Le Bourreau de Berne/Chapitre 12

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 155-164).

CHAPITRE XII.


N’en pas connaître davantage, c’est le plus heureux savoir d’une femme, et sa vraie gloire.
Milton.



Notre héroïne était femme dans toute la douce et séduisante acception de ce mot ; sensible, réservée, timide sur tous les points qui n’exigeaient pas l’exercice des hautes qualités dont elle était douée, elle était ferme dans ses principes, constante dans ses affections, et, lorsque son devoir secondait sa tendresse, dévouée jusqu’à un degré qui ne connaissait aucun sacrifice. D’un autre côté, sa promptitude à recevoir de vives impressions (un des traits caractéristiques de son sexe), l’habitude d’attacher de l’importance aux usages dont elle était entourée, et qui est nécessairement plus vive chez ceux qui mènent une vie solitaire et inactive, augmentaient la difficulté d’échapper au joug de l’opinion, et de traiter avec indifférence ce qui était respecté, comme ce qui était entaché d’un sentiment de dégoût. Dans une position différente, si Sigismond avait été noble, et Adelheid la fille d’un bourreau, il est probable que le jeune homme aurait trouvé les moyens de satisfaire sa passion sans faire un grand sacrifice à sa fierté, en transportant sa femme dans son château, en lui conférant un nom depuis longtemps établi, en la séparant de tout ce qu’il y avait de désagréable ou de dégradant dans ses relations ; et, trouvant pour lui des distractions dans les devoirs de son rang, il aurait affaibli les ennuis et souvent les chagrins d’une alliance disproportionnée. Voilà les avantages que la nature et les lois de la société accordent aux hommes sur le sexe le plus faible, mais le plus sincère : et cependant combien il y en a peu qui eussent eu assez de générosité pour faire un semblable sacrifice ! Adelheid, dans de telles circonstances, eût été forcée de quitter l’honorable et ancien nom de sa famille, pour en adopter un qui était infâme dans le canton ou si, par la faveur, on eût pu éviter cette première disgrâce, cela eût inévitablement attiré l’attention sur une origine qu’on voulait cacher. Elle n’avait aucune distraction à opposer au travail constant de ses pensées, car la sphère dans laquelle vivent les femmes, rend leurs affections dépendantes de tous les petits incidents de la vie domestique. Elle ne pouvait pas fermer sa porte aux parents de son mari, si un jour il désirait les voir, et il devenait pour elle obligatoire d’accomplir tous ses nouveaux devoirs, et d’oublier qu’elle était née pour de plus belles espérances.

Nous ne prétendons pas que tous ces calculs traversèrent l’esprit de la pauvre fille, quoiqu’elle entrevît confusément toutes les conséquences d’une union si disproportionnée. Longtemps après que Sigismond l’eût quittée, elle resta assise, sans mouvement, perdue dans la profondeur de ses pensées. Le jeune homme avait passé la poterne du château, et descendait la montagne, à travers de belles prairies, d’un pas rapide ; et probablement pour la première fois depuis leur liaison, Adelheid le suivait d’un regard vague et indifférent.

Son esprit était trop profondément occupé pour laisser à ses sens leur observation habituelle. Tout ce grand et charmant paysage, auquel nous avons souvent fait allusion, était étendu devant elle, sans apporter avec lui les mêmes impressions ; elle le regardait comme on regarde la voûte du firmament, lorsque, les yeux élevés vers le ciel, on rêve à des objets terrestres. Sigismond avait disparu parmi les murailles qui entourent les vignes, lorsqu’elle se leva, et sortit de sa pénible méditation par un soupir. Les yeux de la jeune fille étaient brillants, et ses joues couvertes de rougeur, tandis que tous ses traits portaient une expression de beauté plus élevée encore que celle qui lui était habituelle. Sa résolution était arrêtée. Elle s’était décidée avec le rare et généreux dévoûment d’une femme qui aime, et qui ne peut aimer qu’une fois avec cette fraîcheur et cette pureté. À cet instant des pas se firent entendre dans le corridor, et les trois vieux seigneurs que nous avons laissés sur la terrasse du château, parurent ensemble dans la salle des Chevaliers.

Melchior de Willading s’approcha de sa fille d’un air joyeux, car lui-même aussi venait de remporter une glorieuse victoire sur ses préjugés, et cette conquête le mettait d’une excellente humeur avec lui-même.

— La question est décidée, dit-il en déposant un baiser affectueux sur le front brûlant d’Adelheid, et en se frottant les mains avec la satisfaction d’un homme qui vient de sortir d’une grande anxiété. Ces bons amis viennent de convenir avec moi, que, dans un cas comme celui-ci, il convient à votre naissance d’oublier l’origine de Sigismond. Celui qui a sauvé la vie des deux derniers membres de la famille de Willading mérite au moins d’avoir une part dans ce qui leur est laissé. Voici mon bon Grimaldi tout prêt à me renier pour son ami, si je ne lui laisse pas enrichir ce brave jeune homme, comme si nous étions des mendiants, et que nous n’ayons pas le moyen d’entretenir notre gendre Mais nous ne voulons céder aucun de nos droits. Cette tâche sera entièrement remplie par nous ; nous voulons même nous charger des lettres de noblesse, que nous demanderons incessamment à Vienne, car il serait cruel de priver ce pauvre garçon d’un si simple avantage qui l’élèvera tout d’un coup à notre niveau, et, par la barbe de Luther, au-dessus de tout ce qu’il y a de mieux à Berne.

— Je ne t’ai jamais vu si peu ambitieux, quoique tu te sois souvent vanté de ta frugalité suisse, répondit le signor Grimaldi en souriant. Ton existence, mon cher Melchior, peut avoir une mince valeur à tes yeux, mais je ne suis pas disposé à attacher un si faible prix à la mienne. Tu as agi parfaitement, je dirai même avec noblesse, en consentant à recevoir le brave Sigismond pour ton fils ; mais vous ne pensez pas sans doute, jeune dame, que, parce que mon corps devient vieux, je n’y attache plus aucune importance, et qu’on peut le retirer d’un lac comme un paquet de linge sans que je m’informe qui lui a rendu ce service. Je demande à doter votre futur mari, afin qu’il fasse une figure digne du baron de Willading. Suis-je donc d’assez peu de valeur pour que vous me traitiez avec si peu de cérémonie que de croire que je ne peux pas reconnaître un service ?

— Comme tu voudras, mon bon Gaëtano, comme tu voudras ; laisse-nous seulement le jeune homme.

— Mon père…

— Je ne veux point d’affectation de jeune fille, Adelheid. J’espère que tu recevras le mari que nous t’offrons d’aussi bonne grâce que s’il portait une couronne. Il a été convenu entre nous que Sigismond Steinbach serait mon fils, et de temps immémorial les filles de notre maison se sont soumises dans ces affaires à ce qui avait été jugé par la sagesse de leurs supérieurs, comme il convient à leur sexe et à leur inexpérience.

Le baron était entré dans la salle au milieu d’un accès de bonne humeur, et ses deux amis s’en seraient aperçus à la manière dont il avait plaisanté Adelheid, s’ils n’avaient pas su que les sentiments de la jeune fille avaient été consultés dans le choix qui venait d’être fait.

Mais malgré la joie que le baron éprouvait en parlant, la gaieté de ses manières ne se communiquait pas assez promptement à sa fille suivant ses désirs. Il y avait plus que l’embarras virginal dans le maintien d’Adelheid. Elle rougissait et pâlissait tour à tour et, tandis qu’elle essayait de parler, ses yeux se tournaient péniblement de l’un à l’autre des trois vieillards. Le signor Grimaldi murmura quelques paroles à l’oreille de ses compagnons, et Roger de Blonay se retira discrètement, sous prétexte que ses services étaient nécessaires à Vevey, où l’on faisait de nombreux préparatifs pour l’abbaye des Vignerons. Le Génois allait suivre son exemple ; mais le baron le retint par le bras, tandis qu’il tournait son œil interrogateur vers sa fille, comme s’il lui demandait d’agir avec plus de franchise.

— Mon père, dit Adelheid d’une voix tremblante en dépit de ses efforts, j’ai quelque chose d’important à vous communiquer avant que cette affaire soit irrévocablement décidée.

— Parle librement, mon enfant : nous sommes avec le meilleur des amis, avec celui qui a le droit de connaître tout ce qui nous concerne particulièrement dans cette affaire. Plaisanterie à part, Adelheid, j’espère que tu n’emploieras pas de coquetterie avec un jeune homme comme Sigismond, auquel nous devons la vie, et en faveur duquel nous sommes prêts à sacrifier les préjugés et les usages, tout ce que nous possédons, même notre fierté.

— Ah ! mon père !

— J’ai dit tout, et je n’en rabattrai pas une syllabe : je lui cède Willading, mon rang dans le canton, et un ancien nom par-dessus le marché. N’ai-je pas raison, Gaëtano ? je place le bonheur du jeune homme au-dessus de toute considération, puisque celui d’Adelheid est si intimement lié avec le sien. Je le répète donc, je lui donne tout.

— Il serait important d’entendre ce que la jeune dame veut dire, avant de presser cette affaire, dit le signor Grimaldi, qui, n’ayant remporté aucune victoire sur lui-même, n’avait pas autant d’exaltation que son ami, observait avec plus de calme, et notait avec plus de sagacité ce qu’il voyait. Je suis bien dans l’erreur, ou ta fille a quelque chose d’important à te communiquer.

L’affection paternelle de Melchior s’alarma, et il examina plus attentivement sa fille. Adelheid répondit à cette sollicitude par un sourire de tendresse ; mais la pénible expression de ce sourire n’était point équivoque, et elle augmenta les craintes du baron.

— Qu’est-ce qui t’afflige, ma fille ? Ce ne peut pas être ce que nous avions craint ; il n’a pas jugé, je l’espère, qu’une fille de paysan était digne de te remplacer ? — Signor Grimaldi, cette affaire commence à devenir offensante pour moi, il me semble ? — Mais, tout vieux que je suis, nous ne pourrons jamais connaître la vérité, si tu ne veux pas nous parler franchement, ma fille. — C’est une chose curieuse néanmoins, Gaëtano, qu’une enfant qui m’appartient soit refusée par un paysan !

Adelheid fit un geste par lequel elle semblait implorer son père, tandis qu’elle reprenait son siège, ne pouvant plus réussir à maîtriser son agitation. Les deux amis suivirent son exemple dans un profond étonnement.

— Tu fais injure à l’honneur et à la modestie de Sigismond, mon père, dit-elle enfin, et parlant avec un calme qui la surprit elle-même. Si tu veux, ainsi que cet excellent ami, m’accorder ton attention pendant quelques minutes, je ne te cacherai rien.

Les deux vieillards écoutèrent avec surprise ; car ils s’aperçurent que l’affaire devenait plus grave qu’ils ne l’avaient d’abord pensé. Adelheid garda quelques instants le silence, comme pour recueillir des forces pour le cruel devoir qu’elle s’était imposé ; puis elle raconta d’une manière claire et succincte la communication qui lui avait été faite. Les deux auditeurs écoutaient avec angoisse toutes les syllabes qui s’échappaient des lèvres tremblantes de la jeune fille, car Adelheid tremblait tout en essayant de conserver un calme qui était presque surnaturel ; et, lorsque sa voix cessa de se faire entendre, ils se regardèrent comme deux hommes frappés d’une calamité inattendue. Le baron pouvait à peine se persuader qu’il n’avait pas été trompé par ses oreilles ; car l’âge commençait, chez lui, à altérer le sens précieux de l’ouïe, tandis que son ami se sentait révolté et bouleversé par cette nouvelle.

— Quelle effrayante et diabolique succession d’événements ! murmura Grimaldi, lorsque Adelheid eut cessé de parler.

— Ne dit-elle pas que Sigismond est le fils de Balthazar, le bourreau de notre canton ? demanda le baron à son ami, avec la répugnance d’un homme qui se refuse à croire une nouvelle désespérante. — De Balthazar, de cette famille maudite !

— Tel est le père que la volonté de Dieu a donné à celui qui nous a sauvé la vie, répondit doucement Adelheid.

— Comment ce misérable a-t-il osé s’introduire dans l’intérieur de ma famille, et nous cacher cette odieuse vérité ? Comment oserait-il prétendre à mêler l’impureté de son sang au noble sang d’une ancienne famille ? Il y a dans tout cela quelque chose qui surpasse la duplicité c’est un crime épouvantable !

— Il y a, en effet, dans cette affaire beaucoup de choses auxquelles nous ne pouvons remédier, bon Melchior ; mais ne blâmons pas trop sévèrement cet homme ; sa naissance doit plutôt lui être imputée comme un malheur que comme un crime. Quand il serait le fils de Balthazar mille fois pour une, il n’en a pas moins sauvé notre vie

— Tu dis la vérité et rien que la vérité. Tu fus toujours plus raisonnable que moi, quoique ton origine méridionale semble prouver le contraire. Eh bien voilà donc tous nos beaux projets et tous nos plans de générosité jetés au vent !

— Cela n’est pas encore prouvé, répondit le Génois, qui étudiait pendant tout ce temps la contenance d’Adelheid, comme s’il eût voulu découvrir ses désirs secrets. Il y a eu sans doute une longue explication entre vous et ce jeune homme, belle Adelheid ?

— Oui, Signore. J’étais sur le point de lui communiquer les intentions de mon père ; car les circonstances dans lesquelles nous sommes placés, le poids de nos obligations mutuelles, et la distance que l’usage interpose entre les nobles et ceux qui ne le sont pas, justifiaient peut-être cette hardiesse dans une jeune fille, ajouta Adelheid en rougissant à l’excès : j’allais donc faire connaître à Sigismond les désirs de mon père, lorsqu’il m’interrompit par l’aveu que je viens de vous faire moi-même.

— Il jugeait donc que sa naissance…

Était une barrière insurmontable entre nous. Sigismond Steinbach, quoique si peu favorisé de la nature relativement à la naissance, n’est point capable de poursuivre un but que sa générosité condamne.

— Et vous ?

Adelheid baissa les yeux, et parut réfléchir à la réponse qu’elle devait faire.

— Vous pardonnerez cette curiosité ; je ne joue point ici le rôle d’un officieux : mon âge et l’ancienneté de mes relations avec votre père, une tendre affection pour tout ce qui lui appartient, me serviront d’excuse. Jusqu’à ce que nous connaissions le fond de vos pensées, ma chère fille, ni votre père, ni moi, ne pouvons prendre une décision.

Adelheid resta longtemps silencieuse et pensive, quoique tous les sentiments de son cœur, et ce dévoûment qui résulte des premières et poétiques illusions de l’amour, la tentassent de déclarer qu’elle sacrifiait avec ardeur toute considération à sa pure tendresse. Cependant l’opinion, avec sa main de fer, la retenait encore et lui montrait l’inconvenance de braver à la fois tous les préjugés du monde. Sa timidité de femme était bouleversée ; elle craignait en même temps de faire trop ou trop peu pour son amour : une fille aussi dévouée qu’elle l’était ne pouvait non plus rester sans crainte sur l’effet que produirait sa décision relativement au bonheur futur de son père.

Le seigneur génois comprit le combat qui avait lieu dans l’âme d’Adelheid ; il prévit aussi la manière dont il se terminerait, et il résuma lui-même ce qu’il supposait que la fille de son ami allait répondre, tant par le désir généreux de donner à Adelheid le temps de la réflexion, que pour suivre le cours naturel de ses pensées.

— Il n’y a rien de certain dans notre étrange destinée, dit-il. Le trône, les richesses, la santé, même les affections les plus sacrées, sont sujets au changement. Il faut donc peser toutes les chances de bonheur avant de prendre une détermination finale dans quelque grande ou nouvelle mesure. Tu connais les espérances avec lesquelles je suis entré dans la vie, Melchior, et les tristes désappointements qui remplissent le terme de ma carrière. Il n’y avait pas en Italie de jeune homme plus confiant dans l’avenir, plus joyeux que je ne l’étais, le jour où je reçus la main d’Angiolina, et cependant deux seules années détruisirent ces espérances et ce bonheur ; un nuage s’étendit sur ma destinée, il n’a pas encore disparu. Un mari sans femme, un père sans enfant ne peut pas être un mauvais conseiller dans un semblable moment, mon ami.

— Ton esprit retourne naturellement à ton malheureux fils, pauvre Gaëtano, tandis qu’il est si cruellement question de l’avenir de ma fille.

Le seigneur Gaëtano tourna ses regards vers son ami ; mais l’expression de souffrance qui passait sur son visage lorsque son esprit s’occupait de ce sujet pénible, prouva qu’il n’était pas en état de répondre.

— Vous voyez dans tous ces événements, continua le Génois après quelques minutes, comme s’il était trop plein de son sujet pour retenir ses paroles, les desseins impénétrables de la Providence. Voilà un jeune homme qui possède tous les avantages qu’un père pourrait désirer pour son fils : digne en tout point de devenir dépositaire du bonheur d’une fille chérie : brave, vertueux, noble dans tout, excepté dans son origine ; et cependant si maudit par l’opinion du monde, que nous pourrions à peine le recevoir comme compagnon de nos plaisirs, si l’on connaissait publiquement le nom qu’il porte.

— Vous envisagez cette affaire sous un étrange point de vue signor Grimaldi, dit Adelheid en frissonnant.

— Un jeune homme d’une taille si majestueuse, qu’un roi pourrait être fier de l’espérance de placer un jour sa couronne sur sa tête ; d’une force et d’une adresse remarquables comme sa taille ; d’une raison plus mûre que son âge ; d’une vertu éprouvée ; possédant toutes les qualités que les hommes respectent, celles qui viennent de l’étude et non du hasard : et cependant ce jeune homme est condamné à vivre sous le poids du mépris et de la haine, ou à cacher pour jamais le nom de la mère qui l’a porté dans son sein. Comparez Sigismond avec l’héritier de quelque maison illustre qui se joue du respect des hommes tandis qu’il insulte à leur morale ; qui s’appuie sur ses priviléges pour fouler aux pieds ce qui est juste et sacré ; qui vit pour lui-même, dans de basses jouissances ; qui est souvent digne d’être enfermé dans une maison de fous, tandis que par sa naissance il est destiné à siéger dans les conseils ; qui est le type du mauvais, quoique appelé à présider sur les plus vertueux ; qui ne peut être estimé, bien que ses titres lui donnent droit aux honneurs. Demandons-nous maintenant pourquoi il en est ainsi, quelle est la sagesse qui a posé des différences si arbitraires, et qui, tandis qu’elle proclame si ouvertement la nécessité de la justice, se joue si imprudemment de ses devoirs ?

— Signore, cela ne devrait pas être ainsi ; Dieu n’a pas établi toutes ces nuances.

— Tandis que les principes de notre raison semblent nous apprendre que chacun doit s’élever ou retomber suivant ses bonnes ou ses mauvaises actions, que les hommes doivent être honorés suivant leur mérite, toutes les institutions humaines sont établies pour prouver le contraire. Celui-ci est loué, parce que ses ancêtres étaient nobles ; celui-ci condamné, parce que sa naissance est vile. Melchior ! Melchior ! notre raison est obscurcie par des subtilités, et notre philosophie tant vantée n’est qu’une moquerie effrontée dont les démons rient à nos dépens.

— Et cependant les commandements de Dieu nous apprennent, Gaëtano, que les fautes des pères retomberont sur leurs enfants jusqu’aux dernières générations. Vous autres catholiques, vous ne faites peut-être pas autant d’attention aux saintes Écritures ; mais j’ai entendu dire que nous n’avons pas à Berne une seule loi qui ne soit garantie par l’Évangile lui-même.

— Il y a des sophistes qui prouvent tout ce qu’ils désirent. Il est certain que les crimes et les folies des pères laissent une tache physique ou morale sur leurs enfants. Mais cela n’est pas suffisant. N’est-il pas impie de prétendre que Dieu n’a pas suffisamment puni le mépris de ses ordonnances, et de venir seconder sa colère par des règlements arbitraires et cruels ? Quel crime peut-on imputer à la famille de ce jeune homme, excepté celui de la pauvreté qui conduisit probablement le premier de sa race à remplir cette charge révoltante ? Il n’y a rien dans la personne ou dans les avantages de Sigismond qui indique la colère du ciel ; mais tout, dans sa situation présente, proclame l’injustice des hommes.

— Et toi, Gaëtano Grimaldi, l’allié de tant d’illustres et anciennes maisons, toi, Gaëtano Grimaldi, un des plus grands seigneurs de Gênes, tu me conseillerais de donner ma fille unique, l’héritière de ma fortune, au fils de l’exécuteur des hautes-œuvres, à l’héritier de devoirs qui révoltent la nature !

— Puisque tu m’adresses une question aussi directe, Melchior, je demande à réfléchir avant de te répondre. Oh ! pourquoi ce Balthazar est-il si riche en enfants, et moi si pauvre ! Mais ne discutons pas davantage sur ce sujet ; c’est une affaire d’une grande importance, et que nous devons juger aussi bien comme hommes que comme nobles. Ma fille vous venez d’apprendre, par les paroles de votre père, que je suis contre vous par ma position sociale ; car, tandis que je condamne les principes qui vouent Sigismond au mépris, je ne puis m’aveugler sur les effets d’une trop grande indulgence, et jamais il ne s’est encore présenté, devant le tribunal de la conscience, une affaire où les droits d’un homme soient dans une opposition si ouverte contre l’opinion. Laissez-nous, afin que nous puissions réfléchir mûrement. La décision que nous allons rendre exige une plus grande fermeté, un plus grand empire sur nous-mêmes, que je ne serais capable d’en avoir en présence de ce doux et pâle visage qui plaide si éloquemment en faveur d’un noble jeune homme.

Adelheid se leva, et après avoir offert son front, couvert en effet d’une pâleur mortelle, aux embrassements de son père et du seigneur génois, car l’ancienneté de l’affection de ce dernier, et la sympathie qu’il éprouvait pour ses chagrins, le lui faisaient envisager comme un second père, elle se retira en silence. Nous tirerons momentanément le rideau sur la conversation qu’auront ensemble les deux amis, et nous continuerons les incidents de cette histoire. Nous observerons néanmoins que la journée se passa tranquillement dans le château, sans événements remarquables, une partie des voyageurs s’occupant activement des préparatifs de la fête. Le signor Grimaldi chercha l’occasion d’avoir une longue conversation confidentielle avec Sigismond, et ce dernier évita avec soin de rencontrer celle qui avait une si grande influence sur son cœur, jusqu’à ce qu’ils eussent eu le temps l’un et l’autre de remettre leurs esprits.