Le Bouquet inutile/Texte entier

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Nouvelle Revue Française (p. 5-190).
JEAN PELLERIN
LE BOUQUET INUTILE
POÈMES
DEUXIÈME ÉDITION
nrf

PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, RUE DE GRENELLE. 1923
JEAN PELLERIN

Les amis de Jean Pellerin ne pleurent pas que le poète mais ce grand garçon vif et charmant qu’il était avec ceux qu’il aimait, et sa nature pleine de franchise. Hélas ! Jean Pellerin n’est plus. Il nous a quittés, jeune encore, au moment où ses livres rencontraient des lecteurs et où les dons qu’il cultivait depuis déjà de longues années, devenaient — chaque jour — plus plaisants. Comment ainsi ne pas porter deux fois son deuil et ne pas demeurer inconsolables de cette mort qui nous atteint, en même temps que dans une amitié constante, dans le respect et l’amour des beaux vers joints aux jeux les plus clairvoyants de l’esprit ?

C’était en effet chez lui la première qualité que cette clairvoyance et elle ne le servait pas que dans l’amitié. Je me souviens du culte qu’avait, pour Stendhal, Jean Pellerin, au moment où je le connus. Nous faisions nos deux ans d’active à Grenoble, dans une arme de fantaisie. Ah ! que l’épaulette blanche de Jean et son sabre série Z me donnaient d’envie ! Et que son titre de Secrétaire d’État-Major me semblait distingué près de celui de vaguemestre dont on m’avait doté aux C. O. A. ! Cela remonte bientôt à douze années, mais qu’elles m’étaient légères, avant sa mort, ces années de jeunesse ! et qu’elles avaient de charme et de rayonnement quand je les évoquais ! Aujourd’hui, j’ai beau faire. Je remue seul d’anciens souvenirs et Grenoble que j’aimais tant ne m’est plus qu’une ville quelconque et sans écho, une ville abandonnée aux passants anonymes, aux touristes et à tous les plaisirs que le seul être au monde capable de m’en rappeler le détail, a laissés pour toujours.

Nous n’entendrons plus ta chanson…


écrivait Jean Pellerin.

Ses premiers vers, qu’il me lisait, étaient tout spontanés et faits à son image. Un miroir sur lequel il aurait incliné mille gestes, n’eût pas été moins prompt à les saisir. Jean Pellerin ne demandait pas autre chose à ses essais. Il les mettait au net sur un cahier et n’en parlait plus à personne. Dieu ! qu’il me fallut dépenser de temps et d’arguments pour décider Jean Pellerin à envoyer ses vers aux jeunes revues ! Il redoutait qu’ils n’y fussent pas accueillis ou qu’on ne les lui prît que pour m’être agréable. Et cependant, voici quelques-uns de ces vers : j’en fais juge qui voudra.


Notre amour ce soir se penche,
Comme s’incline la branche,
Comme penche la clarté
Où s’émerveille l’été…
Il s’élance, brusque flamme.

Danse une danse de femme,
Il est ivre de l’oubli
De la paresse et du lit,
Ivre de ses mains chargées,
De ses paupières dorées,
Ivre d’un royal oubli…
Il s’étend et se déploie
Tout le long de notre joie,
Tout le long de notre nuit…


Le Feu, que dirigeait alors Émile Sicard ; lOliphant, publié par Tristan Derème ; Isis ; la Phalange ; la Rénovation esthétique ; Scheherazade ; le Divan furent les premières revues qui imprimèrent Jean Pellerin et son talent y rencontra, dès le début, les encouragements qu’il méritait.

Toutefois, Jean Pellerin ne quitta pas, après son service militaire, la province pour Paris. Il retourna près de Grenoble, à Pontcharra, où il avait longtemps vécu et où son père dirigeait une fabrique de papiers. Je connaissais Pontcharra. J’y étais allé quelquefois le dimanche, avec Jean et j’y avais été témoin de l’affection qui l’unissait à sa famille. — Vertes campagnes du Dauphiné, chemins bordés de clairs feuillages, ruines presque effacées du château de Bayard, c’est à vous que je pense quand je relis telle ou telle page du précieux manuscrit de poèmes que laisse Jean Pellerin en témoignage de la raison profonde qu’il eût de vivre ! Je n’ai qu’à fermer un instant les yeux pour disputer à je ne sais quelle ombre affreuse, des jours si doux et si paisibles. Comme si cette ombre y pouvait quelque chose et possédait, en fin de compte, une chance de l’emporter sur la durée d’un beau vers ou l’éclatante promesse du temps ! Non. Il n’est pas ici question de perdre une seconde fois Jean Pellerin. L’œuvre qu’il a construite, de son vivant, demeure après sa mort et c’est cette œuvre qui, sans le secours de personne, défend à présent de la mort tant de beautés et de trésors nouveaux dont nous ne serons pas les seuls à être visités.

Quand mon fil se cassera sous
Les ongles de la Parque,

demandait-il,

Quand ma bouche aura les deux sous
Pour la dernière barque,
Où serez-vous ? Dans le jardin
Où je devrai descendre ?
Que serez-vous ? Charme, dédain,
Douce chair — ou bien cendre ?

Déchirante et discrète manière qu’avait Jean Pellerin de céder, par moments, à ce pressentiment qui l’éclairait et qui, sous les dehors d’une aimable fantaisie, puisait aux sources noires du désenchantement et lui faisait biffer le premier titre de son volume de vers pour le remplacer par : le Bouquet inutile. Mais, de ce désenchantement, il ne souffrait jamais qu’on en prît au tragique les allusions voilées d’une amère ironie. Cela lui était odieux. Il n’en voulait pas entendre parler et sa fierté, qui était grande, se regimbait sitôt qu’on la voulait forcer ou approcher pour la percer à jour.

Je ne me suis pas fait la tête de Musset,

ripostait-il aux importuns et, plus tard :

C’est vrai, j’aurais pu devenir
Fabricant d’élégies…

Vingt fois, près de s’abandonner à de soudaines détresses, une sorte de stoïcisme l’en empêchait. Je veux dire que Jean Pellerin reprenait le dessus et que, si le terme de stoïcisme peut nous paraître un peu bien solennel, le poète écrivait :

Écartez les mois que j’aimais
De votre bouche lasse.
Le dieu nous parle à voix trop basse
On ne l’entend jamais…



Or — qu’on le veuille ou non — ce stoïcisme qui n’acceptait aucun système et n’empruntait qu’à sa mesure, dans la sensibilité du poète, des moyens d’échapper au ridicule, est la clef de son œuvre. Par lui, Jean Pellerin rompt avec le désordre des pseudo-romantiques et le fatras du symbolisme. Il s’en sert comme d’un réactif puissant. C’est sa sauvegarde et il ne l’ignore pas.

Muse, reprends mon luth et garde ton baiser !

insiste-t-il.

Grâce à cette pudeur déguisée et jalouse de ne pas se trahir, Jean Pellerin atteint au meilleur de lui-même et découvre sa voie. Bien avant d’autres, il reconnaît ses maîtres ; il vit dans leur fréquentation ; il ne lit qu’eux : Verlaine, Laforgue, Rimbaud, Corbière, Mallarmé, Baudelaire, Moréas pour les premiers et, bientôt, Charles d’Orléans, Villon, Sigognes, Magnard, Perin, afin de revenir, sûr de lui-même, aux chatoiements multipliés tant par le rythme que par la métrique pittoresque d’un Banville par exemple ou de P.-J. Toulet. Alors, de spontanés qu’étaient ses courts poèmes du début, ils tâchent à enfermer dans une arabesque précise une cadence appliquée à son but et comme prisonnière d’elle seule et de sa perfection. Rappelez-vous ces strophes serrées et frémissantes, à la subtile acrobatie :


Voir enfin l’île nuancée
Où, sur un rayon d’or,
L’abeille danse et puis s’endort
Au creux d’une pensée,

Où les fleurs sont des fruits, où les
Fruits sont des fleurs, où lance
La fontaine, aux cieux constellés
La chanson du silence !


Jeux ! dira-t-on. Mais la poésie qu’est-elle d’autre de plus noble ou de plus émouvant ? Je ne vois, ailleurs, que redites, rabâchis, navrantes et banales lourdeurs ou confuses onomatopées. Sans doute, la foule s’enivre d’un délire si vulgaire. Est-ce à la foule de formuler un jugement ? Demain la foule aura changé d’avis ou plutôt elle acceptera docilement que le nom d’un poète dont elle ignorait tout, soit en réputation chez les libraires. Déjà, par la Romance du Retour, Jean Pellerin avait conquis plus que l’attention des lettrés. On le citait. On admirait qu’il eût si librement tracé, dans une forme plastique et tout en raccourcis, sa route à la poésie même et à ses pires caprices. Par là, pourtant, chemin hardi, fil invisible tendu d’un sommet au suivant, Toulet était passé, et Moréas. Doit-on ne pas le dire ? Jean Pellerin ne s’en défendait pas. Après les Stances, après les Contrerimes, il n’a pas fait que reprendre leur manière. Cette manière ne date pas d’aujourd’hui. Elle est dans notre tradition, la plus française, chez un Sigognes parfois, toujours chez un Maynard et, de nos jours, chez ces poètes dont Pellerin faisait partie et qu’on appelle « les fantaisistes ».



Qu’était-ce donc alors que ces poètes ? Que cherchaient-ils ? Quels desseins saugrenus formaient-ils au moment dont je parle et quelle fantasque humeur les animait ? Je ne sais trop. On lisait cependant, dans de petites revues, leurs petits vers et on s’habituait à ne pas pousser avec eux de grands cris. L’amitié plus que l’amour, inspirait ces poètes. Dans leurs strophes, les noms de Pellerin, de Jean-Marc, de Vérane, de Derème combinaient, à la rime, une espèce de complicité ou de discrète entente. Puis tous ces noms, tant de fois répétés, devinrent en quelque sorte inséparables les uns des autres… L’école fantaisiste était fondée et il fallut bien qu’elle eût l’air de se prendre au sérieux. Étrange école ! On la reconnaissait à la pipe et à l’escargot de Derème, aux larmes de Jean-Marc, au sourire de Jean Pellerin et aux paillons que, dans son encrier, puisait Léon Vérane sans les compter.

Ainsi vont les choses dans la vie et il n’est pas besoin d’en tirer d’autres conclusions que celles qui, naturellement, en découlent, — la preuve faite une fois de plus que le talent finit toujours par s’imposer… J’avais oublié le talent, à propos des poètes qui formèrent au début le petit groupe des fantaisistes : le talent et tout ce qu’il exprimait de nouveau, pour le temps, de tendre, de sensible, de jeune, de sincère. Il n’est peut-être pas trop tard pour y revenir car, avec lui, toute une génération devait avoir assez vite à compter et à défendre ses languissantes idoles. D’ailleurs, de cent côtés, le vieux et clair langage français perçait les brumes du Symbolisme. De petites revues, comme les Guêpes, dirigées par Jean-Marc Bernard, à Saint-Rambert-d’Albon, criblaient impitoyablement de leurs traits les gloires bouffonnes des vieux cénacles ; Psyché faisait accueil à de jeunes écrivains capables d’entendre ce qu’ils voulaient ; le Divan se mettait de la partie et les Marges nous étaient acquises…

Qu’on ne s’y trompe pas ! Une école, si elle n’avait eu que la pipe de Derème pour programme, ne serait point aujourd’hui ce qu’elle est. Mais ce n’était pas une école. C’était une réaction profonde de la sensibilité contre de vieux clichés, des procédés usés jusqu’à la corde et un incroyable charabia. Il n’y avait pas autre chose. Seulement tout ceci se passait entre 1912-1913 et 1914 et nos aînés nous prenaient pour des fous.

Vers cette époque, Jean Pellerin vint à Paris et il y fit figure, durant un temps, de joyeux compagnon à Montmartre jusqu’au moment où son amitié pour André du Fresnois le rapprocha du journalisme et lui donna du goût pour un labeur quotidien. C’est alors véritablement que Pellerin disciplina ses dons et les porta si haut. On ne le voyait plus ou presque. Il travaillait. Il ne voulait garder de vers qu’ils ne lui eussent coûté de veilles à les écrire. Et ces vers, il me les récitait lorsque j’allais le voir et n’en semblait jamais content. Que de fois, cependant, l’ai-je pressé de les réunir en plaquette ou de les faire paraître dans des revues ! Il ne s’y décidait qu’à de rares exceptions, pour le Divan, par exemple, qui lui était, des très nombreuses publications qui le sollicitaient, la plus précieuse et la plus amicale. Noble exemple, s’il en est, et touchant et durable pour nos cadets qui, comme moi, sauront par cœur des poèmes aussi purs que celui-ci :

La Marguerite à l’écheveau
Penche sa gorge nue ;
Faust que le diable rend dévot
Regrette sa cornue ;

Don Juan devant un seuil galant
Huile quelque serrure ;
Masoch fait jaillir en tremblant
Deux seins d’une fourrure ;

La maquerelle met des bas
À la Vénus Pudique ;
L’enfant latin parle tout bas
De lever sa tunique ;

Barbe-Bleue est l’amant repu
De ses assassinées ;
Le succube prit ce qu’il pût
De deux hallucinées…

Mais toi, qui gardera ta bouche
Et vaincra ton baiser,
Ta bouche où le baiser se couche
Et meurt sans s’apaiser ?


… Dois-je l’écrire le premier ? On n’a pas fait encore à Jean Pellerin la place qu’il méritait d’avoir et qu’il aura parmi tant de poètes où seuls, peut-être, Guillaume Apollinaire et quelques-uns de ses amis le mettaient malgré lui. Comment l’aurait-on fait ? Jean Pellerin n’était pas glorieux. Il n’avait de souci que de ses sympathies, de son travail et de son empressement à rendre service à tous. Plus que ses vers, il chérissait la poésie ; plus que l’ambition, le talent et il a malheureusement fallu sa fin pour que ceux qui l’aimaient le plus et l’admiraient pussent trouver dans le souvenir qu’il leur laisse et dans ce mince volume de vers qu’un soin pieux m’a fait pour eux seuls assembler, la preuve incontestable qu’ils n’aimaient pas ni n’admiraient à tort Jean Pellerin.

Francis CARCO.

À
FRANCIS CARCO

SONNETS


Sonnet


Je veux courir en Bièvre et je boucle mes guêtres
Mais, quand je poursuivrai l’ase ou la perdrix grise,
Viendrez-vous pas ici chasser la Peine, assise
Au seuil empoussiéré de la maison sans maîtres ?

Je vous réserverai — vous connaissez les aîtres —
Cette chambre carrée où vous plaît une frise
Multipliant la nymphe hostile à l’entreprise
— Où le rosier grimpant a cerné la fenêtre.

Vous aurez le miroir qui sait votre visage
Depuis longtemps déjà, le lit, le paysage
Et le jardin noyé, ce soir, de brume basse.

Vous aurez le verger, les raisins de septembre.
Et la maison, le parc, la cueilleuse, la chambre
Enchanteront mon rêve aux loisirs de la chasse.



La Grosse Dame chante…


Manger le pianiste ? Entrer dans le Pleyel ?
Que va faire la dame énorme ? L’on murmure…
Elle râcle sa gorge et bombe son armure :
La dame va chanter. Un œil fixant le ciel

— L’autre suit le papier, secours artificiel —
Elle chante. Mais quoi ? Le printemps ? La ramure ?
Ses rancœurs d’incomprise et de femme trop mûre ?
Qu’importe ! C’est très beau, très long, substantiel.

La note de la fin monte, s’assied, s’impose.
Le buffet se prépare aux assauts de la pause.
« Après, le concerto ?… — Mais oui, deux clavecins. »

Des applaudissements à la dame bien sage…
Et l’on n’entendra pas le bruit que font les seins
Clapotant dans la vasque immense du corsage.



Le Papellier
1785


À M. Pierre Louys.


Vingt ans, il a tenu les formes, les puiseaux,
Et tiré du bassin la feuille pelucheuse.
Il surveille aujourd’hui l’étendeur, l’éplucheuse
Ou la vieille attentive au pourchas des ciseaux.

Il dose le cobalt, règle l’afflux des eaux,
Fait battre le chiffon : cerné, toile poudreuse,
Et gagne le séchoir, où le papier se creuse
Avant d’être collé pour l’encre et pour les sceaux.

… Les éditeurs de Kehl ont prôné son vélin.
C’est pour lui maintenant que chante le moulin
Où le rupt montagnard éclabousse la vanne,

Où, marquant le Jésus, le Pot, le Cavalier,
Son nom et ses prénoms de Maître Papellier
Se gravent, en exergue, au bas du filigrane.



À Francis Carco


Prends ta pipe que vêt, précieuse, la crasse
Des bons tabacs anglais et, fumant, nous irons
Nous asseoir sur le banc où peinent les cirons
Au forage du bois. Sur notre double trace,

Deux filles, dont nos vers ont reflété la grâce,
Viennent. Pour célébrer leurs seins et leurs bras ronds
Il nous faudrait patients, nos mains serrant nos fronts,
Chercher la métaphore — et ce pourchas nous lasse.

Mais le désir nous tient, chaque soir plus brutal,
De caresser à cru leurs cuisses, sur l’étal
De nos cuisses que le banc trop dur exagère…

… Elles s’esquiveront : (« Très chères, vos valets ! »)…
Et nous demeurerons, à la chanson légère
De ta pipe juteuse au doux tabac anglais.



Intérieur


À André Salmon.


Que suis-je ici ? le locataire
Et la chambre, exotisme chaud,
Très passable et banal cachot,
Hait gentiment le phalanstère.

Le décor, un peu plus austère,
Oui, peut-être, mais peu m’en chaut…
La table offre un bel artichaut
Que l’on grave au thermo-cautère.

Perroquet, siffle un air connu !
Danse, pantoufle, à mon pied nu,
En attendant que Mary t’orne.

Et toi pipe au sein de souillon,
Renifle, en crachant ton bouillon,
Comme reniflait Maritorne !



FAMILIÈRES

Familières
I

Faut-il que je revienne à toi ?
C’est en vain que l’on cherche…
L’oiseau va retrouver le toit
Où son instinct le perche.

On songe devant le foyer
À la barque amarrée,
Mais l’archet veut toujours choyer
Sa corde préférée.

II

Elle aimait ceux dont le gousset
Chante comme un orchestre
Et ne m’entr’ouvrait son corset
Qu’au début du trimestre.

Un soir — j’avais quatorze sous,
Oh ! que l’argent va vite —
Deux vieux dignes, aux trois quarts saouls,
Lui firent une invite.

Elle eut ce grand geste qui dit :
« L’or est une chimère ».
Puis murmura : « Ce soir ? Mardi !
Je rentre chez ma mère. »

Et je restai, le cœur léger,
Sur la place des Ternes
Où vont les fiacres échanger
Les rires des lanternes.

III

Marsyas, ô divin écorché,
Il t’en coûta la vie…
Ma flûte est un roseau caché
Et que nul ne m’envie.

Qui, hors Monsieur Gaston Deschamps
— Las ! Perdu pour l’alène —
Entendrait gémir dans ces chants
La voix du grand Verlaine ?


IV

Tu veux, par les Messieurs en vert,
Muse, être couronnée ?
J’attends, pour leur porter mes vers,
Encore une autre année.

Certes, la gloire, un peu plus d’or
Dans notre tirelire…
Mais laisse que je prenne encor
Quelques leçons de lyre.

V

Puisque le maréchal-ferrant
Ressemelle Pégase,
Viens te coucher, poète errant,
Ventre sur l’herbe rase.

Voici l’ombrage et les troupeaux,
Le chien gronde et s’étire.
Viens. Ce lourd berger sans pipeaux
Ne connaît pas Tityre.

Si Diane venait se baigner,
Tu le verrais peut-être
Aller quérir pour s’indigner
Notre garde-champêtre.



Quotidiennes


À Tristan Derème.


C’est vrai, j’aurais pu devenir
Fabricant d’élégies…
Je ne sais que me souvenir
De notoires orgies.

Mais je veux écrire — à Paris,
Un roman exotique.
— ? — Certes, vous aurez des houris
Dansant sous le portique !

Je peindrai l’eau, le ciel, le port
Et le désert « immense »
À l’heure grise où l’on commence
À crier Paris-Sport.



Veneris Dies


Femme de deuil et d’opprobre,
Je veux tes mains pour mes fièvres,
Tu sauras m’ouvrir les lèvres,
Comme tu m’ouvres ta robe.

Que nous ont-ils dit là-bas ?
Il pleuvait de la lumière,
Et c’était la coutumière
Fête. Mais notre sabbat

À nous, c’est la lampe jaune,
Déesse de cette alcôve,
Et c’est ton corps frais et fauve,
Et c’est ta royale aumône.

C’est ce rectangle de noir
Que découpe la fenêtre,
Et c’est ce que j’ai fait naître
De douleur — pour moi — ce soir.



Poème pour le Faune


Faune agile et muet des livres que j’ai lus,
Je te sais au jardin et ne souhaite plus
Que te voir, un matin, tapi sous les arbustes.
Toi dont le jardinier paisible aux bras adustes

N’a jamais éventé le manège sournois,
Toi qui mords aux raisins et fais craquer les noix
Sous ton sabot fendu, mauvais à l’herbe haute…
Je me suis réjoui de te savoir mon hôte,
Faune.

Mais, au jardin je sais qu’elle se doit
Aussi la femme douce et que l’ombre du toit,
La montagne, la nuit attendent sa venue,
Je sais qu’elle est craintive et qu’elle est toute nue
Et que ses bras croisés s’entrouvent au désir…
Mais elle ne vient pas… Voudrais-tu la saisir ?
Es-tu, quand vient le soir, celui qui court, s’embusque
Et montre, sur le mur lassé de la lambrusque,
Une face guetteuse au sourire lippu ?

Non. C’est le beau verger que tu hantes, repu
De ciel et de lait gras. Je te donne les arbres.
Et ce geste de rapt que fixent les vieux marbres
Lance-les vers la branche où l’abricot mûrit
Et laisse-la venir… Une lune sourit,
Toute bonne et rustique, au lit, à mon angoisse…
Un pas hésite au seuil… Et de tes mains que poisse
La résine juteuse au creux de l’arbre tors
Cache ton front cornu, ta barbe courte et dors.



Le Petit Comptable


Le petit comptable écrivait sur son livre :
Seize paquets laitues, douze (dito) carottes.
La rue était espagnole et fraîche.
Les citrons tombaient des paniers.

Chère boutique du marchand de primeurs —
Tu choisissais les fruits ;
Tu les touchais comme je te caresse.
Il y avait du printemps sur le ciel,
De la pluie dans la rue.

Ô mon amie, voici la pluie.
Je revois la boutique et la rue et le ciel
Et la main sale du petit comptable
Vient de se poser sur mon cœur.



Ronde


Il faut une chanson
Pour vous donner la route
Avec ses sapins bleus
Et l’auberge et la fille.

Il faut une chanson
Mais qui la chantera ?
Ce ne sera pas moi.
Je ne l’ai jamais sue.

Mais ce sera, peut-être,
La pie sur le buisson
Ou la flûte champêtre.
Il faut une chanson.



La Petite Bergère


À Émile Sicard.


La petite bergère
N’est pas pour une idylle....
L’est pas assez fragile
Pour dessus d’étagère.

Elle dit sa prière…
Mais sait toujours, habile,
Quand une automobile
Passe, choisir la pierre



Et viser les falots
Où danse la poussière,
En criant : « Les salauds ! »

… Puis, mange son pain bis
Et veille — ô Deshoulières ! —
Sur ses chères brebis.


Chanson


Je ne sais déjà plus
Où est la belle fille…
Elle est dans les chansons
Sur un beau cerisier.

Sa jupe, elle est nouée.
La corde est à l’échelle.
Et monsieur le curé
Feuillette son bréviaire…

Ah ! monsieur le curé,
Dimanche, à votre prône,
Soyez assez clément
Pour ne pas dire aux vieilles

Qu’en marmottant vos heures,
Dans l’enclos du moulin,
Vous avez vu la fille
À la jupe nouée !

Elle aurait trop grand honte
Et ne monterait plus
Pour cueillir des cerises
Sur le beau cerisier.


Saisons


I


Le gîte, nous l’avons si longtemps attendu !
Campagne. « Le poète est un enfant perdu »,
Disent les livres. Non : C’est un propriétaire.
Il plante le tabac, fait remuer la terre
Autour des ceps que Mai s’amuse à reverdir.
En septembre, il verra se nouer, s’étourdir
Aux sentiers vignerons la ronde des Bacchantes....



II


Les foins hauts suggèrent la brousse
Et mon désir est africain.
Laisse resplendir le sequin
Sur ta gorge de femme rousse.



III


Melicerte


Suis-moi. Le beau jour qui flambe
S’éteindra dans le courtil.
Reviens dans mon lit, Myrtil,
Te coucher entre mes jambes.


Myrtil


On sème les épinards
À la Sainte-Madeleine !
Tant pis !… Je bois ton haleine
Qui résume tous les nards.



IV


Mais voici déjà l’automne…
Et ce vieux faune s’étonne
Qui s’épuise à son roseau.

La souris des hivernages,
Prête à grignoter les pages,
Montre son joli museau.



Les Donneurs de Sérénades…


P. V.


On dirait : « C’est Monsieur le Bon
Ou c’est Jean de Nivelle »
Si j’allais gratter du jambon,
Tourner la manivelle,

Sous ta fenêtre. Quel ennui !
Que j’eusse aimé, petite,
À te régaler cette nuit
D’un : « Phébé nous invite »

Oh !… ton bras fin passé, saisi,
Nu sous ma bouche ardente !
(Pendant qu’un orchestre choisi
S’enivre d’un andante).

Oh ! te chanter une chanson
Et m’enrhumer — qu’importe !
En imitant Monsieur Dikson,
Sur le seuil de ta porte !



Octobre !


Octobre ! Une chambre d’hôtel…
Sur la douteuse courtepointe,
De quels baisers m’as-tu pas ointe,
Ô Douce ? Je le vois bien tel,

Ce garni… Le désir m’accointe
De votre corps, brumeux pastel,
Près du mien, suc brun de bétel,
De ma bouche à la vôtre jointe.

Un jour… et ce nous fut assez.
Mais, de ces souvenirs tassés,
Des joies que nous avons connues,

Ne gardez-vous que le décor,
Dites ? Jouerons-nous pas, encor,
À Mesdames-les-Toutes-Nues ?



Notre Amour


Notre amour, ce soir, se penche,
Comme s’incline la branche,
Comme penche la clarté
Où s’émerveille l’été…
Il s’élance, brusque flamme,
Dans une danse de femme,
Il est ivre de l’oubli,

De la paresse et du lit,
Ivre de ses mains chargées,
De ses paupières dorées,
Ivre d’un royal ennui…
Il se tend et se déploie,
Tout le long de notre joie,
Tout le long de notre nuit…



La Nuit d’Avril


Je ne me suis pas fait la tête de Musset,
Je tartine des vers, je prépare un essai,
J’ai le quart d’un roman à sécher dans l’armoire.
… Mais que sont vos baisers, ô filles de mémoire !
Vous entendre dicter des mots après des mots,
Triste jeu !
Triste jeu !… Le loisir d’été sous les ormeaux,
Une écharpe du soir qui se lève et qui glisse…

Des couplets sur ce bon Monsieur de La Palice
Que répète un enfant dans le jardin couvert.
Ce crépuscule rouge, et puis jaune, et puis vert…
… Une femme passant le pont de la Concorde
… Le râle d’un archet pâmé sur une corde,
La danse, la chanson avec la danse, un son
De flûte, sur la danse entraînant la chanson,
Ce geste d’une femme et celui d’une branche…
Ah ! vains mots ! pauvres mots en habits du dimanche…
Ah ! vivre tout cela, le vivre et l’épuiser !…
Muse, reprends mon luth et garde ton baiser !



DÉDICACES


I


En quel bar, mon ami Douglas,
Videz-vous une pinte ?
À qui, d’une voix de complainte,
Proposez-vous un glass ?

Ô paysages des boissons !
Palette fantastique
Qu’enrichissent vos échansons.
Dans l’étroite boutique !

Revivez ces soirs enchanteurs
Où, porteurs de lanternes
Inutiles, les serviteurs
Descendent aux citernes.

Que l’egg-nogg au marc touché d’or
Vous suggère la brume
Quand, sur la lande qui s’endort,
Un feu lointain s’allume,

Et que l’ivresse soit, rythmant
Sa berceuse savante,
Le hamac où Flô, lentement,
Se met nue — et s’évente.



II


L’Amour — et son arc irrité,
L’eussé-je cru, Madame —
Se cachait à Magic-City.
Toute cette réclame,

Ce tournoiement où le repas
Se rappelle — et rebelle —
L’enfant ne décourageait pas
Qui n’avait vu plus belle.

Ainsi qu’au billard japonais
Vire une bille sûre,
La douce flèche s’obstinait
À creuser ma blessure,

Et, depuis, du fougueux vainqueur,
C’est, la course incongrue,
Un Scenic-railway qui se rue
Aux tournants de mon cœur !



III


Caporal Carco, vous n’étiez
Pas un gradé sévère.
Quand on vous cherchait au quartier
Pour vous offrir un verre

On s’arrêtait soudain, charmé.
Vous lisiez du Tailhade
Et du Stéphane Mallarmé
Aux gars de votre escouade.

Ils écoutaient, ces vieux amis,
Votre voix inspirée,
Car, tous péchés étaient remis
Dans la bonne carrée

Hormis celui de ricaner
Au cher sonnet du Cygne…
Alors, vous saviez les donner
Les deux jours de consigne !



IV


Une lèvre mordue au sang,
Un sourire complice,
Ainsi qu’un long frisson descend,
Une robe qui glisse,

Les gentils souvenirs furtifs !
Mais, quel vocabulaire !
Vos cheveux devenaient tes tifs ;
Rogne, votre colère.

À chaque mot d’argot nouveau
Que la mode consacre,
Je revois, lascive Margot,
Tes yeux, ta chair de nacre,

Et t’évoque, ce mot disant,
Rieuse, sur ta couche,
À quelque Monsieur complaisant
Qui le cueille à ta bouche.



V


J’ai rêvé que Paul Fort tout nu,
Chu du ciel comme un ange,
Se vautrait, Jésus ingénu,
Sur le foin d’une grange.

À l’abri du parasol vert,
Il recevait l’hommage
De Louis le Onzième, couvert
D’un costume de mage.

Des garçons patients et nombreux
Pris à la Closerie,
Figuraient les bergers heureux
Congratulant Marie,

Tandis qu’en un ciel assorti,
Complétant la féerie,
Notre Hérode — Marinetti —
Préparait la tuerie.



VI


Accepte ce vers agrafé
À de la plate prose,
Laisse le garçon de café
Te porter une rose,

Le ruisseau couler — et tes pleurs,
Ton compagnon inerte,
Avec la pluie, avec les fleurs,
 Accepte, accepte, accepte !

Que la folie en ton grelot
 Fasse vibrer sa fête.
Mets du jaune dans tes tableaux,
 Des plumes sur ta tête.

Monte sur le toit du taxi.
 Danses-y, retroussée,
Jusqu’à ce qu’enfin ton souci
 Roule sur la chaussée.



VII


La dame au rire gracieux
Que vous sûtes, salace,
Autant de fois pousser aux cieux
Qu’y fût votre biplace,

Vous a vu monter à midi
Vers la voûte éternelle,
Illustrant un parcours hardi
D’un virage sur l’aile.

Retournez aux fêtes de l’air.
Elle garde l’image,
Où l’on vous voit, ganté de clair,
Et coupant l’allumage.



VIII


Broderai-je autour de ton nom
Quelque prosopopée ?
Te comparerai-je à Ninon,
À Laïs, à Poppée ?

Réponds, Marguerite d’Artois…
Peindrai-je tes orgies ?
Ou vais-je devenir pour toi
Fabricant d’élégies ?

J’ai des sonnets flambants d’aveux
Où reste un nom à mettre.
(Interchangeables, si tu veux
J’y consens). Et peut-être

Serviraient-ils sous des portraits,
Aux pages de réclame,
À recruter pour les attraits
De tel fameux dictame ?
 
… Hélas ! on dit que le papier
Où ma strophe se grise,
Sert au coiffeur pour essayer
Cet engin qui te frise,

Et que tu vas, n’envisageant
Que ces gens dont ta bourse
Fait rimer bonheur et argent…
Reprenons notre course !

XI


La patronne d’un tir forain
Fut indulgente à mon caprice.
Gardons, mon cher Jean Pellerin,
Que sa mémoire ne périsse !

Tristan Derème.


Clara, disputée aux couteaux
Dans le suburbain louche,
Vous m’apparûtes à Puteaux,
Un œillet à la bouche.

L’Avril, trop enclin à mentir,
Amollissait les femmes
Et vous, sous le coutil d’un tir
Aux gauches oriflammes,

Donnant du chiffon quelque neuf
Aux Flobert sans malice,
Pour les casseurs de pipe et d’œuf
Faisiez l’œil en coulisse.

Clara, Toulousaine Clara,
Est-ce à vous que Derème,
Un soir de foire, déclara :
« Patronne, je vous aime. »
 
Est-ce lui, reine du fortif,
Qui, piquant votre rable,
Écrivît ce quatrain votif,
Tatouage admirable ?

Si c’est lui, qu’il ne sache pas
Que marche dans votre ombre
Un chevalier à cheveux bas
Sous la casquette sombre.

S’il l’apprend de quelque façon
Que sa désinvolture
Enrichisse encore l’aventure
D’une preste chanson.


DÉPLACEMENTS ET VILLÉGIATURES

I


Son époux, atteint de cirrhose,
Et, las ! indifférent,
Laissait bayer son vieux parent
Au sein qu’elle avait rose.

Mais, voilà ! Le sein ne voulait
S’extirper de sa gaîne…
L’archet du tzigane semblait
Harponner la rengaine…


Saison thermale et soirs sans joie !
Giron, quels rends-tu fous ?
Métèque, où ton œillade ? Et vous,
Comment va votre foie ?



II


Ce plastron de ciel, cravaté
D’un nuage en batiste,
Le monsieur peintre au genre artiste,
À la plage d’été,

Le fixe, lèche. Et puis, avant
De terminer sa toile,
En guise d’épingle, au-devant
Il y pique une étoile.



III


Le jour passe la sombre ligne
Des pins dressés là-bas…
Ô jour qui viens, de quels combats
Donneras-tu le signe ?


Quelles peines sont dans ta main ?
De quel plaisir tenace
Offert — ou refusé — demain
La rançon nous menace ?

Indifférente, sans songer
À ce que tu fais naître,
La servante, jour étranger,
Va t’ouvrir la fenêtre…

Dieu nouveau, monarque subtil,
Pour te rendre propice
Jour qui commences, que faut-il
Jeter à ton caprice ?

Tes aînés, tyrans sans amour,
Ont trompé mon envie.
Toi, jour, feras-tu d’un seul jour
La raison d’une vie ?


IV


Le moustique est vénitien
Et la dame mordue,
Cheveux dorés, gorge éperdue,
Eut séduit Titien.

Lui, s’amuse avec le corset.
Il s’est mis à son aise
En marmonnant quelque Musset :
« À la Zueccque, à Saint-Blaise… »

Elle, lasse de voyager,
S’aimerait mieux aux Ternes
Où vont les fiacres échanger
Les rires des lanternes.

Cependant, malgré la chaleur,
En dépit du moustique,
Elle dit son rare bonheur
D’être à l’Adriatique,


Et, bâillant de sommeil, d’ennui,
Louchant vers son horaire :
« Que c’est beau Venise, la nuit !
Comme c’est littéraire ! »



V


L’arracheur de dents aura fait
Une bonne journée.
Après le maire, le préfet
Parle. C’est sa tournée.

La patronne du Cadran Bleu
Que désolent des kystes
Avec ses airs de quand il pleut.
S’attendrit aux lakistes ;

Sa bonne, tablier coquet,
Se laisse aimer d’un nègre…
Ce que voyant, le perroquet
Clame d’une voix aigre :


« Même histoire, même désordre
Aux détails affligeants,
Depuis que l’amour cherche à mordre
Le cœur des jeunes gens ! »



VI


C’est l’heure où parle le clocher
De choses éternelles,
L’heure où se vont toutes coucher
Les rouges coccinelles,

L’heure où, sur le seuil du Lapin,
Bonnet frondeur, hilare,
Frédé, l’avant-dernier rapin,
Accorde sa guitare,

L’heure où le vent se fait chanson
Quand la chanson s’est tue,
Où la lumière, d’un frisson,
Anime la statue.


C’est l’heure tendre où notre émoi,
Dépouillé d’amertume,
Te voudrait plus toi, chère, et moi
Plus moi que de coutume.

Le fleuve balance un chaland ;
Le noyer, une branche ;
L’air joue, espiègle et nonchalant,
Dans ton écharpe blanche.

Garder l’instant déjà pressé…
L’heure glisse, s’essaime…
Pourquoi faut-il que ce qu’on aime
Ne soit que du passé ?



VII


Sur un banc à meilleurs moments,
Le valétudinaire
Dévore cinquante romans
De Marcelle Tinayre.


La caissière écrit ses menus.
Enfin, lasse de coudre,
Cilysane tord ses bras nus
Les caresse, les poudre.

Il fait chaud. Là-bas sur les monts
L’air se fixe, grésille.
Versez l’eau, pressez les limons,
Aimable jeune fille.

Musique, parfums, sons, odeurs,
Nous viennent par bouffées.
Torpeur, fatigue, chiens rôdeurs
Et femmes dégrafées.

Somnolence. Vers languissant.
Le valétudinaire
Reprend (quand nous serons à cent…)
Un Marcelle Tinayre.


… Active, bravant la buée
Où je me sens dissoudre,
Après s’être toute poudrée,
Cilysane se poudre…



VIII


Le camelot à brune guiche
Offre « Fieramosca ».
Je suivrai mon désir qu’aguiche
Un verre de muscat.

J’irai, Florentine inclinée,
Fumer sur tes coussins
Et voir ta folle destinée
Railler sur tes dessins.

Demain, tristesse. Au matin blême,
Encore un livre lu !
Encore un séduisant problème
Strictement résolu !


Les fleurs les plus rares ne sont
Que fleurs lorsque coupées.
C’est le même insipide son
Dans toutes les poupées.

C’est la loi, l’ordre, le lien !
J’obéis. Nul n’échappe…
— Ton manteau. Donne-moi ma cape
Ici, garçon. Combien ?



IX


Ce film vous enchante où le flic
S’avère épileptique,
Image — dirait Monsieur Frick —
Hypercinématique.

Le voleur y franchit un mur
À pieds joints, sans que batte
Un cil. L’autre enfonce l’azur
Comme nul acrobate.


Poète, tu t’en vas ainsi,
Lorsque le souffle passe,
Par l’air et le monde, affranchi
Du temps et de l’espace….

… Positifs et souffle ont passé.
C’est la fin du mystère.
Le poète est chez lui, lassé.
L’acrobate est par terre.



X


Il exigeait la vérité
De toutes. Et le pire
Fut qu’il l’obtint. L’âpre Shakespeare
Ne l’avait point tenté.

Bottom baisé. Charmante fable !
Symbole précieux
De l’illusoire, seul affable,
Sous d’aussi tristes cieux !


La franchise ? On la lui donna,
Il se vit sans chimère
Tel que le sort le façonna
Après ses père et mère.

Il vit ses rides, son souci
Mesquin et sa détresse,
Ses amitiés. Il vit aussi,
Ô douleur ! sa maîtresse…

Ainsi, mourut de mille flammes,
Sinon vierge, martyr.
Nous ne vous prions, rêves, femmes,
Que de savoir mentir !



XI


Elle protestait : « Ça, le Caire ?
Non ! » Le Caire avait l’air
En son entendement précaire
D’un décor pour mujer


Menant la danse abdominale.
Ce palace correct
Où l’on buvait l’eau minérale
Lui tournait l’intellect.

Elle ne retint que l’ânier
Avec sa selle à franges
Qui dort, plié dans le panier
De ses blondes oranges,

Et dont le sourire d’enfant,
Heureux de ses mains sales,
S’enlève, édenté, triomphant
Sur les cartes postales.



SYRÈNE

I


Le chat rôde. Le clavecin
D’une corde soupire.
Syrène parle à son coussin
Du meilleur et du pire,

De son greluchon, de l’ennui,
Du lit et de la guerre,
Des hommes gardés aujourd’hui
Et des moutons, naguère.


Le paulownia secoue au vent
Ses coques bruissantes,
Une feuille court de l’auvent
Au tapis roux des sentes,

Et la main que Syrène étend
Semble, portant cinq roses,
Un oiseau qui, jusqu’au printemps,
Fuirait ces jours moroses.



II


Dis, amour, quel parfum choisir ?
De quel titre bizarre
Où l’été brille — et le désir,
Le mélange se pare ?

Ô chef des suaves odeurs
Conseille, inspire, assiste :
Quel flacon propice aux ardeurs
Pencher sur la batiste ?


Ambre de « Mon enfant, ma sœur… ? »
Lilas musqué de Perse ?
Ce troisième où dort la douceur
D’avril après l’averse ?

Laisse. Il ne souhaite aujourd’hui,
En son plus tendre rêve,
Que le parfum qui monte à lui,
Lorsque ton bras se lève.



III


Belle à damner. Et ce fichu,
Le diable l’entrebâille.
On jurerait d’un pied fourchu
Dans l’ombre de la faille.

L’œil est menteur comme un baiser.
La bouche, si charnue,
Malgré le rouge à déguiser,
La bouche est toute nue


Telle, en son désordre, doigts joints
Sur la jambe cachée,
Apparaît, sinueuse, moins
Assise que couchée,

Madame Lise, dédiant
Sa mortelle apparence,
Voyant seigneur ou mendiant
Avec indifférence,

Et qui, sous ces fauves rayons,
Tentante et décevante,
Regrette qu’un jeu de crayons
La fasse, seul, vivante.



IV


Sorti du bain ton corps vainqueur,
Te voit-il — jalousie ! —
Plus douce et fraîche que le cœur
D’une rose choisie ?


Devant ton Steinlein subtil,
Est-ce qu’il se pavane ?
Vautré dans le fauteuil, a-t-il
Allumé son havane ?

Rêvant du nombreux espalier
Des précédentes Lises,
T’entend-il monter l’escalier
Des dures vocalises ?

Cette ombre qui passe soudain
En voit-il le passage
Sur le visage du jardin
Et sur ton clair visage ?

Dis s’il aime tes bibelots
Et s’il se passionne
Pour le bel ange aux yeux mi-clos
De l’Incoronazione ?


Dans la coupe où mon souvenir
A grisé sa folie,
Voit-il, cercle fatal, venir
Le cerne de la lie ?



V


L’alcool était quadragénaire
Et, sur le guéridon,
L’idole, dont avait fait don
Guillaume Apollinaire,

Nous fixait de ses yeux cruels.
Riant à la séquelle,
La dame esquissait des pas qu’elle
Prétendait rituels.

Et moi, j’évoquais cette terre
Où, fille de beauté,
Ta danse tisse du mystère
Et de la volupté.


Ta danse, la naïade en joie
Au milieu des roseaux
Où, tournoyant, monte et s’éploie
Un millier d’oiseaux

Légers, ivres d’azur… ta danse
Où la paresse dort,
Où l’ardeur se couche et s’élance
Sur une flèche d’or…

Il fallait cesser d’être dupe.
Ayez pitié de nous.
La dame autour de ses genoux
Levait sa lourde jupe.



VI


Que ton bras se lève et trace
Un furtif rayon de chair,
Que, bouche pendante et lasse,
Tu t’abreuves au grand air,


Que ta nuque se corrode
Aux acides des clartés,
Que le soleil d’ombre brode
Tes chaudes intimités,

Que, dans tes cheveux, baignées
Sous tes mains libres enfin
Les épingles araignées
Tissent des fleuves d’or fin,

Glissant du lit, que tes lisses
Jambes nous suggèrent les
Chiffres inscrits aux caprices
Des mondes émerveillés !

Nous te remercions, femme,
De parfaire et d’ébaucher,
D’être l’eau, d’être la flamme,
Déesse qu’on peut toucher !


Abrite sous tes paupières
Tout ce qui n’est pas à nous
Et place pour tes prières
Nos têtes sur tes genoux.



I


Les mille insectes de la pluie
Grignotent les carreaux ;
Une sorcière qui s’ennuie
Retourne ses tarots.

Sur la lampe s’enfle, grésille
Le pavot ténébreux
Et la fumée à tes cheveux
Esquisse une résille.


Le rêve vient, danse, m’évite,
Revient tourner en rond.
Sur les coussins ma tête hésite
À reposer mon front.

Le haut bûcher de mon délire
Où le dressera-t-on ?
La flamme s’envole. Ouvre ton
Kimono, Déjanire !



II


La Marguerite à l’écheveau
Penche sa gorge nue ;
Faust que le diable rend dévot
Regrette sa cornue ;

Don Juan, devant un seuil galant,
Huile quelque serrure ;
Masoch fait jaillir en tremblant
Deux seins d’une fourrure ;


La maquerelle met des bas
À la Vénus Pudique ;
L’enfant latin parle tout bas
De lever sa tunique ;

Barbe-Bleue est l’amant repu
De ses assassinées ;
Le succube prit ce qu’il put
De deux hallucinées…

Mais, toi, qui gardera ta bouche
Et vaincra ton baiser,
Ta bouche où le baiser se couche
Et meurt sans s’apaiser ?



III


Le vent a poussé les auvents ;
La crépitante averse
De milliers d’aiguilles traverse
Les nuages mouvants ;


Aux étangs morts, l’automne las
Boit dans ses mains noircies…
La cloche abandonne son glas
Aux brumes épaissies…



IV


L’opium et lui vous ont pris
Le cœur, de telle sorte
Qu’ils ne m’ont rien laissé. Tant pis !
Pour nous, vous êtes morte.

Vivante pourtant, de vos yeux
Perfides et tranquilles
Où se reflètent en leurs cieux
L’Inde, Dakar, les Îles

Sous-le-Vent… Ce qui fut nous deux
Vous est comme une histoire
Tombée au fond de la mémoire
En un coin hasardeux.


Je dis : « Le pas de la naissante
Averse nous pressait.
Vous luttiez avec un lacet
Sur la route d’Oissante,

Vous rappelez-vous ? » Votre oui
Condescend et termine.
Car il va venir. Ébloui
Votre cœur s’achemine,

Et votre désir, vers le soir
Dénouant votre tresse,
Vers son regard et sa caresse
Et vers le poison noir.



V


Le premier frisson du matin,
Une cloche qui tinte.
Le songe est mort. Le feu s’éteint.
La lampe s’est éteinte.


Un mouvement sur la litière.
Soupirs. Un geste pour
Tendre le bas de la portière
Où glisse l’œil du jour.



VI


Que du pavot naisse la terre
Où, fille de beauté,
Ta danse tisse du mystère
Et de la volupté,

Ta danse, la naïade en joie
Au milieu des roseaux
Où, tournoyant, monte et s’éploie
Un millier d’oiseaux

Légers, ivres d’azur… Ta danse
Où la paresse dort,
Où l’ardeur se couche et s’élance
Sur une flèche d’or.


VII


Ce souffle qui chante au-dessus
De la lampe en veilleuse,
A bercé vos espoirs déçus,
Votre fierté railleuse,

Le désir qui nous rassembla
Ou notre solitude,
Noyant amour, haine dans la
Même béatitude…

Écartez les mots que j’aimais
De votre bouche lasse.
Le dieu nous parle à voix trop basse :
On ne l’entend jamais.



EN MARGE
D’UNE VIEILLE MYTHOLOGIE

I


Célibat


Si tu lui parles de Champsaur,
Elle est comme une teigne,
Car elle s’est fait ce teint saur
À relire Montaigne.

Mords le passage où dort dessus
Vulcain, Vénus bourgeoise.
Où digitos habet versus…
« Horreur ! » qu’elle dégoise,

Et couvre d’un papier les vers
Où Cupidon agile
Suit, apprenant ses doigts pervers,
La méthode Virgile.


II


D’un Songe


Voir enfin l’île nuancée
Où, sur un rayon d’or,
L’abeille danse et puis s’endort
Au creux d’une pensée,

Où les fleurs sont des fruits, où les
Fruits sont des fleurs, où lance
La fontaine, aux cieux constellés,
Le refrain du silence.


Aux soirs plus roses que des joues
Sous ce rideau tremblant,
Femme qu’ennuage du blanc,
Est-ce ici que tu joues ?

Un paon vient, superbe, iriser
Une flaque de lune ;
La lune donne à l’ombre brune
Un lumineux baiser.

L’eau s’étire, tourne, se moire,
Au centre des bassins.
La dame a mis la rose noire
À dormir sur ses seins…


III


Intermède


On plaisantait Jupin, là-haut —
Joyeux propos de table —
Diane criait : « T’as Io, t’as Io ! »
Calembour détestable !

Vénus, sur tous, le harcelait.
Le maître, à la pécore,
En regardant Mars dit : « Encore
Un peu de ce filet ? »


IV


Quand mon fil se cassera sous
Les ongles de la Parque,
Quand ma bouche aura les deux sous
Pour la dernière barque,

Où serez-vous ? Dans le jardin
Où je devrai descendre ?
Que serez-vous ? Charme, dédain,
Douce chair ou bien cendre ?…



BOHÊME

I


— Nous n’entendrons plus ta chanson,
Marchande, « belles fraises »,
Ni ta trompette à l’aigre son,
Doux rempailleur de chaises !

— Prépare l’omelette au lard,
Je vais plier les nappes.
— Oh ! ces écharpes de brouillard
Sur mon quai de Jemmapes.


— Ou sont les restes du pâté ?
— Où, tes rires, faunesse ?
— J’ai perdu la passoire à thé.
— J’ai vécu ma jeunesse…

Nos premières heures d’amants
Ses baisers d’étourdie,
Rêve !… — Deux déménagements
Valent un incendie.



II


Jeanne lutte avec un huissier
Et le poëte Chose
Récite chez le financier
Sa ballade à la rose.

Les dieux s’en vont — s’en vont au trot !
Jeanne se décourage
Et le dernier Abencérage
Est mort dans le Métro.


III


La créole couchait sans draps
Et, sans autre vêture
Qu’un large et bigarré madras,
Écoutait Louverture,

Son nègre robuste et charmant,
Égrener la romance,
Avec un accompagnement
De mandole en démence.

Bon ménage ! Paisibles mœurs !
Ignorant l’indécence,
Telles deux exotiques fleurs
En ce doux coin de France,

Ils ont vécu, rideaux ouverts,
Leur paresse licite.
Permets qu’après quatorze vers,
Muse, on les félicite !


IV


Tu veux un bouquet de jonquilles,
On te l’accorde et l’on
Danse autour de l’accordéon.
Famuche joue aux quilles.

Dodo cessant d’être rétif
Tend la peau de son rable
Afin qu’un tatouage admirable
Azure un cœur votif.

Ce cœur qu’à droite de la flamme
Un trait vient de percer
Réponds, Dodo, quel nom de femme
Y feras-tu tracer ?

Veux-tu Méloche, la Sans-Honte,
La Rose du Poteau,
Et devrais-je, sous ton couteau ?…
Dansons. L’aurore monte…


V


Elle préférait celui-ci,
L’emportait sur la plage,
Et sa cigarette a roussi,
Le soir, plus d’une page.

Verlaine ! Et cité mot à mot,
Parfois tout d’une haleine !
J’eusse compris Monsieur Rameau…
Mais Verlaine, Verlaine ?

Que te disait, maître divin,
Cette âme inanimée
Où rien ne veillait que de vain
Où l’Envie, enfermée

Avec la Sottise, tenait
Cénacle de bassesse ?
Et toi quel désir te prenait
De lui parler sans cesse ?


Aussi rêvé-je, se cachant
En elle, d’une autre elle —
D’une autre en qui parfois le chant
Venait plier son aile…



VI


Ce brouhaha de Mi-Carême
Évoque ce jour-là,
Où tu dansais dans un gala
Sous un domino crème.

Un gentilhomme ensatiné
Que parfumait l’absinthe —
Son masque chevauchant un nez
En oignon de jacinthe —

Avait pris ton cœur et ton bras
Après son pernod-gomme.
Vous souvient-il du Mardi-Gras,
Du maigre gentilhomme ?


VII


Parlant de l’étage, Lisa,
Le concierge, homme austère,
Déplorait qu’il réalisât
Le vœu du phalanstère.

Ce sixième fraternisait.
Jamais l’humeur jalouse
À l’épouse n’interdisait
Le lit d’une autre épouse.

Et l’on s’adorait, partageant
Avec l’honneur, le cuivre.
On ne connaissait pas l’argent.
Cela s’appelait vivre.

Nous nous sommes quittés. Pourquoi ?
Une dame sournoise,
L’ambition à l’œil narquois,
Monta nous chercher noise


Et parvint à nous déranger.
Mais faut pas qu’on insiste,
On en aimerait Béranger…
Ce serait le plus triste !



VIII


C’était au temps où l’écolier
Consciencieux tartine,
Pastiche honnête et régulier,
Sa jeune Tarentine.

Je gréais des nefs sur les mers
Où glissait l’Argonaute.
Le pion venait chercher mon hôte
À l’heure des amers.

Le patron passait des bouteilles,
Louait son Calvados.
Des voiles se gonflaient, pareilles,
Non loin de Tenédos.


Nausicaa lavait un linge
Moins blanc que ses pieds nus.
Le zingueur tenait sur son singe
Des propos saugrenus.

La fille aux peignes surchargés,
Venant reprendre haleine,
S’accoudait, comme dût Hélène.
Et les rires légers

Consécutifs à la recette
Peuplaient un bois sacré
Fleurant le vermouth, l’anisette
Et le tassé sucré.



IX


— Même histoire, même désordre
Aux détails affligeants,
Depuis que l’Amour cherche à mordre
Le cœur des jeunes gens !


Ainsi parlait, l’index à l’œil,
Notre bon moraliste.
Il connaissait toute la liste,
Et, écueil à écueil,

Dénombrait les mauvais passages.
Pourquoi ne fûmes-nous
Ni moins attentifs, ni plus sages
Que tous les autres fous ?

C’est que le professeur lui-même,
Lorsque Zette glissait
Un long ruban de satin crème
Aux pièges du corset,

En avalait son éloquence…
Zette, votre ruban
Emprisonnait plus de sapience
Que son docte turban.


X


Vos coussins d’or et ces tentures
D’un jaune canari
Et ces poëmes d’aventures
Où Monsieur Kahn a ri,

Nos accords ou nos désaccords —
Rares et dont nous rîmes.
Nos cœur à cœur, nos corps à corps,
Nos gammes et nos rimes,

Le galon nonchalant d’un fil
D’or sur votre saignée,
Lorsque, boudeuse de profil,
De face, résignée,

Notre voisine à l’œil si doux,
Aux lèvres trop mordues,
Nous régalait de chants hindous
À des heures indues.



QUINZE STANCES ET UNE CHANSON
DU TEMPS DE GUERRE


Je me rappellerai la masure concave,
Le portrait de Loubet qui souriait au mur,
L’amaranthe malade enveloppant l’œuf dur
Et le pot chevelu de noir tabac morave.



Ô brume du tabac dans le matin frileux,
Chant du clocher flamand, naïf et nostalgique !
Venez à leurs réveils, Muse, et pleurez sur eux
Dans le frémissement choyé de la musique.



Nous n’irons plus, Jojo, nous raser dans les thés.
Mais, ô père Baty, l’adjectif délectable
Convient à ce poulet que tu mets sur la table
Où s’empourpre l’orgueil de nos pinards vantés.



Les tables de Dalton vous font naître, ma mie,
En deux sesqui cadrans heureusement placés,
Sous le signe Libra, propice à l’eurythmie.
La Balance — et l’on dit les gens bien balancés.



Si Francis vous en prie, ouvrez votre corsage.
Il est sentimental comme carte en couleurs,
Madame. Je l’ai vu pleurer sur quelques fleurs
Champêtres que faucha son train d’atterrissage.



Montons plus haut encor, plus haut sous le ciel morne
Creusons, ô romantisme, un nouveau « gouffre amer »
Que la forêt ne soit qu’une tache. Et la mer,
Le baquet où laver le linge de la Norne.



Laisserions-nous d’aimer ? Ce me paraît démence.
Bien que le tirailleur ait ici cantonné,
Courons au rendez-vous que Clémence a donné.
Ce flacon guérira des baisers de Clémence.



Le relent de l’égout semble de sa rancœur.
Klaxon, vous suggérez son organe adorable.
Qu’elle ne vienne plus me tomber sur le râble !
C’est ce qu’elle appelait : se pencher sur mon cœur.



Qu’on chante sur la lyre et rythme sur les sistres
La gloire de Zézette, émule de Plébins,
Qui, sous les tauben, ces colombes sinistres,
N’eut jamais peur (on dit, Monsieur, les colombins).



Le présent va glisser. Et la porte se clore.
Savoureuse abdullah, fume-toi lentement.
Toi, conte de Boudour et Kamaralzaman,
Brode sur le loisir d’un fil multicolore.



Montez la mayonnaise avec de l’ail pilé.
D’une noix de ce beurre égayez la purée.
Quel nom pour l’entremets, Monselet ou Polé,
Les tétons de Vénus à la désespérée !



Il est moins de beaux vers que d’affligeantes proses.
C’est en vain que l’on jette une fleur sur l’étal.
La vie est plus semblable, a noté l’Oriental,
À ce bol d’excréments qu’à ce jardin de roses.



Elle avait de beaux yeux — taisons-nous sur les dartres.
On lui payait trois sous la caresse d’un sein.
Le sergent lui donna, pour en faire un coussin,
Le chandail tricoté par sa marraine, à Chartres.



Jean Lévêque est soldat, de plus, téléphoniste.
Admirez le guerrier et plaignez le styliste,
Car, si jamais canon n’émut ce fier vainqueur,
Le « on vous cause » affreux lui déchire le cœur.



C’est votre anniversaire, ô Mallarmé, mon maître.
Entre mon cœur morose et le monde pervers,
Que je me plais, ce soir, à déplier et mettre
Le rideau somptueux de vos immortels vers.
 



Chanson


Si tu veux, fuyons la ville.
Ce soir, je quitte l’hosteau.
Filons vers quelque Chaville
Aux flancs d’un taxi costaud.

Pour que l’adjectif : méchante
Ne s’enlace pas, banal,
En rime au printemps qui chante,
Sois douce, et, que le fanal


Qui nous mène vers l’aurore
Par les grands chemins du soir
Dise Auteuil. Ainsi s’arbore
La couleur de notre espoir.

D’Amour nous dirons les iambes,
En argot et en latin,
— Chérie, allonge tes jambes,
J’ai baissé le strapontin.

Que le pré dont ma compagne
Verra les taches de fleurs,
Soit un vrai pré de campagne
Ignoré des camoufleurs.

Songe ! Un grand jour de paresse !
Un jour, Seigneur, sans voir qui
Voudrait commenter Barrès — se
Ou vitupérer Trotsky.


Viens ! Le dieu dit : « Allez, couples,
Dans le bleu, l’or et le vert. »
Sous le vol des branches souples,
Ite. Sit vobiscum ver !

Accrochez au premier orme
La vareuse en drap bleuté,
Car l’ennui naît de la forme,
Et de l’uniforme. Ite.



DERNIERS POÈMES

I


Manet.


Le chat s’étire, se caresse,
Bondit sur le parquet.
Olympia saisit le bouquet
Des mains de la négresse

Et s’habille pour voir Lola
Qui, furieuse de plaire,
Sort dès le frais crépusculaire
En tout son falbala.


Et c’est en vain qu’Olympia lance
Les plus ardents regards.
Elle voit, saturer d’égards
La fille de Valence.

C’est en vain qu’une rivale ose
Quand le poète a dit
Le charme jamais affadi
D’un bijou noir et rose.



II


Seurat.


La musique. On applaudit
Et l’écuyère salue
Tandis qu’un clown évolue,
Trébuchant, gauche, interdit.

Le piston de la parade
Corne machinalement,
Il ne songe qu’au moment
De fuir la boiteuse estrade.


Et l’accablante chaleur,
Dans la Seine qui châtoie,
A ses banlieues où poudroie
Le pollen de la couleur.



III


Renoir.


Marie a lavé sa vaisselle,
Elle se dévêt exhalant
Un aigre et tenace relent.
Graisse, cuir, encaustique, aisselle.

Elle place sur les coussins
Ses pieds alourdis, ses bras rèches,
Les fleurs frissonnantes et fraîches
Du ventre large et des gros seins.

Elle se gratte un durillon
Et s’endort sur la brocatelle —
Marie, Eugénie ou Estelle —
Sans savoir qu’en une souillon
Frémit la chair d’une immortelle.



IV


Corot.


Petite pipe et petit matin.
Brouillard léger qui fuit et s’irise
Avant de fuir. Molle écharpe grise
Traînante encore aux pieds d’un lutin.
Regret de nuit qui se tend, s’aggrippe,
Fée ou brouillard que le vent dissipe ?
Aurore ou jour, sagesse ou folie,
Tendre plaisir ou mélancolie ?…
Petit matin et petite pipe…



D’APRÈS KEYYAM

Le destin propose à la chance
Une joute aux échecs
Et tous, esclaves, femmes, cheiks,
Tous les humains en danse.

On pousse roi, fou, cavalier,
Au hasard de la guise.
— Va-t-il me prendre ? — M’oublier ?
Et le désir s’aiguise.


L’homme chancelle, ivre d’espoir,
Parle, rêve, convoite…
Mais le Destin : « Assez, ce soir
Rentrons-les dans la boîte ! »



LA
ROMANCE DU RETOUR

à Roger Allard.


Paris, milliers de promesses,
Appels de taxis inviteurs,
Aveux de nocturnes prouesses
Dans les corbeilles des facteurs,
Milliers de maisons, de femmes,
Sarabande d’hommes infâmes,
Tournois de mauvaises raisons !
Le ciné donne Forfaiture.
La marchande, sur sa voiture,
N’a pas plus de quatre saisons.

Foutons ses huit jours au poëte !
Moi, j’ai copié des chansons.
La femme du plombier, coquette,
Ne sort pas avec ses chaussons.
Drap blanc, satin cardinalice,
Dans l’ombre du car dîne Alice.
Elle regrette ses péchés
Quand son âme, cendre légère
D’une cigarette étrangère,
Tombe sur les fruits épluchés.


Aux aurores de Macédoine
Où glissait l’auto de Sarrail,
Que l’adjudant cherche un idoine
À la pose d’un nouveau rail.
Reviens au square de Laborde
Émouvoir ton sein qui déborde
Selon mon rêve de Corfou.
En mutilant un chant d’Église
Le rémouleur immobilise
La moitié d’un cycliste fou.

J’ai pleuré par les nuits livides
Et de chaudes nuits m’ont pleuré.
J’ai pleuré sur des hommes vides
À jamais d’un nom préféré.
Froides horreurs que rien n’efface !
La terre écarte de sa face
Ses longs cheveux indifférents,
Notre vieux monde persévère.
Douze sous pour un petit verre !
Combien va-t-on payer les grands ?


La dame du chalet d’aisances
Regarde le biplan furtif.
En manière de bienséance,
Claude m’offre un apéritif.
Le garçon chérit la caissière
Et mêle sirops et poussière
Au cœur d’un torchon hasardeux.
La caissière se couperose.
Et pour Monsieur ? — La même chose,
Cinzano — Deux cinzanos, deux !

Manon à l’Opéra-Comique,
Sphinx étonnant et cœtera.
Il partit pour le Mozambique
À la recherche d’un ara.
Et, là-bas, une Vénus noire
Dont la cuisse énorme se moire
Au soir tombant d’un frisson d’or
Se fait chatouiller la luette
Pendant que la tendre alouette
Cède aux instances du condor.


Quarante-chevaux qui s’ébroue.
Arrêt. Le chauffeur va charger
Avant de partir une roue
Amovible. Un noble étranger,
Boyard ou camérier du Pape,
Monte. La craintive soupape
Élève un murmure brisé ;
Ses sœurs chantent avec ensemble.
Mais elle, doute, appelle, tremble
Sur un cylindre ovalisé.

La porte me flaire, elle hésite.
De pommes, avare espalier,
Voici, défleuri de visites,
Voici le plus bel escalier !
Voici le Seigneur devant l’arche !
Tringles, vibrez au ras des marches
Pour la fanfare qu’on lui doit ;
Joue un rôle, minuterie,
Déchaîne l’éclair des féeries
Sans la prière de mon doigt !


Mon logis est une Floride,
Ma maison est une Tempé.
Laisse une quémandeuse aride
Choyer le gardien de la paix.
Que la concierge nostalgique
D’une mixture odontalgique
Imbibe un coton pour sa dent ;
Malgré l’échalote des cèpes,
La vierge écorchant « Dans les steppes »,
Échangeons notre souffle ardent.

Grâce à toi l’univers s’explique ;
L’ombre hésitante de tes cils
Forme la grille qui s’applique
Sur tous nos textes obscurcis.
Ton geste résout et propose.
Le vers se lave de la prose,
Comme Aphrodite jaillissant
De l’écume qui la fomente,
D’un serpent vert, algue infamante,
Libère un torse éblouissant.


Ta nuque est une fleur choisie
Avec mille soins délicats
Par la fée aux matins d’Asie.
Tes bras ont le goût des muscats,
Tes cheveux tordent une flamme.
Tes genoux ouvrent une femme,
Un sourire vient se loger
Au plus tendre coin de ta bouche :
Lève ton visage que touche
Le bonheur au crayon léger.

C’était une nuit de novembre
Que mon amertume évoquait :
Le grand feu mêlait dans la chambre
Sa résine âpre à ton bouquet.
Ainsi que le soleil traverse
Un réseau nonchalant d’averses,
Il perçait, ton sourire las,
Des brumes de poudre irisée
Et, fraîche odeur vaporisée,
Une bruine de lilas.


Journaux, feuilletons, détectives,
Catalogues, modes d’été,
Chénier a des jeunes captives,
Et le divan, des voluptés.
Là-haut, méprisant la sourdine,
On te mutile Borodine,
Rageuse dépravation !
Amusons-nous avec nos bouches,
Laissons se fatiguer les mouches
À faire de l’aviation.

Rester là ! Fermer les persiennes,
Voyager des mois et des mois
Dans ses amours, chacun les siennes,
Amants étrangers et siamois !
Contempler durant tout l’automne
Cette mer à fleurs de cretonne,
Puis, un jour, arriver soudain,
Sans que l’imprévu nous enivre,
À ce blanc royaume du givre
Où chaque vitre est un jardin.


Suspends ton vol ! priait cet autre.
Vieillard méthodique et gaffeur,
Va porter ta barbe d’apôtre
Aux soins odorants du coiffeur.
Si tu pouvais, inexorable,
Laisser la boîte où court le sable
Entre la brosse et le rasoir…
Mais déjà ta droite hâtive
Gave, gave la rotative
De papier à vendre le soir.

Fermons les romans d’aventures,
Oublions le chien sur un plaid,
Et regardons les devantures
Où se complaisent les complets.
J’achèterai cette commode.
Le film n’a que douze épisodes,
Pearl a cent costumes tailleurs.
Viens, laisse danser les bretelles
Au souvenir de tarentelles,
Et courons désirer ailleurs.


Pour que le lampas mente et rie
On va dans les grands magasins.
Lampas, pas, passementerie,
Bassins, basins, René Bazin.
Il est malsain, prétend le sage,
De vouloir s’élever. La cage
Enferme l’ascenseur dompté.
Sombre fureur des bousculades !
La vendeuse crie : « Accolade… »
On s’embrasse. Fraternité !

Dansons. Le tango se déroule
Comme un boa qui digéra.
Près de Saint-Philippe-du-Roule
Un Turc a suggéré Péra.
D’un caprice, un sultan fait sienne
Une large Circassienne.
L’eunuque a fini les liqueurs ;
Il sommeille sur les caroubes,
Appelle-moi : Kout-al-Kouloube
Ou bien : Nourriture des Cœurs.


Carmen, la changeante Espagnole,
Aimait les courses de taureaux,
J’aime la course des bagnolles
À l’heure où l’on sort des bureaux.
La banque a des guichets sans nombre
Mais Peter, marchand de son ombre,
N’ose offrir le chèque maudit
Où le diable a mis son paraphe.
Cependant, la dactylographe
L’agrafe d’un œil enhardi.

Ces messieurs ne vont pas au Louvre,
Ils n’ont pas de mauvais desseins.
Ils sont moroses. Mais, quand s’ouvre
Le portefeuille, saint des saints,
Leur cœur est une vaste lyre
Et leur unanime délire
Est ce délire qui clouait
L’Homme de Dieu sur la montagne
Et les croyants de la Bretagne
Aux anneaux polis du Faouet.


Trafics. Dépêches des agences
Et diligence des agents.
Mines d’or ! La T. S. F. lance
Aux ondes un message urgent.
Là-bas le prospecteur prospecte,
Ici, le noir caissier suspecte.
Le Salon d’Automne est ouvert !
Or, on n’a peint que des prairies ;
Comme un banc devant la Mairie,
Le Salon d’Automne est tout vert.

L’hémérocalle safranée,
Le nyctanthe de Malabar
Ne fleurissent plus cette année
Les tubes nickelés du bar.
Le lad est parti, Dolly brune,
À qui vous filiez une thune
Contre un pronostic pour Longchamp.
Seule, demeure la gravure
Où l’Anglaise au teint de saumure
Flatte, rêveuse, un chien couchant.


Le néphrétique est frénétique.
Poincaré lève son gibus
Que ramène un bout d’élastique.
Cahoté par l’R, autobus,
Debout et songeur sur la poupe
Un homme sourit à la soupe
Qui l’attend. D’honneurs saturé,
Des lois automatique otage,
Le Président pense au potage
Fait par Madame Poincaré.

Locataire de l’Élysée,
J’agencerais de beaux repas.
On verrait la nappe empourprée
Avec la fleur du catalpa.
On entendrait des comédiennes,
Des chorégraphes indiennes
Broderaient de fauves splendeurs.
J’aurais, au temps caniculaire,
Des esclaves, ô Baudelaire,
Nus et tout imprégnés d’odeurs.


Chez l’infortuné libraire, ivres,
Les personnages des romans
Se promènent de livre en livre.
La Bovary prend pour amant
Julien Sorel. De Virginie
Valmont est le mauvais génie.
Paul chez Salammbô va pleurer :
Que voulez-vous qu’elle lui dise ?
Le client rend la marchandise,
Non, cela ne peut pas durer !

L’Opéra, le Carpeaux à l’encre,
Et l’Oméga dans le lointain,
La galère toujours à l’ancre
Du fade métropolitain.
Voici la Paix. C’est une enseigne.
Au comptoir un géranium saigne,
Mais Toulet a rejoint l’Adour
Où l’Orient tourne sur l’axe
Des pipes noires que malaxe
La Princesse Boudroulboudour.


Allons boire, Au Lapin Agile
Frédéric tend au récitant
Un de ses plats pétris d’argile
Et dit au public réticent :
« Le poëte est comme la rose,
Mesdames, il faut qu’on l’arrose
Pour ne le point voir dépérir. »
Gabrielle a la gorge calme,
Je lui décernerai la palme
Au gymkhana de mes désirs.

Pauvreté, chaste sœur de l’homme,
Je voudrais qu’on chantât ton lied.
Le chœur se tait. Et je suis comme
Le lézard aux seuils de Jamshyd.
Le monde n’a crié Lucine
Que pour accoucher de l’usine.
La fantaisie et le subtil
Vont fuir le règne du morlingue ;
Ils sont déjà dans la carlingue
Et chacun dit : « Ainsi soit-il ».


De quelle magnéto géante,
De quel encéphale exalté
Sortira la parcelle ardente
L’étincelle de la bonté ?
Mais le siècle est laid, l’homme ladre,
La toile est assortie au cadre.
Une vétuste Alice Ozy
Croit que Satan qui la menace
Se cache sous l’armoire à glace
Pour voir son derrière moisi.

Ô tristesse des parapluies,
Bourgeois tièdes et constipés,
Bonnet de coton qui s’ennuie
Sur un Ubu morne et grippé !
Shirting et pilou de ces dames,
Bassesse ingrate de ces âmes,
Habitudes, raisonnements,
Oui, c’est pour ces larves sans charme
Que Pellerin porta les armes
Et dormit au cantonnement !


Venez, esclaves, mes pensées
Consoler. Et, si vous tardez,
Vous verrez mes mains balancées
Sur quelque mauvais coup de dés.
Bouleversez l’ordre comique,
Chantez une chanson cosmique,
Ouvrez-nous les Eldorados
Que Dranem y soit — ou Candide.
Laissons le boulevard sordide
Et que se lève le rideau.

Tout l’horizon de l’ouvrière
Est la fenêtre de l’hôtel
Où son regard, morne tarière,
Perce des trous dans l’immortel.
Sa machine, plus diligente,
Fait mille piqûres qu’argente
Le don illimité d’un fil.
Et si la fenêtre s’efface,
Si l’inconnu s’offre de face
Elle cherche encor son profil.


Ferme les tiroirs de ton âme.
Au philosophe, ce cardeur,
Ne va pas donner, pauvre femme,
Le matelas de ta candeur.
Ces trésors dont la toile est pleine,
Ces illusions, douce laine,
Il y coucherait sa raison.
Et la science organisée
C’est la paille colonisée :
Insomnie et démangeaisons.

La cuisinière au lit de sangle
Quand la chevauche le frotteur
Ne construit pas sur le même angle
Que les savants de chez Pasteur.
Provençal aux chœurs de Mireille
L’auvergnat du passage Reille
Devient brahmine avec Lakmé.
Le Hanovre se croit Cythère,
Qui-tu-sais l’étroit mousquetaire,
Et moi, je m’imagine aimé.


Aimer ? Qui se leurre ? Aristippe ?
Le professeur d’ocarina
Qui, chaque soir, après sa pipe,
Jouait « C’est dans tes yeux, Lina » ?
Est-ce mademoiselle Angèle
Dont chaque larme se congèle
À la froideur des sentiments ?
Ou la Reine des érasties
Vêtant par galvanoplastie
Les cadavres de ses amants ?

Majestueuse, la nuit tombe
Ainsi qu’à la fin d’un sonnet.
L’adultère chauffe ses lombes
Chez un monsieur qu’elle connaît.
Sur la pellicule argentée,
Déjà, la cohorte excitée
Des cowboys gagés au ciné
Cravache, éperonne, se campe,
Et va jeter devant la lampe
L’ardeur d’un galop obstiné.


Aimer. Sieste sur le rivage.
Ton lit est un geôlier courtois.
L’oiseau qui traverse la page
A choisi sa route et son toit.
L’amour, au meilleur de ses zèles
Ne s’endort pas avec ses ailes.
Ton lit est le noir souterrain
Où nulle sorcière ne file.
Ton lit est la barque immobile
Dans le panorama forain.

Au clavier Chopin se confie
En un la mineur affligé.
Je mettrai ta photographie
Près de Joffre à son G. Q. G.
Cézanne arrondit une pomme,
Potin arrondit une somme,
La guenon bâille son ennui,
Des trains sifflent vers les banlieues,
Une étoile rose, une bleue,
Un rideau glisse… Et c’est la nuit.


Silence. Les dernières rames
Impatientes aux arrêts
Vont porter les dernières dames
Au terminus de Champerret.
Armistice des porcelaines.
La vitre a mangé nos haleines
En face, les époux vantés
Opposant leurs ventres convexes
Tentent d’utiliser leurs sexes
Aux yeux d’un Greuze épouvanté.

Aimer. Tu seras dévêtue,
J’aurai quitté mon pyjama.
Il faudra que je m’évertue,
Non. Je pars pour Yokohama.
Le charbon devient maritime
Et le large fauteuil intime,
Où va chatoyer ton crépon,
Sent qu’en son cuir se cristallise,
Soudain, l’âme d’une valise
Dans les cahots d’un entrepont.


Je veux un logis où le rêve
Puisse fumer, conclure un bail,
S’établir, former des élèves
Et se promener en chandail.
Où, plus promptes que les hertziennes,
À Chandernagor ou à Sienne
Ses ondes sauront le placer.
L’espoir filigrane une voile,
L’eau fait gauchir les seaux de toile,
Une bielle va m’exaucer.

« Ne touchez pas aux allumettes ! »
Disait Prométhée aux enfants.
Porte un bracelet-amulette
Cornaline et poil d’éléphant.
Ni le dol ni la malveillance,
Ne pourront fausser la Balance,
Ou fêler l’urne du Verseau.
Une planète salutaire
Par la flèche du Sagittaire
Vint s’épingler à ton berceau.


Calypso voit partir Ulysse.
On a laissé tomber Didon
Tu feras poivrer ma pelisse
Quand j’aurai gagné mon pardon.
Dans la rue un moteur m’appelle ;
Son ralenti soyeux épelle
Un chant nomade et reconnu
Adieu, mon exigeante hôtesse.
L’exil nourrira la tristesse
De la rose de ton pied nu.

De la rose de ton pied nu.Paris-1919.



NOTES ET VARIANTES

Notes et Variantes


Page 34.

Et je restai, le cœur léger,
Sur la place des Ternes
Où vont les fiacres échanger
Les rires des lanternes…

Var. :

Elle, lasse de voyager,
S’aimerait mieux aux Ternes
Où vont les fiacres échanger
Les rires des lanternes.


Page 57.

Ce poème Octobre fut publié dans la revue Les Petites Feuilles, en 1908, sous le pseudonyme de Eve Arrighi. Jean Pellerin rêvait alors de donner, en les attribuant à la même et imaginaire poëtesse, plusieurs poèmes, non moins que chastes. La critique s’y laissa prendre. Guillaume Apollinaire, dans un ouvrage sur l’amour au xixe siècle, a reproduit en effet Octobre avec la signature : Eve Arrighi.

Plus tard, Jean Pellerin abandonna son projet, après quelques articles dont un parut au Divan, mais il citait volontiers des vers comme celui-ci, qu’il attribuait par fantaisie à l’innocente Eve Arrighi :

Et j’irai sous ton ventre écraser la vendange…


Page 82.

Lui, s’amuse avec le corset…

Var. :

L’homme joue avec le corset…


Page 85.

Concert. Visite à quelque ruine,
Et panne de moteur.
Ton sourire, perçant la bruine
D’un vaporisateur,

Sur un banc à meilleurs moments,
Le valétudinaire
Dévorant soixante romans
De Marcelle Tinayre,

Pour une affiche, un kimono,
La moindre poësie,
L’air, le croupier du casino,
Ton cœur qui s’extasie,


Décolletés blonds et hardis
Des jeunes divorcées,
Cantaloups glacés des midis
Aux nappes damassées,

Anciens ministres du Pérou,
Ténors de Carcassonne,
Et Messaline au chignon roux
Que son mari soupçonne…

Aujourd’hui je reviens et tel
Qu’hier. La cloche sonne…
La même cloche au même hôtel.
Je ne revois personne.


Rapprocher la deuxième strophe de ce poème de celle qui forme le début de la pièce VII (Déplacements et villégiatures).


Sur le banc à meilleurs moments
Le valétudinaire
Dévore cinquante romans
De Marcelle Tinayre.


Page 87.

Encore un séduisant problème…

Var. :

Encore un savoureux problème…

Page 91.

… Qui dort, plié dans le panier
De ses blondes oranges.

Var. :

… Qui dort, plié dans le panier
Où couchent ses oranges.


Page 91.

Cette strophe remplace dans certaines versions, des poèmes de Jean Pellerin, la strophe finale de la pièce XI (Déplacements et villégiatures).

Et la terrasse d’Ardiveh
À l’horizon notoire
Que bleuit un soir enivré…
Mais c’est une autre histoire…


Page 95.

De son greluchon, de l’ennui…

Var. :

De son amant, de son ennui…


Page 97.

Belle à damner. Et ce fichu…

Var. :

Belle à damner. Ce noir fichu…


Page 102.

Les deux dernières strophes de ce poème ont été ajoutées dans une copie écrite de la main de Jean Pellerin sur l’un des manuscrits qu’il laisse.


Page 125.

Et sans autre vêture

Var. :

Et n’ayant pour vêture


Page 125.

Permets qu’après quatorze vers…

Var. :

Tu permets qu’en ces seize vers…


Page 128.

Aussi rêvé-je, se cachant…

Var. :

Je voudrais rêver, se cachant…


Page 129.

Ce sixième fraternisait…

Var. :

Notre entresol fraternisait…


Page 129.

Ce poème VII (Bohème) a, pour variante, après la deuxième strophe, les vers suivants :

Lisa, disputée aux couteaux
Dans le suburbain louche

Et qui règnes sur les Puteaux
L’œillet rouge à la bouche…

Plus épiée en vos amours
Que princesse du Tage,
Aux heures des désirs trop lourds,
Rappelez-vous l’étage.


La première de ces deux strophes est à peu de chose près une variante également de la pièce IX (Dédicaces) qui débute :


Clara, disputée aux couteaux
Dans le suburbain louche,
Vous m’apparûtes à Puteaux,
Un œillet à la bouche…


Page 130.

Pastiche honnête et régulier…

Var. :

Pastiche morne et régulier…


Page 130.

Je gréais des nefs sur les mers…

Var. :

Vous nolisiez des nefs aux mers…



POÈMES INACHEVÉS


Cézanne.


Un monde est reconstruit. Il étage les vignes,
En recréant un ordre exaspéré des lignes.
On ignorait le ciel que peut mordre un coteau,
La fleur parmi les fleurs, la pomme, le couteau…
Un caprice a fondu dans l’âme des vieux marbres
La pâte qui se cherche et se tord sous les arbres,
Avant de se figer, désespoir assouvi…


Carolus Duran.


Les dames à tournures qui discutent le geste de Francillon,
Ont trouvé le genre Velasquez pour les hôtels du parc Monceau.
Un monsieur bien cambré cueille, avec son pinceau,
Une touche ronde de vermillon
Grosse comme une rosette de la Légion d’Honneur.
Les modèles posent pour le Louvre
Ignorant que le destin, peu fait aux usages, ouvre
Déjà le livre d’un triste musée de province…


Picasso.


Ivre d’anis et de tristesse,
L’arlequin géant a plié…


Lautrec.


Les gants noirs d’une Yvette maigre,
La fille traînant, ébahie,
De bar en bar, le prince nègre
Qu’elle a conquis à l’abbaye.