Et les fraises impudiques
Qui pointent en rougissant,

Auprès des corbeilles blondes
Et des vases pleins de lait,
Dans le creux des coupes rondes
A qui mon sein ressemblait.

Enfans du profond feuillage,
Près de vous que n’ai-je pu
Vivre la beauté de l’âge
D’un corps libre, heureux et nu !

De ma joueuse jeunesse
Songez aux chers jours passés…
J’étais peut-être faunesse
Par mes longs yeux retroussés.


IV


Aujourd’hui je suis triste. Ecoute, ô cher potier !
Je t’apporte le don de mon corps tout entier,
Si tu veux avec art, dans ta durable argile,
Peut-être, éterniser une forme fragile.
Dans une terre rose et semblable à ma chair,
Modèle le contour de mon bien le plus cher :
Mes petits seins égaux aux deux pointes aiguës.
Qu’il reste au moins cela des grâces ingénues
Que j’offre à ton désir, si de chaque côté
De l’amphore funèbre où toute ma beauté
Doit dormir, poudre éparse et cendre inerte et grise,
Au lieu de l’anse, creuse à la main qui l’a prise,
Tu renfles la rondeur de ce double contour
Presque enfantin et prêt à peine pour l’amour.
… Et celui qui, pensif, sous le sol séculaire,
Trouvera quelque jour mon urne funéraire,

Saura que je fus femme, et femme tendrement,
Amoureuse et malicieuse par moment ;
Et se demandera devant la terre sombre
Pourquoi tant de clarté dut naître pour tant d’ombre.


V


Ce n’est pas pour la gloire et l’éclatant renom,
Chantant les jours pareils ou la diverse vie,
Que j’écrivis des vers tendres ou tristes : non.

J’ai vécu sans désirs, et surtout, sans envie,
Et ne demande pas que l’on sache mon nom ;
J’ai voulu qu’on m’ignore, au lieu que l’on m’oublie.

L’amour mélancolique et quelquefois divin
A replié sur moi ses ailes familières ;
J’ai rêvé tout mon rêve, et le reste m’est vain.

J’ai chéri la douceur des choses passagères,
La pourpre d’une rose ou l’arôme d’un vin,
L’ombre voluptueuse et ses calmes mystères.

Mon cœur n’a pas cherché le ciel indifférent,
Ni désiré l’espoir d’un inutile leurre.
J’ai supporté sans lui ma joie ou mon tourment.

La vie est brève, ami ! Vis ! Que rien ne me pleure ;
Mais que ta main suspende à mon blanc monument
Le miroir de l’Amour et le masque de l’Heure.


VI


Un souvenir jaloux a gardé les sandales
Qui, de cuir rebrodé, petitement égales,
Enfermaient la blancheur de mes pieds enfantins
Dont les ongles ont lui sous des rayons lointains ;
Et celui, triste de ne plus jamais entendre
Mes pas dansans, ô Songe, empreints seuls dans ta cendre,

Celui-là les regarde, et déroule en pleurant
Les rubans compliqués, et qui jadis, serrant
Ma cheville vivante en leur lacis de soie,
Augmentaient son désir en retardant sa joie.
… Le seuil où si souvent s’est hâté mon retour,
Le seuil fidèle a-t-il conservé leur contour ?
Hélas ! rien n’est resté de leur forme nacrée !
L’eau oublie en coulant leur peau pâle et pourprée,
L’herbe qu’ils effleuraient d’un poids léger ou las
Et le sol qu’ils pressaient ont oublié mes pas
Errant vifs et joyeux, quelquefois infidèles,
Quand vers l’amour furtif les perfides semelles
Volaient dans la poussière et butaient aux cailloux ;
Aussi mon amant craint, à tout jamais jaloux,
Que la fleur entr’ouverte ou le bouton qui bombe
Couleur de safran rose et croissant sur ma tombe,
N’offre au passant pensif un peu de ma beauté ;
Parce qu’il sait combien, étant toujours hanté
Du désir inutile et vain qui le dévore,
L’ombre de ma beauté peut être belle encore.
… Mais je dors sans souci des amours inconnus,
La terre où j’ai dansé pesante à mes pieds nus.


ÉPILOGUE


Je veux dormir, au fond des bois, pour que le vent
Fasse parfois frémir le feuillage mouvant
Et l’agite dans l’air comme une chevelure
Au-dessus de ma tombe, et selon l’heure obscure
Ou claire, l’ombre des feuilles avec le jour
Y tracera, légère et noire, et tour à tour,
En mots mystérieux, arabesque suprême,
Une épitaphe aussi changeante que moi-même.